La Commune avait fait naître toute une industrie de fileurs de trames ténébreuses, livreurs de portes, courtiers en conspirations. Vulgaires carottiers, Cadoudals de ruisseau qu’une ombre de police eût mis en déroute, ils n’eurent d’autre force que la faiblesse de la préfecture et l’incurie des délégations. Ils ont beaucoup publié, beaucoup déposé les uns contre les autres, et, grâce à des renseignements particuliers, grâce aussi à l’exil qui est un grand découvreur, nous pouvons pénétrer dans leur truanderie.
Dès le 1er avril, ils exploitèrent tous les ministères de Versailles, offrant de livrer des portes ou d’enlever les membres de la Commune. Peu à peu on les classa. Le colonel d’état-major Corbin fut chargé d’organiser les gardes nationaux de l’ordre restés dans Paris. Le commandant d’un bataillon réactionnaire, Charpentier, ancien officier instructeur de Saint-Cyr, s’offrit, se fit agréer et présenta quelques compères, Durouchoux, négociant en vins, Demay, Gallimard. Ils reçurent pour instructions de recruter des bataillons occultes qui occuperaient les points stratégiques de l’intérieur le jour où l’attaque générale attirerait tous les fédérés aux remparts. Un lieutenant de vaisseau, Domalain, colonel de la légion bretonne, offrait, en ce moment, de surprendre Montmartre, l’Hôtel de Ville, la place Vendôme, l’Intendance, avec quelques milliers de volontaires qu’il prétendait avoir dans la main ; il fusionna avec Charpentier.
Ces guerriers ténébreux s’agitèrent beaucoup, groupèrent étonnamment de monde autour des bocks officiels et annoncèrent bientôt 6 000 hommes et 150 artilleurs munis d’engins d’enclouage. Tous ces braves n’attendaient qu’un signal ; mais il fallait de l’argent pour désaltérer leur zèle et Charpentier-Domalain, par l’intermédiaire de Durouchoux, soutiraient au Trésor des centaines de mille francs.
À la fin d’avril, ils eurent un concurrent redoutable, Le Mère de Beaufond, ancien officier de marine et gouverneur de Cayenne par intérim. Au lieu de racoler des bourgeois, idée qu’il déclarait ridicule, Beaufond proposait de paralyser la résistance par des agents habiles qui provoqueraient les défections et désorganiseraient les services. Son plan, tout à fait dans les idées de M. Thiers, fut bien accueilli, et Beaufond reçut mandat. Il s’adjoignit deux hommes résolus, Laroque, employé à la Banque, Lasnier, ancien officier de la légion Schœlcher.
Le Gouvernement avait encore d’autres limiers : Aronhson, colonel d’un corps franc pendant la guerre, cassé par ses hommes, et qui avait négocié auprès du Comité Central la libération de Chanzy ; Franzini, plus tard extradé d’Angleterre comme escroc ; Barrai de Montaud, qui se présenta carrément à la Guerre et, par son aplomb, se fit nommer chef de la 7e légion ; l’abbé Cellini, aumônier d’on ne sait quelle flotte, assisté de plusieurs prêtres et patronné par Jules Simon. Enfin, il y avait les conspirateurs pour le bon motif, les grands généraux dédaignés par la Révolution, Lullier, du Bisson, Ganier d’Abin. Ces honnêtes républicains ne pouvaient tolérer que la Commune perdît la République. S’ils acceptaient de l’argent de Versailles, c’était uniquement pour sauver Paris, le parti républicain, des hommes de l’Hôtel de Ville. Ils voulaient bien renverser la Commune, mais trahir, oh ! non pas !
Un Brière de Saint-Lagier rédigeait des rapports d’ensemble, et le secrétaire de M. Thiers, Troncin-Dumersan, condamné trois ans plus tard pour escroquerie, faisait la navette entre Paris et Versailles, apportait la paie, surveillait les fils de ces conspirations souvent inconnues les unes des autres.
De là des heurts continuels. Les conspirateurs se dénonçaient mutuellement. Brière de Saint-Lagier écrivait : « Je prie M. le ministre de l’Intérieur de faire surveiller M. Le Mère de Beau-fond. Je le soupçonne fort d’être un bonapartiste. L’argent qu’il a reçu a servi en grande partie à payer ses dettes. » Par contre, un autre rapport disait : « MM. Domalain, Charpentier et Brière de Saint-Lagier me sont suspects. Ils sont souvent chez Peters, et au lieu de s’occuper de la grande cause de la délivrance, ils imitent Pantagruel. Ils passent pour des orléanistes. »
Le plus remuant de tous, de Beaufond, parvint à se créer des relations à l’état-major du colonel Henry Prodhomme, à l’École militaire commandée par Vinot, à la Guerre où le chef de l’artillerie, Guyet, embrouillait les munitions. Ses agents Lasnier et Laroque manœuvraient un certain Muley qui, ayant surpris l’appui du Comité Central, s’était fait nommer chef de la 17e légion qu’il immobilisait en partie. Un officier d’artillerie, mis à leur disposition par le ministère, le capitaine Piguier, relevait le plan des barricades, et l’un des leurs, Basset, écrivait le 8 mai : « Il n’est pas disposé de torpilles ; l’armée pourra entrer au son de la fanfare. Il y a un désordre affreux dans les différents services. » Tantôt ils faisaient croire aux anciens officiers de la garde nationale que le Comité Central ou la Commune les avaient condamnés à mort et ils les enrégimentaient, tantôt ils soutiraient adroitement des informations. Plusieurs occupaient des postes officiels. Devant la cour prévôtale où il fut conduit, Ulysse Parent, ancien membre de la Commune, vit cette scène : « Deux ou trois accusés sur lesquels pesaient non les moins lourdes charges – l’un avait été commissaire de police, l’autre directeur d’un dépôt de munitions dans le quartier de Reuilly – après avoir écouté tranquillement le rapport fait contre eux avaient tiré non moins tranquillement un papier de leur poche qu’ils avaient remis aux officiers en leur glissant quelques mots à l’oreille, et s’étaient ensuite retirés libres après un salut échangé. »
L’imprudence de certains employés de la Commune favorisait le travail des espions. Des officiers d’état-major, des chefs de service, jouant à l’importance, s’exprimaient hautement dans les cafés des boulevards remplis d’espions mâles et femelles . Cournet, qui avait remplacé Rigault à la préfecture, avec plus de tenue, ne faisait pas mieux pour la sûreté générale. Lullier, deux fois arrêté, s’évadant toujours, parlait, à tout le monde, de balayer la Commune. Troncin-Dumersan, connu depuis vingt ans comme l’outil policier du ministère de l’Intérieur, passait sur les boulevards la revue de son monde. Les entrepreneurs chargés de fortifier Montmartre trouvaient tous les jours de nouveaux prétextes pour retarder l’ouverture des travaux. L’église Bréa restait intacte. Le soumissionnaire de la démolition du monument expiatoire sut traîner jusqu’à l’entrée des troupes. Le hasard seul découvrit le complot des brassards, et ce fut la fidélité de Dombrowski qui livra celui de Veysset.
Cet agent d’affaires était venu à Versailles proposer au ministre une opération de ravitaillement. Éconduit, il tira une autre affaire de son sac et offrit à l’amiral Saisset, toujours aussi toqué, d’acheter Dombrowski qu’il n’avait jamais vu. Il monta son entreprise comme une société commerciale, réunit des associés, 20 000 fr pour les faux frais, et s’aboucha avec un aide de camp de Dombrowski, Hutzinger. Veysset lui dit que Versailles donnerait un million à Dombrowski si le général voulait livrer les portes qu’il commandait. Dombrowski avertit immédiatement le Comité de salut public et lui proposa de laisser entrer un ou deux corps d’armée versaillais qu’on écraserait avec des bataillons apostés. Le Comité ne voulut pas courir cette aventure, mais il ordonna à Dombrowski de faire suivre la négociation . Hutzinger accompagna Veysset à Versailles, vit Saisset qui s’offrit comme otage en garantie de l’exécution des promesses faites à Dombrowski. L’amiral devait, certain soir, se rendre secrètement à la place Vendôme, et le Comité de salut public, prévenu, se préparait à l’arrêter, lorsque Barthélemy Saint-Hilaire détourna Saisset de cette nouvelle bévue. La préfecture de police, qui ne connaissait pas la diplomatie du Comité, serra de près Veysset, faillit le prendre, le 10, arrêta sa femme et son associé Guttin. Veysset, retiré à Saint-Denis, continua ses négociations avec Hutzinger .
L’échec de cette conspiration fit revenir M. Thiers de l’espoir d’une surprise, son dada des premiers jours de mai. Sur la foi d’un huissier qui s’engageait à faire ouvrir la porte Dauphine par son ami Laporte, chef de la 16e légion, M. Thiers avait bâti une expédition malgré la répugnance de Mac-Mahon et des officiers qui voulaient l’assaut. « Il valait mieux s’emparer de vive force de la ville, disait l’apostolique de Mun, capitaine de cuirassiers, l’ami des bons travailleurs ; le droit se manifeste d’une manière indiscutable » ; le droit au massacre, il le prouva. Sur les ordres du général Thiers, l’armée active et une partie de la réserve furent mises sur pied, la nuit du 3 mai, et le président vint coucher à Sèvres. À minuit, les troupes étaient massées dans le bois de Boulogne, en avant du lac inférieur, l’œil fixé sur les portes. Elles devaient être ouvertes par une compagnie réactionnaire qui s’était formée à Passy sous les ordres de Wéry, lieutenant au 38e, fondé de pouvoirs de son ancien commandant Lavigne. Seulement les conspirateurs avaient négligé de prévenir Lavigne. La compagnie n’ayant pas reçu d’ordre de son chef supérieur craignit un piège, et refusa le service. Le poste fédéré ne fut pas relevé. Au petit jour, après s’être morfondues plusieurs heures, les troupes rentrèrent dans leurs cantonnements. Deux jours après, Laporte fut arrêté ; il trouva le moyen de se faire relâcher.
Beaufond prit la suite et, lui aussi, garantit la livraison des portes d’Auteuil et Dauphine pour la nuit du 12 au 13. M. Thiers s’y laissa prendre encore et expédia tout un matériel d’escalade. Plusieurs détachements furent dirigés vers le Point-du-Jour et l’armée se tint prête à suivre. Au dernier moment, les profondes combinaisons des conspirateurs échouèrent et, comme le 3, l’armée revint à court de lauriers. Cette tentative fut connue du Comité de salut public, qui avait ignoré la première.
Lasnier fut arrêté le lendemain. Le Comité venait de mettre la main sur les brassards tricolores que les gardes nationaux de l’ordre devaient arborer à l’entrée de l’armée. La femme Legros, qui les fabriquait, négligeait de payer ses ouvrières. L’une d’elles, croyant qu’elle travaillait pour le compte de la Commune, vint réclamer son salaire à l’Hôtel de Ville. Les perquisitions opérées chez la Legros mirent sur la trace de Beau-fond et de ses complices. Beaufond et Laroque se cachèrent, Troncin-Dumersan regagna Versailles, Charpentier resta maître du terrain. Corbin le pressait d’organiser ses hommes par dizeniers, centeniers, lui traçait un plan pour s’emparer de l’Hôtel de Ville, dès l’entrée des troupes. Charpentier, imperturbable, l’entretenait tous les jours de conquêtes nouvelles, parlait de 20 000 recrues, demandait de la dynamite pour faire sauter les maisons et absorbait pantagruéliquement les sommes considérables que transmettait Durouchoux.
En dehors de ces grosses agences officielles, il y eut nébuleuse de traîtrillons. Devant les conseils de guerre, une foule d’individus, officiers supérieurs, chefs de services particuliers, se vantèrent de n’avoir servi la Commune que pour mieux la trahir ; ce n’était pour eux qu’un moyen de défense.
En somme, tous les conspirateurs réunis ne purent livrer une porte ; mais ils aidèrent à désorganiser les services. L’un d’eux, le commandant Jerriait, sembla même revendiquer l’explosion de l’avenue Rapp. Il faut cependant lire avec réserve leurs rapports souvent enflés de succès imaginaires pour justifier l’emploi des centaines de mille francs et des croix d’honneur qu’ils ont empochés.