L’enfer au grand jour, c’était le dock du plateau de Satory, vaste parallélogramme clos de murs, au terrain argileux que la moindre pluie détrempait. Les premiers arrivés emplirent vite les bâtiments qui pouvaient contenir treize cents personnes au plus ; les autres furent laissés dehors.
Le jeudi soir, à huit heures, un convoi, surtout composé de femmes, arriva au dock : « Plusieurs d’entre nous, m’a redit l’une d’elles – la femme d’un chef de légion, – étaient restées en route ; nous n’avions rien pris depuis le matin. Il faisait encore jour. Nous vîmes une grande foule de prisonniers. Les femmes étaient à part, dans une baraque auprès de l’entrée. Nous allâmes les rejoindre.
On nous dit qu’il y avait une mare. Mourantes de soif, nous y courûmes. Les premières qui burent poussèrent un grand cri : « Oh ! les misérables ! ils nous font boire le sang des nôtres ! » Depuis la veille, les prisonniers blessés venaient là laver leurs plaies. La soif nous torturait si cruellement que quelques-unes se rincèrent la bouche avec cette eau sanguinolente.
La baraque étant pleine, on nous fit coucher à terre par groupes de deux cents environ. Un officier vint et nous dit :
Viles créatures, écoutez l’ordre que je donne : – Gendarmes, à la première qui bouge, tirez sur ces putains. »
À dix heures, des détonations voisines nous firent sauter. Couchez-vous, misérables ! » crièrent nos gendarmes qui nous mirent en joue. On fusillait, à deux pas, quelques prisonniers. Nous crûmes que les balles nous traversaient la tête. Les fusilleurs vinrent relever nos gardiens. Nous restâmes, toute la nuit, gardées par ces hommes échauffés de carnage. Ils grommelaient à celles qui se tordaient de terreur et de froid : « Ne t’impatiente pas, ton tour va venir. » Au petit jour, nous vîmes les morts. Les gendarmes se disaient entre eux : « J’espère qu’en voilà une vendange ! »
Un soir, les prisonniers entendirent un bruit de pioches dans le mur du sud. Les fusillades, les menaces les avaient affolés : ils attendaient la mort de tous les côtés, sous toutes les formes ; ils crurent que cette fois on allait les faire sauter. Des trous s’ouvrirent et des mitrailleuses apparurent .
Le vendredi soir, un orage de plusieurs heures éclata sur le camp. Les prisonniers furent contraints, sous peine d’être mitraillés, de s’étendre toute la nuit dans la boue. Une vingtaine moururent de froid.
Le camp de Satory devint l’excursion favorite de la bonne compagnie versaillaise. Le capitaine Aubry en faisait les honneurs aux dames, aux députés, aux gens de lettres, comme Dumas fils, en quête d’études sociales, leur montrait ses sujets grouillant dans la boue, rongeant quelques biscuits, prenant des lampées à la mare où les gardiens ne se gênaient pas pour faire leurs ordures. Quelques-uns, devenant fous, se cassaient la tête contre les murs ; d’autres hurlaient, s’arrachaient les cheveux et la barbe. Un nuage pestilentiel s’élevait de cet amas vivant de haillons et d’épouvantes. « Ils sont là, disait l’Indépendance française, plusieurs milliers empoisonnés de crasse et de vermine, infectant à un kilomètre à la ronde. Des canons sont braqués sur ces misérables, parqués comme des bêtes fauves. Les habitants de Paris craignent l’épidémie résultant de l’enfouissement des insurgés tués dans la ville ; ceux que l’Officiel de Paris appelait les ruraux craignent bien davantage l’épidémie, résultat de la présence des insurgés vivant au camp de Satory. »
Voilà les honnêtes gens de Versailles qui venaient faire triompher « la cause de la justice, de l’ordre, de l’humanité et de la civilisation. » Combien, malgré le bombardement et les souffrances du siège, ces brigands de Paris avaient été bons et humains, à côté de ces honnêtes gens ! Qui a jamais maltraité un seul prisonnier dans le Paris de la Commune ? Quelle femme a péri ou a été insultée ? Quel coin des prisons parisiennes a caché une seule des mille tortures qui s’étalaient au grand jour de Versailles ?
Du 24 mai aux premiers jours de juin, les convois ne cessèrent d’affluer dans ces gouffres. Les arrestations continuaient par grands coups de filet, jour et nuit. Les sergents de ville accompagnaient les militaires, et les gens d’ordre, sous prétexte de perquisitions, forçaient les meubles, lardaient de coups de baïonnettes les endroits suspects, appropriaient les objets de valeur. Les appartements des membres ou des fonctionnaires marquants de la Commune furent dévalisés et l’on condamna plus tard des officiers pour des vols trop flagrants : le lieutenant-colonel Thierce, maire provisoire du XIIIe ; Lyoën, prévôt du XVIIe, etc. . Ils arrêtaient non seulement les personnes compromises dans les derniers évènements, celles que dénonçaient les pièces imprudemment laissées dans les mairies et les ministères, mais quiconque était connu pour ses opinions républicaines. Arrêtés également les fournisseurs de la Commune et même les musiciens qui n’avaient jamais franchi les remparts. Les ambulanciers eurent le même sort. Et pourtant, pendant le siège, un délégué de la Commune, inspectant les ambulances de la Presse, avait dit au personnel : « Je n’ignore pas que la plupart d’entre vous sont amis du gouvernement de Versailles ; mais je souhaite que vous viviez pour reconnaître votre erreur. Je ne m’inquiète pas de savoir si les lancettes au service de nos blessés sont royalistes ou républicaines, je vois que vous remplissez dignement votre tâche ; je vous en remercie : j’en ferai un rapport à la Commune » .
Quelques fédérés s’étaient réfugiés dans les catacombes ; on leur fit la chasse aux flambeaux. Les agents de police, assistés de chiens, tiraient sur toute ombre suspecte. Des battues furent organisées dans les forêts avoisinant Paris. La police tint toutes les gares, toutes les sorties de France. Les passeports durent être renouvelés et visés à Versailles. Les patrons de bateau furent surveillés. Le 26 mai, Jules Favre avait demandé à toutes les puissances étrangères l’extradition des fugitifs, sous le prétexte que la lutte des Communeux n’était pas une lutte politique.