Déclaration de Ferré

L’assistance scandait ce réquisitoire d’applaudissements frénétiques. À la fin, il y eut des rappels comme au théâtre. Merlin donna la parole au défenseur de Ferré. Mais Ferré déclare qu’il veut se défendre lui-même, et il commence à lire une déclaration :

 

« Après la conclusion du traité de paix, conséquence de la honteuse capitulation de Paris, la République était en danger, les hommes qui avaient succédé à l’Empire écroulé dans la boue et le sang

MERLIN – Écroulé dans la boue et le sang… Ici je vous arrête. Est-ce que votre gouvernement n’était pas dans la même situation ?

FERRÉ –… se cramponnaient au pouvoir et, quoique accablés par le mépris public, ils préparaient dans l’ombre un coup d’État ; ils persistaient à refuser à Paris l’élection de son conseil municipal…

GAVEAU – Ce n’est pas vrai !

MERLIN – Ce que vous dites-là, Ferré, est faux. Continuez, mais à la troisième fois, je vous arrêterai.

FERRÉ –… Les journaux honnêtes et sincères étaient supprimés, les meilleurs patriotes étaient condamnés à mort…

GAVEAU – L’accusé ne peut continuer cette lecture. Je vais demander l’application de la loi.

FERRÉ –… Les royalistes se préparaient au partage des restes de la France ; enfin, dans la nuit du 18 mars, ils se crurent prêts et tentèrent le désarmement de la garde nationale et l’arrestation en masse des républicains…

MERLIN – Allons, asseyez-vous, je donne la parole à votre défenseur.

L’avocat nommé d’office demande que Ferré puisse lire les dernières phrases de sa déclaration. Merlin cède.

FERRÉ –… Membre de la Commune, je suis entre les mains de ses vainqueurs. Ils veulent ma tête, qu’ils la prennent ! Jamais je ne sauverai ma vie par la lâcheté. Libre j’ai vécu, j’entends mourir de même.

« Je n’ajoute plus qu’un mot : La fortune est capricieuse ; je confie à l’avenir le soin de ma mémoire et de ma vengeance. »

MERLIN – La mémoire d’un assassin !

GAVEAU – C’est au bagne qu’il faut envoyer un manifeste pareil !

MERLIN – Tout cela ne répond pas aux actes pour lesquels vous êtes ici.

FERRÉ – Cela signifie que j’accepte le sort qui m’est fait.

Pendant ce duel entre Merlin et Ferré, la salle était restée haletante ; des huées éclatèrent quand Ferré eut fini. Le président dut lever la séance et les juges sortaient, quand un avocat demanda qu’on donnât acte à la défense de ce que le président avait traité Ferré d’assassin. Les huées de l’auditoire reprirent. Le défenseur se tourna vers le tribunal, les bancs de la presse, le public. Des injures parties de tous les coins de la salle couvrirent sa voix pendant plusieurs minutes. Merlin, qui rayonnait, répondit cavalièrement : « Je reconnais que je me suis servi de l’expression dont parle le défenseur. Le conseil vous donne acte de vos conclusions. »

La veille, à un avocat qui lui disait : « Nous sommes tous justiciables, non pas de l’opinion publique d’aujourd’hui, mais de l’histoire qui nous jugera », Merlin avait tranquillement répondu : « L’histoire ! À cette époque nous ne serons plus là ! » La bourgeoisie française avait trouvé la monnaie de Jeffries.

Le lendemain, de bonne heure, la salle fut comble. La curiosité du public, l’anxiété des juges étaient extrêmes. Gaveau, pour accuser ses adversaires de tous les crimes à la fois, avait parlé deux jours politique, histoire, socialisme. Il suffisait de répondre à chacun de ses arguments pour donner à la cause le caractère politique qu’il lui refusait. Si quelque accusé allait se réveiller enfin et, moins soucieux de sa personne que de la Commune, suivre pas à pas le réquisitoire, aux grotesques théories de conspiration opposer l’éternelle provocation des classes privilégiées, raconter Paris s’offrant au Gouvernement de la Défense, trahi par lui, attaqué par Versailles, ensuite abandonné, les prolétaires réorganisant tous les services de l’immense cité, et, en état de guerre, entourés de trahisons, gouvernant deux mois sans mouchards et sans supplices, pauvres, ayant dans la main les milliards de la Banque, toutes les richesses publiques et celles de leurs ennemis ; si, en face des soixante-trois otages exécutés, il allait dresser les vingt mille fusillés, entrouvrir les pontons, les geôles regorgeant de quarante mille malheureux et, prenant le monde à témoin, au nom de la vérité, de la justice, de l’avenir, faire de la Commune accusée la Commune accusatrice !

Le président pourrait bien l’interrompre, les cris de l’auditoire couvrir sa revendication, le conseil le déclarer hors la loi, un tel homme saurait bien, comme Danton, comme Barbès, Blanqui, Raspail, Cabet, trouver un geste, un cri qui perçât les murailles et cracher un anathème à la tête du tribunal.

La cause vaincue n’eut pas cette vengeance. Au lieu de présenter une défense collective ou de rentrer dans un silence qui aurait sauvé leur dignité, les accusés passèrent la parole aux avocats. Chacun de ces messieurs tira de son côté pour sauver son client, même aux dépens de celui du confrère. L’avocat de Courbet était celui du Figaro et le confident de l’impératrice ; tel autre – un des manifestants de la place Vendôme, priait le tribunal de ne pas confondre sa cause avec le scélérat d’à côté. Il y eut des plaidoiries de platitude. Cet abaissement ne désarmait ni le tribunal, ni le public. À chaque instant, Gaveau s’élançait de son fauteuil : « Vous êtes un insolent ! disait-il à un avocat, s’il y a quelque chose d’absurde ici, c’est vous ! » L’auditoire applaudissait, toujours prêt à se ruer sur les accusés. Le 31 août, sa fureur devint telle que Merlin menaça de faire évacuer la salle.