Mort de Millière

Du reste, on meurt bien partout. Ce jour même, Millière, arrêté sur la rive gauche, est amené à l’état-major de Cissey. Ce général d’Empire, perdu de sales dettes dont il mourut et qui, ministre de la guerre, laissa surprendre par sa maîtresse, une Allemande, le plan d’un des nouveaux forts de Paris, avait fait du Luxembourg un des abattoirs de la rive gauche. Le rôle de Millière, on l’a vu, avait été de conciliation et sa polémique dans les journaux d’un ton très élevé. Il était resté étranger à la bataille, quoiqu’on affectât de le confondre avec le chef de la 18e légion ; mais la haine des officiers bonapartistes, celle de Jules Favre le guettait. L’exécuteur, le capitaine d’état-major Garcin, aujourd’hui général, a raconté tête haute ce crime. L’histoire lui doit la parole pour montrer quelle boue humaine les vengeances de l’ordre firent sourdre.

Millière a été amené ; nous étions à déjeuner avec le général au restaurant de Tournon, à côté du Luxembourg. Nous avons entendu-un très grand bruit et nous sommes sortis. On m’a dit : « C’est Millière. » J’ai veillé à ce que la foule ne se fit pas justice elle-même. Il n’est pas entré dans le Luxembourg, il a été arrêté à la porte. Je m’adressai à lui, et je lui dis : « Vous êtes bien Millière ? – Oui, mais vous n’ignorez pas que je suis député. – C’est possible, mais je crois que vous avez perdu votre caractère de député. Du reste, il y a parmi nous un député, M. de Quinsonas, qui vous reconnaîtra .

J’ai dit alors à Millière que les ordres du général étaient qu’il fût fusillé. Il m’a dit : « Pourquoi ? »

Je lui ai répondu : « Je ne vous connais que de nom, j’ai lu des articles de vous qui m’ont révolté ; vous êtes une vipère sur laquelle on met le pied. Vous détestez la société. » Il m’a arrêté en disant avec un air significatif : « Oh ! oui, je la hais, cette société. » – « Eh bien, elle va vous extraire de son sein, vous allez être passé par les armes. » – C’est « de la justice sommaire, de la barbarie, de la cruauté. » – « Et toutes les cruautés que vous avez commises, prenez-vous cela pour rien ? Dans tous les cas, du moment que vous dites que vous êtes Millière, il n’y a pas autre chose à faire. »

« Le général avait ordonné qu’il serait fusillé au Panthéon à genoux, pour demander pardon à la société du mal qu’il lui avait fait. Il s’est refusé à être fusillé à genoux. Je lui ai dit : « C’est la consigne, vous serez fusillé à genoux et pas autrement. » Il a joué un peu la comédie, il a ouvert son habit, montrant sa poitrine au peloton d’exécution. Je lui ai dit : « Vous faites de la mise en scène, vous voulez qu’on dise comment vous êtes mort ; mourez tranquillement, cela vaut mieux. » – « Je suis libre, dans mon intérêt et dans l’intérêt de ma cause, de faire ce que je veux. » – « Soit, mettez-vous à genoux. » Alors il me dit : « Je ne m’y mettrai que si vous m’y faites mettre par deux hommes. » Je l’ai fait mettre à genoux et on a procédé à son exécution. Il a crié : « Vive l’humanité ! » Il allait crier autre chose quand il est tombé mort. »

Un militaire gravit les marches, s’approcha du cadavre et déchargea son chassepot dans la tempe gauche. La tête de Millière rebondit et, retournée en arrière, éclatée, noire de poudre, parut regarder le frontispice du monument .

« Vive l’humanité ! » Le mot dit les deux causes : « Je tiens autant à la liberté pour les autres peuples que pour la France », disait un fédéré à un réactionnaire. En 1871 comme en 1793, le combat de Paris est pour tous les opprimés.