Ce procès devait être le procès-modèle, servir de type à la jurisprudence des conseils de guerre. Le procureur Dufaure et son président appliquèrent leur astuce chicanière à rapetisser le débat. Ils refusèrent aux accusés le caractère d’hommes politiques et réduisirent l’insurrection à un immense crime de droit commun, s’assurant ainsi le droit de couper court aux plaidoiries retentissantes et l’avantage des condamnations à la peine de mort que l’hypocrisie bourgeoise prétend abolie depuis 48 en matière politique. Le 3e conseil de guerre fut soigneusement trié. Il eut pour commissaire le commandant Gaveau, énergumène aux yeux égarés, récemment sorti d’une maison de fous et qui frappait les prisonniers dans les rues de Versailles ; pour président, le colonel Merlin, un des officiers de Bazaine ; le reste, assorti de bonapartistes à l’épreuve. Sedan et Metz allaient juger Paris.
La solennité commença le 7 août, dans une vaste salle à deux mille places. Les personnages de haut rang se carraient dans des fauteuils de velours rouge ; les députés occupaient trois cents sièges ; le reste appartenait aux bourgeois de marque aux familles honnêtes, à l’aristocratie de la prostitution, à la presse aboyante. Ces journalistes jacasseurs, ces toilettes tapageuses, ces visages souriants, ces jeux d’éventail, ces bouquets radieux ; ces lorgnettes braquées dans toutes les directions, rappelaient les premières les plus élégantes. Les officiers d’état-major, en grand uniforme, conduisaient les dames à leur place, sans oublier la révérence de rigueur.
Cette écume bouillonna quand les accusés parurent. Ils étaient dix-sept : Ferré, Assi, Jourde, Paschal Grousset, Régère, Billioray, Courbet, Urbain, Victor Clément, Trinquet, Champy, Rastoul, Verdure, Descamps, Ulysse Parent, membres de la Commune ; Ferrat, Lullier, du Comité Central.
Gaveau lut l’acte d’accusation, pot-pourri des sottises qui traînaient depuis trois mois dans les-journaux versaillais. Cette révolution était née de deux complots, celui du parti révolutionnaire et celui de l’Internationale ; Paris s’était levé le 18 Mars pour répondre à l’appel de quelques scélérats ; le Comité Central avait ordonné l’exécution de Lecomte et de Clément Thomas ; la manifestation de la place Vendôme était une manifestation sans armes ; le médecin en chef de l’armée avait été assassiné au moment où il faisait : un suprême appel à la conciliation ; la Commune avait commis des vols de toute sorte ; les outils des sœurs de Picpus se transformaient en instruments d’orthopédie ; l’explosion de la cartoucherie Rapp était l’œuvre de la Commune « désireuse d’allumer la haine violente de l’ennemi au cœur des fédérés » ; Ferré avait présidé à l’exécution des otages de la Roquette et incendié le ministère des Finances, comme le prouvait le fac-similé d’un ordre écrit de sa main : « Flambez Finances ! ». Chacun des membres de la Commune avait à répondre des faits relatifs à ses fonctions particulières, et collectivement, de tous les décrets rendus. Ce rapport de bas policier, communiqué d’avance à M. Thiers, faisait de la Commune une simple affaire de chauffeurs.
Il tint toute l’audience. Le lendemain, Ferré, interrogé le premier, refusa de répondre et il déposa des conclusions sur le bureau. « Les conclusions de l’incendiaire Ferré sont sans portée ! » dit Gaveau, et on fit avancer les témoins à charge. Quatorze sur vingt-quatre appartenaient à la police ; les autres étaient des prêtres ou des employés du Gouvernement. Un expert en écritures, célèbre au palais par ses bévues, affirma que l’ordre : Flambez Finances ! était bien de l’écriture de Ferré. En vain l’accusé demanda que la signature de cet ordre fût confrontée avec les siennes qui figuraient en grand nombre sur les registres d’écrou, qu’on produisît au moins l’original et non le fac-similé ; Gaveau s’écria, indigné : « Mais c’est de la méfiance ! » .
Ainsi fixés dès le début sur le complot et sur le caractère de leurs juges, les accusés pouvaient décliner un tel débat et, comme ceux de mai 1839, tendre sans mot dire la tête au bourreau. Ils acceptèrent la discussion que Gaveau engageait. Encore s’ils eussent revendiqué leur caractère politique ; quelques-uns le renièrent. Presque tous s’enfermèrent dans leur défense personnelle ; chez plusieurs, la préoccupation du salut se trahit par des défaillances. – Lullier, lui, se vanta très hautement d’avoir trahi la Commune. – Mais du banc même des accusés une voix du peuple abandonné s’éleva vengeresse. Un ouvrier, de cette forte race qui mène de front le travail et le combat, un membre de la Commune intelligent et convaincu, modeste à l’Hôtel de Ville, l’un des premiers au feu, le cordonnier Trinquet, revendiqua l’honneur d’avoir rempli son mandat jusqu’au bout : « J’ai été, dit-il, envoyé à la Commune par mes concitoyens ; j’ai payé de ma personne ; j’ai été aux barricades et je regrette de ne pas y avoir été tué : je n’assisterais pas aujourd’hui au triste spectacle de collègues qui, après avoir eu leur part d’action, ne veulent plus avoir leur part de responsabilité. Je suis un insurgé, je n’en disconviens pas. »
Il fallut aussi entendre Jourde. Sans documents, par un prodigieux effort de mémoire, l’ancien délégué aux Finances établit les recettes et les dépensés de la Commune, avec une abondance de détails, une modération de termes, une verve qui, pendant plus d’une heure, obligèrent cette salle au silence.
Les interrogatoires se traînèrent pendant dix-sept audiences. Même public de soldats, de bourgeois, de filles huant les accusés ; mêmes témoins : prêtres, agents, fonctionnaires ; mêmes fureurs de Gaveau, même cynisme du tribunal, mêmes fureurs de la presse. Les massacres ne l’avaient pas rassasiée. Elle hurlait aux accusés, réclamait leur mort et les roulait dans la boue de ses comptes rendus. « Il ne faut pas s’y tromper, disait la Liberté, il ne faut pas surtout chercher à épiloguer, c’est bien une bande de scélérats, d’assassins, de voleurs et d’incendiaires que nous avons sous les yeux. Arguer de leur situation d’accusés pour exiger à leur égard du respect et le bénéfice de l’alea, qui les suppose innocents, c’est de la mauvaise foi ! Non, non ! mille fois non ! ce ne sont pas des accusés ordinaires ; ils ont été pris, les uns en flagrant délit et les autres ont si bien signé leur culpabilité par actes authentiques et solennels qu’il suffit d’établir leur identité pour s’écrier avec la voix pleine et sonore de la conviction : Oui, oui ! ils sont coupables ! » C’était là un des calmes. Les correspondants étrangers furent révoltés. « Il est impossible d’imaginer rien de plus scandaleux que le ton de la presse du demi-monde pendant ce procès », disait le Standard, journal conservateur des plus injurieux pour la Commune. Des accusés ayant réclamé la protection du président, Merlin prit la défense des journaux.
Vint le réquisitoire. Gaveau, pour rester fidèle à sa consigne, soutint que Paris avait combattu six semaines afin de permettre à quelques individus de voler des résidus de caisse, de brûler des maisons et de fusiller quelques gendarmes. Le robin à épaulettes démolissait comme militaire les arguments qu’il échafaudait comme procureur. « La Commune, disait-il, avait fait acte de Gouvernement », et cinq minutes après, il refusait aux membres de la Commune le caractère d’hommes politiques. Passant aux divers accusés, il disait de Ferré : « Je perdrais mon temps et le vôtre en discutant les nombreuses charges qui pèsent sur lui » ; de Jourde, dont il n’avait pas compris un mot : « Les chiffres qu’il vous apporte sont tout à fait imaginaires ; je n’abuserai pas de vos moments pour les discuter. » Pendant la bataille des rues, Jourde avait reçu l’ordre du Comité de salut public de remettre mille francs à chacun des membres de la Commune pour parer à bien des nécessités. Une trentaine seulement, actifs dans la lutte, avaient touché cette somme. Gaveau dit : « Ils se sont partagé des millions. » Il devait le croire. Quel souverain a quitté le pouvoir sans emporter des millions ? Il accusait Paschal Grousset d’avoir volé du papier pour imprimer son journal ; un autre, d’avoir vécu avec une maîtresse. Grossier soudard, incapable de comprendre que plus il rapetissait les hommes, plus il grandissait cette révolution, si vivace malgré des défaillances et les incapacités.