Rigueurs redoublées

Ribourt avait apporté la destitution du gouverneur, La Richerie, ancien gouverneur de Cayenne, lequel, par ses rapines, s’était fait en Calédonie une fortune scandaleuse. Le gouvernement provisoire fut confié au colonel Alleyron, célèbre pendant les massacres de Mai. Alleyron décréta que tout déporté donnerait à l’État une demi-journée de travail sous peine de ne recevoir que les vivres strictement indispensables, 700 grammes de pain, 1 centilitre d’huile et 60 grammes de légumes secs. Les déportés protestant, il expérimenta sur cinquante-sept, dont quatre femmes.

Elles étaient soumises aux mêmes rigueurs que les hommes, ayant revendiqué le droit commun. Louise Michel, Le Mel et les condamnées à la déportation fortifiée déclarèrent qu’elles se tueraient si on voulait les séparer des autres déportés. Insultées par les gendarmes, injuriées dans les ordres du jour du commandant de la presqu’île Ducos, non fournies des vêtements de leur sexe, elles furent parfois obligées de s’habiller en hommes. Plusieurs étaient jeunes et agréables. « Jamais, a dit un de leur compagnons, Henry Bauer, ces femmes captives avec huit cents hommes ne furent cause de scandale, ni de rixe, ni de dispute ; elles se gardèrent du désordre et de la vénalité. » Pareilles furent les déportées de l’île des Pins.

L’arrivée, en 75, du nouveau gouverneur, de Pritzbuer, termina la brillante carrière d’Alleyron. Ce renégat du protestantisme, envoyé en Calédonie par les influences jésuitiques du Sacré-Cœur, trouva le moyen, avec des allures doucereuses, d’aggraver la misère des communaux. Il fut assisté par Monseigneur d’Anastasiopolis, évêque de Nouméa, et ce Charrière qui déclarait les criminels du bagne beaucoup plus honorables que les condamnés de la Commune. Pritzbuer maintint l’arrêté d’Alleyron, en plus il édicta la suppression de la ration complète pour ceux qui, dans une année, n’auraient pas su se créer de ressources suffisantes et, au bout d’un certain temps, leur abandon complet par l’administration. Un bureau fut créé pour mettre les déportés en rapport avec les commerçants de Nouméa, mais le bureaucrate ne pouvait accroître le commerce ou l’industrie d’un pays où le fonds manque et, malgré tous les prix et médailles par eux remportés aux Expositions, les communeux ne trouvèrent guère d’acheteurs ; les moins habiles restèrent sous le coup de l’arrêté de 74. En réalité, à partir de cette époque, les simples déportés vécurent sous le régime de la faim, avec la faculté de se mouvoir.

Malgré tant d’efforts pour les réduire, l’honneur des déportés resta au-dessus. Les conseils de guerre avaient volontairement mêlé aux vrais combattants un élément mauvais, des repris de justice, rôdeurs de barrière, qui se dénommaient eux-mêmes « la tierce ». Les communeux mirent à la raison les plus méchants et le contact d’ouvriers d’élite améliora les autres. En 74, on ne comptait, pour faits plus ou moins graves, que 13 condamnations, sur 4 000 déportés, que 83 pour indiscipline, ivresse ou tentatives d’évasion.

Tentatives presque toujours condamnées d’avance. Les combattants de Paris n’avaient pas droit au bonheur de Bazaine, que Mac-Mahon fit évader de sa villégiature. Et comment fuir sans argent, sans relations ? On compte une quinzaine d’évasions à peine. En 75, Rastoul, membre de la Commune, et dix-neuf de ses camarades de l’île des Pins, se confièrent à une barque ; la mer rendit quelques planches et garda les corps. Plus tard, de l’île Nou, Trinquet et un ami s’enfuirent sur une chaloupe à vapeur. Poursuivis et atteints, ils se jetèrent à l’eau où l’un périt ; Trinquet fut rendu à la vie et au bagne.

Il broyait toujours les communeux sans les réduire. Un seul s’y montra misérable : Lullier, exempté de la mort et qui dénonça une tentative d’évasion. Maroteau y mourut au commencement de 75. La commission des grâces avait commué Satory en l’île Nou. À vingt-cinq ans, pour deux articles, il s’éteignait au bagne, pendant que les journalistes versaillais qui avaient demandé et obtenu le carnage s’épanouissaient à Paris. « Ce n’est pas une grande affaire de mourir, dit-il aux amis qui entourèrent son agonie, mais j’eusse préféré le poteau de Satory à ce grabat infect. Mes amis, pensez à moi ; que va devenir ma mère ! » Il n’était pas de mois qui n’eût ses morts ; années sur années apportèrent les mêmes glas. En 78, Pritzbuer est remplacé par Olry, point clérical, dit-on, juste, à ce qu’on assure. Les communeux du bagne reçurent toujours la bastonnade comme au temps de Pritzbuer et de La Richerie. Les déportés de la Grande-Terre n’eurent pas le sort meilleur. Quelques-uns, graciés mais obligés de rester en Calédonie, demandèrent au commissaire de Nouméa un travail qu’ils ne pouvaient trouver ; il leur répondit : « Volez, vous aurez du pain pour longtemps. » L’un d’eux se pendit. L’hôpital d’aliénés de l’île des Pins continua de regorger.