Le duc de Lauzun

« Je vis passer, en habit de hussard, au grand galop sur un barbe, un de ces hommes en qui finissait un monde : le duc de Lauzun. »

Chateaubriand1

Quand en 1811 Napoléon ordonna à la police de saisir le manuscrit des Mémoires du duc de Lauzun et de procéder à sa destruction2 , il relayait une préoccupation largement partagée. En effet, témoignage inattendu d'un passé à contre-courant des exigences du présent, les souvenirs du dernier libertin célèbre de la France d'Ancien Régime avaient commencé à circuler sous le manteau3 , suscitant l'inquiétude de la bonne société parisienne. Un heureux hasard avait voulu que la reine Hortense, désireuse de lire le manuscrit, l'ait fait copier en secret4 , et c'est grâce à cette transcription que, dix ans plus tard, en pleine Restauration, les Mémoires du duc de Lauzun parurent enfin, provoquant un véritable scandale.

Mais pourquoi les souvenirs de jeunesse d'une des innombrables victimes de la guillotine suscitaient-ils une telle réprobation ? Et pourquoi, des années plus tôt, les Mémoires du baron de Besenval – qui, lui, avait eu la chance de mourir dans son lit peu après la prise de la Bastille – avaient-ils déclenché la même réaction ? Leur publication posthume, en 1805, était due à un grand ami du duc, le vicomte Joseph-Alexandre de Ségur.

Pourtant, évoquer au prisme de son expérience personnelle les us et coutumes de l'aristocratie française n'était pas une nouveauté. Depuis au moins trois siècles, de nombreux nobles avaient laissé une trace écrite de leurs vies et de leurs choix dans la sphère publique comme sur les champs de bataille. En outre, dès les premières années du XIX siècle, cette exigence de témoignage se répandrait parmi ceux qui, ayant survécu à la Révolution, avaient connu la société d'Ancien Régime et voulaient fixer son souvenir. Beaucoup de ces mémorialistes – le prince de Ligne, le comte de Ségur, Mme de La Tour du Pin, Mme de Genlis, Mme Vigée Le Brun pour n'en citer que quelques-uns – avaient été des amis ou des connaissances de Besenval et Lauzun, et ils dépeindraient eux aussi, à partir des mêmes personnages et des mêmes contextes, le mode de vie aristocratique à son apogée.

En réalité, c'est la date de rédaction des témoignages de Lauzun et de Besenval qui les rendait périlleusement différents, et pour nous, lecteurs modernes, encore plus intéressants. Tous deux les avaient écrits avant la Terreur, ignorant la fin tragique qui attendait la société dont ils se plaisaient à décrire l'extrême liberté de comportement. Tous deux avaient appartenu au cercle des favoris de Marie-Antoinette, et le portrait qu'ils donnaient de la ravissante et frivole souveraine ainsi que de son entourage n'était guère conciliable avec l'image de martyre chrétienne qui s'était imposée après la Révolution. Sans compter qu'à l'époque de la publication de leurs Mémoires, un nombre non négligeable de grandes dames dont on révélait les exploits galants étaient encore de ce monde et avaient opté depuis longtemps pour un rôle de vénérables matrones5 . Quant aux familles des gentes défuntes dont la disparition avait souvent été tragique, elles découvraient sans plaisir que la conduite de leurs nobles aïeules s'accordait mal avec la morale bourgeoise du nouveau siècle. En effet, morts pendant la Révolution, Besenval et Lauzun n'avaient pas eu le loisir de revisiter leurs écrits pour tempérer, à la lumière des événements, la liberté irrévérencieuse de leurs souvenirs. Et ceux-ci risquaient maintenant d'apparaître comme une dénonciation implicite des responsabilités morales qui avaient miné de l'intérieur la société de cour. Une dénonciation particulièrement embarrassante, parce que l'un comme l'autre avaient été des représentants en vue de cette société.

S'agissant de témoins dont l'irréfutabilité ne pouvait être mise en doute, la meilleure stratégie de défense pour les laudateurs du passé consista à nier d'emblée l'authenticité des deux ouvrages. Mme de Genlis avait contesté les Mémoires de Besenval6 et Talleyrand pour sa part avait déclaré en 1818 dans Le Moniteur 7 , quand des exemplaires manuscrits de ceux de Lauzun circulaient à nouveau, qu'il s'agissait d'une vulgaire imposture8 . C'était un mensonge éhonté parce que Talleyrand avait trop bien connu Lauzun pour nier la véracité des histoires sentimentales de son ami de jeunesse9 . Mais passé au service de la Restauration, l'ancien évêque d'Autun se dressait maintenant, pour des raisons d'opportunité politique évidentes, en paladin de la respectabilité des survivants d'un monde qu'il avait lui-même contribué à détruire : « Tous ceux qui ont connu le duc de Lauzun savent que pour donner du charme à ses récits, il n'avait besoin que des agréments naturels de son esprit ; qu'il était éminemment un homme de bon ton et de bon goût et que jamais personne ne fut plus incapable que lui de nuire volontairement à qui que ce fût. C'est cependant à cet homme-là qu'on ose attribuer les satires les plus odieuses contre des femmes françaises et étrangères, et les calomnies les plus grossières contre une personne auguste (la Reine) qui, dans le rang suprême, avait montré autant de bonté qu'elle fit éclater de grandeur d'âme dans l'excès de l'infortune. Voilà ce qu'offrent de plus saillant les prétendus Mémoires du duc de Lauzun qui, depuis quelque temps, circulent manuscrits et dont j'ai une copie entre les mains10 . »

Malgré la gratitude qu'elle éveilla chez les nobles dames du Faubourg Saint-Germain, l'intervention de Talleyrand n'empêcha pas l'« œuvre de ténèbres11  » de paraître en 1821 sans que les lecteurs, indépendamment de leur opinion sur sa valeur, mettent en discussion son authenticité. Trente ans plus tard, devant la persistance des polémiques, Sainte-Beuve expliciterait enfin la portée politique des Mémoires de Lauzun : « [ils] existaient avant le démenti de M. de Talleyrand ; ils existent et comptent deux fois plus après, car on en sent mieux l'importance. Ils ne semblent que frivoles, au premier abord, ils ont un côté sérieux bien plus durable, et l'histoire les enregistre au nombre des pièces à charge dans le grand procès du XVIII siècle12 . »

 

Ce n'était assurément pas l'état d'esprit de Lauzun quand il avait pris la plume à l'automne 1782. L'idée de retracer les trente-cinq premières années de sa vie lui était venue à l'issue de sa seconde mission militaire aux États-Unis, pendant qu'il attendait le navire qui le rapatrierait. Laissant derrière lui les succès de son aventure américaine, incertain sur les perspectives qui l'attendaient en France, suspendu entre deux mondes, le duc s'était amusé à passer en revue les expériences et les rencontres qui avaient compté pour lui. « L'on me verra successivement galant, joueur, politique, militaire, chasseur, philosophe et souvent plus d'une chose à la fois13  », annonçait-il au début de ses souvenirs. Et comme la destinataire de son récit était sa maîtresse du moment, la marquise de Coigny, femme aussi belle que libre d'esprit, il était inévitable que sa vie amoureuse en constitue le fil directeur.

Rien d'original à tout cela. Un siècle plus tôt déjà, dans les temps morts d'une campagne militaire, le comte de Bussy-Rabutin n'avait-il pas rédigé l'Histoire amoureuse des Gaules pour amuser une maîtresse lointaine ? Dans ce cas aussi, il s'agissait d'un divertissement privé, destiné à un cercle restreint, qui n'était tombé que par inadvertance entre les mains d'un éditeur sans scrupules. Et si le cousin de Mme de Sévigné avait payé sa facétie d'une condamnation à vingt ans d'exil, on ne peut nier que sa chronique des us érotiques de la cour du Roi-Soleil était pour le moins outrageante.

En revanche, on ne trouve pas trace de satire dans les Mémoires de Lauzun où, dans l'ensemble, même les femmes les plus légères sont traitées avec respect. À l'époque du duc, la liberté érotique pour les deux sexes était un trait distinctif des mœurs aristocratiques et la morale se réduisait à une question de style. Stendhal comparait les souvenirs de Lauzun aux meilleurs romans libertins14 , mais il faut reconnaître que chez le duc le libertinage avait changé de nature. Contrairement aux personnages de Crébillon fils, Lauzun n'était pas un séducteur systématique, poussé à la répétition par une volonté de domination aveugle. Chez lui, la recherche du plaisir exigeait la caution du sentiment. Ses Mémoires nous apparaissent plutôt comme le roman de formation d'un individu qui, refusant un destin tracé par d'autres depuis sa naissance et les choix dictés par son rang, entend décider librement de sa vie.

 

Le 13 avril 1747, toutes les fées semblaient s'être donné rendez-vous autour du berceau d'Armand-Louis de Gontaut-Biron, pour le combler de leurs dons. En sus d'un nom illustre et d'un riche patrimoine, le futur duc de Lauzun « avait tous les genres d'éclat, beau, brave, généreux, spirituel15  ». Mais il lui avait aussi été donné de naître dans une famille à peu dire singulière.

Son père, Charles-Antoine-Armand, marquis, puis duc de Gontaut, avait été un militaire valeureux jusqu'en 1743, date à laquelle, grièvement blessé à la bataille de Dettingen, il avait dû quitter l'armée. L'année suivante, malgré le surnom féroce d'« eunuque blanc » que son infortune lui avait valu, le marquis conduisit à l'autel Antoinette-Eustachie Crozat du Châtel, richissime héritière de seize ans. Certes, il avait « most probably 16  » délégué à l'amant de son épouse – le duc de Choiseul, à l'époque comte de Stainville, dont il était l'ami intime – la tâche de la rendre mère, mais la fin justifiait les moyens, puisque ce qui comptait pour lui était d'assurer la continuation de sa lignée. L'exultation de la famille à la naissance de l'héritier tant désiré avait toutefois été assombrie par la disparition de la marquise, emportée en quelques jours par une fièvre puerpérale. La dernière pensée de la jeune femme n'était pas allée à l'enfant qui lui coûtait la vie, mais à l'homme qu'elle aimait. Apparenté à la famille de Lorraine, brillant, intelligent et ambitieux, Choiseul manquait des moyens nécessaires pour faire carrière et, voulant assurer son avenir, Antoinette-Eustachie, sur son lit de mort, avait arraché à sa sœur d'à peine dix ans la promesse de l'épouser.

En effet, l'immense patrimoine que Louise-Honorine Crozat du Châtel lui apportait en dot et l'appui de Gontaut, ami intime de Louis XV et de la marquise de Pompadour, ouvriraient à Choiseul la voie de la réussite. Après avoir été ambassadeur à Rome et à Vienne, il gouvernerait la France pendant presque vingt ans, exerçant de fait les fonctions de Premier ministre.

Devenus beaux-frères, très liés, Gontaut et Choiseul choisirent d'habiter la même demeure, l'élégant Hôtel du Châtel, rue Richelieu17 , et manifestèrent par ailleurs la même froideur à l'égard du petit Armand-Louis. La seule personne qui témoigna de l'intérêt à l'orphelin fut sa tante, la douce, aimable et charitable Mme de Choiseul, qui ne connaîtrait jamais les joies de la maternité. Toutefois, le sentiment dominant chez la jeune duchesse était sa passion non payée de retour pour son mari, qui l'induisait à reléguer au second plan les autres liens affectifs et à se plier à toutes les volontés de l'homme qu'elle aimait. Lesquelles ne se révéleraient pas toujours favorables au petit Armand-Louis.

Choiseul ne se contentait pas d'être un don juan impénitent et de dilapider dans un train de vie princier la fortune de sa femme destinée à revenir en héritage à son neveu, il lui avait aussi imposé la présence de sa sœur chérie, la duchesse de Gramont. Jusqu'au seuil de la quarantaine, Béatrix de Choiseul-Stainville avait dû se contenter d'être chanoinesse à l'abbaye de Remiremont. Mais, devenu ministre, Choiseul l'avait voulue à ses côtés. Introduite dans l'intimité de Mme de Pompadour, élevée au rang de duchesse grâce à un mariage de convenance, Mme de Gramont n'avait plus dissimulé l'ascendant qu'elle exerçait sur son frère. Leur symbiose en effet était telle qu'elle poussait les plus malveillants à parler d'inceste. En tout cas, il ressortait avec évidence que la lutte perpétuelle entre les deux belles-sœurs pour occuper la première place dans la vie du duc voyait l'emporter la sœur et non l'épouse.

C'est avec ces données familiales qu'Armand-Louis dut apprendre à composer, mais en réalité son premier foyer fut la cour. Quand il était encore enfant et que les Choiseul représentaient le roi de France à Rome, puis à Vienne, le duc de Gontaut l'avait emmené à Versailles, où il vivait presque à demeure. « Ce fut à la cour, et, pour ainsi dire sur les genoux de la maîtresse du roi, que se passèrent les premières années de mon enfance18  », rappelle-t-il, et Mme de Pompadour le réclamerait longtemps près d'elle, le chargeant de lui faire la lecture à voix haute et d'être son secrétaire personnel.

Si nous ignorons dans quelle mesure cette première rencontre avec l'incarnation même de la féminité, en la personne de la plus séduisante des favorites royales, a marqué son imaginaire érotique, Lauzun nous dit clairement que son initiation précoce à la vie de cour, dans des conditions de faveur si exceptionnelles, fut pour lui déterminante. Quand, à douze ans, admis dans le régiment des Gardes françaises, le roi lui promit qu'un jour il en deviendrait le colonel, comme avant lui son grand-père et son oncle, il sut qu'il était « destiné à une fortune immense et à la plus belle place du royaume, sans être obligé de [s]e donner la peine d'être un bon sujet19  ». Pourtant, au fil du temps, sa certitude faiblirait, le poussant à se remettre sans cesse en question. Enfant de son époque, il entendait avant tout être lui-même avec bonheur et conjuguer faveur et mérite, sans prendre en compte que la monarchie française ne les associait pas nécessairement et que l'appartenance à un ordre privilégié imposait des règles auxquelles il n'était pas aisé de se soustraire.

Armand-Louis s'était heurté à la première discordance entre obligations familiales et inclinations personnelles quand il avait imaginé pouvoir épouser la jeune fille dont il était épris, Mademoiselle de Beauvau. Mais le duc de Gontaut nourrissait d'autres projets pour son fils désormais âgé de quinze ans et son choix, au regard de la coutume aristocratique qui fondait le mariage sur une logique d'alliances visant à renforcer le prestige de la lignée, n'aurait pu être plus judicieux. Amélie de Boufflers appartenait en effet à une famille illustre, apportait une dot considérable et était le chef-d'œuvre de sa grand-mère, la célèbre maréchale de Luxembourg qui, ayant fait oublier sa jeunesse libertine, s'était imposée à l'admiration générale comme l'arbitre suprême des bienséances aristocratiques. Jean-Jacques Rousseau, qui connut Mlle de Boufflers adolescente, a laissé d'elle un souvenir émerveillé : « Rien de plus aimable et de plus intéressant que sa figure, rien de plus tendre et de plus chaste que les sentiments qu'elle inspirait20 . »

De l'aveu même de Lauzun, le duc de Gontaut était « un très parfait honnête homme, d'un cœur compatissant et charitable21  », mais il ne se laissa pas émouvoir par les prières de son fils et se limita à lui accorder deux ans de liberté avant de se marier. Et quand, le 4 février 1764, fâché de subir la contrainte, Armand-Louis conduisit à l'autel une Amélie de Boufflers qui n'avait pas encore quinze ans22 , il s'était fait un point d'honneur de ne nourrir aucune attente sentimentale à l'égard de son épouse. Ce qui ne l'empêcha pas de lui témoigner au début les attentions requises par les circonstances. Mais, peut-être par timidité, inexpérience ou fierté, la jeune fille donna preuve d'un « éloignement » si « choquant »23 qu'il décida de se cantonner avec elle dans des rapports de courtoise indifférence. La si jolie Mme de Lauzun fut donc la seule femme destinée à n'exercer aucun attrait sur lui.

Quand Lauzun se maria, à dix-sept ans, son éducation sentimentale était déjà faite. Selon l'usage, il devait son initiation érotique à une professionnelle experte qui « avait formé la plupart des jeunes gens de la cour » et qui pendant quinze jours lui avait imparti de « délicieuses leçons »24 . De son côté, l'élève s'était montré si doué que l'enseignante avait refusé d'être payée.

Éclairé sur le comportement à adopter dans l'intimité de l'alcôve, Armand-Louis se hâta d'en vérifier l'efficacité sur les dames de la bonne société. C'est ainsi que débuta une longue quête de la plénitude amoureuse sous toutes ses formes, de l'amour goût à l'amour passion, en passant par l'amitié amoureuse et l'amour platonique. Mais en dépit de la succession d'expériences toujours différentes avec des femmes mariées ou des jeunes filles, des aristocrates ou des bourgeoises, françaises, anglaises, polonaises ou allemandes, prêtes à risquer leur réputation pour lui, il n'oublia jamais ses premières armes et pratiqua « les filles » toute sa vie dans les bordels, les bouges, les « petites maisons ». C'est l'une d'elles qui l'assistera, quand il se retrouvera aux abois, pauvre et malade, dans les mois tragiques qui préluderont à sa mort, restant à ses côtés presque jusqu'au pied de l'échafaud.

 

Mais c'est sa première vraie histoire d'amour qui marqua son entrée dans l'âge adulte, en le confrontant à la violence tapie derrière l'élégance des conventions mondaines et en lui révélant l'hypocrisie des comportements sociaux, la cruauté de l'institution matrimoniale et, surtout, la face sombre de sa famille.

En 1761, devenu ministre de la Guerre et décidé à constituer un clan familial à la hauteur de ses ambitions, le duc de Choiseul avait appelé à Paris son frère, le comte de Stainville, militaire impécunieux au service du duc de Lorraine, en le propulsant à un poste prestigieux dans l'armée et en lui arrangeant un beau mariage. Richissime, Mlle de Clermont-Reynel était aussi d'une beauté exceptionnelle et n'avait que quinze ans, tandis que le mari qu'on lui destinait en comptait quarante et ne brillait pas par l'amabilité. Lauzun la vit pour la première fois le jour de ses noces et il en tomba « tout de suite passionnément amoureux25  ». C'était encore un adolescent de quatorze ans et, même si son adoration naïve attendrit un instant la jeune comtesse, il dut se résigner à être traité en gracieux chérubin ou à diriger ailleurs sa curiosité pour le beau sexe.

La première dans le cercle familial à s'apercevoir que Lauzun était devenu un jeune homme fort attirant fut Mme de Gramont qui ne se gêna pas pour le lui faire savoir. Dépourvue de beauté, nantie d'une voix d'homme, la duchesse était « une farouche Amazone26  », hardie, hautaine, sans scrupules, mais aussi d'une grande intelligence et, quand elle le voulait, « du commerce le plus agréable27  ». Avec l'ingratitude de la jeunesse, Armand-Louis n'avait pas caché qu'il la soutenait dans son conflit avec Mme de Choiseul et son orgueil était flatté par les avances d'une dame aussi influente. Il avait déjà vécu une fugace liaison avec Mme d'Esparbès, cousine de Mme de Pompadour, aussitôt passée à d'autres amours, et se targuer d'avoir séduit la grande dame « aux pieds de laquelle était toute la cour28  » équivalait pour lui au plus « glorieux29  » des débuts mondains.

Mais les attentions de Mme de Gramont n'avaient pas échappé à Mme de Stainville qui, passé la surprise de se retrouver liée pour la vie à un mari revêche et brutal, avait paré à la situation en adoptant les mœurs en vigueur dans le grand monde, qui permettaient par exemple de prendre un amant à la mode. Or rien n'était plus à la mode qu'un amant dérobé à une dame en vue. Ainsi la jeune comtesse regarda-t-elle avec des yeux nouveaux son petit soupirant éconduit deux ans plus tôt, décidant de l'arracher à sa belle-sœur. D'ailleurs les deux femmes ne s'appréciaient pas : la duchesse, jalouse de la beauté et des succès de Mme de Stainville et inquiète de l'ascendant que cette dernière pourrait prendre sur le duc de Choiseul, la tenait à distance. De son côté, la comtesse la redoutait, mais pas au point de résister à la tentation de lui causer un dépit.

Sommé de choisir entre les deux belles-sœurs, Armand-Louis écouta son cœur et « Mme de Gramont fut sacrifiée30  ». Fière de sa victoire, Mme de Stainville était désormais prête à répondre au sentiment passionné qu'elle avait inspiré. Tous deux à peine sortis de l'adolescence – lui, dix-sept ans et elle, dix-huit –, beaux, animés d'un vigoureux appétit de vivre, rebelles au joug qui leur avait été imposé, ils étaient « trop amoureux l'un de l'autre » pour se rendre compte que leur secret était très mal protégé31 . Naturellement, il n'échappa pas à la perspicacité de la duchesse de Gramont, laquelle se garda bien de trahir son dépit, mais dès lors battit froid à Lauzun et prit « sa pauvre petite belle-sœur dans une aversion dont elle lui a donné jusqu'au dernier instant des sanglantes marques32  ». Le comte de Stainville en revanche ne dissimula pas sa jalousie et ordonna à sa femme de ne plus voir Lauzun en privé, obligeant les deux amants à user de tous les expédients canoniques – complicité des domestiques, loge secrète au théâtre, visites nocturnes rocambolesques – dont les relations clandestines étaient coutumières à l'époque. Mais le pire était à venir.

Comme l'avait craint Mme de Gramont, le duc de Choiseul ne tarda pas à s'enticher de Mme de Stainville et à lui manifester son intérêt. Il était informé de ses frasques extraconjugales et ne doutait pas de recevoir bon accueil. Après tout, c'était lui l'artisan de son brillant mariage et il était le chef de famille. Alarmée par les manœuvres du duc et décidée à lui résister sans faiblir, la comtesse avait voulu que Lauzun soit témoin d'un refus dont son jeune amant ne pouvait que se sentir flatté.

Tel un personnage de vaudeville, Armand-Louis, caché dans une armoire de la chambre de Mme de Stainville, avait pu assister au tête-à-tête entre beau-frère et belle-sœur. Devant l'échec de ses avances, repoussées dans le plus pur style du libertinage galant, Choiseul était vite passé aux menaces : « Ne faites pas plus longtemps la vertueuse, madame la comtesse, vous avez eu M. de Jaucourt, et vous avez présentement M. de Biron [Lauzun] ; prenez garde au dernier avis que je veux bien vous donner, car je ne souffrirai pas patiemment que vous vous moquiez toujours ainsi de moi ; votre petit amant est un insolent et un fat ; vous vous souviendrez de ce jour, et vous vous en repentirez tous deux […] Ne vous faites pas un ennemi implacable d'un homme qui vous aime à la folie… et à qui rien n'est plus aisé que de perdre un rival aussi peu digne de lui33 . »

Le ton était trop outrageux et Mme de Stainville trop indignée pour conserver la maîtrise de soi requise par la situation. Du reste la prudence n'était pas son fort et, soutenue par la pensée exaltante de s'adresser à son amant par personne interposée, la jeune rebelle ne prit pas la peine de nier, revendiquant le droit d'être maîtresse au moins de ses sentiments. « Vous êtes tout puissant, monsieur, je ne l'ignore pas ; mais je ne vous aime pas ni ne puis vous aimer. M. de Biron est mon amant, j'en conviens, puisque vous m'y forcez ; il m'est plus cher que tout ; et ni votre pouvoir tyrannique, ni tout le mal que vous pouvez nous faire, ne nous fera renoncer l'un à l'autre34 . »

Choiseul était reparti en sommant sa belle-sœur de ne souffler mot de leur conversation, mais l'histoire était trop belle pour rester secrète et le duc, ayant appris que Lauzun avait tout entendu, « en fut dans une rage qu'il dissimula, mais dont les effets furent terribles35  ».

Lauzun nous rapporte la scène en passant sous silence les émotions qu'elle éveilla en lui. Il ne pouvait ignorer que Choiseul avait été l'amant de sa mère et avait de bonnes raisons pour supposer qu'il était le fruit de leur relation. Mais son cas n'était pas insolite dans la société aristocratique : deux au moins des amis d'Armand-Louis, le comte de Narbonne, surnommé « Demi-Louis » pour sa ressemblance impressionnante avec l'effigie de Louis XV gravée sur la pièce du même nom, et le vicomte Joseph-Alexandre de Ségur, qui ressemblait de façon « indécente36  » au baron de Besenval, n'étaient pas fils de celui dont ils portaient le nom. Mais contrairement à Joseph-Alexandre qui plaisantait volontiers sur le fait que le maréchal de Ségur n'était pas son père37 , Lauzun, comme Narbonne d'ailleurs, garde sur ce sujet la plus grande réserve.

Père naturel ou proche parent, l'image de Choiseul qui ressort du récit d'Armand-Louis est en tout cas assez sombre. Le masque tombé, le ministre à qui tout réussit, le grand séducteur capable de charmer une société entière, l'incarnation même de l'art de vivre de l'aristocratie française, révèle dans ces pages le visage odieux du libertin38 hypocrite, décidé à bafouer toutes les règles et à s'imposer avec la force de l'imposture. Quoi de plus proche de l'archétype du père castrateur que ce chef de famille prêt à se livrer à l'inceste avec sa sœur, à séduire l'épouse de son frère et à se débarrasser par la violence d'un fils-neveu adolescent pour prendre sa place dans le lit de la femme qu'il aime ?

Les menaces furent suivies d'effet. Lauzun réussit, il est vrai, à échapper de justesse à une embuscade nocturne, mais Mme de Stainville céda à la peur et interrompit une relation devenue objectivement impossible. L'expérience toutefois ne l'assagit pas. Elle se replongea dans la vie mondaine et vola vers de nouvelles amours, confortée par l'indulgence de son mari à qui il suffisait d'avoir obtenu satisfaction en ce qui concernait Lauzun. Mais elle commit une erreur irrémédiable. Elle perdit littéralement la tête pour Clairval, un acteur à succès, et fut incapable de dissimuler sa passion. Prendre pour amant un domestique ou un comédien revenait à enfreindre le dernier tabou sexuel que la morale mondaine imposait encore aux femmes. Lauzun, qui était resté très proche d'elle, essaya en vain de la détourner d'« une inclination si déraisonnable39  » et s'adressa à Clairval lui-même, brossant « tous les dangers qu'il courait, et tous ceux qu'il faisait courir à Mme de Stainville40  ». La seule mesure de prudence que prit la jeune femme fut de confier à Lauzun les lettres qu'elle avait reçues du comédien.

Pour le duc de Choiseul et Mme de Gramont, c'était l'occasion rêvée de réduire leur belle-sœur à leur merci. Une nuit, alerté par un domestique, Lauzun surprit un homme qui forçait la serrure de son secrétaire. Mais à la faveur de l'obscurité, le voleur s'enfuit par la porte de communication entre la demeure de Lauzun et l'hôtel de Choiseul, repoussant une à une les portes derrière lui, jusqu'au moment où il claqua celle de l'appartement du duc de Gontaut. Alors seulement Armand-Louis, qui avait poursuivi le fuyard pistolet au poing, comprit qu'il avait couru le risque de tuer son père.

Pour finir, c'est la tentative maladroite de Clairval pour protéger Mme de Stainville des médisances qui causa la perte de la jeune femme. Effrayé par la tournure que prenaient les événements, le comédien avait tenté de brouiller les pistes en courtisant une de ses jeunes collègues, Mlle Beaumesnil41 , qui jouait à l'Opéra. Comme la plupart des actrices, elle menait une vie très libre et, telle une courtisane professionnelle, jouissait des largesses d'un riche amant. Par une coïncidence tout à fait malheureuse, l'amant en titre n'était autre que M. de Stainville, qui, dûment instruit par la duchesse de Gramont, ne supporta pas l'affront d'être en compétition avec Clairval pour la seconde fois. S'il ne prodiguait plus d'attentions à son épouse depuis longtemps, il ne toléra pas d'être trompé par sa jeune protégée. Et comme il ne pouvait se targuer d'aucune autorité sur cette dernière, il décida de se venger sur Clairval, en recourant au pouvoir qu'il avait sur sa femme.

Il saisit l'occasion du grand bal costumé chinois que la maréchale de Mirepoix donna à l'hôtel de Brancas en janvier 1767. Ainsi que le raconte Mme du Deffand à Walpole, « la coupable et infortunée madame de Stainville42  » qui « devait figurer avec le prince d'Hénin » parmi les premiers danseurs avait toujours participé aux répétitions, mais deux soirs avant le bal, tout le monde remarqua qu'elle n'arrivait pas à retenir ses larmes. La même nuit, son mari muni d'un ordre signé du roi, obtenu par l'entremise du duc de Choiseul, la fit monter dans un carrosse et « eut la cruauté43  » de l'accompagner en personne à Nancy pour l'enfermer au couvent sans un sou, en lui interdisant de communiquer avec ses deux filles. « Si du moins elle eût pris un homme de société, je lui aurais moi-même prêté mon cabinet44  », aurait commenté Choiseul.

Légitime du point de vue juridique, le geste du comte contrevenait de façon spectaculaire aux bienséances aristocratiques et dévoilait la précarité d'une condition féminine en périlleux équilibre entre loi et usages. Devant l'indignation générale, Mlle Beaumesnil cessa tout rapport avec le mari brutal par crainte qu'on ne la soupçonne d'avoir pu prendre part à « une telle iniquité45  ».

Personne ne dut être plus touché que Lauzun par le drame de celle qu'il aimait désormais comme une sœur46 et pour qui il avait affronté sa famille. Mais la tristesse qui se lisait sur les traits du jeune duc attira l'attention de Lady Sarah Bunbury et constitua le point de départ d'une grande histoire d'amour.

 

Sourd à la jalousie de sa maîtresse du moment, l'impérieuse et impertinente Mme de Cambis, Armand-Louis avait courtisé Lady Sarah Lennox dès son arrivée dans la capitale française en compagnie de son mari, Sir Charles Bunbury, en décembre 1766. La jeune femme, dont c'était le deuxième séjour parisien, passait pour incarner la quintessence du charme anglais. À une époque d'anglomanie galopante, tenter de la conquérir constituait un impératif auquel un jeune libertin à la mode comme Lauzun pouvait difficilement se soustraire. Il avait alors vingt ans et elle vingt-deux.

 

Depuis qu'en 1763 la France et l'Angleterre avaient signé la paix qui mettait fin à la guerre de Sept Ans, un flot ininterrompu de visiteurs traversait la Manche dans les deux sens. À Paris en 1762, Horace Walpole témoigne de cette fascination réciproque : « Notre passion pour tout ce qui est français n'est rien auprès de la leur pour tout ce qui est anglais47 . » Les élites françaises allaient en pèlerinage dans le pays dont, trente ans plus tôt, les Lettres philosophiques de Voltaire avaient célébré le respect des libertés individuelles et la forme de gouvernement, pour observer de près cette monarchie parlementaire que beaucoup d'entre eux considéraient comme un modèle possible pour l'avenir. Et tandis que les romans de Richardson, adaptés par l'abbé Prévost, dévoilaient les charmes de ce sentimentalisme puritain et bourgeois qui devait trouver dans La Nouvelle Héloïse une formidable caisse de résonance, chevaux, carrosses, chiens et tissus anglais conquéraient le marché français au nom d'un style de vie plus simple et spontané.

La Correspondance littéraire de Grimm, destinée aux têtes couronnées du nord de l'Europe, relevait ce phénomène non sans ironie : « Rien n'est plus plaisant, ce me semble, que le commerce de travers et de ridicules établi depuis quelque temps entre la France et l'Angleterre […] Aujourd'hui, nous faisons autant de cas des postillons anglais qu'on en fait en Angleterre de nos pauvres huguenotes ; nous avons pour leurs chevaux, pour leur punch et pour leurs philosophes le même goût qu'ils ont pour nos vins, pour nos liqueurs et pour nos filles de théâtre […] Enfin, il semble que nous avons pris à tâche de nous copier mutuellement pour effacer jusqu'aux moindres traces de nos anciennes haines. S'il n'en coûtait qu'un peu plus de ridicule aux deux royaumes, il serait trop heureux sans doute d'acheter à ce prix une paix éternelle48 . »

Mais ce qui fascinait en premier lieu les Anglais, c'était la prédominance des usages mondains sur la vie privée et le savant naturel avec lequel la noblesse française se mettait en scène. Une représentation théâtrale vivante et raffinée, dans un décor riche en soies, ors et miroirs, à laquelle les deux sexes participaient d'un commun accord et qui requérait de l'autodiscipline, un art de comédien consommé, une promptitude de réflexes, l'habitude du monde, de la gaieté, de l'esprit, en d'autres termes cet ensemble de caractéristiques typiquement françaises que Lord Chesterfield appelait les Grâces49 . Et même si tout le monde mesurait les sacrifices qu'imposait un tel modèle de comportement, le résultat de cet effort collectif semblait les justifier pleinement : jamais l'art de la sociabilité n'avait atteint une telle perfection et le plaisir qu'il dispensait était si intense qu'il faisait dire à Mme de Staël qu'à Paris on pouvait se passer d'être heureux50 .

Rivalisant d'hospitalité et de courtoisie, les deux pays étaient prêts à se découvrir l'un l'autre par-delà leurs différences, aidés en cela par le fait que, si on pratiquait peu l'anglais outre-Manche, le français en revanche s'était depuis longtemps imposé comme la langue internationale des élites.

Outre qu'elle parlait un français parfait et citait de mémoire Mme de Sévigné et La Rochefoucauld, Lady Sarah remplissait toutes les conditions pour que s'ouvrent devant elle les portes des hôtels particuliers parisiens les plus prestigieux. D'abord, elle appartenait à une famille qui détenait une position de premier plan dans la société anglaise. Son grand-père, Charles Lennox, premier duc de Richmond, était un fils illégitime de Charles II et de Louise de Kéroualle, espionne de Louis XIV. Certes ses parents étaient morts quand elle n'avait que cinq ans, mais ses deux sœurs aînées qui s'étaient occupées d'elle étaient mariées à des hommes très influents. Caroline avait épousé Henry Fox, premier Lord Holland, et Emily le duc de Leinster, senior peer d'Irlande. De plus, à son arrivée à Paris, Lady Sarah pouvait compter sur de nombreuses connaissances qu'elle avait faites deux ans auparavant, au cours de son premier séjour à la suite des Holland, à commencer par celle du prince de Conti et de sa maîtresse, la comtesse de Boufflers. Mais c'était l'amour malheureux que, toute jeune encore, elle avait inspiré au prince de Galles – en instance de devenir George III – qui avait suscité la curiosité générale. Et nous trouvons l'écho de l'accueil que Paris lui réserva dans les lettres de Mme du Deffand à ses correspondants anglais friands des exploits mondains de leur jeune compatriote.

Le bilan à n'en pas douter est triomphal : « Votre Milady Sarah a eu un succès prodigieux ; toute notre belle jeunesse en a eu la tête tournée51  », écrivait-elle à son ami Crawford, mais cela ne l'empêchait pas, dans les lettres strictement confidentielles qu'elle adressait à son très cher Walpole, d'émettre quelques réserves sur les raisons d'un tel engouement. Des réserves qui montrent bien que, malgré l'anglophilie professée par la vieille marquise en hommage au châtelain de Strawberry Hill, les critères d'appréciation de la « parfaitement bonne compagnie » parisienne ne coïncidaient pas tout à fait avec ceux de la bonne société londonienne.

Ayant reçu plusieurs fois les Bunbury chez elle, Mme du Deffand avait eu le loisir de les soumettre à une observation attentive. Sa cécité ne lui permettait pas de juger de la beauté tant vantée de Sarah – « Aucune Madeleine du Corrège n'était aussi charmante et expressive52  », avait déclaré Walpole –, mais dans la capitale française personne ne la trouvait « fort jolie ». De son côté, Sarah n'avait-elle pas déclaré que « Paris comptait très peu de belles femmes » et que celles que l'on considérait comme telles en Angleterre auraient été qualifiées tout au plus de « gracieuses »53  ? Pour sa part, Mme du Deffand trouvait la jeune lady « aimable », « douce », « vive » et « polie », mais elle précisait que selon des critères français elle se comportait indubitablement en « coquette »54 .

Ce qui tracassait la marquise, c'était l'attitude de ce « pauvre Sir Charles » à l'égard de son épouse. Était-ce par amour ou naïveté qu'il se montrait disposé à supporter la présence aussi assidue qu'importune aux côtés de Lady Sarah de soupirants tels que Lord Carlisle – qui l'avait suivie depuis Londres – et Lauzun ? Ce n'est que peu avant le départ du couple que la vieille dame avait trouvé la réponse : « Je serais bien trompée si ce Sir Charles faisait le second tome de M. de Stainville, quand même la Milady aurait tout l'Opéra-Comique55 . » Un mois avait suffi pour que l'infortunée Mme de Stainville cesse d'inspirer la pitié mais, avec l'acuité psychologique qui la caractérisait, Mme du Deffand avait deviné les raisons du drame qui mettrait bientôt un terme au mariage des Bunbury.

C'était Sarah qui avait choisi Sir Charles comme époux, quand la perspective d'un mariage avec le prince de Galles s'était évanouie pour des raisons politiques. Pourtant la jeune Lennox aurait pu prétendre à une union beaucoup plus prestigieuse. Bunbury n'appartenait pas à la haute noblesse comme elle et ne jouissait pas d'une grande fortune, mais il était beau, cultivé, élégant, courtois et surtout elle était amoureuse de lui. En parfait accord avec les mœurs de la noblesse anglaise, Sarah aimait l'intimité domestique, la campagne, les chevaux – ceux de Sir Charles étaient célèbres –, les chiens, et ses ambitions se bornaient à être une bonne épouse, à condition toutefois de se savoir aimée en retour par son mari. Mais de tempérament flegmatique et sexuellement indifférent, Bunbury n'était pas en mesure de répondre à ses attentes sentimentales et, après deux ans de vaines tentatives, Sarah avait dû prendre acte de l'échec de son mariage. Le destin voulut qu'à ce moment-là sa route croise celle de Lauzun.

Ce n'est pas la cour insistante dont le duc l'avait entourée, mais la douleur qu'il avait laissée transparaître devant le drame de Mme de Stainville qui l'avait prédisposée en sa faveur. Le récit qu'il lui avait fait de cette « funeste histoire56  » l'avait émue au point de la pousser à lui donner rendez-vous le jour même, à l'occasion d'un dîner offert par Mme du Deffand. C'était probablement le 25 janvier57 et, au cours de la soirée, Lady Sarah glissa dans la main de Lauzun un billet où il était écrit : « I love you 58 . »

Cette déclaration d'amour ne laissait toutefois place à aucun espoir de bonheur. Ainsi qu'elle en informerait Lauzun le lendemain, Lady Sarah n'envisageait pas un instant de tromper son mari, parce que, dans son pays, l'adultère était inadmissible. « Un amant, lui expliquerait-elle, est ordinairement à peine un événement dans la vie d'une femme française ; c'est le plus grand de tous pour une Anglaise ; de ce moment tout est changé pour elle, et la perte de son existence et de son repos est communément la fin d'un sentiment qui n'a en France que des suites agréables et peu dangereuses […] Choisissant nos maris, il nous est moins permis de ne pas les aimer et le crime de les tromper ne nous est jamais pardonné59 . » Si vingt-cinq ans plus tard, en exil dans la campagne anglaise, Mme de Staël vérifierait à ses dépens l'exactitude de cette analyse, Lauzun, avec une galanterie toute française, avait trouvé la phrase juste pour ne pas renoncer. « Je veux, lui avait-il répondu, que vous soyez heureuse ; mais il n'est pas de puissance au monde qui m'empêche de vous adorer60 . » Sa ténacité serait récompensée, mais n'en rendrait que plus profonde son humiliation.

Écrite le 6 février de Calais, quand Sarah est sur le point de rentrer en Angleterre, la lettre qui figure dans les Mémoires de Lauzun montre bien l'engagement croissant de Sarah – « Vous avez tout changé mon cœur, mon ami, il est triste et brisé ; et quoique vous me faites tant de mal, je ne peux avoir d'autres pensées que mon amour61  ». Quinze jours plus tard, Lauzun était déjà à Londres et, de là, suivait les époux Bunbury dans leur maison de campagne du Suffolk, où il passerait ce qui est resté pour lui comme le temps « le plus heureux de [s]a vie62  ». C'est au cours de ce long tête-à-tête amoureux – l'imperturbable Sir Charles s'était promptement éclipsé – que Sarah se donna à lui, assumant l'entière responsabilité de son geste. Le lendemain, Lauzun en mesurerait la portée pour sa maîtresse anglaise, qui lui proposa, en lui laissant une semaine de réflexion, de recommencer une nouvelle vie en Jamaïque avec elle. Lauzun n'eut pas le courage d'accepter et Sarah jugea l'affaire close. En ne la considérant pas comme « nécessaire à son bonheur », il « avait détruit le sentiment qui l'attachait à lui »63 et elle avait cessé de l'aimer. Le désespoir de Lauzun – il pleure, s'évanouit, crache du sang – fut inutile. Plus virile que lui, Sarah se préparait à affronter l'avenir à la lumière de ce qui lui était arrivé. « Ma morale n'est point gâchée par les Français, écrivait-elle sept mois plus tard de Barton à sa meilleure amie ; ils sont si éloignés de mon caractère et de ce que l'on m'a éduquée à juger juste qu'il faudrait avoir une bien piètre opinion de moi pour penser que trois mois pourraient défaire tout ce que la nature et l'habitude m'ont enseigné64 . » Ce n'étaient pas de vaines paroles. Sarah avait une vocation d'héroïne romantique et ne tarderait pas à prouver qu'elle possédait toutes les qualités morales – courage, sincérité, cohérence – nécessaires pour la réaliser. Un an plus tard, ne pouvant concevoir une existence sans amour, Lady Bunbury noua une nouvelle relation avec un cousin désargenté et, après avoir donné le jour à une petite fille et décliné l'offre de Sir Charles de sauver les apparences, s'enfuit avec son amant. Leur fugue dura peu, mais le scandale fut énorme et Sarah, qui avait demandé le divorce, passa les douze années suivantes seule avec sa fille, complètement isolée, dans la propriété de campagne de son frère, le duc de Richmond, à Goodwood House. Puis, à trente-six ans, encore éclatante de beauté, elle avait enfin trouvé cette plénitude sentimentale et affective qu'elle avait tant recherchée en épousant le colonel George Napier, un militaire séduisant et courageux, et en mettant au monde pas moins de huit enfants. Désormais, dans la pourtant puritaine Angleterre, nombreux étaient ceux qui lui témoignaient leur admiration.

 

Pour Lauzun, le retour en France fut amer : il avait rencontré une femme extraordinaire et l'avait perdue par sa faute, sa vie d'autrefois n'avait plus aucun charme, « tout [s]on caractère était changé65  ».

Il lui fallut la perspective de partir se battre en Corse pour retrouver la joie de vivre. En mai 1768, Gênes avait cédé l'île à la France et Choiseul, artisan de l'accord, avait décidé de mater les indépendantistes de Pasquale Paoli par une intervention militaire dans les règles. Le duc obtint d'y prendre part comme aide de camp du marquis de Chauvelin, commandant de l'expédition. C'était sa première occasion d'aller au combat, après sept ans de service dans les Gardes françaises. Depuis trois siècles, ses ancêtres s'étaient fait honneur sur le champ de bataille et le moment de s'illustrer était venu pour lui aussi. Certes, une armée improvisée n'était pas a priori un ennemi glorieux, mais le conflit corse allait se révéler aussi rude que périlleux et surtout hautement instructif. Cette première expérience sur le terrain lui apprit qu'« aucun adversaire ne doit être sous-estimé. La volonté de combattre, combinée à la connaissance du terrain, peut tenir en échec des troupes entraînées et dotées du meilleur matériel. Il n'oubliera pas cette leçon lorsqu'il affrontera le soulèvement de la Vendée66  ». Cette campagne lui offrit aussi sa première rencontre avec Mirabeau, point de départ d'une amitié qui lui sera fatale67 .

Sans renoncer à ses exploits galants – il avait aussitôt séduit l'épouse de l'intendant de Corse, Mme Chardon, qui s'était mis en tête de le suivre à cheval tandis qu'il montait à l'assaut –, Lauzun sut conquérir l'affection de ses soldats et l'estime de ses supérieurs autant par sa fougue que par son esprit d'initiative, son sens des responsabilités et l'intelligence tactique qu'il déploya au cours de cette guerre. Ce fut avec un regret sincère qu'il quitta l'île et ses « rochers » pour aller porter au roi la nouvelle de la victoire définitive sur les insurgés. Il avait vécu en Corse une « année heureuse » qui l'avait réconcilié avec lui-même.

 

Lauzun arriva à Versailles le 24 juin 1769, puis rejoignit Louis XV dans sa résidence de chasse de Saint-Hubert, où il fut aussitôt introduit auprès du souverain qui tenait conseil avec Choiseul. Le roi l'accueillit avec « toutes sortes de bontés », lui décerna la Croix de Saint-Louis et l'invita à rester. Choiseul aussi « voulut se raccommoder avec [lui] et revint de si bonne grâce » que le jeune duc « y fu[t] sensible »68 . Tout semblait donc inviter à l'optimisme. Louis XV confirmait la faveur qu'il lui avait toujours manifestée et Lauzun reprenait avec enthousiasme du service dans les Gardes françaises, plus convaincu que jamais de sa vocation de soldat. La vie parisienne retrouvait pour lui tous ses attraits, sans compter qu'Amélie de Boufflers, son épouse, ne semblait pas chagrinée de son indifférence et que, limitée au simple respect des formes, sa vie conjugale lui laissait la plus entière liberté, dont il ferait un usage immodéré, enrichissant la palette de ses expériences amoureuses tant dans le registre sentimental – la vicomtesse de Laval, la comtesse de Dillon, la princesse de Guéménée devaient se révéler des amies particulièrement tendres – que dans celui du libertinage classique. Mais sa famille d'élection, son point de repère affectif le plus stable furent ses deux amis de toujours, le duc de Chartres né le même jour que lui, et le prince de Guéménée, à qui s'ajouta à cette époque le marquis Marc-René de Voyer.

Bien vite, cependant, Lauzun constata que des temps difficiles se préparaient pour lui. Deux mois avant son retour de Corse, le 22 avril 1769, la comtesse du Barry avait été présentée à la cour, prenant la place de favorite du roi, que la mort de Mme de Pompadour avait laissée vacante. Abandonnant ses derniers scrupules, le souverain à la virilité déclinante avait voulu à ses côtés cette beauté de vingt-cinq ans devenue indispensable à son bien-être, mais dont personne n'ignorait le passé de courtisane. Le scandale était grand et, poussé par Mme de Choiseul et la princesse de Beauvau qui en avaient fait un point d'honneur, le duc de Choiseul prit ouvertement parti contre la favorite. Impliqué malgré lui dans le conflit, le duc de Gontaut lui-même, qui avait toujours eu le talent d'être en bons termes avec les maîtresses du Bien-Aimé, s'était vu fermer la porte des « petits appartements ». Naturellement, Lauzun n'avait pas manqué de faire la connaissance de la néo-comtesse quand l'Ange, comme on la surnommait, exerçait encore son ancien métier et, tout en entretenant avec elle des rapports plus qu'aimables, il n'avait pu éviter d'interdire à sa femme de la fréquenter. Dès lors, Louis XV ne lui adressa plus la parole. C'était la fin de la faveur royale, dont dépendait sa carrière militaire. C'était aussi le début d'une lutte d'influence entre le parti de la favorite, mené par le duc d'Aiguillon, et celui du duc de Choiseul, qui se conclurait par la défaite de ce dernier.

Trop sûr de lui, Choiseul avait-il cru que Louis XV, incapable de se passer de sa longue expérience ministérielle, lui sacrifierait la du Barry ? Et le roi, de son côté, n'avait-il pas toléré qu'on discute son autorité ? Lauzun était trop sagace pour ignorer que le différend entre le souverain et son ministre avait des raisons plus profondes et touchait à l'avenir politique de la France. Actuellement, les historiens tendent à faire remonter à l'issue désastreuse de la guerre de Sept Ans – qui avait coûté à la France son premier empire colonial – le début de la dérive des finances de l'État, ainsi que la crise de confiance des Français dans leur système de gouvernement, qui constituerait un des facteurs déclenchants de la Révolution69 . Le premier à prendre pleinement conscience de la gravité de la défaite fut Louis XV lui-même, qui décida de ne plus jamais courir le risque d'une nouvelle guerre et misa sur une politique étrangère de maintien de la paix en Europe et sur une politique intérieure de renforcement de l'autorité royale, d'assainissement du déficit de l'État et de relance de l'économie. Or les plans de Choiseul étaient aux antipodes de ceux de son souverain. Sa politique étrangère passait par la revanche militaire de la France et la reconquête aussi bien d'un pouvoir colonial que de la prééminence en Europe, ce qui signifiait la reprise inévitable d'une guerre avec l'Angleterre. C'est pour cette raison que le duc poursuivit un ambitieux programme de réorganisation de l'armée et de renforcement de la marine, qui coûtait fort cher au trésor royal. En réalité, peu tournée vers les problèmes économiques, sa politique intérieure servait souterrainement un projet de modernisation du système monarchique sur le modèle d'outre-Manche. Loin de veiller à préserver l'autorité du souverain en un moment de crise, Choiseul entretenait des rapports plus que cordiaux avec le parti parlementaire et la nouvelle fronde aristocratique, lesquels ne perdaient pas une occasion de contester le monarque. Louis XV était routinier, il aimait son ministre, il appréciait sa grande intelligence, son immense capacité de travail, ses manières affables et il aurait voulu le garder à son service. Mais quand il apprit que Choiseul saisissait le prétexte d'un conflit tout à fait marginal qui opposait l'Espagne, liée à la France par le pacte de Famille, à l'Angleterre dans les lointaines îles Falkland, pour rouvrir les hostilités avec cette dernière, il décida de le limoger. Le 24 décembre 1770, le duc reçut l'ordre de présenter sa démission et de se retirer dans sa propriété de campagne de Chanteloup, à treize heures de Paris. En avril de l'année suivante, quatre mois après l'installation au cabinet du conseil du triumvirat formé par d'Aiguillon, Terray et Maupeou, Louis XV abolit la vénalité des charges et décida de dissoudre le parlement, qu'il remplaça par un autre, dont les pouvoirs étaient entièrement redéfinis. C'était le début d'une véritable révolution politique qui, si elle avait été poursuivie par Louis XVI, aurait peut-être évité 1789.

Mais, savamment manipulée par Choiseul, l'opinion publique préféra attribuer la disgrâce du ministre à l'arbitraire d'un vieux despote et à la revanche d'une prostituée. Jamais, en effet, départ en exil ne fut plus triomphal et plein d'espoir. Le duc n'avait que cinquante ans et l'état de santé de Louis XV laissait supposer que, bientôt, un nouveau roi – ce Dauphin dont il avait arrangé le mariage avec Marie-Antoinette – aurait besoin de ses conseils. Pour un fidèle monarchiste comme le comte d'Allonville, qui rédigerait ses Mémoires sous la Restauration, c'était précisément « à l'esprit frondeur de l'ex-ministre et de ses amis » qu'on devait « l'origine de ce déchaînement contre la cour dont la Révolution devait être le résultat »70 .

Quelles que fussent ses convictions intimes, l'honneur imposait à Lauzun de se montrer solidaire de ses proches, y compris au risque de compromettre son propre avenir. Et comme il était « courageux, romanesque, généreux, spirituel71  », il n'hésita pas à partager le sort de sa famille72 en se rendant aussitôt à Chanteloup. Le 7 janvier, il était déjà de retour à Paris73 pour monter la garde à Versailles. Contrairement à ses prévisions, Louis XV n'avait pris aucune mesure à son encontre, se contentant de l'ignorer.

Les mois suivants, quand il n'était pas de garde, Lauzun séjourna souvent à Chanteloup, où sa femme, très liée à Mme de Choiseul, était chez elle. On trouve de nombreuses informations sur lui dans l'intense correspondance de cette période entre Mme du Deffand, la duchesse de Choiseul et l'abbé Barthélemy, qui, par crainte que le « cabinet noir » n'ouvre les lettres envoyées par la voie ordinaire, bénéficiait de ses services de facteur.

La disgrâce avait transformé Chanteloup en un lieu d'utopie. Tenus de vivre sous le même toit, les membres du clan Choiseul avaient remisé jalousies et rancœurs et s'employaient d'un commun accord à rendre l'existence quotidienne au château la plus sereine et agréable possible. La duchesse de Choiseul avait donné l'exemple : non contente de souscrire un pacte de non-belligérance avec sa belle-sœur, elle avait accueilli avec la plus grande amabilité la maîtresse de son mari, la – par ailleurs délicieuse – comtesse de Brionne.

C'était en effet par le spectacle du bonheur privé que la civilisation aristocratique française réaffirmait à Chanteloup son autonomie face aux ingérences du pouvoir, prouvant une fois de plus sa capacité à juguler ses émotions et à embellir la réalité par un art de vivre consommé. À eux seuls, l'attrait des lieux, le ballet incessant des visiteurs, le luxe raffiné de l'hospitalité, l'enchaînement de chasses, promenades, spectacles, parties de billard, trictrac et dominos n'auraient pas suffi à faire de Chanteloup une « île heureuse », il y fallait l'implication quotidienne de ses habitants. Et la contribution de Lauzun se révéla capitale.

Si, dans une lettre adressée au marquis de Voyer deux mois après la sentence d'exil qui avait frappé Choiseul, le duc, réconcilié avec sa famille, regrettait l'affluence d'invités troublant la tranquillité de leur résidence74 , il ne s'en prodiguait pas moins pour eux. Il montrait qu'il possédait au suprême degré cet « esprit de société » capable d'alléger l'atmosphère et de répandre la joie. En ce domaine, selon l'abbé Barthélemy, personne ne l'égalait : « À mon avis il est, de tous ceux qui viennent ici, celui qui a le plus d'esprit et le meilleur ton de la plaisanterie75 . » Vingt ans plus tard, la marquise de Coigny, qui passait pour la femme la plus spirituelle de Paris, confirmerait le jugement de l'abbé : « Vos plaisanteries seules entretiennent la gaieté de mon caractère et l'intelligence de mes esprits76 . »

Conscient de ses « agréments77  », Lauzun associait en effet à une gaieté naturelle l'art délicat de la badinerie qui, depuis l'époque de l'hôtel de Rambouillet, était une des premières qualités requises chez l'homme du monde et il le déployait dans la conversation et autres divertissements propres à la vie en société. En matière de proverbes et couplets, Barthélemy le jugeait imbattable. « Il est impossible de voir plus de variété, de vérité, de chaleur et de bonnes plaisanteries78  », écrivait-il à Mme du Deffand en lui faisant la chronique des distractions à Chanteloup. Produit perfectionné d'une civilisation éminemment théâtrale et attentif à toutes les nuances de la comédie mondaine – une de ses pièces en deux actes, Le Ton de Paris ou les Amants de bonne compagnie , le prouve79  –, le jeune duc était aussi un excellent comédien. Mais ce n'était pas sur la scène mondaine qu'il aspirait à tenir un rôle de premier plan.

 

Lauzun était intelligent, versatile, tourmenté et avait l'ambition d'agir, d'être « bon à quelque chose80  » comme il le confiait à son ami Voyer, mais il savait qu'il avait les mains liées, du moins tant que durerait le règne de Louis XV. En décembre 1772, dans l'attente de circonstances plus propices – après tout il n'avait que vingt-cinq ans –, il décida de retourner à Londres. Si des raisons sentimentales avaient dicté sa première visite, la deuxième devait lui servir à évaluer par lui-même ce qui avait permis à l'Angleterre de gagner la guerre de Sept Ans et de prendre à la France ses territoires d'outre-mer. De même, à la lumière de ses conversations avec Choiseul à Chanteloup, il cherchait les failles de l'immense Empire colonial britannique et de son intense commerce maritime dont la France pourrait tirer parti. C'est ainsi que, pendant les sept mois de son séjour londonien, Lauzun apprit l'anglais, fréquenta la bonne société, fut présenté au roi et informé par l'ambassadeur français des stratégies diplomatiques de Sa Majesté britannique. Il découvrit à cette occasion l'importance des journaux – en France encore rares et peu influents – quand il s'agissait de prendre le pouls de la vie politique et économique du pays.

Mais ce deuxième séjour londonien marqua aussi pour le duc le début d'une nouvelle aventure sentimentale, qui le pousserait à élargir son horizon politique en attirant son attention sur le drame en cours du partage de la Pologne par les puissances du nord de l'Europe. Le soir même de son arrivée à Londres, chez Lady Harrington où l'avait emmené l'ambassadeur français, le comte de Guînes, Lauzun fit la connaissance d'Izabela Czartoryska, qui passerait à l'Histoire comme une des grandes héroïnes de l'épopée nationale polonaise. Les Mémoires nous transmettent une image de la princesse où le jugement acéré du libertin habitué à soupeser les femmes à l'aune de leurs atouts et de leurs défauts physiques – comme il jaugeait les chevaux – semble laisser la place à cet ineffable je-ne-sais-quoi qui précède la cristallisation amoureuse : « Une taille médiocre mais parfaite, les plus beaux yeux, les plus beaux cheveux, les plus belles dents, un très joli pied, très bonne, fort marquée de petite vérole et sans fraîcheur, douce dans ses manières et dans ses moindres mouvements d'une grâce inimitable, Mme Czartoryska prouvait que sans être jolie on pouvait être charmante81 . »

L'importance de la relation que le duc nouera quelques mois plus tard avec Izabela transparaît non pas tant dans la place qu'il lui accorde au sein de ses Mémoires – dont elle occupe en effet un cinquième – que dans l'incapacité manifeste où il se trouve encore, des années plus tard, à clarifier ses émotions de l'époque et les interpréter. Il préfère se limiter à constater que « les deux cœurs les plus tendres, les plus ardents de l'univers, peut-être, s'étaient rencontrés82  ».

Lauzun n'était certes pas un novice en matière d'aventures sentimentales. Il avait déjà pratiqué toutes les variétés de l'amour « à la française », dont les règles exigeaient que les élans du cœur les plus sincères s'accordent avec le bon goût et le style prescrit par les bienséances. Avec Sarah il avait expérimenté l'intransigeance d'un sentiment passionné, fidèle aux impératifs de l'éthique puritaine. Avec la princesse polonaise, il allait découvrir un type d'amour inséparable du drame et, séduit par l'attrait du sublime tragique, se laisser entraîner dans un jeu complexe de passions et d'intérêts, dont le véritable enjeu était le destin de la Pologne.

 

Née à Varsovie en 1746, Izabela était la fille unique de Jan Jerzy Flemming, Grand Trésorier de Lituanie, et d'Antonina Czartoryska, morte en lui donnant le jour. Élevée par sa grand-mère maternelle, elle fut promise en mariage dès ses quinze ans à Adam Czartoryski, son oncle qui avait le double de son âge. Selon la coutume dans la noblesse polonaise, ce mariage visait à consolider les liens de parenté entre les différentes branches d'une des plus puissantes familles du pays ou, plus exactement, de la Familia tout court. Descendants des grands-ducs de Lituanie, les Czartoryski avaient vu croître leur influence politique au cours du XVIII siècle. Toutefois, en dépit de la dot et de l'arbre généalogique dont pouvait se targuer Izabela, il ne fut pas facile de convaincre son fiancé de la conduire à l'autel. Bel homme, élégant, intelligent, polyglotte, éduqué par des précepteurs français83 , exceptionnellement cultivé, Adam Czartoryski à l'époque était amoureux de la comtesse Alexandrovna Prascovie de Bruce, séduisante dame d'honneur de Catherine de Russie, et éprouvait une authentique aversion pour sa jeune parente timide, insignifiante et, en outre, petite, gracile, marquée par la variole. Il dut céder aux injonctions de son père, le terrible prince Auguste, mais il ne fit pas mystère de son dépit et Izabela fut obligée de s'y résigner. De même qu'elle dut supporter l'hostilité ouverte de sa belle-sœur – une autre Izabela –, la belle et admirée princesse Lubomirska qui, très proche de son frère, nourrissait « pour cette enfant si infiniment son inférieure en grâces, en talents », « une antipathie invincible »84 .

La jeune princesse Czartoryska ne s'avoua pas vaincue : elle réussit à se faire accepter par son mari et à gagner son amitié, le suivant dans ses voyages vêtue en page, sollicitant sa fibre pédagogique, l'élisant pour Pygmalion. Il forma son goût et son intelligence : il orienta ses lectures, l'initia à l'amour de l'art, lui donna l'occasion de perfectionner sa pratique du monde en fréquentant avec elle les grands salons parisiens. Elle-même rappellerait non sans ironie qu'avant même d'avoir lu La Nouvelle Héloïse , son désir de connaître les dernières nouveautés l'avait poussée en novembre 1762 à rendre visite à Jean-Jacques Rousseau dans son ermitage de Montmorency85 .

Une dizaine d'années après son mariage, le vilain petit canard s'était transformé en une jeune femme douée de toutes les perfections mondaines, capable de s'imposer à l'admiration d'une célèbre aristocrate d'outre-Manche. « Ses talents, écrira en effet Elizabeth Berkeley, devenue, après son divorce de Lord Craven, margrave d'Anspach, étaient du premier ordre, et ses manières nobles, gracieuses et exemptes de toute affectation. Elle était excellente musicienne, peignait bien et dansait admirablement ; elle avait de l'instruction sans pédanterie ; et quand l'occasion de la montrer se présentait, elle le faisait sans ostentation […] elle était grave et enjouée tour à tour86 . »

La métamorphose d'Izabela ne toucha pas seulement sa personnalité, mais modifia jusqu'à son aspect physique. En 1765, elle mit au monde sa première fille, Teresa, et si l'on en croit ses contemporains, la maternité l'embellit : « Rien n'était comparable à l'éclat de ses yeux noirs et à la pureté de son incarnat87 . » Il est toutefois assez probable que ces changements aient été déterminés par son impérieuse volonté de plaire. La princesse nous le confirme elle-même dans un autoportrait rédigé en 1783 à Puławy, alors qu'elle avait trente-sept ans, qui concorde avec la description donnée par Lauzun : « Je n'ai jamais été belle, mais j'ai souvent été jolie : j'ai des beaux yeux, et comme tous les mouvements de mon âme s'y peignent, cela rend ma physionomie intéressante […] Ma figure est comme mon esprit, le plus grand mérite de l'un comme de l'autre tient à l'adresse avec laquelle je sais en doubler la valeur. Dans ma jeunesse, je fus très coquette, je le suis moins de jour en jour, même si mon teint de jeune fille me rappelle parfois que plaire est d'un grand charme88 . »

Pour elle, plaire signifia avant tout se venger des nombreuses humiliations subies, et comme son mari continuait à lui préférer les autres femmes, sa coquetterie s'exerça en dehors de la sphère conjugale. Personne, rappelle Jean Fabre, « n'inspira de passions plus tumultueuses. Friedrich Brühl, Repnine, François Xavier Branicki, Lauzun, vingt autres soupirants, parfois éconduits, généralement comblés, furent amoureux d'elle à la folie89  ». Heureusement pour elle, en matière d'adultère, la noblesse polonaise manifestait la même désinvolture que l'aristocratie française, et son mari le premier dissociait l'amour du mariage. Par libéralisme ou par indifférence, Adam laissa Izabela libre de disposer d'elle-même et se résigna avec élégance au fait que Teresa soit la seule des quatre enfants nés au cours de leur mariage dont on pouvait lui attribuer à coup sûr la paternité. Ce qui ne l'empêcha pas de se comporter en pater familias affectueux et de se montrer « toute sa vie l'ami intime de sa femme et le plus complaisant des maris90  ».

Après avoir fait admirer ses talents de comédienne dans les spectacles d'amateur du Théâtre de Société, un des hauts lieux de la vie mondaine à Varsovie, et avoir tourné la tête à son organisateur, le comte Alois Friedrich von Brühl, Izabela put prendre sa revanche sur sa belle-sœur Lubomirska en nouant une relation avec Stanislas-Auguste Poniatowski, qui, depuis septembre 1764, occupait le trône polonais. Cousin désargenté des Czartoryski – sa mère appartenait à la Familia  –, Stanislas-Auguste avait aimé sa cousine Izabela, future Lubomirska, mais le père de celle-ci, le prince Auguste Czartoryski, indifférent aux sentiments de sa fille, l'avait donnée en mariage au plus prestigieux Stanislaw Lubomirski. L'amitié amoureuse des deux cousins dura malgré tout, même si l'élection de Stanislas-Auguste comme roi de Pologne allait envenimer leurs rapports. En effet, à la mort du roi Auguste III de Saxe, tout semblait destiner Adam Czartoryski au trône, mais Catherine de Russie avait, par un tour de force, imposé à la Diète d'élire Stanislas-Auguste Poniatowski qu'elle connaissait bien – il avait été son amant dans les années difficiles où elle était encore grande-duchesse – et qu'elle jugeait plus fiable. Poniatowski appartenant à la Familia , les Czartoryski avaient été obligés de cacher leur déception. Toutefois, et en dépit du traitement de faveur qui leur serait réservé, ils ne perdraient pas une occasion de lui nuire. Blessée dans son orgueil pour l'élection manquée de son frère, la princesse Lubomirska elle-même se prévalut de l'ascendant qu'elle avait sur Stanislas-Auguste pour le faire souffrir par son comportement capricieux et infantile.

Adam Czartoryski fut le seul, alors qu'il était le plus directement concerné, à ne pas montrer de dépit après l'élection de son cousin, auquel il faut dire qu'il se sentait incommensurablement supérieur. Devenu très jeune général de Podolie et député de la Diète, il avait accepté diverses charges publiques, davantage pour répondre aux attentes familiales et par sens du devoir que par conviction personnelle, mais avait refusé par trois fois de présenter sa candidature au trône91 . Sa vraie passion n'était pas la politique, mais les études, et si Jean Fabre le définit de façon impitoyable comme « un dilettante du pédantisme », il reconnaît toutefois que « philologue de vocation, il s'intéresse tout autant aux autres branches du savoir : littérature, histoire, arts, sciences, chimie, économie politique, art militaire »92 et qu'il pouvait se vanter de compter Goethe et Herder parmi ses correspondants. Passionné de pédagogie, le prince suivra personnellement l'éducation de ses enfants en créant pour eux, dans sa propriété de Puławy, une petite université destinée à doter toute une génération de jeunes aristocrates polonais d'une nouvelle conscience culturelle.

Jusqu'au jour où le partage de son pays ferait de lui un patriote convaincu, la seule cause pour laquelle le prince Adam se montrait disposé à se dévouer était celle de la Familia . Pour préserver ses intérêts économiques et sa marge de manœuvre au sein de la Diète, il se révéla, à l'instar de son père, maître dans l'art du double jeu. S'il apporta son soutien officiel à Stanislas-Auguste et l'encouragea à s'émanciper de la tutelle de Catherine, il essaya en même temps de se concilier la protection de l'impératrice et œuvra pour la popularité de la Familia en affichant des sympathies aussi bien à l'endroit des nationalistes que des républicains. Et, du moins en matière d'intérêts familiaux, son épouse lui témoignerait une fidélité à toute épreuve.

Ce n'étaient pas seulement sa rivalité avec sa belle-sœur et la volonté empreinte de coquetterie de retenir l'attention du nouveau roi – par ailleurs beau, courtois et amant expérimenté – qui avaient poussé Izabela dans les bras de Poniatowski, mais une amitié qui remontait au début de son mariage, quand Stanislas-Auguste avait été le seul membre de la famille à lui faire bon accueil. « Occupé ailleurs93  » et décidé à tirer profit de la situation, « son mari, comme le rappellera Stanislas-Auguste lui-même, s'était tellement accoutumé à voir dans le stolnik, et ensuite même dans le roi, le meilleur ami de sa femme, qui n'avait pas encore vingt-deux ans, que très souvent il la menait le soir au château et l'envoyait seule dans l'appartement du roi, avec la précaution de s'informer si sa sœur était chez le roi. Lorsqu'elle s'y trouvait, il emmenait sa femme ailleurs et la reconduisait une heure après au château, quand le roi était seul, et s'en allait lui-même. Ce qui faisait croire au roi que son cousin, qui s'amusait ailleurs, voulait lui-même que sa femme se plût chez le roi94  ».

Couronnée en mars 1768 par la naissance de Maria-Anna – aussitôt surnommée par la malignité populaire le « petit veau » en allusion au taureau qui figurait sur le blason du souverain –, cette entente parfaite entre mari, femme et amant permit de franchir un pas de plus. En effet, Stanislas-Auguste et Adam demandèrent à Izabela de venir en aide à la Pologne et la Familia en s'attirant la bienveillance du tout-puissant ambassadeur russe, le prince Nikolaï Vassilievitch Repnine.

 

Fin 1763, alors qu'il n'avait pas encore trente ans, Repnine avait été envoyé à Varsovie par son oncle, le comte Panine, ministre des Affaires étrangères de Catherine, pour préparer le terrain en vue de l'élection de Stanislas, et y était resté comme ambassadeur. L'immense pouvoir dont il avait été investi en tant que porte-parole de Catherine était monté à la tête de cet homme pourtant intelligent, cultivé et courageux, et ses manières arrogantes combinées à des méthodes brutales l'avaient fait unanimement détester à Varsovie.

Repnine avait pour tâche de placer la Pologne sous protectorat russe en étouffant toute velléité d'indépendance. Il s'employa donc à affaiblir l'autorité du roi, jouer sur les rivalités entre les grandes familles, saboter les réformes institutionnelles – à commencer par la proposition d'abolition du droit de veto – sur lesquelles Stanislas comme les Czartoryski misaient pour combattre l'anarchie et moderniser le pays.

Devenue la maîtresse de Repnine, Izabela sut lui inspirer un sentiment passionné, prenant ainsi sur lui un ascendant indiscutable, dont elle n'usa toutefois pas en faveur de Stanislas, mais au bénéfice de la Familia dont les intérêts se dissociaient de plus en plus de ceux du souverain. L'époque était sans conteste difficile et, avec la présence croissante de troupes russes sur le territoire polonais et les ingérences continuelles de Repnine dans les affaires intérieures du pays, la situation politique devenait explosive. En février 1768, la noblesse polonaise indépendantiste réunie dans la Confédération de Bar prit les armes pour déposer Stanislas et se libérer du joug russe. Si bien qu'en avril de l'année suivante l'impératrice Catherine, jugeant Repnine coupable d'avoir négligé les intérêts de la Russie et donné des preuves de faiblesse à l'égard de la Familia , le rappela à Moscou et nomma Mikhaïl Nikitich Volkonski à sa place. Ce fut la fin de sa carrière d'ambassadeur, mais pas celle de sa relation avec Izabela, laquelle, le 14 janvier 1770, mit au monde un fils qui était son « vivant portrait95  » et reçut le nom d'Adam Jerzy Czartoryski. Deux ans après, tandis que Russie, Prusse et Autriche annonçaient leur intention de se partager la Pologne, Repnine voyageait à travers l'Europe, dans le sillage des époux Czartoryski, et, début 1772, suivait Izabela en Angleterre. Personne dans la haute société londonienne n'ignorait la nature de leur relation, et quand, à la fin de l'année, Lauzun fit la connaissance d'Izabela, il fut tout de suite informé qu'un grand seigneur russe « l'adorait, et […] avait tout quitté pour la suivre et se vouer absolument à elle96  ».

 

Sans vivre un coup de foudre, le duc français et la princesse polonaise se rapprochèrent pour porter secours à une amie commune, Lady Craven, victime de la jalousie d'un mari moins rompu aux mœurs mondaines que le prince Czartoryski.

Âgée de vingt-deux ans à l'époque et mariée depuis six ans au baron William Craven, Elizabeth Berkeley avait déjà beaucoup fait parler d'elle. D'une beauté dont attestent les portraits de Gainsborough, Romney, Reynolds, Angelica Kauffmann et Élisabeth Vigée Le Brun, elle était aussi – Horace Walpole lui-même en convenait97 – spirituelle, vive et douée pour plusieurs arts. Excellente comédienne, elle écrivait de la poésie et « avait une passion pour les aventures sentimentales, mais malheureusement elle ne limitait pas ce sentiment à ses vers98  ». Coquette et très courtisée, elle se montrait peu farouche avec ses soupirants et son imprudence avait fini par lui être fatale. Pendant un bal fin avril 1773, son mari l'avait surprise enfermée à clé dans un petit salon, entre les bras de l'ambassadeur de France, le comte de Guînes, et le scandale avait été terrible. Craven avait défié Guînes en duel, lequel s'était engagé à lui donner satisfaction dès sa mission diplomatique achevée, et, en attendant de décider du sort de son épouse adultère, il l'avait recluse à la campagne. Dans l'urgence de choisir la bonne stratégie de défense, Guînes et Lauzun pensèrent que seule la princesse polonaise, grâce à son nom illustre et son amitié au-dessus de tout soupçon avec Lady Craven, pouvait espérer obtenir du mari outragé l'autorisation de rencontrer la coupable. La princesse Czartoryska réussit en effet à rendre visite à l'infortunée et à l'instruire sur la conduite à tenir. Si, comme il est assez probable, la maison de campagne en question était celle de Combey Abbey, près de Coventry, où à cette époque, sur demande de Lord Craven, le célèbre Capability Brown créait un parc de toute beauté, nous pouvons imaginer que la princesse tira profit de cette expédition : passionnée de jardins, Izabela doterait à son tour Puławy d'un parc réputé, inspiré des nouveaux critères esthétiques définis par le grand paysagiste anglais.

Lauzun affirme dans ses Mémoires qu'il dut aux mésaventures de Lady Craven de se rapprocher d'Izabela. Le « beau geste » de la princesse l'avait frappé et il tient à préciser que « [s]a sensibilité et [s]a générosité de cœur » le lièrent à elle presque sans qu'il s'en aperçoive. De son côté, Izabela était rassurée sur les dispositions du duc par l'histoire – désormais légendaire – de son amour pour Sarah Lennox. Si nous accordons autant d'attention à « l'affaire » Craven, c'est parce qu'elle constitue une preuve évidente de la relation de Lauzun avec la princesse Czartoryska et, au-delà, de l'authenticité des Mémoires dans leur ensemble.

Dans cette perspective, il faut noter que ce furent surtout les descendants d'Izabela qui menèrent une guerre à outrance contre les Mémoires du duc. Certes, leur publication en 1821 avait suscité un chœur de protestations, mais trente-quatre ans plus tard, l'attaque vint du fils aîné de la princesse, Adam Jerzy Czartoryski, décidé à empêcher la diffusion d'une nouvelle édition99 qui – scandale supplémentaire – rétablissait tous les passages et les noms propres omis dans la première.

Né de la relation d'Izabela avec Repnine, élevé à la cour russe, ministre des Affaires étrangères du tsar Alexandre Ier et champion de l'indépendance polonaise, Adam Jerzy était un homme d'une grande intelligence et d'une vaste culture. C'est lui qui acheta pour sa mère La Dame à l'hermine de Léonard de Vinci, fierté aujourd'hui du musée Czartoryski à Cracovie. En matière d'élasticité des mœurs, sa vie privée n'avait rien à envier à celle de ses parents – intime d'Alexandre Ier , il avait été l'amant de la tsarine. L'époque avait toutefois changé : non seulement le moralisme du XIX siècle condamnait la désinvolture sexuelle du siècle précédent, mais les péripéties de la vie sentimentale d'Izabela juraient avec le souvenir que la princesse avait laissé dans l'imaginaire collectif, les déboires de la Pologne ayant fini par l'ériger en icône du patriotisme et de la conscience nationale. En 1858, quand sortit la nouvelle édition des Mémoires , Adam Jerzy, qui avait quatre-vingt-huit ans et vivait en exil à Paris où il entretenait une véritable petite cour dans son hôtel particulier de l'île Saint-Louis, l'hôtel Lambert, exerçait une influence politique à l'échelle européenne et déployait une intense activité diplomatique en faveur de la Pologne.

Pour défendre la mémoire de sa mère, Czartoryski intenta un procès aussi bien à Auguste Poulet-Malassis et Eugène-Marie de Broise, éditeurs des Mémoires , qu'à l'auteur de la préface et des notes, Louis Lacour. La justice lui donna raison et décréta la saisie de l'œuvre, mais ce fut une victoire éphémère. Une deuxième édition vit le jour quatre mois plus tard100 . Les Mémoires étaient désormais entre les mains des lecteurs et le prince renonça à poursuivre son action en cassation. Une bonne nouvelle pour les éditeurs, qui avaient déjà été condamnés l'année précédente pour avoir publié Les Fleurs du mal de Baudelaire.

Ce qu'il faut souligner ici, c'est que la sentence du tribunal correctionnel, loin de réfuter l'authenticité des Mémoires , conforta implicitement l'hypothèse que Lauzun en était bien l'auteur, car elle condamnait les éditeurs pour avoir rendu publics des « souvenirs intimes » d'un « homme […] qui n'aurait jamais voulu et qui n'a voulu commettre l'indignité de les livrer à la publication et de dévoiler ainsi des intrigues qu'il était de son honneur de tenir cachées »101 .

Pour les descendants d'Izabela, des précautions étaient donc nécessaires pour éviter qu'à l'avenir d'autres personnes mal intentionnées ne fouillent dans le passé de leur illustre aïeule, et il est probable qu'à cette époque la famille ait décidé de procéder à la destruction d'une partie de la correspondance d'Izabela conservée dans ses archives privées à Cracovie102 . Est-ce un hasard si, à l'exception de deux lettres envoyées de Londres à son mari en mars 1772 et en avril 1773, aucune des missives ayant échappé aux flammes n'est antérieure à 1805, date à laquelle la saison des amours et des enfants illégitimes était close ? Un hasard rendu encore plus singulier par le fait qu'à l'époque de la relation d'Izabela avec Lauzun les époux auraient eu davantage besoin de s'écrire, puisqu'ils étaient souvent séparés. À en juger par les deux lettres londoniennes, il est évident que mari et femme avaient l'habitude de correspondre souvent et – comme c'était de mise dans les élites européennes – de se donner des nouvelles réciproques de la gestion domestique, des événements familiaux, des relations mondaines, des événements politiques.

Deux lettres, pas plus, donc, mais d'autant plus précieuses pour nous aider à comprendre la personnalité d'Izabela.

Tout d'abord, ses trahisons systématiques et la présence de Repnine à ses côtés ne semblent pas remettre en question l'admiration qu'Izabela porte à son mari et la place centrale qu'il occupe dans son existence. « Je reçois dans l'instant votre lettre de Leipzig mon cher ami, lui écrit-elle le 16 mars 1772 de la capitale anglaise où elle s'apprêtait à passer plus d'un an. Vous êtes charmant de m'écrire si souvent ; vos moindres détails me paraissent intéressants, tout me plaît dans vos lettres et mon cœur vous rend bien vivement tous les sentiments que vous savez si bien exprimer. » Et la formule finale – « Adieu mon cher ami, je vous aime tendrement, toujours je vous aimerai de même, cela fait mon bonheur103  » – va au-delà des simples formules de politesse utilisées à l'époque entre conjoints. D'ailleurs, ne confierait-elle pas bientôt à Lauzun qu'elle éprouvait pour ce mari dont elle n'avait jamais été amoureuse « une amitié bien tendre » qu'il méritait « chaque jour davantage »104  ?

Écrite un an plus tard, la lettre suivante montre bien que le sentiment d'Izabela pour son mari – « jamais je ne pourrais vous rendre tout ce que je vous dois » – avait des racines profondes. De retour en Pologne – nous savons qu'un mois plus tôt encore il se trouvait à Londres où, au cours d'un bal à l'ambassade de France, il s'était illustré avec sa femme dans une danse cosaque105  –, Czartoryski lui a fait la surprise de lui envoyer le portrait du petit Adam Jerzy, resté avec lui à Varsovie. On ne décèle alors pas trace de gêne dans sa fierté maternelle et la joie qu'elle lui manifeste : « Le portrait de mon fils […] m'a fait pleurer de joie ; ce souvenir, cette attention, m'a exactement mise hors de moi-même106  ». Il est évident pour tous deux que, dans le respect des mœurs aristocratiques, le pacte familial prime sur les inclinations personnelles et les accidents de parcours. Mais cet indubitable accord de points de vue s'accompagne dans leur cas d'une entente complice et affectueuse. Les déboires de Lady Craven en offrent la preuve.

Pas de doute – faits et dates coïncident – : la belle Elizabeth est cette « Lulli » dont Izabela évoque le drame dans sa lettre du 31 [sic ] avril 1773, certaine que Czartoryski partagera son indignation contre le mari jaloux qui a eu la « cruauté » de reclure sa femme à la campagne, en la privant de tous ses domestiques. Un comportement « barbare », « qui fait la honte de l'humanité et dégrade furieusement les Anglais »107 et auquel elle ne se sent en rien exposée. Si la correspondance londonienne d'Izabela parvenue jusqu'à nous s'interrompt sur cette dernière nouvelle, la raison est aisée à comprendre : Lauzun va faire irruption dans sa vie et on jugera nécessaire d'en éliminer toute trace.

Mais ce qui se dessine dans ces deux lettres, c'est surtout la prise de conscience d'Izabela d'une fidélité indéfectible à sa terre natale. « Je sens la situation de la patrie, écrit-elle dans la première lettre, et cela m'affecte on ne peut davantage108  », et la lettre suivante, (celle du 31 [sic ] avril 1773), précise son intention d'épouser le sort de son pays. En effet, après le partage de la Pologne, son mari envisage de s'établir ailleurs et cherche un endroit approprié. Richissime, élevé en Angleterre, se sentant chez lui en France comme en Hollande ou en Autriche, Czartoryski est un véritable citoyen de l'Europe et n'a que l'embarras du choix ; toutefois il n'entend pas décider sans sa femme. Londres étant une des options possibles, il y envoie Izabela en reconnaissance. Et de Londres, Izabela lui répond : « Vous me demandez, mon cher ami, s'il me serait agréable de tout vendre chez nous, et de nous établir ici, ou en France, ou partout ailleurs. Je vous dirais avec franchise ce que je pense là-dessus. Je vous l'ai dit et je le répète encore, que par inclination ou peut-être par habitude je tiens fortement à la Pologne et que c'est toujours là que je choisirais de préférence de vivre, pour peu qu'il y ait l'ombre de possibilité […] de plus, mon tendre ami, on peut encore faire du bien chez nous, pourquoi vous y refuser. Si ce n'est au pays en général, c'est à beaucoup d'individus en particulier. C'est un bonheur que d'en avoir les moyens, d'autant plus réel qu'il est de tous les âges109 . »

Czartoryski écoutera sa femme et, au fil des années, au-delà des affections domestiques et des intérêts de la Familia , l'amour pour leur patrie deviendra le sentiment qui scellera définitivement leur union. Mais il faudra attendre la disparition tragique de leur fille Teresa, brûlée vive dans un incendie de cheminée, pour qu'Izabela, tournant le dos à la liberté de mœurs aristocratique du siècle des Lumières, devienne une grande héroïne de l'âge romantique.

 

À vrai dire, le portrait de la princesse que Lauzun nous a laissé révèle lui aussi, derrière la grâce séduisante d'une femme du monde, une nature passionnée et tragique. Après l'épisode du soutien à Lady Craven, leur relation avait obéi au rituel canonique de l'aventure galante. Il l'avait entourée d'une cour respectueuse, elle lui avait témoigné de la sympathie tout en acceptant – malgré son amitié pour « Lulli » – les attentions du comte de Guînes, lui-même ami intime du duc. Mais l'angoisse qui avait étreint ce dernier à l'idée qu'Izabela noue une relation avec l'ambassadeur français allait changer leur attitude à tous deux. La jalousie avait révélé à Lauzun la violence de sa passion en lui donnant l'audace de demander à la princesse quels étaient ses sentiments pour Guînes et de lui déclarer un amour éternel. De son côté, Izabela, émue par le désespoir du duc, avait renoncé au langage codifié du badinage galant en lui avouant la vérité. Elle éprouvait pour lui « un intérêt qui durera autant que sa vie », mais « des obstacles insurmontables » l'empêchaient d'avoir des amants. Ces premières confidences seraient bientôt suivies par d'autres. Les obstacles, lui confierait Izabela, étaient de nature morale et concernaient sa relation avec Repnine. Elle s'était donnée au prince par gratitude quand il avait défendu les intérêts des Czartoryski en s'attirant les foudres de Catherine. Et maintenant, avant même la pitié, c'était le sens de l'honneur qui l'empêchait de « faire mourir de douleur l'homme qui avait tout sacrifié pour [elle] et à qui il ne restait qu'[elle] dans le monde »110 . Il était donc indispensable pour que Lauzun et elle continuent à se voir de renoncer à tout espoir d'intimité amoureuse et de s'astreindre à de simples rapports d'amitié.

Ils s'y efforcèrent les mois suivants, au cours desquels Izabela, toujours accompagnée de Repnine, séjourna d'abord à la station thermale de Spa, puis en Hollande. Lauzun les rejoignait souvent, donnant preuve de la plus grande discrétion, mais le langage du corps était là111 , incontrôlable, et rappelait ce que les mots n'avaient pas le droit de dire. Évanouissements, saignements, crises de nerfs, états de prostration étaient les signes tangibles de la violence de leurs souffrances et équivalaient à autant de déclarations d'amour. « Mon corps, dira Lauzun, ne pouvait suffire à la fatigue d'être loin d'elle112 . » À plusieurs reprises, le désir, minant leur capacité de résistance, fut sur le point de les faire capituler. En fin de compte, c'est Izabela qui déposa les armes. Mais sa capitulation fut tragique. « Je me précipitai dans ses bras ; je fus heureux, ou plutôt le crime se consomma. Qu'on juge de l'horreur de mon sort ; même en possédant la femme que j'idolâtrais. Elle n'eut un instant de plaisir ; ses larmes inondèrent son visage, elle me repoussa : “C'en est fait me dit-elle, il n'y a plus de bornes à mes torts, il n'y en aura plus à mes malheurs”113 . »

Après une tentative de suicide dictée par un sentiment de culpabilité, la princesse décida de tout dire à Repnine. « Cet aveu, fait par une âme généreuse fut reçu par une âme généreuse » et le prince quitta la pièce sans « une plainte ni un reproche »114 .

Rentrés ensemble à Paris sans la présence encombrante de Repnine, Lauzun et Izabela vécurent tous deux une expérience nouvelle.

Elle eut la révélation d'un sentiment qu'elle n'avait jamais éprouvé avant. C'était une femme sensuelle, encline à pratiquer l'amour en pleine liberté et les relations qu'elle avait nouées jusqu'à sa rencontre avec Lauzun, dictées par une volonté de revanche, la coquetterie, l'ambition ou l'intérêt, rentraient dans la logique compensatoire d'un pacte conjugal solide. Étrangère au drame polonais et aux exigences de la Familia , la relation avec le jeune séducteur français dut signifier pour elle la passion à l'état pur.

De son côté, il découvrit chez la grande dame polonaise qui s'était donnée à lui dans un climat de tragédie une dimension de la féminité qui lui avait été interdite jusque-là : celle de l'amour maternel et de l'intimité domestique. Pendant les mois qu'ils passèrent ensemble, Lauzun put constater en effet que la princesse était tendrement liée à ses enfants qu'il sentit rapidement comme les siens. Izabela en fut émue et, au moment de rentrer en Pologne, elle lui annonça qu'elle était enceinte par ces paroles surprenantes : « Tu as tant désiré un de mes enfants, tu l'auras ; je veux te laisser la plus chère, la meilleure partie de moi-même […] J'aurai le courage de tout avouer à mon mari, d'obtenir que le gage le plus cher de notre ardent amour te soit renvoyé115 . »

Submergé par l'émotion, victime comme toujours d'une sensibilité exacerbée, Lauzun s'évanouit et, quand il reprit connaissance, ne trouva plus la femme aimée à ses côtés. En effet, le vieux prince Czartoryski venu à la rencontre de sa belle-fille ne lui avait pas laissé le temps de dire adieu à Lauzun et, l'ayant prise à bord de son carrosse, était reparti pour la Pologne.

C'est donc à Varsovie que Czartoryski reçut les aveux de sa femme. Avec sa bonhomie habituelle, il se déclara prêt à reconnaître l'enfant : mais en échange il demanda à Izabela de sauver les apparences et de rompre avec Lauzun. Cela n'empêcha pas le duc de rendre visite incognito à la princesse en Pologne et d'y retourner une deuxième fois à la veille de la naissance. Arrivé secrètement au « palais bleu » – la demeure des Czartoryski à Varsovie – et enfermé trente-six heures dans une armoire placée derrière le lit d'Izabela, Lauzun assista aux douleurs du travail et à la venue au monde de son fils116 .

Se souvint-il alors d'une autre armoire d'où, dix ans plus tôt, il avait épié Choiseul qui tentait de lui voler son premier amour ? Ce qu'il ne pouvait assurément pas imaginer, c'est que sa relation avec la princesse touchait à sa fin.

De retour dans son pays, devant l'agonie de sa patrie et les incertitudes de la Familia , Izabela dut se rendre compte que la passion qu'elle portait à Lauzun était incompatible avec sa vocation patriotique et les responsabilités qui l'attendaient. Le détachement fut facilité par les séparations et les malentendus. Pour ne pas trop s'éloigner de Pologne et venir de temps à autre à Varsovie, Lauzun avait séjourné à Dresde et Berlin, mais l'écho de ses succès mondains irrita Izabela, minant leur entente. Le libre don de soi au nom d'un sentiment absolu était devenu pour la princesse polonaise un luxe déplacé.

Le comte Branicki, un des hommes les plus influents de la Pologne de l'époque, sut tirer parti de ce retour d'Izabela au réalisme. En tout point aux antipodes de Lauzun, Branicki appartenait à la petite noblesse et était un camarade de jeunesse de Poniatowski, à qui il devait son ascension sociale. Avide, opportuniste, fanfaron, prompt à se battre – son duel avec Casanova pour une histoire de femmes est resté célèbre –, mais doté d'une réelle intelligence politique, Branicki avait longtemps incité le souverain à s'imposer par la force aux rebelles de la Confédération de Bar et à prendre ses distances avec la Russie. Mais envoyé par Stanislas-Auguste à Moscou où il s'était lié d'amitié avec le prince Potemkine, le nouveau favori de Catherine, il avait changé de politique, abandonnant le souverain polonais à son destin et créant avec Adam Czartoryski un nouveau parti pro-russe. Amoureux de longue date d'Izabela, Branicki l'avait poursuivie d'une cour indiscrète, ne s'attirant que du mépris, mais sa nouvelle alliance avec les Czartoryski poussa la princesse à changer d'attitude. Et il fut bientôt clair pour tout le monde que le « risque-tout » polonais117 avait supplanté le chevaleresque duc français.

Pourtant, en hommage à Izabela, Lauzun s'était passionné pour la politique polonaise. Pendant les mois qui suivirent le retour de sa bien-aimée dans son pays, et dans l'espoir d'être nommé ambassadeur à Varsovie, il avait élaboré un ambitieux projet de coopération politique entre la France, la Pologne et la Russie. Son idée n'avait rien de nouveau, puisque, malgré ses rapports privilégiés avec la Pologne depuis l'époque des Valois et l'engagement pris par Mazarin de garantir son intégrité, la France au cours du XVIII siècle avait mené à l'égard de son ancienne alliée une politique contradictoire. La diplomatie officielle de Louis XV n'empêchait pas des menées secrètes manifestement opposées, qui alimentaient les divisions intérieures du pays et fragilisaient Stanislas-Auguste, ce qui revenait à détruire toute possibilité de « porter une aide efficace à une nation marchant déjà à sa ruine118  ». Opéré dans son dos, le partage de la Pologne entre Russie, Prusse et Autriche – en dépit du mariage de Marie-Antoinette avec le Dauphin, Marie-Thérèse n'avait pas cru nécessaire d'en informer Louis XV – obligeait la France à admettre son impuissance. « À cinq cents lieues, écrivait le roi français en 1773, il est difficile de secourir la Pologne : j'aurais désiré qu'elle fût restée intacte, je ne puis y rien faire que des vœux119 . »

Rien de plus conforme, donc, aux préoccupations françaises que le projet d'aide à la Pologne conçu par Lauzun. L'alliance franco-russo-polonaise qu'il imagine présentait des avantages évidents pour les trois pays. En s'opposant, avec le soutien de Louis XV, au démembrement de la Pologne, la Russie la transformait en État satellite et endiguait le pouvoir croissant de son allié prussien, tandis que la France retrouvait son influence politique en Europe du Nord et que la Pologne préservait son intégrité territoriale. Si l'on en croit les Mémoires , le projet de Lauzun avait enthousiasmé aussi bien Adam Czartoryski que le baron de Stackelberg, ambassadeur de Russie à Varsovie, qui l'avait transmis à Catherine. L'impératrice à son tour s'était déclarée intéressée par cette solution et attendait qu'elle soit formalisée par le gouvernement français. C'était la mission que Lauzun espérait mener à bien en rentrant à Paris, mais il ne tarderait pas à découvrir que la mort de Louis XV avait modifié la politique polonaise de la France. Le nouveau ministre des Affaires étrangères, le comte de Vergennes, décida d'abandonner son vieil allié au bon vouloir de la Russie, en renonçant à entretenir en Pologne un courant pro-français.

En quittant Varsovie, Lauzun laissait derrière lui un pays dont ne survivrait bientôt plus que le souvenir, et c'est la femme qu'il avait tant aimée qui comprendrait la première la portée politique de cet état de fait. Dans les années qui suivirent, la princesse Czartoryska dota alors son magnifique jardin romantique de Puławy d'un sanctuaire de mémoire, destiné à accueillir tous les témoignages possibles de l'histoire polonaise. C'était l'idée, en avance pour l'époque, d'un musée de la nation capable de transmettre aux générations futures le souvenir vivant de la Pologne et l'espoir de la voir renaître un jour. Nous ignorons en revanche quelle trace avait laissée chez Izabela le souvenir de sa passion pour Lauzun, mais nous savons que celui de la princesse polonaise accompagnerait longtemps son amant français.

 

Fin mars 1775, Lauzun était de retour à Versailles, mais avant même d'arriver au château il s'était imposé à l'attention « de la cour et de la ville ». Le 7 mars, en effet, son cheval avait remporté la course organisée dans la plaine des Sablons120 , en présence de la reine et de la famille royale. Le duc n'était pas novice dans ces compétitions très populaires en Angleterre et tout à fait inédites en France. Au cours de son premier voyage outre-Manche, non content de courtiser Lady Sarah, il avait pu bénéficier des conseils de Sir Bunbury, grand expert en chevaux. Pendant son deuxième séjour londonien, il avait monté une petite écurie qui lui avait permis de participer victorieusement aux courses de Newmarket. Avec le comte d'Artois, le duc de Chartres, le prince de Guéménée et le marquis de Conflans, il avait lancé en France la mode des courses, mais c'est leur « maître à penser121  », le marquis de Voyer, qui avait pris l'initiative d'implanter un grand élevage de pur-sang anglais dans sa propriété d'Ormes. Grâce aux efforts conjugués de ces grands aristocrates anglophiles, un nouveau cheval et une nouvelle culture équestre traversaient la Manche, influant sur les habitudes des élites françaises.

Fruit de décennies de croisements effectués par des éleveurs compétents en veine d'expérimentation, les pur-sang anglais se caractérisaient par leur forme longiligne, leur rapidité, « leur haleine, leur force, leur hardiesse et la légèreté avec laquelle ils franchissent les fossés122  ». Combien de gens savaient que Godolphine Arabian, un des trois étalons mythiques de la nouvelle et précieuse race, était arrivé en Angleterre de France ? Offert par le bey de Tunis à Louis XV, qui n'aimait pas les chevaux orientaux, et bradé aussitôt pour finir comme animal de trait, le superbe cheval si malmené avait éveillé la pitié d'un voyageur anglais, qui l'avait acheté pour une bouchée de pain et emmené en Angleterre. Accueilli dans les écuries de Lord Godolphine dans le Cambridgeshire et baptisé du nom de son propriétaire, il se montra un reproducteur hors pair.

Si à l'origine des courses se trouvait le primat de la vitesse, comme le notait le marquis de Voyer, « c'est à l'appât de gagner la Coupe d'or, à l'émulation que donnent les prix royaux et provinciaux, au goût général pour les gageures, enfin au génie pour toute espèce de commerce que l'Angleterre doit ses haras123  ». Poussés par l'espoir de stimuler l'économie française et développer le même esprit de compétition dans leur pays, Voyer et ses amis y avaient donc introduit les courses hippiques en même temps que les pur-sang anglais, et l'engouement était vite venu.

La nouveauté ne concernait pas seulement les montures, mais la façon même de monter. Y compris hors des pistes, où concouraient des jockeys soumis à des régimes et des purges pour peser moins lourd, la nouvelle équitation se souciait en premier lieu de ne pas surcharger le cheval en allégeant le plus possible le mors, la selle, les bottes et les vêtements. Les cavaliers remplaçaient donc les tenues de cour riches et sophistiquées par le confortable frac anglais qui, en présence de la famille royale, constituait une infraction à l'étiquette. L'ambassadeur de Marie-Thérèse n'en revenait pas que l'on ose paraître devant la reine « en bottes et en habit de cheval124  ».

« De même la monte à l'anglaise fondée sur la chasse et l'équitation d'extérieur, imposant une posture libre et autrement assise du cavalier qui s'adapte mieux à tous les terrains, devient une allégorie des libertés britanniques qu'on oppose aux airs convenus et peu utiles du manège à la française125 . » Les conservateurs, Louis XVI en tête, qui en matière de chevaux se montrait fidèle aux goûts de son aïeul, voyaient dans les paris et les jeux d'argent un phénomène pernicieux et dans l'adoption de modes et styles de comportement venus d'outre-Manche une insulte à la tradition ainsi qu'un préjudice à l'économie nationale126 , ce qui n'empêchait pas la jeune reine et sa suite de s'adonner à ces deux distractions.

Disposant des pur-sang les plus rapides comme des meilleurs jockeys, au centre de tous les paris, Lauzun ne se contenta pas d'accumuler les victoires, communiquant son « triste et ruineux goût127  » aux princes du sang, mais ce nouvel atout rendit son retour à la cour « au moins aussi brillant qu'avait été [son] départ128  » et suscita l'intérêt de la nouvelle souveraine.

Reine depuis quelques mois, Marie-Antoinette avait vingt ans à l'époque et, en attendant de consommer son mariage avec Louis XVI, vivait avec la cour française une courte lune de miel, qui ne se répéterait pas. Tandis que le pays tournait la page et, las d'une interminable série de favorites, se réjouissait de voir sur le trône une reine jeune et innocente, Marie-Antoinette enfin libre de décider du mode de vie qui lui convenait le mieux suppléait à son manque d'expérience et à son incoercible légèreté par le charme que lui conféraient sa grâce, sa courtoisie, sa beauté et l'élégance suprême de ses manières. Les innombrables témoignages de ses contemporains ne laissent aucun doute en la matière. Et si son besoin de distraction, d'amusements, d'amitiés personnelles était condamnable chez une reine, il constituait un antidote salutaire à sa solitude affective et à une impasse conjugale où, contrairement à ce que postulaient les rudes semonces de sa mère, elle n'avait pas de responsabilité.

C'est dans ce climat d'euphorie et de jeu que naquit la prédilection de Marie-Antoinette pour Lauzun, une faveur qui dura deux ans, jusqu'au moment où la souveraine – par un choix beaucoup plus compromettant – décida de s'en remettre à Polignac et dès lors sacrifia son autonomie de jugement aux intérêts d'un seul clan.

En ce printemps 1775, Marie-Antoinette partageait son amitié entre la princesse de Lamballe, qu'elle avait voulue comme surintendante de sa maison, la princesse de Guéménée, à qui elle s'apprêtait à confier la charge de Gouvernante des enfants de France, qui était l'apanage de la tante maternelle de la princesse, la comtesse de Marsan et la comtesse de Dillon, qu'elle avait appelées à Versailles comme dames de compagnie. C'est Mme de Guéménée et Mme de Dillon qui firent entrer Lauzun dans le petit cercle entourant la reine. Fille du maréchal de Soubise, femme du plus cher ami de Lauzun, la princesse de Guéménée était la doyenne du groupe. « Hardie, bruyante, joyeuse, libre, désinvolte, elle rassemblait autour de ses tables de jeu la meilleure société129  », mais Armande-Victoire-Josèphe de Rohan-Soubise n'oubliait jamais que par sa naissance et son mariage elle appartenait à une des plus illustres familles de France, et ses manières de grande dame lui valaient le respect de la reine elle-même. La princesse nourrissait une prédilection pour Lauzun, avec qui elle avait entretenu une longue amitié amoureuse, et était la maîtresse officielle du comte de Coigny, dont le frère aîné, le duc de Coigny, deviendrait un des favoris de Marie-Antoinette. Par ailleurs, Guéménée ne semblait habité d'aucun ressentiment à l'égard de sa femme, laquelle, de son côté, était amie intime de la maîtresse de son mari, la comtesse de Dillon, dont Lauzun aussi avait été amoureux. « Douce, noble, généreuse », cette jeune femme possédait au plus haut degré l'essence de la grâce mondaine, « le désir, les moyens et la certitude de plaire »130 , mais, exempte de coquetterie et fidèle à la passion qu'elle portait au prince, elle ne témoignait au duc qu'une tendre amitié.

Comme Lady Sarah avant elle, Marie-Antoinette découvrait par les femmes de son entourage immédiat que l'adultère était un phénomène endémique dans la société aristocratique française, où il jouait le rôle de correcteur d'une institution matrimoniale indifférente à la volonté des contractants131 . Respectueuse de l'autorité patriarcale, la monarchie française n'avait jamais intégré formellement les décrets du concile de Trente qui, en matière matrimoniale, confirmaient la doctrine consensuelle de l'Église, en reconnaissant aux enfants le droit de se marier sans l'accord du chef de famille132 . L'édit d'Henri II de Valois en 1556, qui interdisait aux garçons de moins de trente ans et aux filles de moins de vingt-cinq de se marier sans l'approbation paternelle sous peine d'être déshérités, resterait en vigueur jusqu'à la Révolution, perpétuant ainsi dans la caste des privilégiés une éthique qui séparait intérêts familiaux et raisons du cœur. Comme l'écrivait Chamfort, « le mariage, tel qu'il se pratique chez les grands, est une indécence convenue133  ».

Mais les bienséances, adoptées depuis longtemps comme « morale substitutive134  », imposaient aux amants de ne jamais laisser transparaître en public la nature de leur lien, même si dans la « parfaitement bonne compagnie » les unions extraconjugales étaient en général de notoriété publique et n'avaient rien de répréhensible. D'ailleurs, y compris avec une touche de sarcasme, le strict respect des formes était de mise jusque dans les mariages les moins bien assortis, comme le montre l'anecdote que rapporte Chamfort : « On demandait à M. de Lauzun ce qu'il répondrait à sa femme (qu'il n'avait pas vue depuis dix ans), si elle lui écrivait : “Je viens de découvrir que je suis grosse.” Il réfléchit, et répondit : “Je lui écrirais : Je suis charmé d'apprendre que le Ciel ait enfin béni notre union. Soignez votre santé ; j'irai vous faire ma cour ce soir”135 . »

 

Ayant reçu une éducation morale rigoureuse, la reine avait bien conscience que sa position exigeait une réputation au-dessus de tout soupçon, mais cela ne l'empêchait pas de se sentir à l'aise et heureuse parmi une petite élite de privilégiés bien décidés à jouir de la vie. Naturellement coquette, elle ne dédaignait pas, comme d'autres reines dans le passé, d'être l'objet d'une galanterie respectueuse. Mais il s'agissait toujours d'un jeu dangereux – n'avait-il pas coûté cher à Anne d'Autriche ? –, même s'il était difficile en ce début de règne d'en prévoir les pièges.

Nous ne saurions être surpris par la préférence que Marie-Antoinette accordait à Lauzun : neveu du ministre qui avait été l'artisan de son mariage avec le Dauphin, intimement lié à ses meilleures amies, « produit perfectionné » de cette civilisation mondaine dont elle-même découvrait les charmes à l'époque, ayant « une belle figure, beaucoup d'esprit, de la grâce, de la bravoure, de la galanterie, une politesse noble comme son origine »136 , le duc était un chevalier servant idéal. Au fil des pages, les Mémoires de Lauzun enregistrent les indices – chevauchées de concert, conversations en tête-à-tête, badineries, échanges de plumes de héron, jalousies, larmes, soupirs – qui font de lui, aux yeux de toute la cour, « une espèce de favori ». Mais quand le duc laisse entendre que la reine était sur le point de lui ouvrir ses bras, dit-il la vérité ? Certes, nous ne pouvons pas exclure que d'une part la vanité et d'autre part la rancœur d'avoir été sacrifié à des courtisans plus habiles l'aient poussé à accorder plus de poids que nécessaire à un moment de faiblesse d'une jeune femme qui devait en permanence masquer ses émotions. Mais il faut rappeler aussi qu'à l'époque où Lauzun écrivait ces pages, la réputation de Marie-Antoinette n'était plus irréprochable. En 1782, une bonne partie de la cour considérait comme acquise sa liaison avec le comte de Fersen et le duc pouvait se sentir autorisé à croire que ses impressions d'autrefois étaient plus que justifiées.

Il est certain que Lauzun espéra un bref instant mettre à profit l'ascendant qu'il avait pris sur la jeune reine pour relancer son projet d'accord franco-russo-polonais vite enterré par Vergennes. Si dans ses Mémoires il justifie son initiative en affirmant qu'il la poursuit pour la « gloire » de la reine – « Je voulus lui faire gouverner un grand empire, lui faire jouer à vingt ans le rôle le plus brillant qui pût à jamais la rendre célèbre. Je voulus enfin qu'elle devînt l'arbitre de l'Europe »137  –, l'interprétation qu'en donnait le comte de Mercy-Argenteau, l'ambassadeur autrichien chargé par l'impératrice de veiller sur sa fille, était assez différente. « Parmi le nombre des étourdis auxquels la reine donne un accès beaucoup trop libre, écrivait le diplomate, il en est un fort dangereux par son esprit remuant et par l'assemblage de toute sorte de mauvaises qualités : c'est le duc de Lauzun, lequel a été ci-devant en Pologne, en Russie, et en a rapporté les projets chimériques de mettre M. le comte d'Artois sur le trône de Pologne. Le duc de Lauzun, après avoir manœuvré sur ce canevas, a vraisemblablement été tourné en ridicule par les ministres du roi, et il s'est proposé de se venger. Pour y parvenir il s'est adressé à la reine […] La reine ayant daigné me confier toutes les circonstances et étant convenue que le duc de Lauzun était un mauvais sujet reconnu, je fis voir à S. M. tout le danger de la démarche dans laquelle on voulait l'entraîner138 . »

Même s'il confondait les projets de Lauzun avec celui d'un autre aspirant favori, le chevalier de Luxembourg – le duc n'étant certes pas le seul à vouloir jouer le rôle de mentor politique de Marie-Antoinette –, l'ambassadeur de Marie-Thérèse était suffisamment informé de l'influence acquise par Lauzun sur la reine pour la combattre pied à pied. Il avait déjà dû prendre des mesures contre Besenval, « ni assez prudent, ni assez exempt d'intrigue pour que la reine puisse, sans danger, confier à ses soins des démarches importantes139  ». Mais il s'agissait d'une guerre souterraine et exténuante, destinée à durer des années et qui avait pour enjeu, au-delà des personnes visées (dans sa correspondance, Mercy évite soigneusement de rapporter à l'impératrice les rumeurs qui circulent sur les amours présumées de sa fille), les amitiés et le mode de vie de Marie-Antoinette. Tout donc concourait à faire de Lauzun une véritable menace pour la réputation de la reine qui était têtue, certes, mais encore jeune et sensible aux rappels à l'ordre du porte-parole de sa mère et aux admonestations de son confesseur, l'abbé de Vermond. Un mois plus tard, Mercy pouvait crier victoire : « Nous sommes parvenus à lui démasquer le duc de Lauzun, qui était un des plus dangereux personnages, et la reine s'est décidée à lui refuser désormais tout accès de confiance. Il nous a réussi également de détruire le pernicieux crédit de la princesse de Guéménée, mais la reine, en la connaissant pour ce qu'elle vaut, la ménage encore pour pouvoir aller de temps en temps passer les heures de la soirée chez ladite princesse, qui rassemble chez elle la jeunesse de Versailles140 . »

Mais Mercy-Argenteau et l'abbé de Vermond allaient vite s'apercevoir qu'ils avaient remporté une victoire à la Pyrrhus. La disgrâce de Lauzun était surtout le résultat des efforts conjoints d'un petit groupe d'intrigants bien plus aguerris et dangereux que lui, qui entendaient exercer sur la reine un contrôle absolu.

Lauzun n'imaginait peut-être pas qu'il avait été l'objet d'une campagne de dénigrement systématique de la part de l'ambassadeur autrichien, mais il n'avait manqué de voir de vieux rivaux, comme le baron de Besenval et le duc de Coigny, se coaliser contre lui et relancer leurs actions en s'alliant avec des amis et parents de la nouvelle idole de la souveraine. Le culte que Marie-Antoinette vouait à l'amitié n'impliquait pas nécessairement la constance, et son enthousiasme pour la princesse de Lamballe n'avait guère duré. S'étant aperçue que toute « douce, bonne et obligeante141  » qu'elle fût, la princesse ne brillait ni par l'esprit ni par l'intelligence, la reine lui avait préféré la charmante comtesse de Polignac. Mais son amie d'autrefois lui donnerait une leçon de fidélité au moment de la Révolution : apprenant la situation tragique où se trouvait la famille royale, la princesse de Lamballe, qui avait quitté la France après la fuite à Varennes, reviendrait à Paris servir sa reine, s'exposant – elle qui, dit-on, s'évanouissait à la vue d'une écrevisse – à une des morts les plus atroces subies sous la Terreur.

Encore sensible au charme de Lauzun, mais soumise aux pressions insistantes de l'ambassadeur de sa mère et de sa garde rapprochée, Marie-Antoinette se résigna à sacrifier le duc à la paix des ménages. Celui-ci aurait eu plus d'une carte à abattre pour défendre sa position, mais il préféra se retrancher derrière une indifférence dédaigneuse. Son choix ne relevait pas que de l'orgueil. Les deux années passées dans le cercle de Marie-Antoinette avaient été très instructives. Il avait pu constater que la reine disposait déjà dans une large mesure des charges de la cour – lui-même avait reçu plusieurs propositions142  –, mais il avait aussi pu vérifier que l'extrême indulgence que Louis XVI témoignait à sa jeune épouse ne passait pas le seuil du cabinet du conseil. Il s'était aussi rendu compte, lui à qui manquait la vocation de courtisan, que le service de la reine risquait de l'emprisonner pour toujours dans l'univers clos de Versailles. Or un besoin impérieux de donner la pleine mesure de ses talents l'animait, et comme ses ambitions allaient de la politique à la diplomatie en passant par les armes, il n'avait pas d'autre choix que de tenter sa chance.

 

Mais comment faire ? En ce début 1777, la reine n'était pas la seule à lui tourner le dos, la bonne fortune aussi. Tout d'abord Lauzun eut la désagréable surprise de rencontrer de sérieuses difficultés économiques. Au moment de son mariage, il était entré en possession d'un patrimoine de cinq millions de livres, héritage de sa mère, auquel s'était ajoutée la « petite » rente de cent cinquante mille livres apportée en dot par sa femme. Mais, comme c'était monnaie courante parmi les rejetons de la haute noblesse, Lauzun menait une vie plus dispendieuse que ne le lui permettaient ses revenus. Le goût du luxe et le mépris de l'argent, de rigueur chez un grand seigneur, joints à la passion pour les voyages et les chevaux de course, l'avaient obligé à emprunter. C'était un expédient auquel recouraient ceux qui, comme le duc, non seulement disposaient de biens considérables, mais étaient sur le point d'obtenir des emplois importants. En outre, fils unique, il disposerait tôt ou tard du patrimoine paternel – auquel devait s'ajouter du côté maternel celui de la duchesse de Choiseul. Pourquoi alors ses créanciers, qui jusque-là avaient accepté de prolonger la durée de leurs prêts, s'étaient-ils soudain coalisés pour exiger le remboursement immédiat d'une dette qui atteignait le montant impressionnant d'un million cinq cent mille livres ?

Dans ses Mémoires, Lauzun laisse clairement entendre qu'il a été victime d'un complot familial ourdi par l'autoritaire – et pour lui détestable – Mme de Luxembourg. En le mettant dans l'impossibilité de rassembler en quelques jours la somme demandée, on l'obligeait à « abandonner entièrement [sa] fortune et [sa] personne à [sa] famille, qui voudrait bien disposer de l'une et de l'autre143  ».

Ce qui est sûr c'est que sa femme ne vint pas à son secours et que son père se limita à lui promettre de l'informer « si on lui proposait de [le] faire enfermer ou interdire144  », ainsi que l'en avait menacé la Maréchale. Lauzun ne pouvait pas davantage compter sur l'indulgence du duc de Choiseul, occupé à dilapider allègrement le patrimoine qui lui était destiné. Après la réconciliation de Chanteloup, c'était précisément la position de faveur dont Lauzun semblait jouir auprès de la reine qui avait conduit à une nouvelle et définitive rupture avec les Choiseul. En effet, Mme de Gramont prétendait que Lauzun joue de son ascendant sur Marie-Antoinette pour obtenir le retour de son frère au ministère et, devant ses objections justes, motivées et élégantes145 , « [lui] jura une haine éternelle146  », s'associant à la cabale des Polignac contre lui.

Une fois de plus, la solidarité des amis compensa la dureté de la famille. Tandis que la princesse de Guéménée se hâtait d'engager ses diamants pour permettre au duc de faire face à la première vague de créanciers147 et que Lady Barrymore, une grande dame libertine, rétive à tout lien, rentrait d'Angleterre pour mettre sa fortune à sa disposition148 , le marquis de Voyer offrait à son jeune ami une importante propriété non loin de la sienne149 .

 

Lauzun parvint à se tirer d'embarras définitivement en contractant un nouveau prêt. Puis « pour faire face à la situation et rétablir la confiance », le 17 avril 1777, il donna une procuration à un avocat du parlement, M. Pays, pour « gérer sa fortune et dédommager ses créanciers. En même temps, il décid[a] de faire appel au roi pour mettre fin aux rumeurs qui ruin[ai]ent son crédit »150 .

Mais, conditionnée par son clan, Marie-Antoinette refusa d'appuyer sa requête. Et, pire encore, elle ne perdit plus une occasion de lui nuire. C'est elle qui, à la mort du maréchal de Biron en 1778, s'opposerait à ce que Lauzun lui succède, comme prévu, dans la charge de colonel des Gardes françaises. Une volte-face que l'ancien favori ne lui pardonnera pas. Lauzun décida alors d'accepter la proposition de son ami Guéménée, détenteur d'une immense fortune, de lui céder ses propriétés et ses dettes en échange d'une grosse rente. Pendant ce temps, sa femme obtenait la séparation de biens et, lasse du comportement irrespectueux de son mari, profita de sa débâcle financière pour retourner vivre chez Mme de Luxembourg151 .

 

La quarantaine de lettres envoyées au marquis de Voyer entre avril 1778 et décembre de l'année suivante152 nous permet de mesurer la gravité de l'impasse où se retrouva Lauzun. En disgrâce à la cour, brouillé avec sa famille, sans patrimoine pour assurer ses arrières, avec le seul et peu exaltant commandement du Régiment royal des dragons sur lequel compter, le duc, à moins de trente ans, risquait d'avoir manqué son destin. D'où la recherche désespérée d'une occasion qui lui permette de remonter la pente, de prouver sa valeur, de se distinguer. Il avait l'ambition de « servir ». C'est le mot clé qui traverse la correspondance de Lauzun avec Voyer et le rapproche entre autres de ses amis Narbonne, Ségur et Boufflers.

Depuis toujours, il est vrai, les gentilshommes français plaçaient leur vocation la plus authentique dans le service du roi, sur les champs de bataille comme dans le cérémonial de la cour. Pour certains d'entre eux, dans les années précédant la Révolution, ce terme avait toutefois pris des implications nouvelles. Selon ces nobles formés à l'école des Lumières et animés par la certitude inébranlable d'être aptes à n'importe quelle haute responsabilité, servir signifiait avant tout faire preuve d'esprit critique, d'invention, d'initiative personnelle. Mais si l'idée de service s'individualisait, l'identité de son destinataire devenait moins claire. Certes on continuait à servir le roi, mais les ambitions des ministres, les luttes des différents groupes de pouvoir, les intrigues de cour avaient fini par estomper dangereusement son image. Ce roi qui déléguait la responsabilité de gouverner risquait en effet de devenir pour ses serviteurs un point de référence désincarné et abstrait, qu'on pouvait remplacer par des idées aux noms anciens, mais au sens dangereusement moderne, tels que pays, patrie, nation.

 

Marc-René de Paulmy d'Argenson, marquis de Voyer, incarnait ce nouveau profil de gentilhomme. Il appartenait à une grande famille de la noblesse de cour qui s'était illustrée au service du roi. Son grand-père avait occupé la charge de lieutenant de la police de Louis XV et de garde des Sceaux à l'époque de la Régence ; son père, le comte d'Argenson, et son oncle, le marquis d'Argenson, avaient été respectivement ministre de la Guerre et ministre des Affaires étrangères sous Louis XV. Voyer lui-même avait entrepris une brillante carrière militaire : promu maréchal de camp en 1748, il était nommé trois ans plus tard inspecteur de la cavalerie et des dragons et par la suite directeur des haras du royaume, grand maître de l'artillerie et gouverneur du château de Vincennes. Mais en 1756, pour des raisons qui demeurent mystérieuses, le comte d'Argenson avait reçu l'ordre de démissionner de sa charge de ministre et de s'exiler dans son château des Ormes, aux confins de la Touraine et du Poitou. Même si la disgrâce de son père n'ébranla pas sa propre position professionnelle, elle fut pour Voyer un événement traumatisant à la suite duquel, tout en continuant à accomplir son devoir avec loyauté, il se détacha du régime qu'il était appelé à servir. Mais ce n'était pas l'indignation devant l'arbitraire royal qui avait réveillé son esprit critique. Dans la famille d'Argenson, l'indépendance de jugement et l'intérêt pour la philosophie étaient bien partagées : l'oncle de Voyer était un réformiste visionnaire ; son père, grand ami de Voltaire, avait soutenu les premiers pas de l'Encyclopédie , qui lui avait été dédiée, et le marquis lui-même passait pour un esprit fort.

Voyer éprouvait de la sympathie pour les philosophes des Lumières, il protégeait Dom Deschamps, le moine bénédictin qui prêchait le matérialisme et l'athéisme et avait gagné le surnom de « général métaphysicien153  ». La liberté de pensée et l'intérêt pour les spéculations philosophiques les plus audacieuses avaient certainement contribué à faire de Voyer le point de référence intellectuel d'un petit groupe de jeunes aristocrates – à commencer par le duc de Chartres –, attirés par les idées nouvelles. Mais le marquis défendait surtout la nécessité urgente d'une politique de réformes à l'anglaise sur la base de ses compétences techniques de haut gradé et de son expérience directe de la vie militaire : celle désastreuse de la guerre de Sept Ans où il avait payé de sa personne le manque de préparation et la rivalité des généraux, puis celle d'inspecteur de la cavalerie, qui l'avait confronté au manque de discipline des soldats, à l'insuffisance de leur formation technique, à la pauvreté des ressources et à l'absence d'un projet cohérent de modernisation de l'armée. Voyer saurait compenser par une intense activité économique l'amertume d'une carrière militaire où l'on n'avait pas reconnu ses mérites à leur juste valeur en lui refusant le bâton de maréchal.

Faisant fi des préjugés aristocratiques et de la loi de dérogeance – qui interdisait à la noblesse d'épée d'exercer d'autre métier que celui des armes –, Voyer entreprit de renforcer le patrimoine familial en investissant avec succès dans l'agriculture, l'élevage de chevaux, le commerce. Le témoignage de l'abbé Barthélemy, venu de la voisine Chanteloup en visite aux Ormes, est éloquent : « Il bâtit, il défriche, il améliore, il voit tout, il conduit tout : il anime les ouvriers, il éclaire les artistes, tout se fait chez lui avec lenteur, économie et intelligence154 . » Bref, son esprit d'initiative et son dynamisme firent de lui un heureux exemple de cette « noblesse d'affaires155  » qui se consolida au cours du siècle, décidée à conquérir un rôle de premier plan dans la vie économique et politique du pays.

Dans ses Mémoires, Talleyrand accusera Voyer de s'être prévalu de son ascendant intellectuel pour exercer une influence morale néfaste sur le cercle de ses jeunes adeptes, à commencer par le duc d'Orléans, le dénonçant comme théoricien du « désabusement » et « chef des hommes corrompus de cette époque »156 . Ce n'est pas le sentiment qu'on éprouve en lisant les lettres que lui adresse Lauzun. Si le duc considère Voyer comme un guide et un conseiller, ce n'est pas seulement parce qu'il nourrit à son égard une admiration et une affection filiales : il sait son interlocuteur capable plus que quiconque d'apprécier sa « portion de talent et d'intelligence157  » et de se reconnaître dans son besoin de se mettre à l'épreuve.

Leur échange épistolaire s'apparente à la conversation virile, et le ton de Lauzun y diffère nettement de celui qu'il adoptera pour se mettre en scène dans les Mémoires . On ne trouve pas trace ici de l'aplomb avec lequel, au souvenir de cette période d'incertitude et d'angoisse, il soutiendra qu'il était à l'époque « trop à la mode pour ne pas être employé d'une manière brillante158  ». Ôtant le masque mondain, le duc supplie son ami Voyer de l'aider à trouver un emploi qui lui permette de ne pas rester sur la touche.

En effet, de nombreuses occasions de servir son pays semblent se profiler à l'horizon. La France a repris la politique militaire agressive voulue à son époque par Choiseul et se montre déterminée à défendre ses intérêts coloniaux en Inde et à prendre sa revanche sur l'Angleterre en projetant un débarquement sur ses côtes et en volant au secours des insurgés. Le gouvernement n'a pas encore dévoilé ses plans, mais Lauzun, régulièrement informé par Voyer qui est en contact étroit avec les ministres, sait que, pour obtenir un commandement dans une éventuelle expédition, il faut anticiper.

Dans sa longue lettre du 19 avril 1778, Lauzun se confie à cœur ouvert, poussé par l'urgence de sa situation et la peur d'être condamné à survivre à ses ambitions. Et même si l'honneur aristocratique reste son éthique, il n'hésite pas à paraphraser Rousseau pour donner de la solennité à son geste : quelles qu'en seront les retombées, sa lettre est avant tout une « profession de foi à l'homme qui peut le mieux l'entendre, la croire et l'expliquer ».

Lauzun s'y déclare prêt en cas de guerre à combattre sur terre ou sur mer, en Inde comme en Amérique, parce que, dit-il, « je vaudrai mieux partout là qu'en Europe, où je crains bien qu'il ne se trouve toujours des gens qui ne veuillent pas me permettre d'être bon à quelque chose ». En cas de paix, il entend jouer la carte de la diplomatie. Le voici donc qui supplie le marquis de « demander à son nom à M. le comte de Maurepas ou à M. le comte de Vergennes l'Ambassade d'Angleterre ».

Cette requête, qui pourrait sembler « téméraire » vu l'importance de la charge, s'appuie sur de solides raisons. « En vérité, se hâte-t-il de préciser, je n'y prétendrais pas si je ne croyais pas dans ce moment d'y avoir de prodigieux avantages de pouvoir faire ce que nul autre ne ferait à ma place. J'ose espérer que vous me croirez ; vous êtes le premier qui avez daigné remarquer en moi quelque aptitude aux affaires et qui avez eu le courage de le dire dans un temps où ce n'était pas la mode. Si nous conservons encore la paix, on ne peut raisonnablement se flatter que ce soit pour longtemps, mais l'intervalle qui précédera la guerre sera de l'intérêt le plus important. L'Angleterre ne se connaît pas en un jour, et selon toute apparence les événements s'y succéderont avec trop de rapidité pour laisser à l'Ambassadeur assez de temps pour prendre les connaissances qui lui sont indispensables, s'il ne les a pas déjà. Cette raison serait, je pense, suffisante pour m'excepter des règles qui prescrivent de passer par différents grades politiques avant de devenir ambassadeur. Je ne serais pas embarrassé s'il ne fallait que citer des exemples de gens qui ont débuté par être ambassadeurs dans des lieux qu'ils ne connaissaient pas sûrement aussi bien que je connais l'Angleterre. Je puis ajouter que j'ai tout lieu de croire que ce choix serait agréable au Roi d'Angleterre et qu'il ferait avec plaisir des démarches en ma faveur […] Je trouverai fort simple d'être refusé, et mon amour-propre n'en sera point du tout blessé. Je voudrais que mon ambition fût aussi connue à tout le monde qu'à vous. Elle a beaucoup plus le but d'être utile que celui de jouer un grand rôle159 . »

 

Indépendamment de leur motivation, les visées de Lauzun sur l'ambassade d'Angleterre n'étaient pas nouvelles. L'année précédente, la rumeur avait couru que le duc s'était rendu chez Maurepas, muni d'une lettre de recommandation de la reine, et que le vieux ministre – qui ne perdait pas une occasion de jeter le discrédit sur Marie-Antoinette et de manier son ironie ravageuse – lui aurait répondu « que si la demande était admissible, Sa Majesté aurait pu ordonner au lieu de prier, mais que, dans le cas dont il s'agissait, on ne pouvait que dire non. Il finit en disant : “Tout ce que je peux faire pour vous, monsieur le duc, c'est de vous recommander à la continuation des bontés de la Reine”160  ». Si Lauzun remplissait indubitablement deux des conditions requises d'ordinaire pour un ambassadeur – posséder un nom illustre et entretenir un rapport personnel avec le souverain –, la troisième – posséder le solide patrimoine nécessaire pour exercer ces fonctions – lui faisait défaut. En effet, les diplomates devaient avancer, au moins dans un premier temps, l'argent de leurs frais de mission et les récentes mésaventures économiques du duc, dont « tous les biens étaient sous contrôle161  », ne plaidaient pas en faveur de ses compétences de gestionnaire.

Pourtant Maurepas ne devait pas nourrir une si mauvaise opinion de Lauzun puisque, quelques mois plus tard, début 1778, profitant d'un nouveau séjour du duc en Angleterre, il lui avait demandé de jouer les agents secrets.

À Varsovie comme à Berlin, Lauzun s'était déjà frotté au vaste réseau des envoyés officiels, intermédiaires, agents secrets, espions et informateurs de tout poil au service de la politique étrangère française, et la requête du Premier ministre ne dut pas le surprendre. Quelle meilleure occasion pour lui de prouver la légitimité de sa candidature à l'ambassade de Londres et de montrer sur le terrain sa connaissance de la société anglaise ? Mais la situation diplomatique anglaise se compliquait du fait que Maurepas – qui contrairement à la majorité des membres du Conseil était défavorable à la guerre – entendait pousser Louis XVI à relancer la vieille politique parallèle du Secret du Roi, tombée en désuétude avec la mort du Bien-Aimé. En outre, Maurepas, mécontent de Lord Stormont, l'ambassadeur anglais à Paris, avait obtenu de George III qu'il accrédite comme « envoyé particulier à la cour de Versailles (13 février 1777)162  » le chevalier Nathaniel Parker Forth, un gentilhomme anglais et homme du monde, familier de Paris et bien introduit à la cour comme à la ville.

Lauzun devait agir sur plusieurs fronts et interpréter des rôles qui n'étaient pas toujours compatibles. Sa première tâche – et aussi la plus simple – consistait à être simplement lui-même. Un grand seigneur français amoureux de l'Angleterre, qui, fort de l'amitié que lui portait George III, était en mesure de persuader de façon confidentielle le souverain que la volonté de son gouvernement était d'éviter la guerre à tout prix. Son deuxième rôle était celui d'observateur politique informant Maurepas de l'évolution du conflit anglo-américain, comme le montre son rapport envoyé au ministre et, pour information, à Voyer163 . Le troisième enfin consistait en une activité très proche de l'espionnage. Entre deux aventures galantes, il enverrait à Maurepas « un mémoire très étendu et très détaillé sur l'état des défenses de l'Angleterre et de toutes les possessions anglaises dans les quatre parties du monde164  ». Non seulement Lauzun fit preuve d'une grande puissance de travail et d'un sens de l'observation bien supérieur à celui de l'ambassadeur français en poste, mais il montra qu'il ne manquait ni d'esprit d'initiative ni d'imagination. Jugé inacceptable par Necker, son projet de provoquer la banqueroute de la banque d'Angleterre par la fuite des actionnaires anticipait des méthodes aujourd'hui éprouvées.

Convoqué à Versailles à plusieurs reprises, Lauzun fut envoyé outre-Manche une dernière fois, mi-mars, tout de suite après l'annonce par Vergennes au gouvernement anglais de la reconnaissance française des États-Unis. Prévoyant que « la ridicule déclaration » qui « donnait à l'Angleterre l'avertissement salutaire de se préparer à la guerre »165 entraînerait vite le rappel des ambassadeurs des deux pays, Maurepas et Vergennes avaient demandé à Lauzun de retourner à Londres étudier de près ces préparatifs et engager une ultime tentative diplomatique auprès de George III. Mais le duc n'entendait pas se prêter à un double jeu qui seyait si mal à un gentilhomme et, le 4 avril, après une dernière rencontre protocolaire avec le souverain qui lui avait exprimé toute son amertume pour la décision française, il avait quitté l'Angleterre. Avant de s'embarquer pour Douvres, il avait écrit au comte de Vergennes pour justifier sa décision : « Je quitte l'Angleterre avec regret, et les ordres que vous me donnez de rester à Londres aussi longtemps que je pourrai augmenteront encore le chagrin que j'ai de partir dans un moment où je pourrais être de quelque utilité ; mais je n'ai pas cru devoir attendre, pour prendre mon parti, que je fusse devenu suspect, et risquer en prolongeant mon séjour la confiance et la considération dont je jouis ici et qui peut-être ne seront pas perdues un jour pour le service du roi166 . »

 

Dès son arrivée en France, Lauzun rejoignit son régiment basé à Ardes, en Auvergne, d'où, le 9 avril, il reprit sa correspondance avec Voyer. Si, à Londres, il avait cru pouvoir compter sur l'estime de Maurepas et de Vergennes, il dut reconnaître dans la solitude d'Ardes que ses perspectives d'avenir se réduisaient à de vagues promesses. Ayant perdu l'espoir qu'on se souvienne de lui à Versailles, Lauzun avait demandé à Voyer dès sa lettre du 17 avril, comme nous l'avons vu, de se mobiliser en sa faveur. Les quatre mois suivants, lettre après lettre, il relancerait sa candidature « pour le service du roi ». L'incertitude qui planait encore sur les choix stratégiques du gouvernement en balance entre la paix et la guerre réclamait indubitablement flexibilité et capacité d'adaptation chez ceux qui aspiraient à occuper des postes de décision. Toutefois, dans son angoisse d'être oublié, Lauzun poussait plus loin, se déclarant prêt à accepter toute fonction compatible avec sa dignité. Le seul élément sûr dans cette recherche désespérée d'une occasion de ne pas rester hors jeu était la confiance intacte que le jeune duc avait en ses capacités de se mesurer avec les tâches les plus diverses.

Dans un scénario de paix, le premier objectif à viser restait l'ambassade de Londres, mais pour ce poste l'assentiment du roi était nécessaire, sans compter qu'il fallait aussi neutraliser l'hostilité du clan de la reine. Or sa compétence professionnelle sur le dossier anglais étant acquise, à quelles accusations ses détracteurs pouvaient-ils recourir pour prévenir contre lui « un prince juste et qui veut le bien167  » ? Le ton clairement défensif – inutile avec un ami comme Voyer – de certains passages de ses lettres laisse supposer que Lauzun envisageait l'éventualité, aucunement improbable, qu'elles puissent être interceptées par le cabinet noir et que leur transcription tombe sous les yeux du roi. C'est du moins le souhait qu'il confiait à son correspondant le 23 mai 1778 : « Voilà mes sentiments, mon cher général, si l'on décachette ma lettre je ne serais pas fâché qu'ils soient connus, je puis les avouer sans embarras, sans fausse honte168 . »

Les « sentiments » de Lauzun qui ressortent de ces lettres sont ceux d'un esprit libre qui ne veut pas apparaître différent de ce qu'il est, qui n'hésite pas à revendiquer sans hypocrisie le droit de vivre en accord avec son tempérament et ses aspirations, qui invoque la distinction nécessaire entre sphère publique et vie privée et demande à être jugé, non sur la base de ce qu'on dit de lui, mais sur les capacités dont il a donné la preuve. Et les premières accusations dont il dut se défendre furent bien sûr celles d'irresponsabilité économique et de libertinage.

« Peut-on me reprocher de mal vivre ou plutôt de ne pas vivre avec ma femme et d'avoir mangé une partie de ma fortune ; cela prouve peut-être que je ne suis pas bon à épouser et qu'il ne faut pas me prêter de l'argent, mais je n'en demande à personne, et d'ailleurs cela n'a rien de commun avec le service du Roi sur lequel je suis ferré à glace, politiquement et militairement169 . »

On pouvait toutefois lui reprocher une autre faille, non moins grave : sa mésentente avec sa famille. Mais que dire alors du cynisme et de la dureté du traitement qui lui avait été réservé ? « Il y a dans ma vie depuis quelques années une remarque assez plaisante à faire, c'est que j'ai quelquefois été redevable à la faveur de la cour de la tendresse de mes parents, mais jamais à la tendresse de mes parents de la faveur de la cour170 . »

D'un autre côté, il lui était impossible de reprendre sa place à la cour, cette cour où il reconnaissait s'être « souvent amusé171  », parce que, déclarait-il : « Je n'ai ni le goût ni le talent pour l'intrigue, la cour m'ennuierait et je n'y réussirais pas. J'ai comme vous le savez souvent les formes contre moi ; mes ennemis n'ont d'autres mérites que les avoir pour eux. Je tâcherais de vivre dans les lieux où elles soient moins importantes172 . »

Sa véritable vocation était de se distinguer sur le champ de bataille, pas d'intriguer à Versailles : « Si la paix n'était pas aussi certaine que tout le monde le croit et qu'il y eût quelque entreprise pour l'Inde, voilà par exemple ce qui me convient parfaitement : ne me laissez pas oublier que quand il n'y a que de la gloire à acquérir et que l'on n'y peut parvenir que par des dangers cherchés à quatre mille lieues de chez soi, on a rarement les courtisans pour rivaux173 . »

 

En écrivant ces lignes, Lauzun ne pouvait pas savoir que la veille, 17 juin, au large de Roscoff, une frégate française, La Belle Poule , s'était heurtée à une frégate anglaise, L'Arethusa , donnant sans équivoque le signal de la guerre. La France trouvait là l'occasion tant attendue de profiter de la situation critique que connaissait la Grande-Bretagne depuis le durcissement du conflit américain et la mobilisation massive de ses troupes outre-Atlantique. Deux projets sur lesquels les espérances de Lauzun s'étaient concentrées les derniers temps, en sus de l'ambassade londonienne, étaient sur le point de se concrétiser : l'expédition en Inde où, après la Paix de Paris de 1753, la présence française s'était réduite au contrôle de quelques ports, pour frapper la Grande-Bretagne au cœur de ses intérêts économiques ; et le débarquement en grand style sur les côtes anglaises. Il semblait improbable en effet que l'Angleterre, déjà engagée militairement outre-Atlantique, puisse faire face à cette triple offensive.

Placé sous le signe du danger, de l'éloignement et de l'exotisme, le premier projet correspondait parfaitement au tempérament aventureux du duc et lui offrait la possibilité tant rêvée de faire reconnaître ses mérites : « Les espérances que vous me donnez sur l'Inde me plaisent infiniment. Vous n'ignorez pas que ce sont depuis longtemps mes châteaux en Espagne. S'ils se réalisent je serai bientôt plus connu que je ne le suis174 . » Ce qui ne l'empêchait pas de s'enflammer à la perspective d'un débarquement sur les côtes anglaises – plan auquel travaillait Voyer – et de se lancer comme à son habitude dans la formulation d'analyses, l'élaboration de projets, la suggestion de stratégies politiques, économiques et militaires sur la base des connaissances qu'il avait acquises en Grande-Bretagne : « Puisque nous sommes prêts, pourquoi attendre que les Anglais le soient aussi ? Ils se préparent à nous rencontrer sur la côte du Sussex, elle est hérissée de troupes et de batteries. Le comté de Kent est resté presque sans défense. Pourquoi ne pas prendre le projet le plus hardi ? Les circonstances font quelquefois de la témérité le parti le plus sage. Pourquoi ne pas oser ce que les Hollandais ont osé une fois ? Pourquoi ne pas entrer courageusement dans la Tamise, brûler Chatham et tous les vaisseaux qui y font mouillage tandis que les troupes sont débarquées […] Donnez-moi douze cents volontaires, je me charge de les mettre en position de soutenir notre débarquement pendant quatre jours si cela est nécessaire. Croyez-moi ce projet n'est pas celui d'un jeune homme qui compte pour rien le danger, c'est le résultat de bien des calculs175 . »

Mais les élans d'enthousiasme du duc étaient régulièrement suivis de crises de découragement. La valse-hésitation du gouvernement, la rivalité entre les ministres, la lenteur de l'appareil administratif, les intrigues à la cour, la logique de la faveur avaient un effet paralysant. Depuis des mois, l'armée déployée le long des côtes atlantiques était inactive, dans l'attente de décisions chaque jour plus improbables, puisque l'ennemi avait eu le temps d'organiser sa résistance. « L'instant de se couvrir de gloire et d'acquérir sans un grand danger d'immenses avantages est passé, déclarait-il à Voyer début juillet toujours à propos du débarquement, nous ne tarderons pas à être attaqués par des ennemis hors d'état de se défendre contre nous il y a quelques mois […] notre criminelle circonspection nous fait perdre tout le fruit que nous devions tirer des circonstances […] l'Angleterre va bientôt reprendre toute sa supériorité sur mer176 . » Comme il l'avait expliqué deux semaines plus tôt à Vergennes177 , Lauzun redoutait surtout que l'Angleterre ne finisse par trouver un accord avec les insurgés, s'assurant des alliés fidèles et des conditions d'échanges commerciaux préférentielles.

Un des éléments névralgiques de ces échanges, le trafic d'esclaves, essentiel pour le développement des plantations américaines, donnerait à Lauzun l'occasion, ou pour mieux dire, « le bonheur de servir178  ».

En effet, grâce à leur réseau de comptoirs africains, les Anglais jouissaient – avec les Hollandais – d'une position dominante dans le commerce triangulaire de ce qu'on appelait l'« or noir179  ». Vendus par les chefs de tribu africains aux trafiquants blancs en même temps que des matières premières précieuses telles que l'or, l'ivoire, le caoutchouc, le karité en échange de pacotille européenne, les Noirs embarquaient pour l'Amérique où ils étaient revendus au plus offrant. Et les mêmes bateaux retournaient en Europe chargés de sucre et de rhum.

À Londres, Lauzun avait étudié les modalités de ce commerce extrêmement lucratif, d'où la France avait été en grande partie exclue avec la perte du Sénégal, cédé à la Grande-Bretagne après la défaite de la guerre de Sept Ans. Le seul avant-poste resté aux mains des Français dans la région était l'île de Gorée, au large des côtes du Sénégal. Le duc savait donc bien que, pour défendre ses intérêts, le gouvernement anglais utilisait en Afrique un réseau de places fortifiées ou comptoirs, qui avaient pour double fonction d'inspirer le respect aux populations locales et d'entretenir des échanges systématiques avec les différents chefs de tribu.

Quand, en lisant le London Magazine , il tomba sur le compte rendu d'un débat parlementaire du 13 mai 1778 où l'on dénonçait l'état d'abandon et le manque de sécurité des forts anglais sur les côtes africaines180 , il en conclut que « les défenses de Saint-Louis du Sénégal, auxquelles les Anglais n'attachent pas une importance capitale, ont été négligées181  ». Convaincu qu'il s'agissait pour la France d'une bonne occasion de retrouver une base commerciale en Afrique, Lauzun en avait informé le ministre de la Marine, Antoine de Sartine, qui, durant l'été, le chargea de mener l'opération. En réalité, il s'agissait d'une mission dans la mission, car, mi-juillet, le même Sartine lui avait annoncé la décision bien plus lourde de conséquences d'organiser l'expédition en Inde, le nommant vice-commandant sous les ordres directs de Bussy et lui confiant la tâche de constituer un corps de six cents officiers et quatre mille cinq cents soldats – les Volontaires étrangers de la marine, sorte de légion étrangère avant la lettre182 – pour être en mesure de battre la Royal Navy. Dans le cadre de cette entreprise si ambitieuse, il avait été décidé qu'une petite unité navale, détachée de la flotte en route pour le continent indien, ferait un crochet par le Sénégal pour chasser les Anglais de Saint-Louis avant de poursuivre vers la destination finale.

Ayant retrouvé son aplomb de naguère, le duc était rentré à Versailles tête haute et, fêté par ses maîtresses anciennes et nouvelles, avait pris sa revanche sur la reine. Une revanche, si l'on en croit les Mémoires , articulée en deux temps.

Le premier temps était l'amour-propre. Fier de ses responsabilités, Lauzun avait tenu à en informer personnellement Marie-Antoinette qui, prise par surprise, n'avait pas su cacher son trouble : « Des larmes roulèrent dans ses yeux ; elle fut quelques minutes sans me dire autre chose que : “Ah ! M. de Lauzun ! ah ! Mon Dieu !” Elle revint un peu et continua : “Comment ! aller si loin, vous séparer si longtemps de tout ce que vous aimez et tout ce qui vous aime ! — J'ai cru, madame, que sur un théâtre si éloigné, mon zèle, le peu de talents que je puis avoir, rencontreraient moins d'obstacles, qu'on leur rendrait plus de justice, qu'ils auraient moins à lutter contre l'intrigue et la calomnie. — Vous nous quitterez, M. de Lauzun ! Vous irez dans l'Inde ! Ne puis-je donc pas l'empêcher ? — Non, madame, cela est impossible, je tiens irrévocablement à ce plan, quoi qu'il puisse m'en coûter pour l'exécuter183 .” »

Le duc aurait pu considérer la partie close. Victime de sa faiblesse, la reine avait trahi leur amitié et avait cru pouvoir jouer impunément avec ses sentiments. Ce n'était donc que justice qu'elle pleure à présent les erreurs commises. Certes, en laissant une trace écrite de leurs propos, Lauzun ne se montrait pas particulièrement grand seigneur, mais le dialogue qu'il rapportait pouvait aussi apparaître comme une simple confirmation de l'émotivité et du sentimentalisme auxquels la jeune souveraine cédait souvent. Au lecteur de choisir librement l'interprétation à donner à son récit savamment ambigu, comme toujours.

Pour inattendues qu'elles étaient, les larmes de Marie-Antoinette n'avaient toutefois pas suffi à apaiser la rancœur de Lauzun et, plutôt que favoriser une réconciliation, elles avaient exacerbé son besoin de revanche. Libéré de tout frein d'ordre sentimental, il souhaitait maintenant humilier celle qui l'avait humilié. Bien qu'elle soit fort peu crédible – à cette date Marie-Antoinette attendait enfin un enfant et Lauzun le savait184 –, la seconde partie de son récit pourrait figurer dans un roman libertin.

 

Jusque-là la reine et Lauzun s'étaient affrontés en face à face, l'arrivée d'une troisième personne relança le jeu. Amie-amante du duc et intime de Marie-Antoinette, Mme de Guéménée n'avait pas hésité à jouer les entremetteuses pour garder la barre sur l'un comme sur l'autre.

Forte des confidences de Marie-Antoinette sur les sentiments qu'elle éprouvait encore pour son ex-favori, la princesse assura à Lauzun qu'elle était en mesure d'inciter la reine à lui ouvrir les bras s'il renonçait à partir. C'est donc elle qui ourdirait en coulisses une intrigue visant à pousser la vertu hésitante de la souveraine vers la « mer dangereuse185  » de l'adultère.

Mme de Guéménée n'était certes pas un génie du mal comme la terrible marquise de Laclos, mais pour elle aussi, comme pour tant de membres de l'ordre des privilégiés, les mots clés de la civilisation aristocratique – amour, amitié, loyauté, honneur – ne répondaient plus à un code éthique partagé et leur signification variait dangereusement en fonction des personnes et des circonstances. En avance sur la marquise de Merteuil, la princesse n'hésita pas à souscrire avec son ancien amant un pacte de complicité incompatible avec le sentiment désintéressé de l'amitié et à abuser sans vergogne de la confiance que sa souveraine lui accordait, pour mieux la tenir sous sa coupe. Et Lauzun ne valut pas mieux.

Il s'était prêté au jeu de Mme de Guéménée pour trouver la façon la plus sûre de se venger de Marie-Antoinette, et quand la reine lui fit comprendre que, pour ne pas le perdre, elle était disposée à une reddition sans conditions, il la repoussa : « Je résistai à tout, quoique je ne me dissimulasse pas la grandeur du sacrifice. Ma vanité était satisfaite ; je refusais la reine avec fierté, je lui montrais que je ne voulais rien d'elle et que je pouvais jouer un grand rôle186 . »

Prisonnier de son narcissisme et malgré son âme chevaleresque, Lauzun n'hésitait pas à sacrifier le sentiment qu'il avait voué à la reine sur l'autel du ressentiment.

 

Mais la fonction qui attendait Lauzun n'était pas le « grand rôle » qui avait cristallisé toutes ses espérances.

Dans les larmes et les soupirs, Lauzun avait déjà pris congé des personnes les plus chères, dont Mme de Martainville, sa maîtresse du moment, avec la solennité et le pathos de celui qui se prépare à une longue absence dans un pays lointain, quand on l'informa que l'expédition indienne était de nouveau repoussée. Il lui restait heureusement la mission africaine, mais il s'agissait d'un modeste emploi de gouverneur, destiné à ne durer que quelques mois dans un pays barbare et désolé comme le Sénégal, et pas d'une grande entreprise militaire au royaume des Mille et Une Nuits .

Pourtant, même dans ce contexte ingrat, Lauzun donna la preuve de sa remarquable capacité de travail, de son intelligence politique, de son sens des responsabilités et de son aptitude au commandement.

Le duc n'avait pas été le seul187 à prôner l'opportunité de chasser les Anglais du Sénégal, mais personne n'avait exposé avec autant de clarté les conséquences économiques et politiques qui en découleraient. Dans son Mémoire sur le commerce et les possessions des Anglais en Afrique – un des nombreux rapports ministériels qu'il rédigea pendant cette période –, il montre bien que « la conquête des possessions des Anglais sur la côte d'Afrique ne doit pas être regardée sous le simple point de vue d'un tort considérable fait au commerce de nos ennemis et d'un accroissement à celui de la France188  ». Une bonne politique de développement économique sur le continent noir permettrait non seulement à la France de ne plus dépendre des matières premières d'outre-Atlantique – coton, sucre, tabac –, mais aussi de saboter la production américaine en bloquant le commerce des esclaves.

Pendant sa courte mission, Lauzun attribuerait à l'avidité et à la brutalité des trafiquants bon nombre des tensions qui entravaient une collaboration stable avec les Noirs, en insistant sur l'inopportunité de déléguer aux marchands de la Compagnie de Guyane – la société commerciale française – la responsabilité de l'organisation civile et militaire des comptoirs sur lesquels les commissaires du roi, et eux seuls, devaient avoir le dernier mot.

 

Lauzun s'embarqua en grand secret à Lorient, le 3 décembre, sur le Fendant , le bateau du marquis de Vaudreuil, responsable de la petite unité (deux vaisseaux, deux frégates, trois corvettes) qui devait appuyer le débarquement, et arriva cinquante-six jours après en vue de Saint-Louis, la petite île stratégique par sa position dans la vaste lagune à l'embouchure du fleuve Sénégal.

Bien que son Journal tenu quotidiennement du 28 janvier au 19 avril 1779189 rapporte avec exactitude le déroulement de son expédition – pour alimenter ensuite une version plus subjective dans les Mémoires  –, nous ne nous attarderons pas sur les multiples difficultés que le duc rencontra pour atteindre Saint-Louis et y vivre. Nous reviendrons sur cet « amas de sable qui ne produit rien de bon190  » dans le sillage du chevalier de Boufflers qui, sept ans après Lauzun, y exerça à son tour la charge de gouverneur du Sénégal. Une coïncidence singulière voulut que deux champions indiscutables de l'art de vivre en société, liés d'amitié et tous deux poussés, encore que pour des raisons différentes, par l'exigence de servir, aient été confrontés dans un délai rapproché à la même expérience de solitude sur une petite île africaine où sévissaient la misère, la maladie et la violence.

Lauzun réussit à mener à bien sa mission en un temps record. La garnison anglaise du fort, réduite à une poignée d'hommes, se rendit sans opposer de résistance et le duc édifia un nouveau système de fortifications pour imposer le respect aux chefs de tribu africains, améliora les conditions de vie à Saint-Louis, s'occupa des prisonniers et des nombreux malades avant de passer le flambeau à son adjoint, le lieutenant de vaisseau Eyriès qui, dans l'attente d'un nouveau gouverneur, devait assurer l'intérim. Pendant ce temps, la frégate commandée par le chevalier Pontevès-Gien neutralisait tous les forts anglais de la côte. À la fin des opérations navales, Lauzun avait veillé à ce que le marquis de Vaudreuil rejoigne la flotte française, commandée par le comte d'Estaing, qui se préparait à tenir tête à la flotte anglaise au large de la Martinique. Et à son tour, le 16 mars, le duc quittait Saint-Louis pour rentrer en métropole.

Même si l'expédition de Lauzun n'avait rien eu d'héroïque – il parlera lui-même dans ses Mémoires de « faciles succès » –, le but atteint était objectivement important. Grâce à la détermination du duc, la France s'était assuré – cette fois de façon définitive – le contrôle d'une position clé dans un pays destiné à devenir un des points forts de son système colonial. Mais à Paris, où les réputations se décidaient dans les salons, la cote de Lauzun, à en croire ce qu'écrivait Mme du Deffand à son correspondant anglais, n'était pas brillante. Ce qui n'avait rien d'étonnant puisque le duc de Choiseul était le premier à transformer en farce la mission de son neveu, sans même daigner en attendre la fin. C'était pourtant lui qui, du temps où il était ministre, avait jeté les bases de la stratégie politique que la France entendait alors poursuivre avec cette expédition africaine. « M. de Lauzun, avec deux vaisseaux et un très petit nombre de troupes, a pris votre Sénégal, qui était votre traite des nègres ; M. de Choiseul contait hier que M. de Sartine, en lisant au roi le détail de cette expédition, hésitait un peu à en dire toutes les circonstances ; M. de Maurepas l'obligea à n'en omettre aucune : il apprit donc au roi que la garnison anglaise consistait en quatre hommes dont il y avait trois malades, et M. de Choiseul nous dit que celui qui restait s'était apparemment rendu de bonne grâce, et qu'il ne doutait pas qu'on lui eût accordé les honneurs de la guerre. Si, dans cet exploit, M. de Lauzun avait trouvé quelque mine d'or, cela vaudrait bien autant pour lui que la gloire qui lui en reviendra191 . »

À Versailles non plus, personne ne se donna la peine de féliciter Lauzun : Maurepas en désaccord avec Sartine avait intérêt à jeter le discrédit sur l'aventure sénégalaise, tandis que Sartine, qui en portait la responsabilité officielle, ne tenta rien pour la défendre. Quant à Louis XVI, il s'abstint de tout commentaire. Comme on ne lui avait pas proposé d'avancement, Lauzun refusa avec indignation « une gratification en argent ». Mais il y avait pire.

Lauzun découvrit que le projet d'expédition en Inde étant définitivement abandonné, Sartine, sans rien lui dire et malgré les assurances données, avait dissous le corps des Volontaires étrangers qu'il avait eu tant à cœur de former. Privé des « moyens de servir convenablement », Lauzun démissionna, mais cette fois le souverain en personne intervint en sa faveur en le nommant colonel d'une légion de mille huit cents fantassins et six cents cavaliers qui ne pouvait pas être dissoute192 . En outre son expédition n'était pas dépourvue de sens : le dimanche 12 septembre, à la demande de Louis XVI, toutes les églises de Paris entonnèrent un Te Deum pour la victoire remportée en Afrique contre les Anglais. Une victoire jugée digne d'être célébrée dans une eau-forte, La Prise du Sénégal , qui représentait Lauzun recevant du gouverneur anglais la capitulation du fort193 .

Mais l'épreuve la plus difficile pour Lauzun fut d'affronter la cour réunie à Marly : « On n'a pas d'idée de la manière dont je fus traité par la reine et par conséquent par tout le reste », se rappellera-t-il dans ses Mémoires194 en reconnaissant avoir hésité sur le comportement à adopter. Puis, tel un comédien qui, la crise de trac surmontée, affronte le public et le subjugue par la force de son interprétation, le duc retrouva « [s]on assurance » et « [s]a gaieté » : « Je fus moins maussade, je parlai à la reine, je fis des plaisanteries, elle rit, je m'amusai ; elle se souvint que ce n'était pas la première fois, fut avec moi comme elle l'aurait été trois ans plus tôt, et la fin de ma soirée fut aussi brillante que le commencement avait été terne195 . » C'est une jeune femme qui lui avait redonné confiance en lui et allait occuper une place centrale dans sa vie, influençant ses choix de façon dramatique.

 

Fille de Louis de Conflans, marquis d'Armentières, belle, cultivée, intelligente, Louise-Marthe avait épousé à dix-sept ans, en 1775, le fils unique du duc de Coigny. Chez elle, la fierté de descendre du côté paternel d'une famille de la noblesse d'épée qui remontait aux croisades se mêlait aux valeurs intellectuelles et morales de la bourgeoisie parlementaire, à laquelle sa mère, fille d'un richissime magistrat parisien, était restée fidèle. Séparés depuis longtemps, ses parents menaient des existences très différentes : intime du duc de Chartres et compagnon de son libertinage, le marquis de Conflans fréquentait la bonne société, tandis que la marquise avait préféré vivre loin de la cour, recevant chez elle un petit groupe d'amis choisis. Rien de plus éclairant sur les rapports entre les deux époux et sur les habitudes de la France aristocratique que ce dialogue la veille des noces de Louise-Marthe : « Le mariage […] a donné lieu à plusieurs soupers de famille, dans lesquels nous avons vu renaître l'ancienne gaieté française. Lorsqu'il fut question de ce repas, le duc de Coigny dit à M. le marquis de Conflans : “Sais-tu que je suis fort embarrassé ? — Et ! Pourquoi ? — C'est que je n'ai jamais soupé de ma vie chez ta femme. — Ma foi ! Ni moi non plus. Nous irons ensemble, et nous nous soutiendrons196 .” »

Confiée à sa mère, Louise-Marthe avait reçu une éducation complète loin de la cour et, à peine trois ans après son mariage, âgée de vingt ans, avait été présentée à Versailles où la famille de son mari jouissait de la faveur illimitée de la reine. Nullement impressionnée par les us et coutumes mystérieux du château, sûre d'elle, de ses atouts physiques et intellectuels, la marquise de Coigny avait abordé la vie de cour avec un esprit critique de franc-tireur. Partagée entre deux éthiques bientôt appelées à rendre des comptes, la jeune femme revendiquait cette indépendance jalouse qui caractérisait autant la magistrature que la haute noblesse et n'était disposée à se laisser effrayer par personne.

Ainsi, le soir où Lauzun avait fait son entrée à Marly, elle avait été la seule, en toute connaissance de cause, à lui adresser la parole. Il l'avait avertie « qu'elle ne réussirait ni à la cour, ni dans sa famille, en [lui] parlant autant, et qu'il fallait pour cela bien du courage. Elle [lui] répondit qu'elle le savait bien197  ». Conquis par l'audace de la jeune femme, Lauzun avait récupéré son sang-froid, confondant ses adversaires et asseyant son prestige avec les armes de l'ironie et du rire. En effet, quarante ans plus tard, en pleine Restauration, malgré la damnatio memoriae qui pesait sur Lauzun, Louis XVIII se souvenait de son irrésistible art de la conversation : « Il était impossible d'être plus amusant qu'il était : moi qui te parle, je serais resté vingt-quatre heures à l'écouter198 . » Mais dans les mois qui suivirent, la gratitude et l'admiration qu'il portait à Mme de Coigny se changeraient en un sentiment inédit pour Lauzun : « Je n'avais jamais vu tant d'esprit, tant de grâces, qui ne ressemblaient en rien à l'esprit et aux grâces des autres. Je me disais qu'il n'était pas raisonnable de l'aimer, que cela me rendrait bien malheureux ; mais aucun bonheur ne me convenait autant199 . »

Héritier d'un siècle de libertinage, Lauzun redécouvrait le charme ambigu du vasselage amoureux et renonçait au plaisir des sens pour s'aventurer dans le Pays de Tendre. Tel un chevalier courtois, il se déclarait prêt à aimer sans rien demander en échange, mais l'objet de son culte était bien éloigné de l'ancien modèle de la femme longuement idéalisée, célébrée comme la garante suprême des règles sociales de l'ordre établi.

En effet, Mme de Coigny était un esprit rebelle, en lutte contre toute forme de règle imposée, et cultivait avec une détermination égale les aspirations contradictoires de son époque. Elle détestait la monarchie par esprit de clan, invitait Rousseau à venir lire chez elle les Confessions et battait froid à Laclos parce qu'elle le soupçonnait de l'avoir prise pour modèle de la marquise de Merteuil dans Les Liaisons dangereuses . Il faut dire que, comme les vrais libertins, Mme de Coigny était maîtresse dans l'art de parler et savait s'imposer à ses interlocuteurs par le mordant et l'élégance de sa conversation et par l'originalité de ses jugements lapidaires, mais elle tenait trop à sa liberté pour aller plus loin. Elle prit tôt ses distances à l'égard d'un mari qu'elle n'aimait pas. Elle avait choisi de s'en tenir au féminisme défensif des précieuses, déclarant qu'elle n'aurait « point d'amants parce que ce serait abdiquer200  », mais sans se montrer nécessairement cruelle envers ses admirateurs.

Son extrême individualisme ne l'empêchait pas d'aimer la vie mondaine où elle n'admettait pas de rivales, et si de nombreuses anecdotes nous sont parvenues sur sa capacité à s'imposer à l'admiration de la cour et de la ville, à amuser, à séduire sans se donner, on ne manque pas de preuves non plus de sa morgue, de son esprit vindicatif, de sa perfidie. Mais c'est en amitié que la marquise donnait le meilleur d'elle-même et si l'on se souvient d'elle aujourd'hui, c'est pour avoir su convaincre les deux plus célèbres libertins de l'époque de cultiver les plaisirs délicats de l'amitié amoureuse et de lui rendre hommage dans leurs écrits. Quelques années plus tard, en effet, le prince de Ligne la choisirait comme destinataire d'un de ses plus beaux textes littéraires, les célèbres lettres écrites pendant son voyage en Crimée à la suite de Catherine de Russie201 . Mais Ligne cultivait depuis trop longtemps l'heureuse certitude que l'amour était inséparable du plaisir pour ne pas nourrir des réserves sur la métaphysique amoureuse de la marquise et il finirait par les exprimer dans le long portrait à clé qu'il lui consacrait : « Elle a trop raisonné sur l'amour. De l'analyse elle a passé à l'anatomiser et ce petit squelette n'est pas bon à envisager. Il n'est charmant que lorsqu'on le prend, sans réfléchir, avec ses jolies petites formes rebondies. A-t-elle, n'a-t-elle pas ? a-t-elle eu ? aura-t-elle ? C'est une énigme. Si cela est arrivé, ce n'a été que par curiosité […] Je voudrais que Carite trouvât un homme qui lui ressemblât, et alors nous verrions beau jeu202 . »

Tout donnerait à penser que Louise-Marthe avait trouvé cet homme en Lauzun. Ils avaient les mêmes amis – les Guéménée, les Dillon, le marquis de Voyer, le duc d'Orléans –, ils nourrissaient les mêmes ressentiments – lui envers la reine qui lui avait tourné le dos, elle envers le roi qui avait refusé le Cordon bleu à son père –, ils détestaient tous les deux la cour et appelaient de leurs vœux une politique de réformes capable de renouveler les institutions en profondeur. Ils avaient aussi en commun la même incertitude sentimentale, le même « vide […] dans [le] cœur203  ». Sa rencontre avec Mme de Coigny ralluma chez Lauzun l'espoir d'y avoir enfin trouvé remède, le poussant à renoncer au vieux manège de la séduction qui n'avait plus de secrets pour lui et à miser sur la soumission et l'attente. De son côté, la marquise se révéla experte dans l'art de se dérober tout en laissant subsister l'espoir d'un avenir autre. « Elle ne me dit pas qu'elle ne m'aimerait jamais204  », lisons-nous en effet dans les Mémoires . Un lien très fort s'était ainsi tissé, qui, sans changer leur vie, les aiderait à exorciser leur destin de solitude.

Il est assez probable qu'au cours de leur « beau jeu205  », Lauzun ait fini par remporter la mise érotique, toutefois c'est là un aspect secondaire en comparaison de l'influence psychologique que la marquise exerça sur lui.

C'est elle qui, mêlant convictions politiques et passions personnelles, contribuerait à transformer en haine le ressentiment que le duc vouait à Marie-Antoinette, le poussant à tourner le dos à son souverain et à embrasser la Révolution. Mais il s'agissait chez elle d'une Fronde de salon qui ne l'empêcherait pas d'émigrer dès qu'elle flairerait le danger, tandis que Lauzun s'engluerait dans ses choix.

 

C'est l'esprit tourné vers Mme de Coigny que le 12 mai 1780 Lauzun fit voile vers les États-Unis pour participer à ce que l'on pouvait enfin qualifier de grande expédition. À la tête de sa Deuxième Légion, le duc avait passé l'été et l'automne 1779 en Bretagne en attendant l'ordre d'attaquer l'Angleterre et c'est là que Chateaubriand l'avait vu « passer en habit de hussard, au grand galop sur un barbe », reconnaissant en lui comme il l'écrirait plus tard dans les Mémoires d'outre-tombe « un de ces hommes en qui finissait un monde206  ». Mais le projet de débarquement sur les côtes anglaises avait de nouveau été abandonné et, début février de l'année suivante, le roi avait décidé d'envoyer une expédition au secours des Américains. La responsabilité de la flotte fut confiée au chevalier de Ternay, celle de l'armée de terre au comte de Rochambeau, un brillant militaire de carrière. C'est à la demande de Rochambeau que Lauzun, promu brigadier général au commandement des troupes légères, avait obtenu de prendre part à l'expédition avec sa légion.

Observateur attentif du conflit qui avait éclaté entre la Grande-Bretagne et sa colonie d'outre-Atlantique, Lauzun n'y avait d'abord vu qu'une occasion pour la France de tirer avantage de la faiblesse momentanée de la nation rivale. En outre, il était persuadé – ainsi qu'il ressort de sa correspondance avec Voyer – qu'un désaccord dû à des raisons contingentes ne pouvait pas mener à une rupture définitive deux pays aussi étroitement liés. Connaissant le pragmatisme politique anglais, il craignait plutôt que les deux adversaires ne finissent tôt ou tard par trouver un accord qui léserait la France. Même s'il n'avait pas compris tout de suite la portée et l'irréversibilité des événements américains, le duc tendait à sympathiser pour plus d'une raison avec les revendications des insurgés. Une des premières était sans doute son affiliation à la franc-maçonnerie.

Introduite en France vers 1725 par les jacobites anglais, la franc-maçonnerie avait connu après un élan initial des années difficiles dues d'abord à l'hostilité conjointe du gouvernement et de l'Église, puis aux disputes intestines qui l'avaient déchirée sous la direction désastreuse de cet irresponsable débauché qu'était le comte de Clermont. Le mouvement avait résisté grâce au dévouement de son administrateur général, le duc de Montmorency-Luxembourg qui, à la mort de Clermont, le 24 mai 1771, avait fait élire grand maître un autre prince du sang, le duc de Chartres, tout en continuant à diriger la société d'une main ferme et en la réformant de l'intérieur. Ainsi, le 22 octobre 1773, après s'être dotée de nouveaux statuts qui lui conféraient autorité sur les trois cents loges françaises, la Grande Loge nationale de France, ou Grand Orient, se réunit-elle solennellement pour la cérémonie d'installation du duc de Chartres. Dans le nouvel organigramme de l'ordre, Guéménée et Lauzun figuraient au premier rang207 et on retrouvait là beaucoup d'intimes du duc : les Coigny, Osmond, Laval, Chabot, Durfort, Fronsac, le prince de Ligne.

S'inspirant des idées rationalistes et philanthropiques du siècle, la franc-maçonnerie française de cette époque n'avait rien de subversif. Elle visait à « l'amélioration du sort des hommes. Les moyens qu'elle emplo[yait] pour atteindre ce but sont la propagation de la morale et de la bienfaisance ». Son caractère même d'association « irrégulière » la poussait à s'assurer la tolérance tacite du gouvernement par un comportement irréprochable. D'où son choix de désigner pour grand maître le cousin du roi, ce qui la plaçait « presque à l'ombre du trône »208 .

Et même si cette élection ne fut pas un geste politique en soi, comme le rappelle Gabriel de Broglie, « la présence de Louis-Philippe-Joseph à la tête de la franc-maçonnerie apporta un élément déterminant pour les forces du changement209  ». Tandis que son prestige de prince du sang servit à attirer les élites provinciales qui s'affilièrent en nombre, le détachement dont Chartres fit preuve dans l'exercice de ses fonctions – qu'il traitait comme une sinécure sans intérêt – « laissa se développer les initiatives et la décentralisation » du mouvement maçonnique, ce qui lui valut une grande popularité interne. Au fur et à mesure que « le recrutement des loges s'élargit et se démocratisa […] orléanisme et franc-maçonnerie tendaient progressivement à s'identifier210  », revêtant tous deux à la veille de 1789 un caractère de plus en plus politique.

Mais dans les années 1770, la franc-maçonnerie française s'imposa aussi comme phénomène mondain, perdant son caractère secret, s'ouvrant aux femmes et se lançant dans les initiatives les plus diverses. « Ils s'amusent et sont charitables211  », commenta Sébastien Mercier. En 1775, le roi lui-même y entra, certes sans tapage, s'affiliant avec ses deux frères à la loge militaire des Trois Frères Unis « à l'orient de la cour », tandis que les salons parisiens se passionnaient pour les débats entre le Grand Orient, la loge mère de rite écossais, le Contrat social qui s'était implanté à Paris en 1776 et la prestigieuse loge des Neuf Sœurs, composée surtout d'hommes de lettres et de savants.

C'est à l'occasion du conflit anglo-américain que les francs-maçons français prouvèrent leur influence sur l'opinion publique en contribuant à l'orienter en faveur des insurgés et en nouant des liens durables avec leurs frères d'outre-Atlantique. Pendant que Benjamin Franklin, arrivé à Paris en janvier 1777 d'abord comme envoyé puis comme ambassadeur des États-Unis nouveau-nés, était admis dans la loge des Neuf Sœurs sur présentation de l'astronome Lalande, et suscitait l'enthousiasme général, une de ses lettres au Congrès annonçait la venue du franc-maçon français La Fayette qui, sans demander l'autorisation du roi, était allé se battre pour la cause américaine. George Washington accueillerait aussitôt l'officier français dans la loge de l'Union américaine. Il vaut la peine de rappeler qu'à la cérémonie qui suivit le serment du premier président des États-Unis sur une Bible prêtée par la loge Saint-John, la délégation française figurait parmi les cinq loges invitées ; et que c'est ceint du tablier maçonnique en soie blanche brodé pour lui par la femme de La Fayette que, le 18 septembre 1793, Washington poserait la première pierre du Capitole.

En France, la franc-maçonnerie se répandit parmi les hauts gradés de l'armée et nombreux furent les officiers volontaires qui partirent se battre aux côtés de leurs frères américains. Dans le cas de l'expédition de Lauzun, en plus du duc, il est avéré que son supérieur en grade, le vicomte de Rochambeau, était franc-maçon ainsi que beaucoup de ses amis et compagnons d'aventure, dont le comte de Ségur, le vicomte de Noailles, le chevalier de Chastellux, Alexandre et Charles de Lameth. Comme l'a écrit Jacques Brengues, « c'est peut-être par certains de ceux-là qui servirent en Amérique que l'idéologie libératrice des lumières maçonniques françaises a mieux pénétré les loges américaines », mais à leur tour les francs-maçons français qui participèrent à la guerre de Sécession « ont pu voir sur place le début de l'expérimentation de grandes idées vécues par anticipation dans leurs loges respectives : l'Amérique leur apportait la preuve historique que c'était désormais possible »212 .

 

C'est ce qui arriva à Lauzun. Ayant débarqué à Rhode Island le 11 juillet 1780 après soixante-douze jours de traversée, il dut attendre un an avant d'affronter l'ennemi sur le champ de bataille. Newport, où les Français installèrent leur quartier général, était – comme le rappellera Louis-Philippe de Ségur qui la visiterait deux ans après – une ville « bien bâtie, bien alignée, qui contenait une population nombreuse dont l'aisance annonçait le bonheur ; on y formait des réunions charmantes d'hommes modestes, éclairés, et de jolies femmes dont les talents embellissaient les charmes213  » et Lauzun ne tarda pas à faire les délices des trois demoiselles Hunter, dont le salon constituait le cœur de la vie mondaine de la ville.

Les Anglais avaient concentré leurs forces à New York et à Yorktown en Virginie, deux villes dotées de grandes baies sûres qui permettaient à la Royal Navy de mouiller et d'assurer le ravitaillement et le transport des troupes. Washington et Rochambeau de leur côté comptaient sur l'unité navale française pour entraver les mouvements de la flotte ennemie, mais ils n'étaient pas d'accord sur les choix stratégiques. Le premier voulait que les Américains et les Français donnent ensemble l'assaut à New York, le second ne se considérait pas encore assez sûr pour quitter Newport et attendait des renforts de France.

Dans les mois d'immobilité qui avaient suivi, après avoir fortifié la base de Newport où Rochambeau avait installé le gros de l'armée, Lauzun s'était occupé de ses hussards, d'abord à Rhode Island, puis, l'hiver venu, dans le Connecticut, à Lebanon, « qui n'est composé que de quelques cabanes dispersées dans d'immenses forêts214  », comme en Sibérie. Formée surtout de mercenaires allemands et alsaciens, dont beaucoup étaient des transfuges de l'armée anglaise, la Légion Lauzun, bagarreuse et indisciplinée, avait besoin d'une poigne de fer. Les officiers étaient les premiers à donner le mauvais exemple, saisissant au vol la moindre occasion pour se battre en duel, à commencer par le comte Arthur Dillon, colonel en second du duc. Mais ce qui importait à Lauzun était que ses hommes lui obéissent sur le champ de bataille et c'est le comte Fersen qui nous révèle l'emprise qu'il avait sur eux : « Il est adoré de son corps ; il est comme le père de tous ses officiers ; ils se feraient mettre en pièces pour lui215 . » Par une coïncidence singulière, à des milliers de kilomètres de Versailles, le duc s'était lié d'amitié avec le bel officier suédois, lui aussi franc-maçon, venu se battre pour la cause américaine dans l'espoir de faire oublier à la cour française la prédilection que Marie-Antoinette lui avait manifestée. Et si Fersen ne pouvait ignorer que Lauzun l'avait précédé dans les faveurs de la reine, cela ne l'empêchait pas de subir lui aussi son charme : le duc, écrivait-il à son père, « est l'âme la plus noble et la plus honnête que je connaisse216  ». Le froid glacial de Lebanon n'avait apparemment pas entamé sa bonne humeur : venu lui rendre visite, Chastellux avait été invité – faute de mieux – à le suivre à la chasse aux écureuils, se réchauffant ensuite à la chaleur de sa conversation : « Car il faut avouer que la conversation reste encore l'apanage particulier des Français aimables217 . »

Mais ces mois d'inactivité forcée n'avaient pas été inutiles pour Lauzun. Ils lui avaient permis en effet de se familiariser avec la réalité américaine, de rencontrer Washington à plusieurs reprises, lequel lui avait d'emblée manifesté estime et sympathie, et de comprendre le caractère civique du patriotisme des alliés. « Jamais, cher général, écrivait-il à Voyer en janvier 1781, le spectacle de l'Amérique n'a été ni sera aussi intéressant qu'il l'est cet hiver. L'armée se dissout pour se reproduire au printemps avec plus de règles, de certitude. Chaque officier devient administrateur, va plaider avec chaleur dans les états de province la cause de l'armée. Les subalternes dont l'influence est moindre se dispersent sur toute la surface de l'Amérique, cherchent les hommes en état de porter les armes, les engageant, les rassemblant et les instruisant à s'en servir. M. Washington, plus grand qu'il n'a jamais été, partage le peu qu'il a de troupes sur les points importants, reste au corps d'armée avec deux mille cinq cent [sic ] hommes et par des sages et courageuses dispositions semble nous indiquer les secours qu'il ne devrait pas être obligé de nous demander218 . » Secours que, de l'avis du duc, le trop prudent général français refusait « indécemment » de lui fournir.

Tandis que dans les pages des Mémoires consacrées à l'expédition américaine les remarques de Lauzun sur Rochambeau sont marginales et dénotent un détachement élégant, dans les longues lettres confidentielles envoyées à Voyer son jugement sur le général est résolument critique : « Excellent pour exécuter sous les ordres d'un chef mais incapable de calcul, de négociation car c'est ici la partie principale de sa mission. Je ne crains pas de le dire, il n'a aucune idée des affaires, il ne les entend pas, il n'a pas l'art de traiter avec les personnes ce qui est cependant utile dans un pays où chacun a quelque droit à l'égalité219 . » Rochambeau en somme avait toutes les vertus du subalterne, mais aucun don de chef. Toutefois l'acrimonie de Lauzun ne venait-elle pas de ce qu'il pensait posséder les qualités dont son supérieur manquait, sans qu'on l'appelle à les exercer ? Une fois de plus, Lauzun laissait transparaître dans ses lettres au marquis son indignation devant un système de gouvernement incapable de mener une politique cohérente et habitué à sacrifier le mérite à la logique de la faveur et de l'arbitraire. Dans un pays fondé sur l'initiative individuelle comme l'Amérique, sa frustration était aggravée par l'obstination de Rochambeau à décourager toutes ses demandes d'entrer en action, comme celle de rejoindre La Fayette au sud du pays. Mais, fidèle au code d'honneur militaire, il continua à collaborer loyalement avec Rochambeau, finissant même par lui reconnaître des qualités. De son côté le général, tout en admirant le courage de Lauzun, n'entendait pas courir de risques pour satisfaire son esprit d'aventure. Et le jugement sur le duc que son fils, le vicomte de Rochambeau, formulerait par la suite nous aide à comprendre que les obstacles à cette reconnaissance qu'il désirait tant n'étaient pas tous dus à sa mauvaise étoile. Il était certainement « l'homme de France le plus aimable, le plus spirituel, le plus généreux, le plus loyal, quelquefois le plus sage, souvent le plus fou, le philosophe le plus gai […] mais il n'eut jamais assez de force dans le caractère pour réussir220  ».

Enfin, en octobre 1781, l'occasion tant attendue par Lauzun arriva. Mi-août, Washington avait appris que la flotte française de l'amiral de Grasse avait appareillé pour le golfe de Chesapeake, chargée d'hommes et d'argent, prête à instaurer un blocus qui empêcherait les forces navales anglaises concentrées à Yorktown de recevoir du renfort ou de repartir au large. Washington avait aussitôt changé de stratégie et, levant le siège de New York, ordonné à l'armée franco-américaine de rejoindre Yorktown au plus vite. Manquant de défenseurs et de vivres et comptant de nombreux soldats malades, la ville ne résisterait pas longtemps. En effet après la défaite navale du 5 septembre, la seule possibilité pour Lord Cornwallis de rompre l'encerclement avait été de traverser la rivière York qui entourait la ville et de fuir avec ses hommes vers le sud. Pour protéger sa retraite, le général anglais avait transformé Gloucester, la bourgade en face de Yorktown, en bastion tenu par un gros détachement d'infanterie et toute sa cavalerie.

L'honneur de lancer, le 3 octobre, la première attaque contre la légion du redouté colonel Tarleton revint aux hussards de Lauzun, ce qui démontrait aux Américains qu'« ils pouvaient non seulement boire, se provoquer en duel et voler comme le reste d'entre eux, mais aussi combattre avec les meilleurs d'entre eux. Ces Français n'étaient pas seulement, comme le colonel Fontaine de la milice de Virginie affirmait qu'on le lui avait fait croire, “des gens qui vivaient de grenouilles et de légumes crus”221  ». Et malgré la double mortification d'avoir à se plier aux ordres d'un supérieur français et d'un général américain, le duc vola la vedette à tout le monde.

Ayant su que Tarleton « désirait beaucoup to shake hand with the french duke 222  », Lauzun s'était élancé au grand galop pour lui donner satisfaction. La vie redevenait amusante et la guerre une occasion de prouver son courage. « J'aperçus en arrivant la cavalerie anglaise trois fois plus nombreuse que la mienne ; je la chargeai sans m'arrêter ; nous nous joignîmes. Tarleton me distingua et vint à moi le pistolet haut. Nous allions nous battre entre nos deux troupes, lorsque son cheval fut renversé par un de ses dragons poursuivi par un de mes lanciers. Je courus sur lui pour le prendre ; une troupe de dragons anglais se jeta entre nous deux, et protégea sa retraite : son cheval me resta. Il me chargea une deuxième fois sans me rompre ; je le chargeai une troisième, culbutai une partie de sa cavalerie, et le poursuivis jusque sous les retranchements de Glocester. Il perdit un officier, une cinquantaine d'hommes et je fis un assez grand nombre de prisonniers223 . » L'action de Lauzun avait enlevé aux Anglais la dernière possibilité de se frayer un passage entre les armées ennemies et de violents combats eurent lieu les jours suivants. Mesurant la gravité de la situation, le 19 octobre 1781, Lord Cornwallis se rendit. « Lauzun fut envoyé pour traiter de la capitulation et en dresser les articles. Il se présenta seul, en parlementaire, agitant son mouchoir blanc dans sa main. Le chevaleresque duc ne faisait rien comme un autre224 . » En reconnaissance de sa bravoure, il fut chargé par Rochambeau de porter « la grande nouvelle » à Versailles, où il reçut un accueil chaleureux du roi, qui lui « fit beaucoup de questions et [lui] dit beaucoup de choses honnêtes »225 . Mais le duc jouait de malchance, car, le 15 novembre, Maurepas mourait, le privant de la seule protection dont il disposait. Dès lors, en effet, les nouveaux ministres de la Guerre et de la Marine, le comte de Ségur et le marquis de Castries, le « traitèrent aussi mal qu'ils purent226  ».

 

Lauzun s'embarqua de nouveau pour l'Amérique en mai 1782 sans avoir obtenu de Ségur la moindre gratification ni pour son régiment ni pour lui, et profondément affligé de devoir quitter de nouveau Mme de Coigny. Pendant les six mois passés en France, l'amitié amoureuse de plus en plus intense qui le liait à la marquise était devenue délicieusement ambiguë. Incarnation parfaite de l'« allumeuse », Mme de Coigny condescendait à un jeu érotique qui avait pour modèle la tradition de l'amour courtois et dont le duc prouvait qu'il possédait les règles à la perfection. Il lui avait coupé une mèche de cheveux et elle avait prétendu qu'il la lui rende sans réussir à retenir ses larmes de devoir lui infliger un tel sacrifice. Au grand bal en l'honneur de la reine, qui s'était tenu à l'Hôtel de Ville pour célébrer la naissance du Dauphin, la marquise portait une robe ornée d'une splendide plume de héron noir et, la veille de son départ, Lauzun avait trouvé le courage de supplier la marquise de la lui offrir. Il s'était peut-être rappelé que, à l'époque où il était en faveur, Marie-Antoinette lui avait demandé la plume blanche qu'il portait à son chapeau, pour l'arborer ensuite dans ses cheveux. Certes, son imagination ne pouvait être plus en harmonie avec la vénération dont ses sentiments étaient empreints. « Jamais chevalier errant ne désira rien avec plus d'ardeur et de pureté227 . » D'ailleurs Mme de Coigny était au diapason, car, tout en répondant « qu'il était impossible de la [lui] envoyer ; qu'un jour elle [lui] en dirait les raisons », elle réussissait à susciter en lui la conviction qu'elle en était profondément « fâchée »228 .

Lauzun se souviendra dans ses Mémoires que la douleur de la séparation d'avec la marquise, accrue par le soupçon de ne pas être aimé, l'avait abattu physiquement, lui causant des accès de fièvre et de délire pendant tout son voyage de retour aux États-Unis. Craignant une issue fatale, il avait fait coudre les lettres de la marquise dans son justaucorps pour les emmener avec lui dans la mort. Pourtant, si nous devons prêter foi aux souvenirs de son ami Louis-Philippe de Ségur, qui faisait partie lui aussi de cette seconde expédition américaine, Lauzun ne devait pas avoir perdu toute joie de vivre puisque, durant une escale à Terceyre, une île de l'archipel des Açores, il avait découvert l'existence d'un couvent « qui n'aurait peut-être pas été déplacé à côté des anciens temples d'Amathonte et de Gnide229  ». Mais comme le duc destinait ses Mémoires à Mme de Coigny, son amnésie n'a rien de surprenant.

Lauzun passa cette dernière année en Amérique loin des champs de bataille, tandis que des nouvelles funestes arrivaient de Paris. Le 8 septembre 1782 disparaissait, emportée par la tuberculose à trente ans, la charmante Mme de Dillon, maîtresse adorée du prince de Guéménée, qu'une longue et tendre amitié liait au duc. Une semaine après, le 16 septembre, mourait brutalement le marquis de Voyer, que Lauzun avait choisi pour figure tutélaire. Enfin en octobre le duc reçut la nouvelle de la banqueroute spectaculaire – trente-deux millions de pertes – de son meilleur ami, le prince de Guéménée, à qui il avait cédé tous ses biens en échange d'une rente à vie.

Entre-temps la mission française touchait à sa fin. Début décembre, Rochambeau reçut l'ordre de s'embarquer avec le gros de l'armée, laissant le reste des troupes aux ordres de Lauzun. En effet, le 20 janvier 1783, la France et l'Angleterre signèrent les préliminaires du traité de paix de Versailles qui mettrait un terme à la guerre le 3 septembre. L'Angleterre reconnaissait l'indépendance de treize colonies américaines et de son côté la France obtenait la reconnaissance de ses comptoirs en Inde, au Sénégal, à Saint-Pierre-et-Miquelon et échangeait Saint-Domingue contre l'île de Tobago. Le 11 mai, le reste de l'armée française s'étant embarqué, Lauzun rentra en métropole. Dans l'attente d'un avenir pour le moins incertain, le duc prenait congé du passé en confiant aux Mémoires le souvenir de ses trente-sept premières années de vie.

 

Profondément marqué par l'aventure américaine, Lauzun put constater que la France changeait rapidement et découvrit aussi combien la monarchie avait du mal à s'adapter aux temps nouveaux. Il savait qu'il était désormais persona non grata et qu'il ne pouvait plus compter sur aucun protecteur, mais il était trop individualiste pour se retirer sans se battre et entendait continuer à servir son pays en vertu des compétences militaires et diplomatiques qu'il avait acquises au fil des années. Il avait sillonné l'Europe, séjourné en Prusse et en Pologne, connaissait l'Angleterre comme personne et en parlait la langue, avait poussé jusqu'en Afrique, s'était couvert de gloire en Amérique, disposait d'un vaste réseau de relations et pouvait fournir des analyses précises de chacun de ces pays.

Les longues lettres qu'il a envoyées à Montmorin, successeur de Vergennes au ministère de la Guerre témoignent de l'étendue de ses intérêts, de sa ténacité et de son inépuisable énergie. Fort des enseignements de Choiseul, et bien avant Napoléon, Lauzun considérait par exemple qu'il était vital pour l'avenir du commerce français de prendre les Anglais de vitesse et de s'assurer le contrôle de l'Égypte encore sous domination ottomane. D'où la nécessité de ne pas abandonner complètement l'ancien allié turc – qui battait en retraite devant l'armée de Catherine – et de mener en sa faveur une politique de médiation avec la Russie. L'enjeu égyptien se jouait à Saint-Pétersbourg où son ami Ségur avait été ambassadeur, mais aussi dans les chancelleries des grandes puissances européennes et, évidemment, à Londres. C'était dans la capitale anglaise qu'une fois de plus Lauzun demandait que le gouvernement l'envoie en mission, pas comme ambassadeur, mais avec la tâche de suivre « cette importante négociation si la paisible possession de l'Égypte en est le fruit230  ». En vue du même objectif, il suggérait à Montmorin d'envoyer à Berlin d'abord son ami Mirabeau, puis le baron de Heyman, mais ces candidatures, la sienne en premier, étaient jugées trop proches du Palais-Royal pour paraître fiables. Devant le rejet systématique de toutes ses propositions, le duc ne cachait pas son indignation au ministre : « Trop de considérations étrangères à la valeur individuelle des hommes peuvent maintenant les appeler aux fonctions importantes ou les en exclure, pour qu'il soit permis d'en désirer aucune. On peut aimer et respecter le roi, faire des vœux ardents pour sa gloire, même lui sacrifier beaucoup, et de tels sentiments sont invariables dans mon cœur ; mais on ne peut plus servir monsieur le Comte231 . »

C'étaient les mêmes réflexions qu'il avait partagées avec Voyer une dizaine d'années plus tôt, mais maintenant, comme beaucoup de ses contemporains, Lauzun commençait à croire qu'un changement était possible. Avec la guerre américaine, la politique était devenue une question d'intérêt public, elle avait cessé une fois pour toutes d'être secret d'État, l'affaire personnelle du roi.

La polémique autour de l'ordre de Cincinnatus – dont Lauzun fut décoré avec Dillon, Ségur et La Fayette – montre à elle seule les contradictions de fond dans l'alliance franco-américaine. À la fin de la guerre, le Congrès avait voulu témoigner sa reconnaissance aux étrangers qui s'étaient battus pour l'indépendance des États-Unis en créant pour eux et leurs descendants une association baptisée, dans l'esprit de l'époque, du nom du héros romain qui, après avoir sauvé la république, était retourné cultiver son champ. En autorisant pour la première fois ses sujets à porter une décoration étrangère, Louis XVI semblait ne pas relever que l'ordre de Cincinnatus était le symbole sans équivoque de cet héroïsme républicain qui avait poussé les Américains à renier leur souverain légitime. De son côté, ambassadeur des États-Unis à Paris, Benjamin Franklin incitait Mirabeau et Chamfort à souligner l'incohérence où tombait une jeune nation républicaine en créant une charge héréditaire. En cela, il ouvrait officiellement la voie à une dénonciation de l'imposture « qui consiste à fonder l'ordre social sur la naissance232  ».

Lauzun ne se laissa pas décourager par l'échec que rencontraient ses tentatives pour obtenir l'oreille des ministres du roi et continua à s'occuper de politique. Comme il l'écrivit à Montmorin : « l'inutilité de mon zèle a mis des bornes à mon ambition personnelle, mais mon intérêt patriotique est un devoir sacré auquel j'obéirai toujours233  ». Dans l'espoir de servir un jour une patrie plus juste envers ses citoyens que ne l'était un souverain prisonnier d'un système obsolète, Lauzun compléta sa formation politique en s'appliquant à l'étude de l'économie.

Depuis que Necker avait publié son Compte rendu au roi , en février 1781, révélant pour la première fois aux Français les arcanes de la finance publique, et que le terme « déficit » était entré massivement dans le langage quotidien, économie et politique semblaient en effet presque synonymes. Dès ses premiers séjours dans la capitale anglaise – « l'endroit du monde où se développaient les méthodes, les moyens, les techniques de la banque et du négoce modernes234  » –, Lauzun avait compris que ces deux domaines étaient désormais inséparables. Mais c'est un banquier genevois, Jean-François-Isaac Panchaud, très critique à l'égard des choix de Necker, qui l'initia aux problèmes généraux de la gestion publique du crédit et de l'épargne. Beaucoup d'autres – Talleyrand, Mirabeau, Narbonne, Vaudreuil, Choiseul-Gouffier, Chamfort – furent conquis comme lui par les théories financières que Panchaud exposait dans les réunions qu'il tenait chez lui rue de Vivienne, et, devenu ministre des Finances, Calonne en appellerait à ses conseils.

Même si, à partir de la moitié des années 1780, le trio composé par Panchaud, Mirabeau et Talleyrand exerça indubitablement une influence déterminante sur l'évolution politique de Lauzun, le duc resta fidèle à ses vieux amis et à ses habitudes mondaines du passé, tout en constatant que la vie de société elle-même se transformait en champ de bataille.

 

La banqueroute de Guéménée qui avait frappé un grand nombre de gens – trois mille créanciers de toutes les conditions sociales, dont beaucoup avaient cédé leur patrimoine en échange d'une rente à vie – avait aussi modifié les équilibres à la cour. Les Rohan s'étaient déclarés prêts à tout pour sauver l'honneur de leur famille et conserver au prince la charge de Grand Chambellan et à son épouse celle de Gouvernante des enfants de France. Passé le premier moment d'indignation, Louis XVI – élevé par Mme de Marsan, née Rohan-Soubise, et ami personnel du prince de Soubise – aurait peut-être penché pour l'indulgence, mais Marie-Antoinette prétendit qu'on éloignât le couple. En réclamant une rigueur insolite, la reine entendait-elle défendre sa réputation déclinante ou s'emparait-elle simplement de ce prétexte pour se libérer d'une amitié qui désormais lui pesait ? Oubliait-elle que Mme de Guéménée avait contracté une bonne part de ses dettes afin de tenir maison ouverte pour elle ? Ou plus simplement profita-t-elle de la disgrâce de la princesse pour transférer la charge de gouvernante à sa nouvelle amie Mme de Polignac ? Ce qui est certain, c'est qu'en laissant les Rohan « s'effondrer dans l'ignominie d'une faillite, Louis XVI commettait une imprudence sans nom, et il portait lui-même le premier coup à la noblesse, encore intacte. Le second ne devait pas tarder, mais cette fois c'était la royauté qui allait être frappée en plein visage235  ».

À peine trois ans plus tard, en effet, la famille royale recevait un coup mortel. Au cours de l'été 1785, le cardinal Louis de Rohan, Grand Aumônier de France, évêque de Strasbourg et prince de l'Empire, fut victime de l'hostilité de Marie-Antoinette et de la soumission croissante de Louis XVI aux désirs de son épouse. Le 15 août, le cardinal fut arrêté à Versailles, accusé par deux bijoutiers de s'être approprié, au nom de la reine, un fabuleux collier de diamants. Mais au cours du procès, il apparut avec évidence que le roi était convaincu de la culpabilité de Rohan sans en avoir les preuves réelles, alors que le cardinal avait été la victime inconsciente d'une escroquerie. Dans toute cette affaire, qu'on baptisera « l'affaire du collier », ce n'est pas seulement la famille Rohan qui s'élèverait contre le traitement réservé à un de ses membres les plus prestigieux. Jugée hâtive et arbitraire, l'arrestation du cardinal apparut à l'ordre des privilégiés comme un scandaleux exemple d'abus de pouvoir de la couronne. Non seulement le procès se conclut en mai 1786 par l'absolution pleine et entière de Rohan, mais elle entacha définitivement la réputation de Marie-Antoinette. Étrangère à toute cette histoire, la reine finit par apparaître comme son inspiratrice occulte et le prestige même de la monarchie sortit laminé d'un procès qui avait révélé la corruption de la cour, le manque de fiabilité des ministres et leur mésentente ainsi que la volonté de revanche des juges.

Le ressentiment des Rohan et de leur clan à l'égard de la famille royale avait déclenché une fronde aristocratique qui trouva son point de référence naturel en la personne du cousin du roi, au Palais-Royal. Traditionnellement, les Orléans se distinguaient par leurs positions libérales, tout en affichant, comme en témoigne l'exemple du Régent, leur loyauté vis-à-vis de la branche aînée de la famille des Bourbons qui occupait le trône. Mais vers la fin des années 1770, pour des raisons somme toute assez futiles, le duc de Chartres avait encouru l'ostracisme de Marie-Antoinette et, au début de la guerre de Sécession, après un exploit naval controversé au large de l'île d'Ouessant (27 juillet 1778), il avait vu lui échapper la charge de Grand Amiral de la Marine à laquelle il aspirait. Dès lors, Chartres déserta la cour, faisant du Palais-Royal – que son père lui avait cédé en 1780 – une sorte d'« anti-Versailles236  » et adoptant un style de vie anticonformiste, à l'enseigne du progrès et de la modernité. Son admiration pour l'Angleterre, ses formes de gouvernement, ses us et coutumes ne pouvait pas ne pas sembler une critique implicite des institutions françaises.

 

Même si Lauzun n'avait pas été lié dès sa plus tendre jeunesse au prince de Guéménée comme au duc de Chartes, l'influence de Mme de Coigny aurait suffi à le rallier à leur camp. Non seulement la marquise était une intime des Guéménée, mais sa sœur cadette avait épousé le duc de Montbazon, fils aîné du couple, et la faillite du prince les concernait toutes deux aussi d'un point de vue patrimonial. Devant la dureté de cœur dont Marie-Antoinette avait fait preuve à l'égard des Guéménée, l'antipathie de la marquise pour elle s'était transformée en haine. Une haine tenace, belliqueuse, qui l'accompagnait dans ses succès mondains, se dissimulait derrière le brio de ses conversations et s'était transformée en un singulier défi féminin à distance. Informée des critiques qui lui étaient adressées, la souveraine avait reconnu mélancoliquement la défaite que la marquise lui infligeait dans la capitale : « Je suis reine de Versailles, mais c'est Mme de Coigny qui est reine de Paris237 . » Toutefois la marquise n'entendait pas se contenter de cette première victoire et, en 1791, dans une lettre à Lauzun écrite de Londres où elle s'était réfugiée « pour aimer en sécurité la Révolution238  », le désir d'humilier la reine se révèle plus fort que sa peur devant le pli que prennent les événements : « Vraiment, cette Marie-Antoinette est trop insolente et trop vindicative pour ne pas prendre plaisir à la remettre à sa place, en l'ôtant de celle du Roi qu'elle voudrait usurper. C'est un vrai service à rendre à la France, que de vous demander, comme bon patriote de ne pas vous y refuser239 . »

 

Sa passion pour la marquise ne mit pas fin à la carrière de séducteur de Lauzun. Parmi les nombreux noms féminins qui allongèrent la liste de ses conquêtes, celui d'Aimée de Coigny, une cousine de Mme de Coigny, est demeuré célèbre. Fille du comte de Coigny, frère du favori de Marie-Antoinette, et très tôt orpheline de mère, Aimée avait été élevée par la maîtresse de son père, la princesse de Guéménée. Le souvenir de la période heureuse passée en compagnie de cette grande dame qui, tombée en disgrâce après la banqueroute de son mari, s'était retirée avec stoïcisme et dignité dans la solitude de son château de Vigny, devait s'imprimer pour toujours dans la mémoire de l'adolescente. En 1784, âgée d'à peine quinze ans, Aimée fut mariée à un garçon de six mois plus jeune qu'elle, le marquis de Fleury, qui deviendrait duc en 1788. Voué à l'échec, leur mariage permit à l'époux, un militaire de carrière qui ne brillait pas par l'intelligence, de gaspiller à la table de jeu la dot de sa femme et à l'épouse de vivre en accord avec ses inclinations. Inclinations qui, à dire vrai, se distinguaient par leur originalité. D'ailleurs la mère de la jeune duchesse, déjà, passionnée d'anatomie, avait donné preuve d'une grande bizarrerie en voyageant toujours avec un squelette dans ses bagages. Dotée d'une imagination romanesque, se consacrant au culte de la lune, Aimée s'était rebaptisée Zilia, comme l'héroïne des Lettres d'une Péruvienne , mais, contrairement au personnage de Mme de Graffigny, son souci principal semblait consister à ne pas prendre la vie trop au sérieux et à ne pas perdre une occasion de s'amuser. Mme de Genlis rappellera ses « accès de gaieté qui ressemblent un peu à de la folie » et qui avaient parfois « quelque chose d'indécent »240 . Aimée était surtout exceptionnellement belle. Pour Walpole qui ferait sa connaissance à Londres à l'âge de vingt-deux ans elle était « de loin la plus jolie Française » qu'il eût rencontrée : « Bien que petite, sa taille est parfaite, avec des yeux et un nez très fins, une bouche et des dents très belles241 . » Ses cheveux et ses yeux étaient si sombres que sa famille l'avait surnommée « Nigretta » et le témoignage d'Élisabeth Vigée Le Brun, dont les portraits fixaient à cette époque un nouveau canon de beauté féminine, ne laisse aucun doute : « La nature semblait s'être plu à la combler de tous ses dons. Son visage était enchanteur, son regard brûlant, sa taille celle qu'on donne à Vénus. » Mais le charme d'Aimée n'était pas seulement de nature esthétique, il portait la marque de son « esprit supérieur ». Mme Vigée Le Brun, qui avait fait sa connaissance à Rome début 1790, affirme que dans le milieu cosmopolite de la ville des papes « le goût et l'esprit de la duchesse de Fleury brillaient par-dessus tout ». Et l'entente qui s'était instaurée entre l'artiste célèbre et l'aristocrate de vingt et un ans fuyant la France, toutes deux pareillement désireuses de découvrir les chefs-d'œuvre de l'art italien, ne peut que plaider en faveur de la sensibilité de la seconde : « Nous nous sentîmes entraînées à nous rechercher mutuellement ; elle aimait les arts, et se passionnait comme moi pour les beautés de la nature ; je trouvai en elle une compagnie telle que je l'avais souvent désirée. »

Bien qu'écrit une quarantaine d'années après cette rencontre romaine242 , à la lumière des épisodes dramatiques et souvent embarrassants qui marqueraient la vie de la duchesse, le portrait de Mme Vigée Le Brun reste empreint d'une profonde empathie. Et l'indulgence que l'artiste semble invoquer pour la duchesse est celle que le conformisme bourgeois de la Restauration accordait, du moins dans les livres, aux héroïnes romantiques exposées aux « dangers qui menacent tous les êtres doués d'une imagination vive et d'une âme ardente ». Mais Mme Vigée Le Brun savait bien qu'à l'époque de leur amitié, c'était plutôt la Révolution de 1789 qui « menaçait » l'impunité du style de vie aristocratique qui permettait à Aimée de disposer librement de son cœur : « Elle était tellement susceptible de se passionner qu'en songeant combien elle était jeune, combien elle était belle, je tremblai pour le repos de sa vie ; je la voyais souvent écrire au duc de Lauzun, qui était un bel homme, plein d'esprit et très aimable, mais d'une grande immoralité, et je craignais pour elle cette liaison, quoique je puisse penser qu'elle était fort innocente243 . »

 

Innocente ne semble pas le bon mot du moment que la relation de la jeune duchesse avec Lauzun fut sa première aventure extraconjugale. De vingt ans plus âgé qu'elle, le duc l'avait connue enfant chez Mme de Guéménée pour la retrouver, jeune mariée, au Palais-Royal où, à commencer par le duc de Chartres qui l'appelait « ma sœur », le clan Orléans lui avait ouvert les bras. Et comme elle était vraiment charmante, Lauzun s'offrit de l'initier à la vie amoureuse, trouvant en elle une élève hautement douée. Le fait qu'Aimée fût la cousine du mari de Mme de Guéménée était-il pour lui un attrait supplémentaire ? Est-ce qu'il vit là l'espoir de rendre jalouse la marquise ou plutôt l'occasion de renforcer leur complicité ? Et chez la jeune femme, le plaisir de rivaliser avec sa célèbre cousine ne joua-t-il pas en faveur de Lauzun ? Comme l'a écrit Adolfo Omodeo dans le beau portrait qu'il a consacré à Aimée, « la marquise de Coigny sut et laissa faire : sûre de son pouvoir sur son chevalier servant, elle lui laissa Nigretta comme un amusement ; elle montra avec un esprit supérieur de la pitié pour la faiblesse de sa cousine qui faisait ressortir sa [propre] fermeté244  ».

Quoi qu'il en soit, Aimée s'éprit de Lauzun et fréquenta assidûment la folie que le duc possédait à Montrouge, jusqu'au moment où, en 1790, son mari trouva plus prudent de quitter la France pour chercher refuge en Italie. La jeune femme ne se targuait pas de constance et à Rome elle tomba vite amoureuse d'un très beau diplomate anglais, le comte de Malmesbury, avec qui Lauzun s'était d'ailleurs lié d'amitié à Berlin, à l'époque de sa passion pour la princesse Czartoryska. Mais dans une lettre qu'elle envoya de Naples au duc, le souvenir de leur intimité passée occupait encore largement ses rêveries, se confondant avec le « gémissement » de la mer, « agitée » par son amour pour la lune. « Je trouverais fort doux et même nécessaire de vous voir là étendu sur cette chaise longue, près de la mienne ; de causer avec vous tranquillement, d'y lire ou de n'y rien faire du tout, d'ouvrir tout simplement ma fenêtre qui donne sur la mer, d'écouter les flots qui battent presque contre ma maison, de rêver, de pleurer même […] puis, je vous parle toute seule, pendant une heure, sans que vous ayez seulement l'air de m'entendre245 . »

Comme Aimée le savait bien, c'est la politique qui avait distrait Lauzun de la calme volupté de leur douce oisiveté : « Cette maudite Révolution vous occupe, vous fait agir, que sais-je ? vous tourne la tête, peut-être, et moi je l'ai oubliée, je ne la suis plus du tout et je la déteste246 . » La Révolution, elle, ne l'oublierait pas.