Qui parlera donc pour le peuple ? – La délégation du Travail et de l’Échange. Exclusivement composée de socialistes révolutionnaires, elle s’était donné pour objet « l’étude de toutes les réformes à introduire soit dans les services publics de la Commune, soit dans les rapports des travailleurs – hommes et femmes – avec leurs patrons ; la révision du code de commerce, des tarifs douaniers ; la transformation de tous les impôts directs et indirects ; l’établissement d’une statistique du travail. » Elle demandait aux citoyens les éléments de tous les décrets qu’elle proposerait à la Commune.
Le délégué, Léo Frankel, se fit assister par une commission d’initiative composée de travailleurs. Des registres de renseignements pour les offres et les demandes d’ouvrage furent ouverts dans les arrondissements. Sur la demande de beaucoup d’ouvriers boulangers, la délégation fit supprimer le travail de nuit, mesure d’hygiène autant que de morale. Elle prépara un projet de liquidation du Mont-de-Piété, un décret concernant les retenues sur les salaires, et appuya le décret relatif aux ateliers fermés par leurs propriétaires.
Le projet remettait gratuitement leur gage aux victimes de la guerre et aux nécessiteux. Ceux qui refuseraient d’invoquer ce dernier titre devaient recevoir leur gage en échange d’une promesse de remboursement dans cinq années. Le rapport disait en terminant : « Il est bien entendu qu’à la liquidation du Mont-de-Piété doit succéder une organisation sociale qui donne aux travailleurs des garanties réelles de secours et d’appui en cas de chômage. L’établissement de la Commune commande de nouvelles institutions réparatrices qui mettent le travailleur à l’abri de l’exploitation du capital. »
Le décret qui abolissait les retenues sur les appointements et les salaires mettait fin à une des plus criantes iniquités du régime capitaliste, ces amendes étant infligées, souvent sous le plus futile prétexte, par le patron lui-même qui se trouve ainsi juge et partie.
Le décret relatif aux ateliers abandonnés restituait à la masse dépossédée la propriété de son travail. Une commission d’enquête, nommée par les chambres syndicales, devait dresser la statistique et l’inventaire des ateliers abandonnés qui allaient revenir aux mains des travailleurs. Ainsi, « les expropriateurs devenaient à leur tour les expropriés. » Le XXe siècle verra cette révolution. Chaque progrès du machinisme la rapproche. Plus l’exploitation se concentre dans quelques mains, plus l’armée du travail se tasse et se discipline ; bientôt, la classe des producteurs, consciente et unie, ne trouvera plus devant elle qu’une poignée de privilégiés, comme la jeune France de 89. Le plus acharné révolutionnaire socialiste, c’est le monopolisateur.
Sans doute, ce décret contenait des lacunes et appelait de sérieuses explications, surtout à l’article des associations coopératives auxquelles devaient revenir les ateliers. Il n’était pas, non plus que l’autre, applicable à cette heure de bataille et il nécessitait une foule de décrets latéraux ; il donnait au moins quelque idée des revendications ouvrières, et, n’eût-elle à son avoir que la création de la commission du Travail et de l’Échange, la révolution du 18 mars aurait plus fait pour le travailleur que jusqu’alors toutes les assemblées bourgeoises de la France depuis le 5 mai 1789.
La délégation du Travail voulut voir clair dans les marchés de l’Intendance. Elle démontra que les rabais pèsent sur la main-d’œuvre et non sur les bénéfices des entrepreneurs qui soumissionnent à n’importe quel prix, certains de se rattraper toujours sur le travailleur. « Et la Commune est assez aveugle pour se prêter à de telles manœuvres, disait le rapport. Et, en ce moment, le travailleur se fait tuer pour ne plus subir cette exploitation ! » Le délégué demanda que les cahiers des charges indiquassent le prix de la main-d’œuvre ; que les marchés fussent, de préférence, confiés aux corporations ouvrières ; les prix fixés arbitralement avec l’Intendance, la chambre syndicale de la corporation et le délégué du Travail.
Pour surveiller la gestion financière de toutes les délégations, la Commune institua, au mois de mai, une Commission supérieure de comptabilité chargée de vérifier leurs comptes. Elle décréta aussi, nous l’avons vu, que les fonctionnaires ou fournisseurs coupables de concussion, déprédation ou vol seraient passibles du Conseil de guerre.
En résumé, sauf la délégation du Travail, où l’on cherche, les autres délégations fondamentales furent insuffisantes. Toutes commirent la même faute. Elles eurent sous la main, deux mois durant, les archives de la bourgeoisie depuis 89. La Cour des comptes livrait les mystères des tripotages officiels ; le Conseil d’État, les délibérations secrètes du despotisme ; le ministère de la Justice, la servilité et les crimes des magistrats ; l’Hôtel de Ville, les dossiers de la Révolution française, ceux de 1815, 1830, 1848, 1851 encore inexplorés ; la préfecture de police, les dessous les plus honteux de tous les pouvoirs sociaux ; toutes les diplomaties redoutaient de voir s’ouvrir les cartons des Affaires étrangères. On pouvait étaler aux yeux du peuple l’histoire intime de la Révolution, du Directoire, du premier Empire, de la monarchie de Juillet, de 1848, de Napoléon III. Il suffisait de jeter au vent toutes les pièces en laissant à l’avenir de faire le triage. On ne publia que deux ou trois fascicules. Les délégués dormirent à côté de ces trésors sans paraître les soupçonner.
Les Louis Blanc et consorts, voyant ces avocats, ces docteurs, ces publicistes qui laissaient Jecker muet, la Cour des comptes close, les papiers de l’Empire intacts, ne voulurent pas croire à l’ignorance et crièrent au bonapartisme. Accusation bête démentie par mille preuves. Pour l’honneur des délégués, il faut dire la vérité entière. Aucun d’eux ne connaissait le mécanisme politique et administratif de cette bourgeoisie dont ils sortaient presque tous.