CHAPITRE XLa Commune à Marseille, Toulouse et Narbonne

Depuis les élections du 8 février, Marseille avait repris son grondement de la guerre. L’avènement des réactionnaires, la nomination de M. Thiers, la paix bâclée et honteuse, la monarchie entrevue, les défis et les défaites, la cité vaillante avait tout senti aussi vivement que Paris. La nouvelle du 18 mars tomba sur une poudrière. Toutefois, on attendait des renseignements, quand le 22 apporta la dépêche Rouher-Canrobert.

Aussitôt, les clubs se remplirent, véritables foyers de l’ardente vie marseillaise. Les radicaux prudents et méthodiques avaient le club de la garde nationale. Les courants populaires s’épanchaient à l’Eldorado, où l’on applaudissait Gaston Crémieux, parole élégante et féminine, avec des trouvailles, comme il l’avait montré à Bordeaux. Gambetta lui devait son élection à Marseille en 69. Il accourut au club de la garde nationale, dénonça Versailles, dit qu’on ne pouvait laisser périr la République, qu’il fallait agir. Le club, quoique très indigné de la dépêche, ne voulut rien précipiter. Les proclamations du Comité Central n’annonçaient, disait-il, aucune politique nettement définie. Signées d’inconnus, elles étaient peut-être une entreprise bonapartiste.

L’argument devenait ridicule à Marseille, où c’était la dépêche de M. Thiers qui soulevait l’agitation. Qui sentait le bonapartisme, de ces inconnus soulevés contre Versailles bu de M. Thiers protégeant Rouher et ses ministres et se vantant de l’offre de Canrobert ?

Après un discours du substitut du procureur de la République, Bouchet, Gaston Crémieux revint sur son premier mouvement et, accompagné de délégués du club, se rendit à l’Eldorado. Il lut, commenta l’Officiel de Paris et, entraîné par sa parole, il finit par dire : « Le Gouvernement de Versailles a levé sa béquille contre ce qu’il appelle l’insurrection de Paris ; mais elle s’est brisée dans ses mains et la Commune en est sortie… Jurons que nous sommes unis pour défendre le Gouvernement de Paris, le seul que nous reconnaissions. »

La population se contenait encore ; le préfet la souffleta par une stupide provocation. L’amiral Cosnier, marin distingué, parfaite nullité politique, étranger à ce milieu où il arrivait à peine, fut l’instrument de la réaction. Déjà, plusieurs fois depuis le 4 septembre, elle s’était heurtée à ces gardes nationaux – les civiques – qui avaient proclamé la Commune et expulsé les jésuites. Le R.P. Tissier, quoique absent, continuait de la diriger. La modération des clubs lui parut lâcheté ; elle se crut assez forte pour un coup d’éclat.

Le soir, l’amiral tint conseil avec le maire Bories, qui avait traîné dans les coalitions clérico-libérales, le procureur de la République Guibert, timide et flottant, et le général Espivent de la Villeboisnet, une de ces sanglantes caricatures qu’engendrent les guerres civiles sous l’Équateur. Légitimiste obtus, dévot hébété, syllabus articulé, général d’antichambre, ancien membre des commissions mixtes, pendant la guerre chassé de Lille par le peuple indigné de son ineptie et de ses antécédents, il apporta à la préfecture le mot d’ordre des prêtres et des croquemitaines réactionnaires : une manifestation de la garde nationale en faveur de Versailles. Il eût demandé mieux sans doute, si toute sa garnison n’eût été que quelques épaves de l’armée de l’Est et des artilleurs débandés. L’amiral-préfet, totalement abusé, approuva la manifestation, donna l’ordre au maire et au colonel de la garde nationale de s’y préparer.

Le 23 mars, à sept heures du matin, le tambour bat et les bataillons populaires répondent. À dix heures, ils sont au cours du Chapitre, l’artillerie de la garde nationale s’alignant sur le cours Saint-Louis. À midi, francs-tireurs, gardes nationaux, soldats de toutes armes se mêlent et se groupent sur le cours Belzunce. Les bataillons de la Belle-de-Mai et d’Endoume arrivent au complet, criant : « Vive Paris ! » Les bataillons de l’ordre manquent au rendez-vous.

Le conseil municipal s’épouvante, désavoue la manifestation, affiche une adresse républicaine. Le club de la garde nationale se rallie au conseil, et demande le retour de l’Assemblée à Paris, l’exclusion des fonctions publiques de tous les complices de l’Empire.

Les bataillons piétinent sur place, crient : « Vive Paris ! » Des orateurs populaires passent sur leur front, les haranguent. Le club qui voit l’explosion imminente envoie Crémieux, Bouchet et Frayssinet demander au préfet de faire rompre les rangs et de communiquer les dépêches de Paris. Les délégués discutent avec Cosnier quand une clameur immense part de la place. La préfecture est cernée.

Fatigués d’une station de six heures, les bataillons s’étaient ébranlés, tambour en avant. Plusieurs milliers d’hommes débouchent dans la Cannebière et, par la rue Saint-Férréol, se présentent devant la préfecture. Les délégués du club parlementent ; un coup de feu part. La foule se rue, arrête le préfet, ses deux secrétaires et le général Ollivier. Gaston Crémieux paraît au balcon, parle des droits de Paris, recommande le maintien de l’ordre. La foule applaudit et continue d’envahir, cherche, veut des armes. Crémieux organise deux colonnes, les envoie aux forges et chantiers de Menpenti qui livrèrent leurs fusils.

La ville au peuple

On forme, dans le tumulte, une commission de six membres : Crémieux, Job, Étienne, portefaix, Maviel, cordonnier, Guillard, ajusteur, Alerini. Elle délibère au milieu de la foule. Crémieux propose de mettre en liberté l’amiral et les autres. Le peuple veut qu’ils restent comme garantie. L’amiral est conduit dans une pièce voisine, gardé à vue. On lui demande sa démission, singulière manie de tous ces mouvements populaires. Cosnier, tout à fait désorienté, signe, en brave homme qui veut épargner le sang. Quelques mois plus tard, injurié par les réactionnaires et craignant qu’on n’interprétât cette démission à lâcheté, il se brûla la cervelle.

La commission fit afficher qu’elle concentrait dans ses mains tous les pouvoirs, et, sentant bien qu’elle devait élargir sa base, invita le conseil municipal et le club de la garde nationale à lui envoyer chacun trois délégués. Le conseil désigna David Bosc, Desservy et Sidore ; le club, Bouchet, Cartoux et Fulgéras. Le lendemain, ils firent une proclamation modérée : « Marseille a voulu prévenir la guerre civile provoquée par les circulaires de Versailles. Marseille soutiendra le Gouvernement républicain régulièrement constitué qui siégera dans la capitale. La commission départementale, formée avec le concours de tous les groupes républicains, veillera sur la République jusqu’à ce qu’une nouvelle autorité émanée d’un gouvernement régulier, siégeant à Paris, vienne la relever. »

Les noms du conseil municipal et du club rassurèrent la bourgeoisie moyenne. Les réactionnaires continuaient de rentrer la tête. L’armée avait évacué la ville pendant la nuit. Abandonnant le préfet dans le bas-fond où il l’avait jeté, le lâche Espivent s’était allé cacher, la préfecture envahie, chez la maîtresse d’un commandant de la garde nationale, qu’il fit décorer plus tard pour ce service d’ordre moral. À minuit, il s’esquiva et rejoignit les troupes qui, sans être inquiétées, gagnèrent le village d’Aubagne, à 17 kilomètres de Marseille.

La ville restait entièrement au peuple. Cette victoire complète tourna la tête aux plus ardents. Il n’y a pas de nuances dans cette cité du soleil. Le ciel, la campagne, les caractères ont des couleurs crues, de bataille. Le 24, les civiques arborèrent le drapeau rouge. La commission qui siégeait sous leur coupe leur parut tiède. Sidore, Desservy, Fulgéras s’abstenaient de venir à la préfecture. Cartoux était allé se renseigner à Paris. Tout le poids reposait sur Bosc et Bouchet, qui s’efforçaient, avec Gaston Crémieux, de régulariser le mouvement, disaient le drapeau rouge dangereux, la détention des otages inutile. Ils devinrent vite suspects et furent menacés. Le 24 au soir, Bouchet, découragé, donna sa démission. Gaston Crémieux alla se plaindre au club de la garde nationale et Bouchet consentit à reprendre son poste.

Le bruit de ces tiraillements courait la ville. La commission annonça, le 25, que « l’accord le plus intime l’unissait au conseil municipal » ; le même jour, le conseil se déclarait le seul pouvoir existant et appelait les gardes nationaux à sortir de leur apathie. Il commençait un jeu misérable entre la réaction et le peuple, copié des députés de la Gauche dont Dufaure s’autorisait dans ses dépêches.

Espivent imitait, lui, la tactique de M. Thiers. Il avait dévalisé Marseille de toutes ses administrations. Les caisses publiques, les services de la place avaient filé sur Aubagne. Quinze cents garibaldiens de l’armée des Vosges qui attendaient leur rapatriement, des soldats qui rejoignaient leurs dépôts en Afrique, sans pain, sans solde, sans feuille de route, seraient restés sur le pavé si Crémieux et Bouchet n’avaient fait nommer par le conseil un intendant provisoire. Grâce à la commission, ceux qui avaient versé leur sang pour la France reçurent du pain et un abri. Crémieux leur dit dans une adresse : « Vous vous souviendrez, quand il le faudra, de la main fraternelle que nous vous avons tendue. » Enthousiaste doux qui voyait la révolution en forme de bucolique.

Le 26, l’isolement s’accentua. Personne ne s’armait contre la commission, mais personne ne s’y ralliait. Presque tous les maires du département refusaient d’afficher ses proclamations. À Arles, une manifestation en faveur du drapeau rouge avait échoué. Les hôtes de la préfecture ne faisaient rien pour expliquer leur drapeau et, dans ce calme plat, devant Marseille curieux, il pendait au campanile, immobile et muet comme une énigme.