À mille lieues, Versailles, la constante : menace. Ville aux destins immuables toujours haineuse de Paris. Avant-hier le Roy, hier Guillaume, M. Thiers aujourd’hui. Et, depuis 1789, toujours la même sentence, celle de Breteuil : « S’il faut brûler Paris, on brûlera. Paris ! » L’idée première d’incendier Paris revient à l’aristocratie française.
Les avenues royales sont dentées de canons. Accroupis dans la cour d’honneur les dogues de bronze gardent le palais, l’Assemblée, l’antre. Il faut pour traverser être galonné, député ou mouchard ; nul ne débarque à Versailles, nul n’y peut demeurer s’il n’est en carte.
L’état-major rural piaffe aux Réservoirs : pur-sang de la droite, chevau-légers, orléanistes, soutaniers. Là grouillent aussi les fonctionnaires déplumés de l’Empire, diplomates à la Grammont, préfets, chambellans, domestiques, fuyards du 4 Septembre, francs-fileurs du siège. Pour nous tirer de là : « Il n’y a que le Roi », disent les uns, « il n’y a que l’Empereur », disent les autres. Réunis par l’orage dans cette arche de Noé, les anciens proscrits et les anciens proscripteurs se guettent haineusement pour happer la victoire.
Les bonapartistes ont pour eux l’armée, mais ils n’ont pas le gouvernement, et c’est tout, à cette heure où les ruraux règnent à l’Assemblée. Elle a une nécropole pour vestibule, cette Chambre de revenants, la galerie des tombeaux, petite Bourse de députés, fonctionnaires, officiers, mercantis, car c’est bonne aubaine de nourrir et d’équiper cent trente mille hommes sans compter les gros travaux de réfection de routes, ponts, édifices publics. Inquiets de leurs départements, les préfets écoutent aux groupes, suivent les mystérieux conspirateurs qui annoncent à jour fixe l’entrée dans Paris. Ceux qui toisent les droitiers sont les honorables de la Gauche dont s’égaient les séances.
Tolain demande à la tribune des explications sur les assassinats de la Belle-Épine. Il est resté à Versailles, l’ex-pilier de l’Internationale, pour représenter le vrai peuple, le bon, car il est pur des « lupercales populacières » de Paris. « Assez ! assez ! crie-t-on à cet homme trop pur ; tout le monde sait que nos braves officiers ne sont pas des assassins ! » Le ministre répond parlementairement : « L’honorable M. Tolain… » On hue honorable et Grévy clôt la question : « Il n’y a pas à démentir une calomnie abominable ». Tout le monde se rassied, comme Tolain indigné pour la frime .
Quand elle ne hurle pas, l’Assemblée s’agenouille ; les sermons alternent avec les cris de mort. Gavardie demande la cour d’assises à défaut du bûcher contre qui niera l’existence de Dieu ou l’âme immortelle. Si l’on tarde à voter, le général du Temple rappelle ses collègues à l’ordre : « Nous faisons attendre Dieu ! »
Hors ce théâtre et les convois de prisonniers sur lesquels on s’escrime, la vie est monotone aux ruraux. Les plus huppés ont la ressource des grands cabarets de Saint-Germain, dont la terrasse aux jeunes verdures est devenue un Longchamp de femmes du monde, d’artistes, d’actrices et aussi des belles filles et des journalistes qui ont transporté leur industrie en Seine-et-Oise. Pas un gazetier qui n’ait été condamné à mort, comme Louis Blanc, par le Comité Central, la Commune ou des conseils de guerre dont il nomme le président ; pas un qui n’ait d’authentiques détails sur les séances les plus secrètes de l’Hôtel de Ville, les assassinats, les vols, les pillages et fusillades de Paris. D’après les monarchistes, la Commune est inspirée par Hugelmann, bonapartiste notoire, le Comité Central présidé par le général Fleury et les barricades sont construites sous la direction des généraux prussiens . C’est Gambetta, disent les bonapartistes, qui, par son ami Ranc, inspire ces communards dont l’infâme obstination a élevé à cinq milliards les exigences de Bismarck et qui osent demander la mise en jugement de Bazaine. Les ruraux gobent tout ; Schœlcher est un phénomène pour être sorti de cet enfer que décrit le Journal officiel : « un lieu pestiféré dont chacun cherche à s’enfuir. Les malheureux qui ne peuvent s’échapper sont réduits à invoquer l’appui des puissances neutres… comme dans ces pays lointains de l’Orient où il faut des capitulations pour préserver les Européens contre les atrocités des indigènes. » C’est cela ! grince un poéticule prudhomme qui a lâché mère, sœur, maîtresse par venette pure et mêle son mirliton au concert rural. La basse est un ruminant de Normale qui torche des catilinaires. Le gros Francisque Sarcey écrit plat, voit rouge et fait son Breteuil : « Dût-on noyer cette insurrection dans le sang, dût-on l’ensevelir sous les ruines de la ville en feu, il n’y a pas de compromis possible. Si l’échafaud vient à être supprimé, il ne faudra le garder que pour les faiseurs de barricades » . Les communards le réconcilient avec les Prussiens, « braves gens calomniés » dont on aime, au sortir de « cette ménagerie de singes et de tigres » à entendre le ia ! « On ne saurait, dit le Drapeau Tricolore, s’imaginer ce que ce ia tenait de choses. Il semblait dire : Oui, pauvre Français, nous sommes-là, ne crains plus rien ; on ne te mettra plus en prison ; tu auras le droit d’aller, de venir ; tu ne seras plus réduit à lire les boniments de Jules Vallès ou les sanglantes pasquinades du vaudevilliste Rochefort ; tu es ici en pays libre, ia, sur une terre amie, ia, sous la protection de baïonnettes bavaroises, ia… Je ne pus m’empêcher de répéter à mon tour ce ia en essayant d’attraper l’intonation. Il ôta sa pipe de sa bouche : Ah ! Français, touchours quai, dit-il. Ia ! Ia ! Et nous nous mîmes à rire l’un en face de l’autre ».
Versailles trouve ce Sarcey dans le ton, tout à fait. Versailles en applaudira bien d’autres. Le 16 mai, jour des prières, le Figaro publie un programme de massacre : « On demande formellement que tous les membres de la Commune, du Comité Central et autres institutions de même forme ; que tous les journalistes qui ont lâchement pactisé avec l’émeute triomphante ; que tous les Polonais interlopes, tous les Valaques de fantaisie qui ont régné deux mois sur la plus belle et la plus noble ville du monde, soient, avec leurs aides de camp, colonels et autres fripouilles à aiguillettes, conduits, après jugement sommaire, de la prison où on les aura enfermés, au Champ-de-Mars, où ils seront passés par les armes devant le peuple rassemblé. »
Paris lit tout cela et il en rit. Ces Versaillais lui font l’effet de maniaques à danse de Saint-Guy. Paris les blague. Il ne croira jamais que ces Seine-et-Oisillons, comme il les appelle, puissent être d’horribles vautours.