Rassemblement contre Paris

En face de ce peuple qui marche et se définit, les représentants et les maires : Pas d’élection, tout va au mieux. « Nous voulions, disent-ils, en affiche, le maintien de la garde nationale, nous l’aurons. Nous voulions que Paris retrouvât sa liberté municipale, nous l’aurons. Vos vœux ont été portés à l’Assemblée, l’Assemblée y a satisfait par un vote unanime qui garantit les élections municipales… En attendant ces élections seules légales, nous déclarons rester étrangers aux élections annoncées pour demain et nous protestons contre leur illégalité. »

Adresse trois fois menteuse. L’Assemblée n’avait pas dit un mot de la garde nationale ; elle n’avait promis aucune liberté municipale ; plusieurs des signatures étaient supposées.

La presse bourgeoise suivit. Depuis le 19, les feuilles figaristes, les gazettes libérales par où Trochu avait coulé Paris vers la capitulation, les plumitifs de tous les régimes coalisés comme en Juin 48 contre les travailleurs, ne dévomissaient pas contre la garde nationale. Sur l’exécution des généraux, ils avaient bâti la légende sauvage d’une foule dépouillant les cadavres et les piétinant. Ils disaient les caisses publiques et les propriétés privées au pillage, l’or prussien ruisselant dans les faubourgs, les membres du Comité Central anéantissant leurs casiers judiciaires. Certains journaux républicains s’indignaient aussi de la mort des généraux, oubliant que le 14 Juillet le gouverneur de la Bastille et le prévôt des marchands avaient été tués par des bourgeois dans des conditions identiques. Eux aussi découvraient de l’or dans le mouvement, mais de l’or bonapartiste, et les meilleurs, convaincus que la République appartenait à leurs patrons, disaient : « Ces petites gens nous déshonorent ! » Le Comité Central laissait dire et même protégeait ses insulteurs. Une foule indignée ayant, le 19, envahi les boutiques du Gaulois et du Figaro, le Comité déclara dans l’Officiel qu’il ferait respecter la liberté de la presse, « espérant que les journaux se feraient un devoir de respecter la République, la vérité, la justice. » Forts de cette tolérance, exaltés par la résistance des maires et des députés, les réactionnaires s’entendirent pour la révolte et, le 21, par une déclaration collective rédigée chez un ami du prince Napoléon, ils invitèrent les électeurs à considérer comme non avenue la convocation illégale de l’Hôtel de Ville.

L’illégalité ! C’est ainsi que posaient la question les légitimistes implantés deux fois par les baïonnettes, les orléanistes sortis des pavés, les brigands de Décembre, les proscrits ramenés par l’insurrection. Eh quoi ! lorsque les grands qui font toutes les lois procèdent toujours illégalement, comment doit procéder le travailleur contre qui toutes les lois sont faites ?

Ces deux attaques des maires, des députés et des journaux remontèrent les fiers-à-bras de la réaction. Depuis deux jours, la tourbe de ces francs-fileurs qui avaient, pendant le siège, empesté les cafés de Bruxelles et les trottoirs de Haymarket, gesticulaient sur les boulevards élégants, demandant l’ordre et le travail. Le 21, vers une heure, place de la Bourse, une centaine de ces travailleurs firent le tour de l’arche sainte, drapeau en tête et, débouchant sur le boulevard aux cris de : « Vive l’Assemblée ! » vinrent, place Vendôme, crier devant l’état-major : « À bas le Comité ! » Le commandant de la place, Bergeret, essaya de leur dire : « Envoyez-nous des délégués. » – « Non, non ! Pas de délégués ! Vous les assassineriez ! » Les fédérés, perdant patience, firent évacuer la place. Les boursiers se donnèrent rendez-vous, pour le lendemain, devant le nouvel Opéra.

L’Assemblée versaillaise, à la même heure, faisait sa manifestation. Son Officiel affirmait « qu’on avait trouvé la preuve certaine de l’affiliation des factieux avec les plus détestables agents de l’Empire et les intrigues ennemies ». Picard lut une adresse au peuple et à l’armée, pleine de faussetés et d’injures contre Paris ; Millière se permet de dire qu’elle contient des mots malheureux ; il est hué. Langlois et ses amis l’accepteraient bien si l’on voulait seulement signer : Vive la République ! L’immense majorité refuse. Clemenceau, Brisson, Louis Blanc lui-même adjurent l’Assemblée d’examiner immédiatement le projet de loi municipale, d’opposer un vote aux élections que le Comité annonce pour le lendemain. « Laissez-nous le temps d’étudier la question, répond aigrement M. Thiers, Paris ne peut être gouverné comme une ville de trois mille âmes. » – « Du temps ! s’écrie M. Clemenceau, c’est ce qui nous manque à tous ! » – « Alors, continue M. Thiers, à quoi serviraient des concessions ? Quelle autorité d’ailleurs avaient-ils à Paris ? Qui les écoutait à l’Hôtel de Ville ? Est-ce qu’ils croyaient que l’adoption d’un projet de loi désarmerait le parti du brigandage, le parti des assassins ? » Puis, très habilement, pour la province, il chargea Jules Favre de l’exécution solennelle. Pendant une heure et demie, l’amer élève de Guadet, tordant autour de Paris ses périodes savantes, l’englua de sa bave. Sans doute, il se revit au 31 Octobre, torturant souvenir pour cette âme orgueilleuse, d’inextinguibles rancunes. Il débuta par lire la déclaration de la presse « courageusement tracée, sous le couteau des assassins. » Il montra Paris aux mains d’une « poignée de scélérats, mettant au-dessus des droits de l’Assemblée je ne sais quel idéal sanglant et rapace. » Gueusant à la fois, monarchistes, catholiques, républicains : « Ce qu’on veut, ce qu’on a réalisé, c’est un essai de cette doctrine funeste qui, en philosophie, peut s’appeler l’individualisme et le matérialisme et qui, en politique, s’appelle la République placée au-dessus du suffrage universel. » À cette idiote logomachie, l’Assemblée grogna de joie. « Ces nouveaux docteurs, reprit-il, affichent la prétention de séparer Paris de la France. Mais, que l’émeute le sache bien. Si nous avons quitté Paris, c’est avec l’esprit de retour pour la combattre résolument. » (Bravo ! bravo !) Attisant les paniques de ces ruraux qui croyaient voir déboucher à chaque instant les bataillons fédérés : « Si quelques-uns d’entre vous tombaient entre les mains de ces hommes qui n’ont usurpé le pouvoir que pour la violence, l’assassinat et le vol, le sort des malheureuses victimes de leur férocité serait le vôtre. » Enfin, tronquant, exploitant avec habileté une note très maladroite de l’Officiel sur l’exécution des généraux : « Plus de temporisation ! J’ai combattu trois jours l’exigence du vainqueur qui voulait désarmer la garde nationale. J’en demande pardon à Dieu et aux hommes ! » Chaque injure nouvelle, chaque banderille lancée dans la chair de Paris tirait à l’Assemblée des hurlements d’hallali. L’amiral Saisset bondissait, à certaines phrases. Sous l’aiguillon des applaudissements, Jules Favre s’élevait plus haut dans l’invective. Depuis la Gironde, depuis Isnard, Paris n’avait pas reçu pareille imprécation. Langlois, lui-même, n’y pouvant tenir, s’écria : « Oh ! c’est affreux, c’est atroce de dire cela ! » Quand Jules Favre termina, implacable, impassible, avec un peu d’écume seulement au coin des lèvres. « La France ne tombera pas sous le niveau sanglant des misérables qui oppriment la capitale », l’Assemblée délirante se leva tout entière : « Faisons appel à la province ! » Et Saisset : « Oui, appelons la province et marchons sur Paris ! » Vainement, un des députés-maires supplia l’Assemblée de ne pas les laisser rentrer à Paris les mains vides. Cette haute bourgeoisie qui venait de livrer au Prussien la pudeur, la fortune et la terre françaises, tremblait de fureur à la seule pensée de céder quelque chose à Paris.

Le lendemain de cette horrible séance, les représentants radicaux ne purent publier qu’une affiche larmoyante invitant Paris à patienter. Les élections annoncées pour ce jour-là par le Comité Central devenaient impossibles. Il les ajourna au lendemain, 23 mars, mais il prévint les journaux que les provocations à la révolte seraient sévèrement réprimées.