Cette nuit, les troupes versaillaises bivouaquent devant le chemin de fer de Strasbourg, la rue Saint-Denis, l’Hôtel de Ville occupé vers 9 heures par les troupes de Vinoy, l’École polytechnique, les Madelonnettes et le parc Montsouris. Elles figurent une sorte d’éventail dont le point fixe est le Pont au Change, le XIIIe arrondissement le bord droit, celui de gauche les rues du Faubourg-Saint-Martin et de Flandre, l’arc de cercle les fortifications. L’éventail va se refermer sur Belleville, qui occupe le centre.
Paris continue de brûler. La Porte-Saint-Martin, l’église Saint-Eustache, la rue Royale, la rue de Rivoli, les Tuileries, le Palais-Royal, l’Hôtel de Ville, le Théâtre-Lyrique, la rive gauche depuis la Légion d’honneur jusqu’au Palais de Justice et la Préfecture de police se détachent très rouges dans la nuit très noire. Les caprices de l’incendie échafaudent une flamboyante architecture d’arceaux, de coupoles, d’édifices chimériques. D’énormes champignons blancs, des nuages d’étincelles qui jaillissent très haut, attestent des explosions puissantes. Chaque minute, des étoiles s’allument et s’éteignent à l’horizon. Ce sont les canons fédérés de Bicêtre, du Père-Lachaise, des buttes Chaumont qui tirent à plein fouet sur les quartiers envahis. Les batteries versaillaises répondent du Panthéon, du Trocadéro, de Montmartre. Tantôt les coups se succèdent à intervalles réguliers, tantôt ils roulent sur toute la ligne. Le canon tire sans respirer, les obus impatients éclatent à moitié course. La ville semble se tordre dans une immense spirale de flammes et de fumée.
Quels hommes, cette poignée qui, sans chefs, sans espoir, sans retraite, disputent leurs derniers pavés comme s’ils cachaient la victoire ! La réaction leur a fait un crime des incendies comme si, dans la guerre, le feu n’est pas une arme toute naturelle, comme si les obus versaillais n’avaient pas allumé autant de maisons que ceux des fédérés, comme si la spéculation, l’avidité, le crime de certains honnêtes gens n’avaient pas une part dans les ruines . Et ce même bourgeois qui parlait de « tout brûler » pendant le siège traitait maintenant de scélérat ce peuple qui préférait s’ensevelir sous les décombres plutôt que d’abandonner sa famille, sa conscience, sa raison de vie.
Qu’es-tu donc, ô patriotisme, sinon de défendre ses lois, ses mœurs et son foyer contre d’autres dieux, d’autres lois, d’autres mœurs qui veulent nous courber sous leur joug ? Et Paris républicain, combattant pour la République et les réformes sociales, n’était-il pas aussi ennemi de Versailles féodal qu’il l’était des Prussiens, que les Espagnols et les Russes le furent des soldats de Napoléon Ier ?
À onze heures du soir, deux officiers entrent dans la chambre où travaille Delescluze et lui apprennent l’exécution des otages. Il écoute, sans cesser d’écrire, le récit qu’on lui fait d’une voix saccadée et dit seulement : « Comment sont-ils morts ? » Quand les officiers sont partis, Delescluze se tourne vers l’ami qui travaille avec lui et, cachant sa figure dans ses mains : « Quelle guerre ! dit-il, quelle guerre ! » Mais il connaît trop les révolutions pour se perdre en lamentations inutiles, et, dominant ses pensées, il s’écrie : « Nous saurons mourir ! »
Pendant la nuit, les dépêches se succèdent sans relâche, toutes réclamant des canons et des hommes sous menace d’abandonner telle ou telle position.
Où trouver des canons ? Et les hommes deviennent aussi rares que le bronze.