VII
Service des postes

« … Accompagné de Frankel et d’un de mes frères, je me rendis à l’Hôtel des Postes, qui était encore occupé par des gardes nationaux de l’ordre. Je fus reçu immédiatement par M. Rampont, entouré du conseil d’administration. M. Rampont déclara d’abord ne pas reconnaître l’autorité du Comité Central qui m’avait nommé ; mais je crois que ce fut une précaution de pure forme, car il parlementa tout aussitôt. Je lui dis que le Gouvernement du 4 Septembre qui l’avait nommé était également né d’un mouvement révolutionnaire et que cependant il l’avait accepté. Dans le cours de la discussion, il nous déclara qu’il était socialiste mutuelliste, partisan des idées de Proudhon, et par conséquent hostile aux idées communistes qui venaient de triompher avec la révolution du 18 Mars. Je lui répondis que la révolution du 18 Mars n’était pas le triomphe d’une école socialiste, mais le prélude d’une transformation sociale sans acception d’école et que, moi-même, j’appartenais au courant mutuelliste. Après une longue conversation où il se déclara prêt à reconnaître l’autorité de la Commune, qui allait être nommée dans deux ou trois jours, il me proposa de soumettre au Comité Central la transaction suivante : Jusqu’au jour où la Commune aurait statué, il s’engageait à rester à la direction des Postes ; il acceptait le contrôle de deux délégués du Comité. Il faut remarquer que la Poste était occupée par des gardes nationaux bourgeois et que nous n’avions aucune force à notre disposition. Je transmis cette proposition à Vaillant et à Antoine Arnaud (qui m’avaient remis ma nomination) pour qu’ils en fissent part au Comité. J’attendis en vain une réponse.

La Commune se réunit. Le second jour peut-être, je soulevai la question de la Poste. Elle devait venir à l’ordre du jour, mais toujours de cette façon confuse que l’on retrouve dans l’ordre de ces débats, lorsque, le 30 mars, un ouvrier vint prévenir Pindy que l’administration des Postes désertait l’hôtel de la rue Jean-Jacques Rousseau. La Commune vota immédiatement ma nomination avec ordre de faire occuper l’hôtel. Chardon partit à la tête d’un bataillon, bientôt suivi de Vermorel et de moi. Il était sept ou huit heures du soir. Le travail était terminé et il ne restait qu’un nombre restreint d’employés. Quelques-uns nous firent un accueil sympathique ; d’autres parurent indifférents. Chardon laissa un poste et je passai seul la nuit dans l’hôtel.

À trois heures du matin, je parcourus les salles et les cours où arrivaient les employés pour le premier départ. Une affiche manuscrite apposée dans toutes les salles et dans toutes les cours ordonnait aux employés d’abandonner leur service et de se rendre à Versailles sous peine de révocation. J’arrachai les affiches et j’exhortai les employés à rester fidèles à leur poste. Il y eut d’abord indécision ; puis quelques-uns se décidèrent à se grouper autour de moi.

À huit heures, d’autres employés arrivent ; à neuf heures d’autres encore. Ils forment des groupes dans la grande cour, causent, discutent ; quelques-uns battent en retraite. Cet exemple peut être suivi par le plus grand nombre ; je fais fermer et occuper militairement les portes et je parcours les groupes, discutant, menaçant. Enfin, je donnai l’ordre à chacun de rentrer dans les bureaux. Là, un auxiliaire précieux m’arriva, le citoyen Coulon, employé des postes, socialiste, pour lequel j’avais une lettre d’un ami. Il eut un moment d’hésitation. Père de famille, très bien noté, sûr d’un avancement prochain, il allait risquer une place avantageuse. Mais son hésitation ne dura que quelques secondes. Il me promit son concours et il me le donna fidèlement jusqu’au dernier jour. Il a payé ce dévouement d’une révocation. Il fit mieux que de m’aider ; il me mit en rapport avec le citoyen Massen, ancien employé des postes, et qui devint bientôt mon second. Tous deux m’ont fourni sur cette administration, dont j’ignorais les plus simples rouages, des renseignements d’utilité première.

Tous les chefs de bureau avaient abandonné leur poste, les sous-chefs également, sauf un seul qui se fit aussitôt porter malade. Coulon et Massen s’entourèrent de quelques amis, premiers commis qui faisaient depuis longtemps toute la besogne des chefs de bureau. Le citoyen Mauviès, ancien directeur de province, fut mis à la tête du service de Paris.

Tous les bureaux divisionnaires avaient été fermés et abandonnés, à l’exception de deux. Le matériel indispensable aux opérations élémentaires avait été détourné, la caisse mise à sec, ainsi qu’il fut constaté dans un procès-verbal dressé par un commissaire de la Commune assisté de plusieurs notables du quartier, parmi lesquels M. Brelay, depuis député de Paris. Les timbres-poste, cachés ou emportés, manquaient. Les voitures avaient pris la route de Versailles, plus des neuf dixièmes du personnel avaient disparu, les facteurs et les garçons de bureau exceptés.

Plusieurs jours à l’avance, des paquets de service contenant des papiers administratifs avec la mention : « À conserver jusqu’à nouvel ordre sans ouvrir » avaient été envoyés aux directeurs et receveurs principaux de province. Quelques-uns de ces paquets furent saisis par nous.

Ainsi les engagements formels pris par M. Rampont n’avaient d’autre but que de gagner du temps pour rendre impossible la réorganisation du service.

Massen et Coulon, d’autres encore, d’un zèle infatigable, firent ouvrir par des serruriers les bureaux divisionnaires, en présence des commissaires de police de quartier, et installèrent des citoyens de bonne volonté dont ils surveillaient l’apprentissage. Mais il y eut deux jours d’arrêt pour la levée des lettres, ce qui excita des murmures, et je dus expliquer les faits dans une affiche. Au bout de quarante-huit heures, Massen et Coulon eurent réorganisé les levées et les distributions, malgré des difficultés de détail innombrables.

Tous les citoyens dont les services avaient été acceptés à titre d’auxiliaires reçurent provisoirement, jusqu’à ce qu’on eût pu apprécier leurs aptitudes, une paye de 5 francs par jour.

Nous trouvâmes par hasard des timbres-poste de 10 centimes au fond d’une caisse. Camélinat, devenu directeur de la Monnaie, requit les planches et le matériel et fit fabriquer, tout en faisant commencer un nouveau modèle, auquel on ne put donner suite.

Pendant les premiers jours, des ballots de lettres de Paris à destination de la province furent acceptés par le receveur de Sceaux, qui n’avait pas encore d’instructions précises ; puis le blocus fut complet. Le départ pour la province devint une lutte de tous les jours. On expédiait à Saint-Denis, gardé par les Prussiens, qui laissaient menacer nos agents par les gendarmes ; on envoyait des agents secrets jeter les lettres dans les boîtes des bureaux à dix lieues à la ronde. Les lettres de Paris pour Paris étaient seules frappées d’un timbre à date. Celles expédiées en province par nos contrebandiers n’avaient que le timbre d’affranchissement, ce qui ne permettait pas de les distinguer des autres. Lorsque Versailles s’aperçut de cette manœuvre, il imagina de modifier le pointillé du timbre. On en fut quitte à Paris pour expédier sans les affranchir les lettres d’une certaine importance, et l’on fit prendre des timbres-poste dans les bureaux de Versailles et de Saint-Denis, ce qui diminuait notre recette, mais assurait la transmission.

Si le bureau des départs pour le dehors pouvait encore fonctionner, celui des arrivées était dépourvu de toute besogne. Les lettres venues de la province s’accumulaient à Versailles. Quelques industriels établirent des agences où, moyennant une rétribution élevée, on pouvait prendre les lettres qu’ils allaient chercher à Versailles. Ces gens-là exploitaient la population, mais nous ne pouvions les suppléer. Nous fûmes obligés de fermer les yeux. On se contenta de rogner quelque peu leurs bénéfices en prélevant sur chaque lettre le prix de Paris pour Paris, sans qu’ils pussent augmenter le prix fixé sur leurs annonces.

Les agissements de Versailles pour désorganiser les services reconstruits furent déjoués à plusieurs reprises, grâce à la vigilance de nos deux inspecteurs. Cependant nous ne pûmes empêcher la réussite de toutes les tentatives d’embauchage.

Dès les premiers jours d’avril, nous instituâmes un conseil des postes, ayant voix consultative, composé du délégué, de son secrétaire, du secrétaire généralMassende tous les chefs de service, des deux inspecteurs et de-deux facteurs-chefs. Les facteurs, gardiens de bureau, chargeurs, eurent une augmentation de salaire bien minime, hélas ! car nos recettes, considérablement réduites, ne nous permettaient pas de faire de largesses.

On décida la suppression, sinon absolue, du moins partielle, du surnumérariat qui fut réduit au temps strictement nécessaire. Les aptitudes des travailleurs durent être désormais constatées par voie d’épreuves et d’examens, ainsi que la qualité et la quantité de leur travail.

Malgré que nous n’ayons eu guère de temps pour trier le personnel qui avait offert son concours, je suis heureux de faire remarquer que le nombre des cas d’improbité a été très restreint. »

(Extrait d’une relation adressée à l’auteur par THEISZ.)