CHAPITRE XXIIILa politique de M. Thiers avec la province – La Gauche livre Paris

« C’est par le canon et par la politique que nous avons pris Paris. »

M. Thiers. Enquête sur le 18 Mars.

« Un grand discours du président du Conseil a été applaudi par l’extrême-gauche. »

Dufaure au procureur général, à Aix.

Quel est le grand conspirateur contre Paris ? – La Gauche versaillaise.

Le 19 mars, que reste-t-il à M. Thiers pour gouverner la France ? Il n’a ni armée, ni canons, ni les grandes villes. Elles ont des fusils, leurs ouvriers s’agitent. Si cette petite bourgeoisie qui fait accepter à la province les révolutions de la capitale suit le mouvement, imite sa sœur de Paris, M. Thiers ne peut lui opposer un véritable régiment. Bismarck avait bien offert de se substituer à lui ; c’eût été la fin de tout. Pour subsister, contenir la province, l’empêcher d’arrêter les canons qui doivent réduire Paris, quelles sont les seules ressources du chef de la bourgeoisie ? Un mot et une poignée d’hommes. Le mot : République ; les hommes : les chefs traditionnels du parti républicain.

Que les ruraux épais aboient au seul nom de République et refusent de l’insérer dans leurs proclamations, M. Thiers, autrement rusé, s’en remplit la bouche et, tordant les votes de l’Assemblée , le donne pour mot d’ordre. Aux premiers soulèvements, tous ses fonctionnaires de province reçoivent la même formule : « Nous défendons la République contre les factieux. »

C’était bien quelque chose. Mais les votes ruraux, le passé de M. Thiers, juraient contre ces protestations républicaines et les anciens héros de la Défense n’offraient plus caution suffisante. M. Thiers le sentit et il invoqua les purs des purs, les chevronnés, que l’exil nous avait rejetés. Leur prestige était encore intact aux yeux des démocrates de province. M. Thiers les prit dans les couloirs, leur dit qu’ils tenaient le sort de la République, flatta leur vanité sénile, les conquit si bien qu’il s’en fit un bouclier, put télégraphier qu’ils avaient applaudi les horribles discours du 21 mars. Quand les républicains de la petite bourgeoisie provinciale virent le fameux Louis Blanc, l’intrépide Schœlcher et les plus célèbres grognards radicaux, insulter le Comité Central, eux-mêmes ne recevant de Paris ni programme, ni émissaires capables d’échafauder une argumentation, ils se détournèrent, on l’a vu, laissèrent éteindre le flambeau allumé par les ouvriers.

Mouvements en province

Le canon du 3 avril les réveilla un peu. Le 5, le conseil municipal de Lille, composé de notabilités républicaines, parla de conciliation, demanda à M. Thiers d’affirmer la République. De même celui de Lyon. Saint-Ouen envoya des délégués à Versailles. Troyes déclara qu’il était « d’esprit et de cœur avec les héroïques citoyens qui combattaient pour leurs convictions républicaines. » Mâcon somma le Gouvernement et l’Assemblée de mettre fin à la lutte par la reconnaissance d’institutions républicaines. La Drôme, le Var, le Vaucluse, l’Ardèche, la Loire, la Savoie, l’Hérault, le Gers, les Pyrénées-Orientales, vingt départements, firent des adresses pareilles. Les travailleurs de Rouen déclarèrent qu’ils adhéraient à la Commune ; les ouvriers du Havre, repoussés par les républicains bourgeois, constituèrent un groupe sympathique à Paris. Le 16, à Grenoble, six cents hommes, femmes et enfants, allèrent à la gare empêcher le départ des troupes et des munitions pour Versailles. Le 18, à Nîmes, une manifestation, drapeau rouge en tête, parcourut la ville, criant : « Vive la Commune ! vive Paris ! à bas Versailles ! » Le 16, le 17 et le 18, à Bordeaux, des agents de police furent emprisonnés, des officiers frappés, la caserne d’infanterie fut criblée de pierres et on cria : « Vive Paris ! Mort aux traîtres ! » Le mouvement gagna les classes agricoles. À Sancoins, dans le Cher, à la Charité-sur-Loire, à Pouilly, dans la Nièvre, des gardes nationaux en armes promenèrent le drapeau rouge. Cosne suivit, le 18 ; Neuvy-sur-Loire, le 19. Le drapeau rouge flotta en permanence dans l’Ariège ; à Foix, on arrêta les canons ; à Varilhes, on essaya de faire dérailler les wagons de munitions ; à Périgueux, les ouvriers de la gare saisirent les mitrailleuses.

Le 15, cinq délégués du conseil municipal de Lyon se présentèrent chez M. Thiers. Il protesta de son dévouement à la République, jura que l’Assemblée ne deviendrait pas Constituante. S’il prenait ses fonctionnaires en dehors des républicains, c’était pour ménager tous les partis, dans l’intérêt même de la République. Il la défendait contre les hommes de l’Hôtel de Ville, ses pires ennemis, disait-il. Les délégués pouvaient s’en assurer à Paris même et il était tout prêt à leur délivrer des laissez-passer. Du reste, si Lyon se permettait de bouger, il y avait là 30 000 hommes prêts à le réduire – gros mensonge qu’il avoua quatre ans plus tard à Bordeaux. Les autres députations eurent le même discours, fait d’un air bonhomme, avec une abondance de familiarité qui gagnait les provinciaux.