À sept heures moins un quart environ, près de la mairie, nous aperçûmes Delescluze, Jourde et une cinquantaine de fédérés marchant dans la direction du Château-d’Eau. Delescluze dans son vêtement ordinaire, chapeau, redingote et pantalon noir, écharpe rouge autour de la ceinture, peu apparente comme il la portait, sans armes, s’appuyant sur une canne. Redoutant quelque panique au Château-d’Eau, nous suivîmes le délégué, l’ami. Quelques-uns de nous s’arrêtèrent à l’église Saint-Ambroise pour prendre des cartouches. Nous rencontrâmes un négociant d’Alsace , venu depuis cinq jours faire le coup de feu contre cette Assemblée qui avait livré son pays ; il s’en retournait la cuisse traversée. Plus loin, Lisbonne blessé que soutenaient Vermorel, Theisz, Jaclard. Vermorel tombe à son tour grièvement frappé. Theisz et Jaclard le relèvent, l’emportent sur une civière ; Delescluze serre la main du blessé et lui dit quelques mots d’espoir. À cinquante mètres de la barricade, le peu de gardes qui ont suivi Delescluze s’effacent, car les projectiles obscurcissaient l’entrée du boulevard.
Le soleil se couchait, derrière la place. Delescluze, sans regarder s’il était suivi, s’avançait du même pas, le seul être vivant sur la chaussée du boulevard Voltaire. Arrivé à la barricade, il obliqua à gauche et gravit les pavés. Pour la dernière fois, cette face austère, encadrée dans sa courte barbe blanche, nous apparut tournée vers la mort. Subitement, Delescluze disparut. Il venait de tomber foudroyé, sur la place du Château-d’Eau.
Quelques hommes voulurent le relever ; trois sur quatre tombèrent. Il ne fallait plus songer qu’à la barricade, rallier ses rares défenseurs. Johannard, au milieu de la chaussée, élevant son fusil et pleurant de colère, criait aux terrifiés : « Non ! vous n’êtes pas dignes de défendre la Commune ! » La nuit tomba. Nous revînmes, laissant, abandonné aux outrages d’un adversaire sans respect de la mort, le corps de notre pauvre ami.
Il n’avait prévenu personne, même ses plus intimes. Silencieux, n’ayant pour confident que sa conscience sévère, Delescluze marcha à la barricade comme les anciens Montagnards allèrent à l’échafaud. La longue journée de sa vie avait épuisé ses forces. Il ne lui restait plus qu’un souffle ; il le donna. Il ne vécut que pour la justice. Ce fut son talent, sa science, l’étoile polaire de sa vie. Il l’appela, il la confessa trente ans à travers l’exil, les prisons, les injures, dédaigneux des persécutions qui brisaient ses os. Jacobin, il tomba avec des socialistes pour la défendre. Ce fut sa récompense de mourir pour elle, les mains libres, au soleil, à son heure, sans être affligé par la vue du bourreau .
Les Versaillais s’acharnent toute la soirée contre l’entrée du boulevard Voltaire protégée par l’incendie des deux maisons d’angle. Du côté de la Bastille, ils ne dépassent guère la place Royale ; ils entament le XIIe. Abrités par la muraille du quai, ils avaient, dans la journée, pénétré sous le pont d’Austerlitz. Le soir, couverts par leurs canonnières et leurs batteries du Jardin des Plantes, ils arrivent auprès de Mazas.
Notre aile droite a mieux tenu. Les Versaillais n’ont pu dépasser la ligne du chemin de fer de l’Est. Ils attaquent de loin la rue d’Aubervilliers, aidés par les feux de la Rotonde. Du haut des buttes Chaumont, Ranvier canonne vigoureusement Montmartre, quand une dépêche lui affirme que le drapeau rouge flotte au moulin de la Galette. Ranvier, n’y pouvant croire, refuse de discontinuer son feu.
Le soir, les Versaillais forment devant les fédérés une ligne brisée qui, partant du chemin de fer de l’Est, passant au Château-d’Eau près de la Bastille, aboutit au chemin de fer de Lyon. Il ne reste à la Commune que deux arrondissements intacts, les XIXe et XXe, et la moitié des XIe et XIIe.