Commission de la guerre

Comparé à celui des Finances, le service de la Guerre était une chambre obscure où tout le monde se heurtait. Les officiers, les gardes, encombraient les bureaux du ministère, réclamant des munitions, des vivres, se plaignant de n’être pas relevés. On les renvoyait à la Place, d’abord gouvernée par le colonel Henry Prodhomme, puis par Dombrowski. À l’étage inférieur, le Comité. Central, installé par Cluseret, s’agitait en séances diffuses, blâmait le délégué, s’amusait à créer un insigne, recevait les mécontents, demandait des situations à l’état-major général, prétendait donner son avis sur les opérations militaires. De son côté, le comité d’artillerie, né du 18 mars, disputait les canons à la Guerre. Elle avait ceux du Champ-de-Mars et le comité ceux de Montmartre. Jamais on ne put créer un parc central, ni même savoir le nombre exact des bouches à feu. Il s’éleva à plus de onze cents, canons, obusiers, mortiers et mitrailleuses. Des pièces à longue portée restèrent, jusqu’au dernier moment, couchées le long des remparts, pendant que les forts n’avaient, pour répondre aux canons monstres de la marine, que des pièces de 7 et de 12 ; souvent les munitions envoyées n’étaient pas de calibre.

Le service de l’armement ne put fournir de chassepots tous les hommes en campagne et les Versaillais, après la victoire, en trouvèrent 285 000, plus 190 000 fusils à tabatière, 14 000 carabines Enfield. À côté, le désordre. « J’ai vu des comptes épouvantables au matériel d’artillerie dit, le 6 mai, Avrial ; depuis le 18 mars, il a été délivré aux officiers des milliers de revolvers à 50 francs, des armes, des épées à un prix excessif. J’avais installé un homme à moi, le Comité Central a envoyé un délégué avec une écharpe qui a mis mon homme à la porte. » Aussitôt la Commune décrète que les fonctionnaires civils et militaires coupables de concussion passeront immédiatement devant le conseil de guerre. Le 8 encore, Johannard fait une violente sortie contre les officiers d’état-major créés par le Comité Central : « De petits jeunes gens, des hommes de toutes sortes ne se gênent pas pour venir dans nos magasins choisir les armes qui leur plaisent ! »

Dès le début, la Commune s’était plainte de l’Intendance. « C’est un véritable chaos », dit-on encore le 24 avril ; Delescluze signale le mauvais équipement des hommes, qui n’ont ni pantalons, ni souliers, ni couvertures ; le 28, les plaintes redoublent ; les frères May, intendants, sont révoqués et la Commune les flétrit par une note à l’Officiel ; le 8 mai, Varlin dit que, faute de contrôle, plusieurs bataillons ont touché plusieurs fois leurs vêtements, tandis que d’autres n’en reçoivent pas.

Aussi grand, le désordre à la direction des barricades qui devaient former une seconde et une troisième enceinte. Leur construction était abandonnée à un fantaisiste qui semait des travaux sans méthode et contre les plans de ses supérieurs.

Les autres services allaient de même, sans principes arrêtés, sans délimitation, les rouages engrenant à faux. Dans ce concert sans chef, chaque instrumentiste jouait ce qu’il lui plaisait, mêlant sa partition à celle du voisin. Une main ferme eût vite ramené l’harmonie. Le Comité Central, malgré sa prétention de régenter la Commune dont il disait : « C’est notre fille, nous devons l’empêcher de mal tourner », était facile à réduire. Il s’était en grande partie renouvelé par des élections très disputées ; douze membres seulement de l’ancien Comité figuraient dans le second où Éd. Moreau n’avait pas été réélu ; il fallut prendre un biais pour l’introduire. La jalousie de la Commune faisait seule l’importance du Comité actuel. Le comité d’artillerie, accaparé par des bruyants, eût cédé au moindre souffle ; l’Intendance et les autres services dépendaient de l’énergie du délégué.

Le général-fantôme, étendu sur son canapé, dictait des ordres, des circulaires tantôt mélancoliques, tantôt doctorales, et se retournait. Il raconta aux revues anglaises que, par ses soins, le 30 avril, 41 500 étaient encadrés, habillés, armés, et que, dans la quinzaine, il en aurait eu 103 000 ; tout cela avait fondu après son arrestation, les gardes nationaux n’ayant confiance qu’en lui seul. Ce charlatanisme montre l’homme. La vérité est qu’il paperassait sur place. Quelqu’un venait-il le secouer : « Que faites-vous donc ; en tel endroit, il y a péril », il répondait : « Toutes mes précautions sont prises ; laissez à mes combinaisons le temps de s’accomplir. » Un jour, il arrêtait un membre du Comité Central et le Comité allait bouder rue de l’Entrepôt ; huit jours après, il courait après le Comité, le réinstallait au ministère. Vaniteux jusqu’à dire que l’ennemi l’estimait un million, il montrait de prétendues lettres de Todleben lui offrant des plans de défense. Il fit plus, demanda le 15 avril une entrevue à l’état-major allemand, l’obtint et, suivant lui, fut couvert d’éloges par le comte de Hastfeld, secrétaire du comte de Bismarck.

Beaucoup d’espérances se tournaient vers son chef d’état-major Rossel, jeune radical de 28 ans, concentré, puritain, qui jetait sa gourme révolutionnaire. Capitaine d’artillerie dans l’armée de Bazaine, il avait essayé une résistance, échappé aux Prussiens. Gambetta l’avait nommé colonel du génie au camp de Nevers où il se morfondait, quand vint le 18 Mars. Il fut ébloui, vit dans Paris l’avenir de la France, le sien aussi, jeta sa démission et accourut. Quelques amis le placèrent à la 17e légion ; il fut cassant, vite impopulaire, arrêté le 3 avril. Deux membres de la Commune, Malon et Ch. Gérardin, le firent relâcher et le présentèrent à Cluseret, qui l’accepta pour chef d’état-major. Rossel crut le Comité Central une force, lui demanda des avis, rechercha les hommes qu’il croyait populaires. Sa froideur, son vocabulaire technique, sa précision de parole, son masque de grand homme enthousiasmèrent les bureaux ; ceux qui l’étudiaient remarquaient son regard fuyant, signe irrécusable d’une âme inquiète. Peu à peu, le jeune officier révolutionnaire devint à la mode, et son attitude consulaire ne déplut pas au public écœuré de l’avachissement de Cluseret.

Rien cependant ne justifiait cet engouement. Chef de l’état-major général depuis le 5 avril, Rossel laissait vaguer les services. Le seul à peu près organisé, le contrôle d’informations générales, venait de Moreau, qui fournissait tous les matins la Guerre et la Commune de rapports détaillés, souvent très pittoresques, sur les opérations militaires et l’état moral de Paris.