Il y eut des nuits plus bruyantes, plus sillonnées d’éclairs, plus grandioses, quand l’incendie et la canonnade enveloppèrent tout Paris ; nulle ne pénétra plus lugubrement les âmes. Nuit de recueillement, veillée des armes. On se cherche dans les ténèbres, on se parle bas, on prend de l’espoir, on en donne. Aux carrefours, on se consulte pour étudier les positions, puis, à l’œuvre ! En avant la pioche et le pavé ! Que la terre s’amoncelle où s’amortira l’obus. Que les matelas précipités des maisons abritent les combattants ; on ne dormira plus désormais. Que les pierres, cimentées de haine, se pressent les unes contre les autres comme des poitrines d’hommes sur le champ de bataille ! Le Versaillais a surpris sans défense, qu’il rencontre demain Saragosse et Moscou !
Tout passant est requis : « Allons, citoyen ! un coup de main pour la République. » À la Bastille et sur les boulevards intérieurs, on trouve par places des fourmilières de travailleurs ; les uns creusent la terre, d’autres portent les pavés. Des enfants manient des pelles et des pioches aussi grandes qu’eux. Les femmes exhortent, supplient les hommes. La délicate main des jeunes filles lève le dur hoyau. Il tombe avec un bruit sec et fait jaillir l’étincelle. Il faut une heure pour entamer sérieusement le sol, on passera la nuit.
Place Blanche, écrivait Maroteau dans le Salut Public du lendemain, il y a une barricade parfaitement construite et défendue par un bataillon de femmes, cent vingt environ. Au moment où j’arrive, une forme noire se détache de l’enfoncement d’une porte-cochère. C’est une jeune fille au bonnet phrygien sur l’oreille, le chassepot à la main, la cartouchière aux reins « Halte-là, citoyen, on ne passe pas ! » Le mardi soir, à la barricade du square Saint-Jacques et du boulevard Sébastopol, plusieurs dames du quartier de la Halle travaillèrent longtemps à remplir de terre des sacs et des paniers d’osier.
Ce ne sont plus les redoutes traditionnelles, hautes de deux étages. La barricade improvisée dans les journées de Mai est de quelques pavés, à peine à hauteur d’homme. Derrière, quelquefois un canon ou une mitrailleuse. Au milieu, calé par deux pavés, le drapeau rouge couleur de vengeance. À vingt, derrière ces loques de remparts, ils arrêtèrent des régiments.
Si la moindre pensée d’ensemble dirigeait cet effort, si Montmartre et le Panthéon croisaient leurs feux, si elle rencontrait quelque explosion habilement ménagée, l’armée versaillaise vite tournerait le dos. Mais les fédérés sans direction, sans connaissance de la guerre, ne virent pas plus loin que leurs quartiers ou même que leurs rues. Au lieu de deux cents barricades stratégiques, solidaires, faciles à défendre avec sept ou huit mille hommes, on en sema des centaines impossibles à garnir. L’erreur générale fut de croire qu’on serait attaqué de front, tandis que les Versaillais exécutèrent partout des mouvements tournants.
Le soir, la ligne versaillaise s’étend de la gare des Batignolles à l’extrémité du chemin de fer de l’Ouest rive gauche, en passant par la gare Saint-Lazare, la caserne de la Pépinière, l’ambassade anglaise, le Palais de l’Industrie, le Corps législatif, la rue de Bourgogne, le boulevard des Invalides et la gare Montparnasse.
Il n’y a devant l’envahisseur que des embryons de barricades. Qu’il crève d’un effort cette ligne encore si faible et il surprend le centre tout à fait dégarni. Ces cent trente mille hommes n’osèrent pas. Soldats et chefs eurent peur de Paris. Ils crurent que les rues allaient s’entrouvrir, les maisons s’abîmer sur eux, témoin la fable des torpilles, des mines d’égouts, imaginée plus tard pour justifier leur indécision . Le lundi soir, maîtres de plusieurs arrondissements, ils tremblaient encore de quelque surprise terrible. Il leur fallut toute la tranquillité de la nuit pour revenir de leur conquête et se convaincre que les comités de défense n’avaient rien prévu ni rien préparé.