Les proscrits de Belgique

Des trois principales proscriptions, celle de Belgique ne fut pas la moins marquante, bien que très surveillée. Les réfugiés furent bien accueillis par les militants belges, Brismée, de Paepe, Hector Denis, Janson, de Greef, etc. ; par les proscrits de l’Empire, Dr Watteau, Boichot, Berru, Laussédat, etc. Les grands architectes et entrepreneurs trouvèrent dans la proscription des auxiliaires appréciables, à ce moment où Bruxelles se transformait. Les contremaîtres Guillaume, chef des travaux au nouveau Palais de Justice ; Perret, qui construisit les serres royales ; Michevant, qui bâtit une des maisons les plus originales ; des sculpteurs sur pierre et sur bois comme Leroux, Martel, Mairet, maître ouvrier en son art, contribuèrent en grande partie à l’originalité des boulevards et des magnifiques avenues du Bruxelles moderne. Albert Ricaud, Oscar Français font aujourd’hui encore de grands travaux. Perrachon, l’un des fondateurs de l’Internationale, créa une fabrique de bronzes d’art ; Personne introduisit l’industrie des lits et des fauteuils mécaniques, les frères Tantôt, celle des bâches mobiles. Poteau importa la chromolithographie. Des graveurs émérites, tels que Gossin ; des ouvriers bijoutiers, Detaille, Deliot, Taillet ; des dessinateurs, Aubry, Ducerf, Devienne ; des comptables, Faillet, Bouit, Damal, Sorel, furent vite recherchés. Il y avait des libraires et des imprimeurs, Debock, Moret, Marcilly ; des ingénieurs, dont Henry Prodhomme, Iribe ; nombre de commerçants, Bayeux-Dumesnil, l’ancien maire du IXe ; Béon, l’un des organisateurs des criées aux halles centrales de Bruxelles ; Bernard, entrepreneur de charpentes ; Thirifocq, l’orateur de la manifestation des francs-maçons. Le professeur d’escrime et de boxe Charlemont entretenait les ardeurs militantes. D’autres acceptaient bravement la lutte pour la vie et confectionnaient des paniers d’osier. Comme à Londres, à Genève, les femmes, couturières, modistes, apportèrent le goût parisien. L’article de Paris, si ingénieux, si délicat, qui rendait l’Europe notre tributaire, commença de se fabriquer en Belgique.

Cette proscription eut, comme les autres, des professeurs et des écrivains. L’auteur des Hébertistes et du Molochisme, Tridon, l’ancien membre de la Commune, mourut peu après son arrivée. Aconin enseigna le droit romain avant d’être directeur d’assurances ; Leverdays, l’auteur des Assemblées parlantes, esprit encyclopédique, fit pour l’Université de Liège des dessins anatomiques et des travaux micrographiques de haute science. Parmi les journalistes, Ranc, Vaughan, Tabaraud, Cheradame, Gally, Fernand Delisle, Drulhon, Jules Meeüs, Georges Cavalié ; Jourde vint à Bruxelles après son expulsion d’Alsace.

Près de Strasbourg, à Schiltigheim, quelques proscrits, Avrial, Langevin, anciens membres de la Commune, Sincholle, un des meilleurs élèves de Centrale, avaient fondé, en 74, un important établissement de constructions mécaniques, auquel Jourde fut attaché comme comptable. Leur industrie était prospère ; le gouvernement de Mac-Mahon demanda leur expulsion . Bismarck fit signifier aux proscrits l’ordre de partir sous quinze jours. Vainement ils démontrèrent qu’une liquidation à si bref délai était la ruine, un grand nombre d’industriels de Schiltigheim et de Strasbourg appuyèrent leur requête, le journal conservateur de Strasbourg rendit hommage à leur honorabilité et reconnut qu’ils avaient conservé « une attitude très réservée, très calme » , ils durent partir devant Mac-Mahon qui, une fois de plus, appelait l’Allemand contre les hommes de la Commune.

L’Autriche fit mieux que la Prusse. Elle convoqua un congrès de toutes les polices pour faire l’Europe nette des communeux. Un très petit nombre de proscrits vivaient à Vienne ; quelques professeurs, dont Sachs, Rogeard ; Barré, appelé de Londres par la plus grande maison de ciselure, auteur du bouclier qui figura à l’Exposition de 1878. Un décret impérial les expulsa ; Rogeard, excepté de la mesure générale, voulut suivre ses camarades dans ce nouvel exil.

La Hollande ne vit que des proscrits de passage, venus en 72 pour le congrès de l’Internationale à La Haye. Depuis la guerre et la Commune, le Conseil général résidant à Londres n’était qu’une ombre ; la section française avait péri ; les délégués anglais, soucieux de leur avenir politique, s’étaient retirés ; Bakounine, en Suisse, développait son organisation rivale. Les séances du congrès furent orageuses et la majorité excommunia Bakounine et ses adhérents. Le lien international était rompu ; le congrès le sentit si bien qu’il désigna New-York pour l’année suivante. L’immortelle idée proclamée en 1864 allait revêtir une forme nouvelle.