CHAPITRE XXXIVLes pontons – Les forts – Les premiers procès

La conciliation, c’est l’ange qui apparaît après l’orage pour réparer le malheur qu’il a fait.

DUFAURE.Séance du 26 avril 71.

Vous nous accusez d’avoir usé de la force contre les défenseurs de la loi ; moi je vous accuse d’avoir prolongé la lutte sans nécessité, d’avoir enseveli sous les ruines de nos maisons des familles ; d’avoir été sourds aux demandes de trêve et de conciliation qui vous étaient faites de toutes parts et de n’avoir pas épargné les vaincus… Vous avez fait votre réquisitoire, voilà le mien. Nous verrons lequel la France lira avec le plus d’indignation.

JULES FAVRE (Procès des insurgés de Lyon, 1834.)

Les lacs humains de Versailles et de Satory s’engorgèrent très vite. Dans les premiers jours de juin, on évacua les prisonniers sur les ports de mer, empilés dans des wagons à bestiaux dont les bâches, fortement tendues, refusaient le passage à l’air. Dans un coin, un tas de biscuits ; « jetés eux-mêmes sur ce tas, les prisonniers l’avaient bientôt réduit en poussière ». Pendant vingt-quatre heures, et quelquefois trente-deux, ils restaient sans autres vivres et sans boisson. On se battait dans ce fouillis pour avoir un peu d’air, un peu de place. Nul ne pouvait descendre ; les excréments des malades se mêlaient à la boue des biscuits. Quelques-uns, « hallucinés, devenaient autant de bêtes fauves » . Un jour, à la Ferté-Bernard, des cris partent d’un wagon. Le chef d’escorte arrête le convoi ; les sergents de ville déchargent leurs revolvers à travers les bâches ; le silence se fait… et les cercueils roulants repartent à toute vapeur.

Du mois de juin au mois de septembre, Versailles jeta 28 000 prisonniers dans les rades, les forts, et les îles de l’Océan depuis Cherbourg jusqu’à la Gironde. Vingt-cinq pontons en prirent près de 20 000, les forts et les îles 7 837.

Les pontons

Il y a sur les pontons des tortures réglementaires. Les traditions de Juin 48 et de Décembre 51 furent religieusement suivies en 71. Les prisonniers, parqués d’ans des cages faites de madriers et de barreaux de fer, disposées à droite et à gauche des batteries, ne recevaient un filet de lumière que des sabords cloués. Nulle ventilation. Dès les premières heures, l’infection fut intolérable. Les sentinelles se promenaient dans le couloir central, avec ordre de tirer à la moindre plainte. Des canons chargés à mitraille enfilaient les batteries. Ni hamacs, ni couvertures. Pour toute nourriture, du biscuit, du pain et des haricots. Pas de vin, pas de tabac. Les habitants de Brest et de Cherbourg ayant apporté des provisions et quelques douceurs, les officiers les renvoyèrent.

Cette cruauté se relâcha quelque peu dans la suite. Les prisonniers reçurent un hamac pour deux, quelques chemises, quelques vareuses, du vin de loin en loin. Ils purent se laver, venir sur le pont respirer un peu. Les matelots montrèrent quelque humanité ; les fusiliers marins furent toujours les carnassiers des journées de Mai et souvent l’équipage dut leur arracher les prisonniers.

Le régime des pontons variait suivant l’humanité des officiers. À Brest, le commandant en second de la Ville de Lyon défendait qu’on insultât les détenus, tandis que le capitaine d’armes du Breslau les traitait en forçats. À Cherbourg, un des lieutenants du Tage, Clémenceau se montra féroce. Le commandant du Bayard fit de son vaisseau un diminutif de l’Orangerie. Les flancs de ce navire ont abrité les actes les plus abominables qui aient souillé l’histoire de la marine française. Le silence absolu était la règle du bord. Dès qu’on parlait dans les cages, la garde menaçait ; elle tira plusieurs fois. Pour une réclamation, un simple oubli du règlement, les prisonniers étaient attachés aux barreaux des cages par les chevilles et les poignets.