« Toutes les parties de la France sont unies et ralliées autour de l’Assemblée et du gouvernement. »
Circulaire de M. Thiers à la province, le 33 mars 71 au soir.
Que faisait la province ?
Elle vécut d’abord sur les bulletins menteurs rédigés par M. Thiers lui-même , privée des journaux parisiens ; ensuite courut aux signatures du Comité, et n’y voyant la Gauche ni les parangons démocratiques, dit, elle aussi : « Quels sont ces inconnus ? » Les républicains bourgeois, ignorants du siège, habilement relancés par la presse conservatrice, – comme leurs pères disaient : « Pitt et Cobourg », quand ils ne comprenaient pas les mouvements populaires, – prononcèrent gravement : « Ces inconnus ne peuvent être que des bonapartistes. » Le peuple, seul, eut de l’instinct.
Le premier écho fut à Lyon ; répercussion nécessaire. Depuis l’avènement de l’Assemblée rurale, les travailleurs se sentaient guettés. Les conseillers municipaux, faibles et timides, quelques-uns jusqu’à la réaction, avaient amené le drapeau rouge sous prétexte que « Le fier drapeau de la résistance à outrance ne devait pas survivre à l’humiliation de la France. » Cette grosse malice n’avait pas trompé le peuple, qui, à la Guillotière, montait la garde autour de son drapeau. Le nouveau préfet Valentin, ancien officier brutal et vulgaire, une sorte de Clément Thomas, disait assez aux travailleurs quelle République on leur ménageait.
Le 19 mars, aux premières nouvelles, les républicains lyonnais sont sur pied et ne cachent pas leurs sympathies pour Paris. Le lendemain, Valentin fait une proclamation provocatrice, saisit les journaux parisiens, refuse de communiquer les dépêches. Le 21, au conseil municipal, plusieurs s’indignent et l’un dit : « Ayons le courage d’être Commune de Lyon. » Le 22, à midi, huit cents délégués de la garde nationale se réunissent au palais Saint-Pierre. Un citoyen qui arrive de Paris explique le mouvement. Beaucoup veulent qu’on se déclare immédiatement contre Versailles. La réunion finit par envoyer à l’Hôtel de Ville, demander l’extension des libertés municipales, le maire chef de la garde nationale et faisant fonction de préfet.
Au conseil municipal, le maire Hénon, un des Cinq sous l’Empire, combattait toute résistance à Versailles. Le maire de la Guillotière, Crestin, demandait qu’au moins on protestât. Hénon menaçait de donner sa démission si l’on passait outre et proposait de se rendre auprès du préfet qui convoquait en ce moment les bataillons réactionnaires. Les délégués du palais Saint-Pierre arrivent sur ces entrefaites. Hénon les reçoit mal. Les députations se succèdent, les refus se suivent. Pendant ce temps, les bataillons des Brotteaux et de la Guillotière se préparent ; à huit heures, une foule épaisse remplit la place des Terreaux, crie : « Vive la Commune ! À bas Versailles ! » Les bataillons réactionnaires ne répondent pas à l’appel du préfet.
Une partie du conseil municipal rentre en séance à neuf heures, pendant que l’autre, avec Hénon, tient tête aux délégués. Sur une réponse du maire qui ne laisse plus d’espoir, les délégués envahissent la salle du conseil. La foule avertie se précipite dans l’Hôtel de Ville. Les délégués s’installent à la table du conseil, nomment Crestin maire de Lyon. Il refuse, fait observer que la direction du mouvement revient à ceux qui en ont pris l’initiative. Après un long tumulte, on proclame une commission communale en tête de laquelle cinq conseillers : Crestin, Durand, Bouvatier, Perret, Velay. Les délégués font venir Valentin, lui demandent s’il est pour Versailles. Il répond que sa proclamation ne laisse aucun doute ; on l’arrête. Dès lors, c’est la Commune, la dissolution du conseil municipal, la destitution du préfet, du général de la garde nationale remplacé par Ricciotti Garibaldi, que désignent son nom et ses services à l’armée des Vosges. Ces résolutions annoncées à la foule sont acclamées ; le drapeau rouge réapparaît au grand balcon.
Le 23, dès la première heure, les cinq conseillers nommés la veille se récusent et les insurgés doivent se présenter tout seuls à Lyon et aux villes voisines. « La Commune, disent-ils, doit maintenir pour Lyon le droit d’établir et de prélever ses impôts, de faire sa police et de disposer de sa garde nationale maîtresse de tous les postes et des forts. » Ce programme fût quelque peu développé par les comités de la garde nationale et de l’Alliance républicaine. « Avec la Commune, les impôts s’allégeront, les deniers publics ne seront plus gaspillés, les institutions sociales attendues par les travailleurs seront fondées. Bien des misères et des souffrances seront soulagées en attendant que disparaisse la hideuse plaie sociale du paupérisme. » Proclamations insuffisantes, sans conclusion, muettes sur le danger de la République, sur la conspiration cléricale, les seuls leviers pour soulever la petite bourgeoisie.
La commission se trouva de suite isolée. Elle avait pu prendre le fort des Charpennes, accumuler des cartouches, disposer des canons et des mitrailleuses autour de l’Hôtel de Ville ; les bataillons populaires, à l’exception de deux ou trois, s’étaient retirés sans laisser un piquet, et la résistance s’organisait. Le général Crouzat racolait à la gare les soldats, marins et mobilisés éparpillés dans Lyon ; Hénon nommait général de la garde nationale Bouras, ancien officier de l’armée des Vosges ; les officiers des bataillons de l’ordre protestaient contre la Commune et se mettaient aux ordres du conseil municipal qui siégeait dans le cabinet du maire, à deux pas de la commission.
Très embarrassée, elle invita le conseil à réoccuper la salle des séances. Il vint à quatre heures. La commission lui abandonna la place, les gardes nationaux tenant la partie réservée au public. S’il y avait eu quelque vigueur dans cette bourgeoisie moyenne, quelque prévoyance des fureurs conservatrices, les conseillers républicains auraient encadré cet élan populaire. Mais ils étaient, les uns, cette aristocratie marchande qui a le mépris des pauvres, les autres, ces orgueilleux qui prétendent administrer les travailleurs, nullement les émanciper. Comme ils délibéraient, ne savaient rien résoudre, les gardes nationaux envoyèrent quelques apostrophes. Leur morgue s’offensa. Ils levèrent brusquement la séance pour aller minuter une adresse avec Hénon.
Le soir, Amouroux et deux délégués du Comité Central de Paris débarquèrent au club de la rue Duguesclin. On les mena à l’Hôtel de Ville où, du grand balcon, ils haranguèrent la foule. Elle répondit : « Vive Paris ! Vive la Commune ! » Le nom de Ricciotti fut encore acclamé.
Les délégués, jeunes gens sans aucune expérience de la politique et de la province, ne pouvaient vivifier ce mouvement. Le 24, il ne restait sur la place des Terreaux que quelques groupes de curieux. Les quatre grands journaux de Lyon « répudiaient énergiquement toute connivence avec les insurrections parisiennes, lyonnaises ou autres ». Le général Crouzat répandait le bruit que les Prussiens, campés à Dijon, menaçaient d’occuper Lyon dans les vingt-quatre heures si l’ordre n’était rétabli. La commission, de plus en plus délaissée, se tourna encore vers le conseil municipal qui siégeait à la Bourse et proposa de lui abandonner l’administration. « Non, dit le maire, nous n’accepterons jamais la Commune ! » Et, comme les mobiles de Belfort étaient annoncés, le conseil décida de leur faire une réception solennelle.
Les pourparlers avaient duré toute l’après-midi et très avant dans la soirée. Peu à peu l’Hôtel de Ville se dégarnit. À quatre heures du matin, il ne restait plus que deux des membres de la commission ; ils se retirèrent en relevant les sentinelles qui gardaient le préfet. Le matin, Lyon trouva sa Commune évanouie.