Le Paris de la Commune n’a plus que trois jours à vivre. Gravons dans l’histoire sa lumineuse physionomie.
Celui qui a respiré de ta vie qui est la fièvre des autres, qui a palpité sur tes boulevards et pleuré dans tes faubourgs, qui a chanté aux aurores de tes révolutions et, quelques semaines après, lavé ses mains de poudre derrière les barricades ; celui qui peut entendre sous les pavés la voix des martyrs de l’idée et saluer tes rues d’une date humaine ; pour qui chacune de tes artères est un rameau nerveux, celui-là ne te rend pas justice encore, grand Paris de la révolte, s’il ne t’a pas vu du dehors. Les Philistins étrangers, d’une moue dédaigneuse, disent : « Voyez ce fou ! » Mais ils guettent leur prolétaire qui a suspendu son marteau, regarde, ils tremblent que ton geste ne lui apprenne comment il décrochera le grand ressort de leur souveraineté. L’attraction de Paris rebelle fut si forte qu’on vint de l’Amérique pour ce spectacle inconnu à l’histoire : la plus grande ville du continent européen aux mains des prolétaires. Les pusillanimes furent attirés.
Dans les premiers jours de mai, il nous vint un ami des timides de la timide province. Les siens l’avaient escorté au départ, les larmes aux yeux, comme s’il descendait aux Enfers. Il nous dit : – Qu’y a-t-il de vrai ? – Eh bien ! venez fouiller tous les recoins de la caverne.
Partons de la Bastille. Les camelots assourdissants crient le Mot d’ordre ! de Rochefort, le Père Duchêne ! le Cri du Peuple ! de Jules Vallès ; le Vengeur ! de Félix Pyat ; la Commune ! le Tribun du peuple ? l’Affranchi ! l’Avant-Garde ! le Pilori des mouchards ! L’Officiel est peu demandé, les membres de la Commune l’étouffent sous leur concurrence ; l’un d’eux, Vésimer, va jusqu’à publier dans Paris libre une séance secrète. Le Cri du Peuple tire à cent mille exemplaires. C’est le premier levé ; il chante avec le coq. Si nous avons du Vallès ce matin, bonne aubaine ; mais il passe trop souvent la parole à Pierre Denis qui nous autonomise à outrance. N’achetez qu’une fois le Père Duchêne, quoiqu’il tire à 60 000. Il n’a rien de celui d’Hébert, qui ne fut pas un grand sire. Prenez dans le Vengeur l’article de Félix Pyat comme un bel échantillon d’ivrognerie littéraire. La Commune est le journal doctrinaire où Millière écrit quelquefois, où Georges Duchène secoue les jeunes et les vieux de l’Hôtel de Ville avec une sévérité qui exigerait un autre caractère.
Aux kiosques, voici les caricatures : Thiers, Picard, Jules Favre sous la figure des trois Grâces enlaçant leur ventripotence. Ce poisson aux écailles vert bleu qui dessert un lit à couronne impériale, c’est le marquis de Galliffet. L’Avenir, moniteur de la Ligue, le Siècle devenu très hostile depuis l’arrestation de Chaudey, la Vérité du yankee Portalis s’empilent, mélancoliques et intacts. Une trentaine de journaux versaillais ont été supprimés par la préfecture de police ; ils n’en sont pas morts, un camelot très peu mystérieux nous les offre.
Cherchez, trouvez un appel au meurtre, au pillage, une ligne cruelle dans ces journaux communeux, chauffés par la bataille, et comparez maintenant avec les feuilles versaillaises qui demandent les fusillades en masse dès que les troupes auront vaincu Paris.
Suivons ces catafalques qui remontent la rue de la Roquette. Entrons avec eux au Père-Lachaise. Tous ceux qui meurent pour Paris sont ensevelis dans la grande famille et la Commune revendique l’honneur de payer leurs funérailles. Son drapeau rouge flamboie aux coins du corbillard suivi des camarades du bataillon auxquels se joignent toujours quelques passants. Une femme accompagne le corps de son mari. Un membre de la Commune est aussi derrière le cercueil. Au bord de la tombe, il parle non de regrets, mais d’espoir, de vengeance. La veuve serre ses enfants contre elle, leur dit : « Souvenez-vous et criez avec moi : Vive la République ! Vive la Commune ! » – « C’est la femme du lieutenant Châtelet », nous dit un assistant.
Revenant sur nos pas, nous longeons la mairie du XIe, tendue de noir, deuil du plébiscite impérial dont le peuple de Paris est innocent et devient la victime. La place de la Bastille est joyeuse, animée par la foire au pain d’épice. Paris ne veut rien céder au canon ; il a même prolongé sa foire d’une semaine. Les balançoires s’élancent, les tourniquets grincent, les boutiquiers crient le bibelot à treize, les acrobates font le boniment et promettent la moitié de la recette aux blessés. Quelque garde qui revient des tranchées regarde, appuyé sur son fusil, le panorama du siège, l’entrée de Garibaldi à Dijon.
Descendons les grands boulevards. Au cirque Napoléon, cinq mille personnes s’étagent depuis l’arène jusqu’au faîte. De petits drapeaux invitent les pays à se grouper par département. La réunion a été provoquée par quelques négociants qui proposent aux citoyens des départements d’envoyer des délégués à leurs députés respectifs ; ils croient qu’on pourra les ramener, conquérir la paix par des explications. Un citoyen demande la parole, monte sur l’estrade. La foule applaudit Millière : « La paix ! nous la cherchons tous. Mais qui donc a commencé la guerre, qui donc a refusé toute conciliation ? Qui a attaqué Paris le 18 mars ? – M. Thiers. Qui l’a attaqué le 2 avril ? – M. Thiers. Qui a parlé de conciliation, multiplié les tentatives de paix ? – Paris. Qui les a toujours repoussées ? – M. Thiers. La conciliation ! a dit M. Dufaure, mais l’insurrection est moins criminelle… Et ce que n’ont pu faire ni les francs-maçons, ni les Ligues, ni les adresses, ni les conseillers municipaux de province, vous l’attendez d’une délégation prise parmi les Parisiens ! Tenez, sans le savoir, vous énervez la défense. Non, plus de députations ; des correspondances actives avec la province ; là est le salut ! » – « Voilà donc cet énergumène de Millière dont on nous épouvante en province, s’écriait mon ami. – Oui, et ces milliers d’hommes de toutes les conditions qui cherchent la paix en commun, s’écoutent, se répondent avec courtoisie, voilà le peuple en démence, la « poignée de bandits qui tient la capitale. »
À la caserne du Prince-Eugène, paressent les quinze cents soldats restés à Paris le 18 mars et que la Commune héberge sans en obtenir aucun service, ces fainéants ne voulant être, disent-ils, ni avec Paris ni avec Versailles. Boulevard Magenta, voici les nombreux squelettes de l’église St-Laurent, rangés dans le même ordre où ils ont été trouvés, sans trace de cercueil ni de suaire. Est-ce que les sépultures dans les églises ne sont pas formellement interdites ? Quelques-unes cependant, Notre-Dame-des-Victoires surtout, foisonnent de squelettes. La Commune n’a-t-elle pas le devoir de mettre au jour ces illégalités qui sont peut-être des crimes ?
Sur les boulevards, depuis Bonne-Nouvelle jusqu’à l’Opéra, le même Paris flâne aux magasins, attablé devant les cafés. Les voitures sont rares, le second siège a coupé court au ravitaillement des chevaux. Par la rue du 4-Septembre, nous gagnons la Bourse surmontée du drapeau rouge et la Bibliothèque Nationale qui ne chôme pas de lecteurs. À travers le Palais Royal, nous arrivons au Musée du Louvre. Les salles, garnies de toutes les toiles que l’administration du 4 Septembre a laissées, sont ouvertes au public. Jules Favre et ses journaux n’en disent pas moins que la Commune vend à l’étranger les collections nationales.
Descendons la rue de Rivoli. Rue Castiglione, une énorme barricade masque l’entrée de la place Vendôme. Le débouché de la Concorde est barré par la redoute St-Florentin qui va du ministère de la marine au jardin des Tuileries, épaisse de huit mètres, avec trois embrasures assez mal dirigées. Un large fossé qui découvre le système artériel de la vie souterraine sépare la place de la redoute. Des ouvriers lui font sa dernière toilette et couvrent de gazon les épaulements. Beaucoup de curieux regardent et plus d’une figure se rembrunit. Un corridor habilement ménagé mène sur la place de la Concorde. La statue de Strasbourg détache sa fière allure sur les drapeaux rouges. Ces communeux, qu’on ose accuser d’ignorer la France, ont pieusement remplacé les couronnes mortes du premier siège par les jeunes fleurs du printemps.