L’agitation brisée

Le samedi était le dernier jour de la crise. Il fallait que le Comité Central ou les maires fussent brisés. Le Comité fit afficher le matin même : « Nous avons loyalement offert à ceux qui nous combattaient une main fraternelle, mais le transfert des mitrailleuses à la mairie du IIe nous oblige à maintenir notre résolution. Le vote aura lieu dimanche 26 mars. » Paris qui croyait la paix définitivement conclue et, pour la première fois depuis cinq jours, avait dormi tranquille, fut très mécontent de voir les maires recommencer. L’idée des élections avait fait son chemin dans tous les milieux ; beaucoup de journaux s’y ralliaient, de ceux même qui avaient signé la protestation du 21. Personne ne comprenait qu’on bataillât pour une date. Un courant irrésistible de fraternité emportait la ville. Les deux ou trois cents boursiers, restés fidèles à Dubail, s’éclaircissaient d’heure en heure, laissant l’amiral Saisset faire des appels du pied dans le désert du Grand-Hôtel. Les maires n’avaient plus d’armée quand Ranvier et Arnold revinrent vers dix heures du matin prendre leur dernier mot. Schœlcher, toujours âpre, tenait bon. Arrivent des députés qui apportent de Versailles le bruit du duc d’Aumale lieutenant-général. La majorité ne tint plus, accepta de convoquer les électeurs pour le dimanche 26. Une affiche fut rédigée que devaient signer d’une part les maires et les députés et, pour le Comité Central, ses délégués Ranvier et Arnold. Le Comité Central voulut signer en masse et modifiant légèrement le préliminaire, il afficha : « Le Comité Central auquel se sont ralliés les députés de Paris, les maires et les adjoints, convoque… » Là-dessus quelques maires, à l’affût d’un prétexte, s’enlevèrent : « Ce n’est pas notre convention ; nous avions dit : Les députés, les maires, les adjoints et les membres du Comité. » Et, au risque de rallumer les cendres, ils protestèrent par affiche. Cependant, le Comité pouvait dire : « auquel se sont ralliés », puisqu’il n’avait absolument rien cédé. Ces fumerons de discorde furent étouffés dans l’embrassement des Parisiens. L’amiral Saisset licencia les quatre hommes qui lui restaient. Tirard invita les électeurs à voter ; M. Thiers, le matin même, lui avait donné le mot : « Ne continuez pas une résistance inutile, je suis en train de réorganiser l’armée. J’espère qu’avant quinze jours ou trois semaines, nous aurons une force suffisante pour délivrer Paris. »

Cinq députés seulement signèrent l’affiche : Lockroy, Floquet, Clemenceau, Tolain, Greppo. Le groupe Louis Blanc ne quittait plus Versailles. Ces femmelins qui avaient toute leur vie chanté la Révolution, quand ils la virent se dresser, s’enfuirent épouvantés, comme le pêcheur arabe à l’apparition du Génie.

À côté de ces mandarins de la tribune, de l’histoire, du journalisme, incapables de trouver un mot, un geste de vie, voici les fils de la masse, innommés, abondants de volonté, de sève, d’éloquence. Leur adresse d’adieu fut digne de leur avènement :

« Ne perdez pas de vue que les hommes qui vous serviront le mieux sont ceux que vous choisirez parmi vous, vivant de votre propre vie, souffrant des mêmes maux. Défiez-vous autant des ambitieux que des parvenus… Défiez-vous également des parleurs… Évitez ceux que la fortune a favorisés, car, trop rarement celui qui possède la fortune est disposé à regarder le travailleur comme un frère… Portez vos préférences sur ceux qui ne brigueront pas vos suffrages. Le véritable mérite est modeste, et c’est aux travailleurs à connaître leurs hommes, et non à ceux-ci de se présenter. »

Ils pouvaient « descendre tête haute les marches de l’Hôtel de Ville » ces sans-nom qui venaient d’ancrer à port la Révolution du 18 Mars. Nommés uniquement pour défendre la République, jetés à la tête d’une révolution sans précédent, ils avaient su résister aux impatients, contenir les réactionnaires, rétablir les services publics, nourrir Paris, déjouer les pièges, profiter des fautes de Versailles et des maires, et, tiraillés en tous sens, côtoyant à chaque minute la guerre civile, négocier, agir, au moment et à l’endroit voulus. Ils avaient su accoucher l’idée du jour, limiter leur programme aux revendications municipales, amener la population entière aux urnes. Ils avaient inauguré une langue vigoureuse, fraternelle, inconnue aux pouvoirs bourgeois.

Et ils étaient des obscurs, presque tous d’instruction incomplète, quelques-uns des exaltés. Mais le peuple pensa avec eux, leur envoya ces bouffées d’inspiration qui firent la Commune de 92-93 grande. Paris fut le brasier, l’Hôtel de Ville la flamme. Dans cet Hôtel de Ville où des bourgeois illustres avaient accumulé trahisons sur déroutes, des premiers venus trouvèrent la victoire pour avoir écouté Paris.

Que leurs services les absolvent d’avoir laissé sortir l’armée, les fonctionnaires et réoccuper le mont Valérien. On dit qu’ils auraient dû marcher le 19 ou le 20 sur Versailles. L’Assemblée, à la première alerte, aurait gagné Fontainebleau avec l’armée, l’administration, la Gauche, tout ce qu’il fallait pour gouverner et tromper la province. L’occupation de Versailles n’eût fait que déplacer l’ennemi, n’eut pas été longue ; les bataillons populaires étaient trop mal préparés pour tenir en même temps cette ville ouverte et Paris.

En tout cas, le Comité Central laissait une succession franche, mille fois les moyens de désarmer l’ennemi.