Quelques milliers d’hommes – les fédérés sont maintenant un contre douze – ne peuvent tenir indéfiniment une ligne de bataille de plusieurs kilomètres. La nuit venue, beaucoup vont chercher un peu de repos. Les Versaillais occupent leurs barricades et le jour voit le drapeau tricolore là où la veille au soir tenait le drapeau rouge.
On évacue dans l’obscurité la plus grande partie du Xe arrondissement dont les pièces d’artillerie sont transportées au Château-d’Eau. Brunel et les braves pupilles de la Commune s’obstinent rue Magnan et sur le quai Jemmapes, la troupe tenant le haut du boulevard Magenta.
Sur la rive gauche, les Versaillais établissent des batteries à la place d’Enfer, au Luxembourg et au bastion 81. Cinquante canons ou mitrailleuses sont braqués sur la Butte-aux-Cailles. Désespérant de l’enlever d’assaut, Cissey veut l’écraser par son artillerie. Wroblewski ne reste pas inactif. Outre les 175e et 176e bataillons, il a dans ses lignes le légendaire 101e, qui fut aux troupes de la Commune comme la 32e brigade à l’armée d’Italie. Depuis le 3 avril, le 101e ne s’est pas couché. Jour et nuit, le fusil chaud, il rôde aux tranchées, dans les villages, dans la plaine. Les Versaillais d’Asnières, de Neuilly s’enfuient dix fois devant lui. Il leur a pris trois canons qui le suivent partout comme des lions fidèles. Tous enfants du XIIIe et du quartier Mouffetard, indisciplinés, indisciplinables, farouches, rauques, habits et drapeau déchirés, n’écoutant qu’un ordre, celui de marcher en avant, au repos ils se mutinent et, à peine sortis du feu, il faut les y replonger. Serizier les commande, ou plutôt les accompagne, car leur rage seule commande à ces démons. Pendant que, de front, ils tentent des surprises, enlèvent des avant-postes, tiennent les soldats en alarme, Wroblewski, découvert sur sa droite depuis la prise du Panthéon, assure ses communications avec la Seine par une barricade au pont d’Austerlitz et garnit de canon la place Jeanne-d’Arc pour battre les troupes qui s’aventureront le long de l’embarcadère.
Ce jour, M. Thiers télégraphia à la province que Mac-Mahon venait, une dernière fois, de sommer les fédérés. C’était un mensonge. Il voulut au contraire prolonger le combat. Il savait que ses obus incendiaient Paris, que le massacre des prisonniers, des blessés, entraînerait fatalement celui des otages. Mais que lui faisait le sort de quelques prêtres et de quelques gendarmes ? Qu’importait à la haute bourgeoisie de triompher sur des ruines si, sur ces ruines, on pouvait écrire : « Le socialisme est fini et pour longtemps ! »
Ce qui reste de l’Hôtel de Ville étant occupé, les troupes remontent par les quais et la rue Saint-Antoine pour prendre en flanc la valeureuse Bastille. Sur cette place, le Château-d’Eau et la Butte-aux-Cailles va se concentrer l’attaque versaillaise. À quatre heures, Clinchant reprend sa marche vers le Château-d’Eau. Une colonne, partant de la rue Paradis, suit les rues du Château-d’Eau et de Bondy ; une autre s’avance contre les barricades du boulevard Magenta et de Strasbourg, pendant qu’une troisième, de la rue des Jeûneurs, pousse sa pointe entre les boulevards et la rue Turbigo. Le corps Douay, sur la droite, appuie le mouvement et s’efforce de remonter le IIIe par les rues Charlot et de Saintonge. Vinoy s’avance vers la Bastille par les petites rues qui s’embranchent sur la rue Saint-Antoine, les ouais de la rive droite et ceux de la rive gauche. Cissey, d’une stratégie plus modeste, continue de canonner la Butte-aux-Cailles devant laquelle ses hommes reculent depuis si longtemps.
Des scènes pénibles se passent dans les forts. Wroblewski, dont ils couvraient l’aile gauche, comptait pour les conserver sur l’énergie du membre de la Commune qui s’y était délégué. La veille au soir, le commandant de Montrouge avait abandonné ce fort et s’était replié sur Bicêtre avec sa garnison. Le fort de Bicêtre ne devait pas tenir beaucoup plus. Les bataillons déclarèrent qu’ils voulaient rentrer en ville pour défendre leurs quartiers. Léo Melliet ne sut pas contenir les meneurs et la garnison rentra dans Paris après avoir encloué les canons. Les Versaillais occupèrent les deux forts évacués et y établirent des batteries contre le fort d’Ivry et la Butte-aux-Cailles.
L’attaque générale de la Butte ne commence qu’à midi. Les Versaillais suivent le rempart jusqu’à l’avenue d’Italie et la route de Choisy, ayant pour objectif la place d’Italie qu’ils attaquent aussi du côté des Gobelins. Les avenues d’Italie et de Choisy sont défendues par de fortes barricades qu’il ne faut pas songer à forcer ; mais celle du boulevard Saint-Marcel, que protège d’un côté l’incendie des Gobelins, peut être tournée par les nombreux jardins dont ce quartier est coupé. Les Versaillais y réussissent. Ils s’emparent d’abord de la rue des Cordières-Saint-Marcel où vingt fédérés qui refusent de se rendre sont massacrés ; puis ils s’engagent dans les jardins. Pendant trois heures la fusillade, longue, acharnée, enveloppe la Butte foudroyée par les canons versaillais six fois plus nombreux que ceux de Wroblewski.
La garnison d’Ivry arrive vers une heure. En quittant le fort, elle avait mis le feu à une mine qui fit sauter deux bastions. Des cavaliers versaillais entrèrent dans le fort, abandonné et non « le bancal à la main » comme voulut le faire croire M. Thiers dans un bulletin renouvelé de la « hache d’abordage » de Marseille.
Sur la rive droite, vers dix heures, les Versaillais arrivent à la barricade du faubourg Saint-Denis près de la prison Saint-Lazare, la tournent et surprennent dix-sept fédérés. Sommés plusieurs fois de se rendre, ils répondirent : « Vive la Commune ! » L’un d’eux serrait encore contre lui le drapeau rouge de la barricade. Devant cette foi, l’officier versaillais ressentit quelque honte. Il se tourna vers les assistants accourus des maisons voisines et, à plusieurs reprises dit, pour se justifier : « Ils l’ont voulu ! ils l’ont voulu ! Pourquoi ne se rendaient-ils pas ? » Comme si les prisonniers n’étaient pas, la plupart, massacrés sans merci !
De la prison, les Versaillais vont occuper la barricade Saint-Laurent à la jonction du boulevard de Strasbourg, établissent des batteries contre le Château-d’Eau et, par la rue des Récollets, ils s’engagent sur le quai Valmy. À droite, leur débouché sur le boulevard Saint-Martin est retardé par la rue de Lancry contre laquelle ils tiraillent du théâtre de l’Ambigu-Comique. Dans le IIIe arrondissement, on les arrête rues Meslay, de Nazareth, du Vertbois, Charlot, de Saintonge. Le IIe, envahi de tous côtés, dispute encore sa rue Montorgueil. Plus près de la Seine, Vinoy parvient, par des rues détournées, à se glisser dans le Grenier d’Abondance. Pour l’en déloger, les fédérés incendient ce bâtiment dont l’occupation commande la Bastille.
Trois heures. – Les Versaillais envahissent de plus en plus le XIIIe. Leurs obus tombent sur la prison de l’avenue d’Italie. Les fédérés ouvrent les portes à tous les prisonniers, parmi lesquels se trouvent les dominicains d’Arcueil qu’a ramenés la garnison de Bicêtre. Les moines se hâtent de fuir par l’avenue d’Italie ; la vue de leur robe exaspère les fédérés qui tiennent les abords et une douzaine des apôtres de l’Inquisition sont rattrapés par les balles.