Les soldats, continuant leurs surprises nocturnes, se glissent aux barricades désertes de la rue d’Aubervilliers et du boulevard de la Chapelle. Du côté de la Bastille, ils occupent la barricade de la rue Saint-Antoine au coin de la rue Castex, la gare du chemin de fer de Lyon, la prison de Mazas ; dans le IIIe, les défenses abandonnées du marché et du square du Temple. Ils atteignent les premières maisons du boulevard Voltaire et s’établissent aux Magasins-Réunis.
Dans l’ombre de la nuit, un commandant versaillais fut surpris par les avant-postes de la Bastille et fusillé, « sans respect des lois de la guerre », dit le lendemain M. Thiers. Comme si depuis quatre jours qu’il fusillait sans pitié des milliers de prisonniers, vieillards, femmes et enfants, M. Thiers suivait d’autre loi que celle des sauvages !
L’attaque recommence au jour naissant. À la Villette, les Versaillais, franchissant la rue d’Aubervilliers, tournent et occupent l’usine à gaz abandonnée ; au centre, ils gagnent le cirque Napoléon. À droite, dans le XIIe, ils envahissent sans lutte les bastions les plus rapprochés du fleuve. Un détachement suit le remblai du chemin de fer de Vincennes et occupe la gare, un autre le boulevard Mazas (aujourd’hui Diderot) et pénètre dans le faubourg Saint-Antoine. La Bastille est ainsi pressée sur son flanc droit, pendant que les troupes de la place Royale l’attaquent à gauche par le boulevard Beaumarchais.
Le vendredi, le soleil se refuse. Cette canonnade de cinq jours a provoqué la pluie qui suit ordinairement les grandes batailles. La fusillade a perdu sa voix brève et ronfle sourdement. Les hommes, harassés, mouillés jusqu’aux os, distinguent à peine derrière le voile humide le point d’où vient l’attaque. Les obus d’une batterie versaillaise établie à la gare d’Orléans bouleversent l’entrée du faubourg Saint-Antoine. À sept heures, on annonce l’apparition des soldats dans le haut du faubourg. On y court avec des canons. Qu’il tienne, ou la Bastille est tournée.
Il tient bon. La rue d’Aligre et la rue Lacuée rivalisent de dévouement. Retranchés dans les maisons, les fédérés ne cèdent ni ne reculent. Et grâce à leur sacrifice, la Bastille disputera pendant six heures encore ses vestiges de barricades et ses maisons déchiquetées. Chaque pierre a sa légende dans cet estuaire de la Révolution. L’œil de bronze enchâssé dans la muraille est un biscaïen lancé en 89 par la forteresse. Adossés aux mêmes murs, les fils des combattants de Juin disputent le même pavé que leurs pères. Ici, les conservateurs de 48 ont fait rage pareille à ceux de 71 ! La maison d’angle des boulevards Beaumarchais et Richard-Lenoir, le coin gauche de la rue de la Roquette, l’angle de la rue de Charenton s’écroulent à vue d’œil, en décor de théâtre. Dans ces ruines, sous ces poutres enflammées, des hommes tirent le canon, redressent dix fois le drapeau rouge, dix fois abattu par les balles versaillaises. Impuissante à triompher d’une armée, la vieille place glorieuse veut faire une bonne mort.
Combien sont-ils à midi ? Cent, puisqu’il y a le soir cent cadavres sur la barricade-mère. Rue Crozatier, ils sont morts. Ils sont morts, rue d’Aligre, tués dans la lutte ou après le combat. Et comme ils meurent ! Rue Crozatier, c’est un artilleur de l’armée qui a passé au peuple le 18 Mars. Il est cerné. « On va te fusiller ! » crient les soldats. Lui, hausse les épaules : « On ne meurt qu’une fois ! » Plus loin, c’est un vieillard qui se débat. L’officier, par un raffinement de cruauté, veut le fusiller sur un tas d’ordures. « Je me suis battu bravement, dit le vieillard, j’ai le droit de ne pas mourir dans la merde. »