En revanche, il y eut des casuistes. La Commune avait validé six des élections du 26 mars à la majorité absolue. Le rapporteur des élections du 16 avril proposait de valider toutes celles qui avaient réuni la majorité absolue. Ces scrupuleux s’indignèrent : « Ce serait, dirent-ils, le plus grand croc-en-jambe que jamais Gouvernement ait donné au suffrage universel. » On ne pouvait pourtant pas convoquer sans cesse les électeurs. Trois arrondissements des plus dévoués, notamment le XIIIe, dont les meilleurs étaient au feu, n’avaient donné aucun résultat. Un nouveau scrutin n’eût fait qu’accuser davantage l’isolement de la Commune.
La discussion fut très vive ; il y avait des enragés de légalité dans cet Hôtel de Ville hors la loi, Paris devait s’étrangler avec leurs principes sauveurs. Déjà, au nom de la sainte autonomie qui défend d’intervenir dans l’autonomie du voisin, la Commission exécutive avait refusé d’armer les communes sous Paris demandant à marcher contre Versailles. M. Thiers ne faisait pas mieux pour isoler Paris.
Vingt-six voix contre treize votèrent les conclusions du rapport. Vingt élections seulement furent validées , ce qui était illogique. Il fallait valider tout le monde ou ne valider personne, car tel fut admis avec moins de 1 100 voix et tel resta dehors avec 2 500. Quatre étaient des journalistes, six des ouvriers. Onze, envoyés par les réunions publiques, allèrent renforcer les romantiques. Deux des validés refusèrent de siéger parce qu’ils n’avaient pas obtenu le huitième des voix, Briosne et l’auteur des admirables Propos de Labienus, Rogeard, qui se laissa tromper par un faux scrupule de légalité. Seule faiblesse de ce cœur généreux qui consacrait à la Commune une éloquence brillante et pure. Sa démission priva le Conseil d’un homme de bon sens, elle démasqua une fois de plus l’apocalyptique Félix Pyat.
Le 1er avril, sentant venir l’orage, et professant pour les coups la même horreur que Panurge, Félix Pyat avait envoyé sa démission de membre de la Commission exécutive et déclaré sa présence indispensable à Marseille. Les chasseurs de Galliffet rendant la sortie périlleuse, il s’était résigné à rester, mais en prenant deux masques, l’un pour l’Hôtel de Ville, l’autre pour le public. À la Commune, à huis clos, il poussait aux mesures violentes ; dans son journal il pontifiait, secouait ses cheveux gris, disait : « À l’urne et non à Versailles ! » Là encore il avait deux visages. Voulait-il la suppression des journaux, il signait : le Vengeur. Pour ronronner, il signait Félix Pyat. Vint la déroute d’Asnières. La peur le reprit, et il chercha de nouveau l’issue. La démission de Rogeard l’ouvrit. À l’abri de ce nom sans reproche, Félix Pyat coula sa démission. « La Commune a violé la loi, écrivit-il ; je ne veux pas être complice… » Pour se fermer tout retour, il engagea la dignité de la Commune. Si elle persiste, dit-il, il sera forcé, à son grand regret, de donner sa démission « avant la victoire. »
Cette rouerie souleva le cœur. Le Vengeur venait précisément de blâmer la suppression de trois journaux réactionnaires, demandée maintes fois par Félix Pyat dans les séances secrètes. Vermorel dénonça cette duplicité. Un membre : « On a dit ici que les démissions seraient considérées comme des trahisons. » Un autre : « On ne doit pas quitter son poste quand c’est un poste de péril et d’honneur. » Un troisième demanda formellement l’arrestation de Félix Pyat. « Je regrette, dit un autre, qu’on n’ait pas compris que c’est à ceux qui nous ont nommés qu’on doit porter sa démission. » Et Delescluze : « Pour une rancune personnelle ou parce que l’idéal poursuivi n’est pas d’accord avec le projet, on ne doit pas se retirer. Croyez-vous donc que tout le monde approuve ce qui se fait ici ? Eh bien, il y a des membres qui sont restés et qui resteront jusqu’à la fin, malgré les injures qu’on nous prodigue. Pour moi, je suis décidé à rester à mon poste et si nous ne voyons pas la victoire, nous ne serons pas les derniers à être frappés sur les remparts ou sur les marches de l’Hôtel de Ville. »
Des bravos accueillirent cette mâle parole. Aucun dévouement n’était plus méritoire. Blanchi dans les idées de centralisation, Delescluze souffrait beaucoup de les voir attaquer. Rien n’était noble comme ce vieillard altéré de justice, étudiant à la fin de sa vie les questions sociales, dévoué au peuple, sans phrases et malgré tout. Un moment, écrasé par la maladie, attristé des séances, il parla de se retirer. Il suffit de lui dire que son départ porterait un grand préjudice à la cause du peuple et il resta pour attendre, non la victoire – aussi bien que Pyat, il la savait impossible – mais la mort qui sème l’avenir.
Félix Pyat, n’osant mordre Delescluze, se retourna sur Vermorel, le traita de mouchard, et, comme Vermorel était membre de la commission de sûreté, il l’accusa, dans le Vengeur, de vider son dossier à la préfecture de police. Ce léporide appela Vermorel bombyx. Sous le raffiné littéraire, il y avait le poissard. En 48, à la Constituante, il appelait Proudhon : cochon ; à la Commune, il appela Tridon : fumier. Le seul membre de cette assemblée où il y avait des ouvriers de professions rudes, qui ait jeté l’ordure dans la discussion.
Vermorel répondit dans le Cri du peuple et n’eut pas de peine à le coucher par terre. Ses électeurs lui envoyèrent trois sommations de rester à son poste : « Vous êtes soldat et vous devez rester sur la brèche. C’est nous seuls qui avons le droit de vous révoquer. » Traqué par ses mandants, menacé d’arrestation dans le Conseil, le grégeois rentra en minaudant à l’Hôtel de Ville.
Versailles triomphait de ces misères dévoilées. Pour la première fois, le public connut l’intérieur de la Commune, ses coteries minuscules faites d’amitiés et d’antipathies purement personnelles. Qui était de tel groupe était soutenu quand même, malgré les fautes. Pour être admis à servir la Commune il fallait appartenir à telle ou telle confrérie. Beaucoup de dévouements sincères s’offrirent, des démocrates éprouvés, des employés et jusqu’à des officiers républicains déserteurs de Versailles. Ils furent reçus de haut en bas par certains incapables nés de la veille, dont le dévouement ne devait pas survivre à l’entrée des troupes. Et cependant, l’insuffisance du personnel et des lumières devenait chaque jour plus évidente. « Depuis un mois, dit Vermorel à la séance du 20, nous sommeillons, nous n’avons pas d’organisation. » « On n’a pris Cluseret, disait Delescluze, que parce qu’on n’a pas trouvé d’autre soldat. » La Commission exécutive ne savait pas commander ; le Comité Central ne voulait pas se subordonner. Le Gouvernement, l’Administration, la défense allaient à l’aventure, comme la sortie du 3 avril.