PRÉFACE

Ce livre retrace l'histoire de sept aristocrates dont la jeunesse coïncida avec le dernier moment de grâce de la monarchie française. Une élite entière crut alors possible de concilier un art de vivre fondé sur l'esprit de caste et les privilèges avec l'exigence de changement inscrite dans les idéaux de justice, tolérance et citoyenneté que véhiculait la philosophie des Lumières. « C'est toujours une belle chose d'avoir vingt ans », a écrit Sainte-Beuve à leur propos, mais c'était « chose doublement belle et heureuse » de les avoir en 1774, quand l'arrivée de Louis XVI sur le trône sembla préluder à une époque nouvelle qui permettait à ces « princes de la jeunesse », comme les appelait Fontanes, de « se trouver de même âge que [leur] temps, de grandir avec lui, de sentir harmonie et accord »1 dans ce qui les entourait.

Ces fils de la noblesse française considéraient comme acquis d'accéder aux premières places dans l'armée ainsi qu'aux plus hautes charges à la cour et dans les ministères, et de vivre de rentes, mais ils semblaient avoir oublié les raisons historiques d'une telle prérogative. En tout cas, ils ne se demandaient pas jusqu'où ces avantages étaient compatibles avec les réformes dont ils se faisaient les hérauts. « Riants frondeurs des modes anciennes, de l'orgueil féodal de nos pères et de leurs graves étiquettes, tout ce qui était antique nous paraissait gênant et ridicule2  », écrira a posteriori le comte de Ségur. « Liberté, royauté, aristocratie, démocratie, préjugés, raison, nouveauté, philosophie, tout se réunissait pour rendre nos jours heureux, et jamais réveil plus terrible ne fut précédé par un sommeil plus doux et par des songes plus séduisants3 . »

 

Mais en alla-t-il vraiment ainsi ? Jeune et moins jeune, la noblesse libérale qui accueillit la convocation des états généraux comme l'occasion d'entamer les réformes nécessaires au pays et d'instaurer une monarchie constitutionnelle sur le modèle anglais manquait-elle réellement du sens des réalités et s'aperçut-elle trop tard qu'à manier avec témérité des théories philosophiques dont elle ne mesurait pas toute la portée4 , elle avait couru à sa propre perte ?

Ce n'est pas l'impression qu'on retire de la vie et des choix politiques du duc de Lauzun, des comte et vicomte de Ségur, du duc de Brissac, du comte de Narbonne, du comte de Vaudreuil et du chevalier de Boufflers, les sept personnages dont nous avons choisi de présenter l'histoire. Figures emblématiques d'une civilisation aristocratique qui jetait ses derniers feux, ils unissaient au privilège de la naissance les qualités dont la noblesse s'enorgueillissait le plus : fierté, courage, raffinement, culture, esprit, art de plaire. Conscients de leurs atouts et résolus à se faire valoir, ils répondaient à merveille aux exigences d'une société éminemment théâtrale où l'on se devait d'occuper le devant de la scène. Ils furent maîtres aussi dans l'art de la séduction et leurs nombreux succès galants auprès des dames du grand monde ne les empêchèrent pas de pratiquer le libertinage dans ses acceptions les plus diverses. C'est pour cette raison que nous les avons appelés les « derniers libertins », même si chacun finit par rencontrer la femme capable de le lier à elle pour le restant de ses jours. Après une longue quête, Lauzun découvrit l'amour sous forme d'amitié amoureuse, Brissac d'attirance érotique irrésistible, le chevalier de Boufflers de passion de l'intelligence et du cœur, les deux Ségur d'affinités électives, Vaudreuil de complicité sentimentale et Narbonne de communauté de goûts et d'habitudes de vie.

 

Ils étaient tous amis ou se connaissaient de longue date. Ils fréquentèrent les mêmes milieux, partagèrent les mêmes intérêts, poursuivirent les mêmes ambitions, courtisèrent souvent les mêmes femmes. Non seulement leurs biographies présentent de nombreuses analogies et s'éclairent mutuellement, mais elles en rappellent nombre d'autres. Les liens familiaux, les alliances matrimoniales, les amitiés, les amours, les relations mondaines, mais aussi les rivalités, les rancœurs ou le désir de revanche influencèrent leur conduite et leurs choix. Nous croiserons dans ces pages Marie-Antoinette, Catherine de Russie, le duc de Choiseul, Talleyrand, le baron de Besenval, le clan des Polignac, le duc d'Orléans, Laclos, Chamfort, Mirabeau, la princesse Izabela Czartoryska, Lady Sarah Lennox, le prince de Ligne qui fut le chroniqueur inlassable de cette élite cosmopolite, Élisabeth Vigée Le Brun dont les portraits surent en traduire la douceur de vivre, et beaucoup d'autres contemporains illustres, parce que, sans eux, les choix de nos sept gentilshommes seraient difficiles à comprendre. D'ailleurs, si nous en savons autant sur eux, c'est qu'ils se sont racontés dans force Mémoires, lettres et poèmes et qu'ils figurent dans les journaux et les correspondances de l'époque.

 

Bien que sortant du même moule d'une « civilisation perfectionnée5  », prodigue d'un incessant commentaire sur elle-même, les personnages de ce livre étaient d'irréductibles individualistes.

Chacun d'entre eux voulut se forger un destin conforme à l'image qu'il se faisait de lui-même. Disciples des Lumières, doués d'une force de travail surprenante, ils ne nourrissaient aucun doute sur leurs capacités à œuvrer en politique, en économie, en littérature et en art, sans jamais renoncer au métier de soldat. Curieux de tout et partout à leur aise, Lauzun, Boufflers, l'aîné des Ségur, Narbonne, Vaudreuil furent de grands voyageurs que nous suivrons en Afrique, en Amérique, en Angleterre ainsi qu'en Italie, en Allemagne, en Pologne, en Russie. Alors qu'ils étaient convaincus de leur mérite, beaucoup d'entre eux durent se ranger à l'évidence : le mérite ne donnait pas l'assurance de « servir » le souverain à des postes de commandement. En bons sujets d'une monarchie absolue, ils auraient peut-être plié l'échine devant l'arbitraire de la faveur royale. Mais ils n'étaient pas disposés à laisser des intrigues de cour ou le pouvoir excessif d'un ministre trancher leur sort. Toutefois, ils ne prirent pas leurs distances avec la politique de Versailles pour de simples raisons personnelles. « Un régiment, une Ambassade, une commission militaire, tout est maintenant une affaire de faveur ou de société », écrivait, indigné, le duc de Lauzun à un ami6 . L'expérience acquise dans l'armée, l'administration et la diplomatie ajoutée à la comparaison avec d'autres pays les persuadèrent que, pour répondre à la crise politique, économique et sociale qui menaçait le pays, la monarchie devait changer ses méthodes et se doter de nouvelles institutions. Tous voyaient un modèle outre-Manche. À Londres, où ils se mêlaient à la vie mondaine, se passionnant pour les courses hippiques, ils purent envier les postes de commandement d'une noblesse engagée dans la politique et les affaires. La guerre d'indépendance américaine ne fut pas moins décisive pour le duc de Lauzun et le comte de Ségur, qui à cette occasion reçurent la preuve qu'un pays démocratique gouverné par des citoyens libres n'était pas pure utopie livresque.

 

À l'exception du comte de Vaudreuil, le seul qui, ayant tout misé sur la carte de la faveur royale, dut fuir en hâte la France à la prise de la Bastille, les personnages de cette histoire saluèrent avec enthousiasme la convocation des états généraux. Leurs routes ne divergèrent qu'ensuite, au cours de la Révolution.

 

Élu député à l'Assemblée constituante, Boufflers céda aux supplications de sa bien-aimée, royaliste intransigeante, et se rangea aux côtés des monarchistes de stricte obédience. Orateur médiocre, conscient de se battre pour une cause perdue, le chevalier ne brilla pas dans le débat institutionnel, mais, en parfaite cohérence avec sa passion pour la nature et son amour du beau, il sut protéger de la spéculation les forêts et les terres confisquées à l'Église et défendre le travail des artistes et des artisans privés du soutien des corporations. Quand l'Assemblée eut rempli sa tâche, rebuté par la violence du combat politique, il opta pour l'émigration.

Le premier des sept à tomber, victime de la fureur populaire, fut Brissac, le chevaleresque et fidèle amant de Mme du Barry, la dernière favorite de Louis XV. Obéissant à l'impératif de l'honneur – « Je fais ce que je dois aux ancêtres du roi et aux miens7  » –, le duc avait accepté de prendre le commandement de la garde personnelle du souverain, en sachant pertinemment qu'il s'exposait à une mort certaine.

Constitutionnel convaincu, Narbonne fut le dernier ministre de la Guerre nommé par Louis XVI – grâce à la campagne obstinée menée en sa faveur par Mme de Staël qui avait perdu la tête pour lui –, mais son projet de redonner un prestige au roi par une guerre éclair contre l'Électorat de Trèves devenu quartier général de l'émigration tourna court. Le 10 août, après la prise des Tuileries et la chute de la monarchie, les Jacobins l'accusèrent de haute trahison et il réussit une fuite rocambolesque en Angleterre.

Constitutionnel comme lui, le comte de Ségur choisit pour sa part de rester en France avec sa famille et son frère, qui ne nourrissait plus d'illusions sur l'issue des réformes depuis longtemps. Pendant la Terreur, ils tentèrent de se faire oublier, mais le vieux maréchal de Ségur comme le vicomte connurent la prison, et seule la chute de Robespierre les sauva de la guillotine.

Pour eux tous, le procès et l'exécution du roi constituèrent un traumatisme irrémédiable et sanctionnèrent leur éloignement définitif de la Révolution.

Le seul qui jura fidélité à la République fut le duc de Lauzun, devenu le général Biron. Mais, malgré sa profonde rancœur à l'égard de la famille royale, il avait fini, lui aussi, par détester la violence jacobine et était conscient qu'on ne lui pardonnerait jamais ses origines aristocratiques. Soldat dans un pays en guerre, il avait le devoir de défendre sa patrie contre l'envahisseur étranger. À la différence de La Fayette et Dumouriez, il resta à son poste et commanda successivement l'armée du Rhin, l'armée d'Italie et les troupes chargées de réprimer la révolte vendéenne. Dans ce dernier cas, toutefois, il s'agissait d'une guerre civile, Français contre Français, et Lauzun n'y était pas préparé. Il tenta d'éviter les chocs frontaux, cherchant des compromis, jusqu'au moment où, devenu suspect aux yeux du Comité de salut public, il démissionna, signant ainsi sa condamnation à la guillotine.

Quand la Révolution fut derrière eux, Boufflers, Narbonne, les deux frères Ségur et Vaudreuil se trouvèrent face à de nouveaux choix. Les quatre premiers optèrent pour Napoléon, tandis que Vaudreuil ne revint en France qu'à la Restauration, dans le sillage de Louis XVIII et du comte d'Artois, dont il avait partagé l'exil. Tous, endeuillés par la mort sur l'échafaud de parents, amis, connaissances, étaient conscients de ne pas avoir accompli leur destin et se sentaient coupables de survivre à la disparition d'un monde qu'ils avaient intensément aimé et dont ils avaient contribué à accélérer la fin. Mais tous, indépendamment de leurs convictions, de leurs responsabilités et de leurs défaillances, avaient su traverser le danger, la pauvreté et l'exil sans manquer à la tradition de courage et de stoïcisme de leur caste. Et maintenant qu'ils revenaient vivre dans une société nouvelle où ils cherchaient leur place, ils se firent un point d'honneur de témoigner par leur courtoisie exquise, l'élégance de leurs manières et une bonne humeur imperturbable leur fidélité à une civilisation aristocratique dont ils avaient conscience d'être les derniers représentants.