Le vicomte Joseph-Alexandre de Ségur

« Les plus jolies, les plus agréables dames de la cour, ainsi que les courtisanes les plus en vogue, se le disputaient ou se désolaient de ses infidélités. »

Comte d'Espinchal1

Il serait difficile de brosser le portrait du vicomte de Ségur sans en même temps évoquer ses liens avec le baron de Besenval dont le témoignage sur la cour de France fit scandale par sa véracité.

« J'ai parlé […] du plaisir que m'ont fait les souvenirs de plusieurs auteurs […] à plus forte raison ceux des gens avec qui l'on a passé sa vie, comme par exemple, le baron de Besenval dont le style est brillant comme lui. Ses portraits sont extrêmement vrais. Il n'y en pas un manqué. Tous les traits, les plus petites nuances sont à saisir. J'en suis enchanté. Je l'ai vu un moment amoureux de la reine, sans le savoir. Ce qu'il raconte au sujet de l'intrigue, où il me cite, le dégrisa2 . »

Lisant en 1805 les Mémoires de Besenval publiés par le vicomte de Ségur quinze ans après la mort de leur auteur, le prince de Ligne y trouvait la trace d'une conversation qu'il avait eue jadis avec son vieil ami sur le changement d'attitude de Marie-Antoinette à l'égard du mémorialiste. Le prince s'était dit convaincu que le « refroidissement » de la souveraine était dû à des « méchancetés »3 avancées sur le compte de Besenval pour endiguer la faveur excessive dont il jouissait. Bien informé des stratégies en vigueur à la cour et de la versatilité de Marie-Antoinette – « la reine s'occupe peu des gens qu'elle avait rapprochés d'elle, et s'en détache aisément4  » –, le baron avait accueilli cette explication avec philosophie.

Rien mieux que l'approbation inconditionnelle d'un personnage comme Ligne – plongé alors dans la rédaction des centaines de pages qu'il consacrait aux souvenirs de cette ultime saison de la monarchie française qu'évoquait aussi l'œuvre de Besenval – n'aurait pu garantir la fiabilité des Mémoires du baron suisse. Pourtant cette publication fut âprement contestée5 , à commencer par la famille de l'auteur, même si le scandale qu'elle suscita n'égala pas celui provoqué par les souvenirs de Lauzun une quinzaine d'années plus tard. Aucun des deux textes, il est vrai, ne laissait de doute sur la corruption morale de la haute noblesse française et sur les intrigues de la cour, mais, comme il était d'usage dans les écrits des aristocrates, Besenval – dont la France était la patrie d'élection – adoptait un point de vue de témoin, alors que Lauzun mettait impudemment en scène sa vie privée. En revanche, dans un cas comme dans l'autre, les souvenirs relatifs aux années heureuses de Marie-Antoinette étaient, à l'époque de leur publication, inconcevables pour le public. En effet, ignorant tout comme Lauzun le destin tragique qui attendait la reine, Besenval avait laissé d'elle un portrait d'après nature, où l'admiration n'était pas exempte de critiques. Son affabilité, ses élans d'affection, sa noblesse de cœur s'accompagnaient de l'inconstance d'un tempérament capricieux et frivole, incompatible avec les devoirs d'une souveraine et les exigences de l'amitié authentique. C'est contre cette image inconciliable avec celle de la « reine martyre » qui s'était imposée après la Révolution que s'élèverait Mme Campan, auteur elle aussi de Mémoires que la publication des souvenirs de Besenval prendrait de vitesse6 .

Entrée au service de Napoléon et forte de l'approbation de l'Empereur, l'ancienne femme de chambre de Marie-Antoinette s'était fait un devoir de défendre l'honneur de sa reine et, les années passant, avait conféré à ses souvenirs – que par ailleurs elle ne se décidait pas à publier – un caractère de plus en plus apologétique. Dans ses Souvenirs diplomatiques , Lord Holland reprocherait ainsi à Mme Campan d'avoir caché la vérité sur la relation de Marie-Antoinette avec Fersen7 . On peut donc supposer qu'ayant pris connaissance des Mémoires de Besenval, Mme Campan ait voulu dans les siens laver la reine de l'accusation d'inconstance qu'il portait contre elle, en fournissant une explication bien différente. Selon elle, le changement d'attitude de Marie-Antoinette était entièrement dû au baron, lequel, loin d'être « amoureux de la reine sans le savoir », comme l'avait noté le prince de Ligne, s'était rendu coupable d'une déclaration d'amour ridicule8 . D'ailleurs, Mme Campan, qui avait sans doute lu les souvenirs de Lauzun quand le manuscrit circulait encore, n'accuserait-elle pas également le duc d'un comportement analogue ? Mais, au moins dans le cas de Besenval, les lettres du comte de Mercy-Argenteau à Marie-Thérèse montrent clairement que le « refroidissement » de la reine était dû à des raisons assez différentes de celles qu'alléguait Mme Campan. Informée par son ambassadeur que Marie-Antoinette avait été assez légère pour prendre Besenval comme confident des difficultés sexuelles de son mari9 , l'impératrice avait ordonné à sa fille de mettre un terme à son intimité avec le baron.

À vrai dire, depuis le XVII e  siècle, les écrits, authentiques ou apocryphes, des mémorialistes se teintaient de politique pour décrier l'absolutisme royal10 . Au cours du XVIII e  siècle, la publication des Mémoires du cardinal de Retz, La Rochefoucauld ou Mlle de Montpensier avait donné la parole aux protagonistes de la Fronde, et des copies des Mémoires de Saint-Simon, avec leur réquisitoire contre le Roi-Soleil – dont le manuscrit était toutefois conservé au ministère des Affaires étrangères –, trouvèrent parmi les amis et connaissances du duc de Choiseul leurs premiers lecteurs avertis11 . Choiseul lui-même rédigerait dans son exil de Chanteloup des Mémoires extrêmement critiques à l'égard de Louis XV12 . Et ce n'est pas un hasard si Voltaire, qui considérait les écrits privés comme une source historique de première importance, adopta le genre des Mémoires pour proclamer avec fierté son affranchissement de toute dépendance du pouvoir et sa dignité d'homme libre. Cependant, dès l'aube de la Révolution, ils devinrent un instrument de propagande efficace, comme en témoigne le cas du maréchal de Richelieu13 . Bientôt les émigrés eux-mêmes prendraient la plume pour dire leur vérité, tant du côté masculin avec Espinchal, Lévis, Tilly, Allonville, Chateaubriand et Talleyrand, que féminin avec Mme Vigée Le Brun, Mme de Genlis, Mme de La Tour du Pin, Mme de Boigne ou Aimée de Coigny. Mais les femmes surtout, privées par la Révolution et l'Empire de la position dominante dont elles avaient joui sous l'Ancien Régime14 , et cantonnées dans la sphère domestique, évoqueraient avec une nostalgie infinie le monde qu'elles avaient laissé derrière elles. Nostalgie non seulement du passé mais « aussi des formes, de l'esprit, des manières propres à la mondanité15  ».

Pas de doute, les Mémoires constituaient désormais un terrain d'affrontement et ces témoignages privés du passé seraient de plus en plus écrits et interprétés en fonction des exigences du présent. Pour sa part, « l'Empire avait jeté une chape de plomb sur les souvenirs de la Révolution et puni du pilon les rares tentatives pour la lever », si bien qu'à la chute de Napoléon, quand la censure éditoriale fut abolie, « tout se conjuguait pour faire de la Restauration une fête et un drame de la mémoire »16 . Entre 1815 et 1848, la France fut submergée par une avalanche de Mémoires inévitablement en écho les uns avec les autres17 . C'était un bonheur, parce que, à en croire Chateaubriand dans le Génie du christianisme , le tempérament national se prêtait particulièrement bien à ce type d'écriture. Depuis toujours « vain, léger, sociable », le Français « réfléchit peu sur l'ensemble des objets », mais « il observe curieusement les détails et son coup d'œil est prompt, sûr et délié : il faut toujours qu'il soit en scène et il ne peut consentir, même comme historien, à disparaître tout à fait »18 . L'histoire récente lui avait permis de donner libre cours à cette propension : « Il n'y a personne qui ne soit devenu, au moins pendant vingt-quatre heures, un personnage, et qui ne se croie obligé de rendre compte au monde de l'influence qu'il a exercée sur l'univers », constaterait ironiquement l'écrivain en 1831, au plus fort de la « fièvre19  » des Mémoires, alors que lui-même rédigeait ses Mémoires d'outre-tombe . Mais c'était aussi un drame, car, indépendamment du camp dans lequel se rangeait chacun de ceux qui donnaient leur version des faits, personne n'avait traversé la Révolution indemne.

 

Le vicomte Joseph-Alexandre de Ségur était si conscient du malaise et des polémiques que susciteraient les souvenirs de Besenval qu'il éprouva le besoin de justifier leur publication devant les nostalgiques du faubourg Saint-Germain dans une note introductive où il en précisait les circonstances. Ayant appris, nous dit-il, que la personne à qui il avait confié le « précieux20  » manuscrit pendant la Terreur en avait subrepticement fait des copies, il avait voulu éviter que des éditeurs sans scrupules ne le publient de manière incorrecte. Mais ce n'était pas le seul motif de sa décision. Si, en tant qu'exécuteur testamentaire du baron, Ségur considérait de son devoir d'assurer l'avenir de ses Mémoires, il était aussi pleinement conscient de leur véracité et de leur valeur historique et souscrivait à leurs jugements. Certains d'ailleurs lui en attribuaient la paternité21 . En réalité il exprimait ainsi sa dévotion filiale à un père qui, tout en l'aimant tendrement, n'avait jamais pu afficher sa paternité. Et puis le vicomte savait qu'il devait se hâter : la mort en effet l'emporterait le 27 juillet 1805, au moment où les trois volumes des Mémoires apparaissaient sur les étals des libraires.

Semblable en cela à Lauzun, Joseph-Alexandre de Ségur était un enfant de l'amour, et les ressemblances entre les deux amis ne s'arrêtaient pas là. Comme Lauzun, le vicomte portait un nom illustre. Comme lui, il était riche, beau, spirituel, élégant et plaisait follement aux femmes. Ils se connaissaient depuis leur jeunesse, fréquentaient les mêmes milieux et, dans les années précédant la Révolution, partageraient brièvement les mêmes idées politiques. Plus jeune que Lauzun de neuf ans, le vicomte ne cachait pas son admiration pour lui. Qu'ils n'aient en définitive pas choisi le même camp ne l'empêcherait pas de lui rendre hommage après sa fin tragique : « [Il] faisait, avec une grâce originale des contes qu'il était impossible de répéter, parce qu'ils tenaient à ce je ne sais quoi qu'on n'imite pas, et qu'on ne peut même définir22 . »

Pourtant on trouverait difficilement deux personnalités et deux tempéraments plus éloignés. Lauzun était chevaleresque, sentimental, impulsif ; Ségur rationnel, lucide, calculateur. Le premier avait une vocation de soldat et l'ambition de servir, et ignorait la prudence ; le second avait entrepris la carrière militaire par obligation et y consacrait le temps strictement nécessaire pour avancer en grade. Le duc ne se lassait pas de rédiger des comptes rendus et d'échafauder des projets diplomatiques et militaires audacieux en rêvant à de grandes entreprises ; le vicomte nourrissait des ambitions littéraires et célébrait jour après jour dans un déluge de vers la joie de vivre au présent. Certes, tous deux se proclamaient libertins, mais leur comportement était très différent. Lauzun partageait ses attentions à égalité entre les dames de la bonne société et les prostituées, qu'il fréquentait seul ou avec ses amis. Les rapports de police signalaient sa participation aux orgies organisées par le duc de Chartres23 , ainsi que l'intense circulation de « filles » dans sa « petite maison » de Montrouge. Et même s'il s'agissait de mœurs répandues chez les grands seigneurs à l'époque, les expérimentations érotiques du duc – le prince de Conti l'avait même surpris en compagnie de deux géantes24 – réussissaient encore à faire parler d'elles. Mais Lauzun n'aimait pas moins se livrer au jeu hautement codifié de la galanterie et se lancer à la conquête de femmes réputées inaccessibles dans l'espoir de distraire, même brièvement, sa fébrilité sentimentale. Il était toujours prêt à tomber amoureux, parce que dans l'amour, à l'instar du prince de Ligne, il aimait surtout la magie des débuts. Il n'avait toutefois pas reculé les rares fois où le charme avait duré. Mais c'était la femme alors qui l'avait abandonné.

Ségur en revanche trouvait les amours mercenaires trop faciles et son terrain de chasse préféré était la « bonne compagnie ». Séducteur impénitent, il ne se lassait pas de collectionner les trophées et, même s'il le dissimulait derrière une savante maîtrise des usages, avait pour objectif, comme les libertins des romans de Crébillon, de vérifier l'infaillibilité de ses méthodes sur le plus grand nombre de personnes possible. Cette éternelle répétition convenait à son hédonisme prudent et lui permettait de ne pas faire dépendre sa bonne humeur de variables inconnues ou du caprice d'autrui.

Le vicomte avait grandi dans une famille aussi libre d'esprit que celle qui avait échu à son ami, mais affectueuse et très soudée, contrairement à celle du duc. En effet, le ménage à trois des époux Ségur avec Besenval était si uni et heureux qu'il parvenait à étonner dans une société où toutes sortes d'arrangements domestiques avaient cours.

Philippe-Henri de Ségur n'était pourtant pas le genre d'homme enclin aux compromis. Né en 1724, le marquis descendait d'une famille d'origine huguenote qui s'était distinguée au service d'Henri IV. Il avait embrassé la carrière militaire, combattant en première ligne, campagne après campagne, pendant la guerre de Succession autrichienne (1741-1748) et se signalant par une force physique et un courage exceptionnels. Dans la sanglante bataille de Rocoux (11 octobre 1746), le jeune colonel avait eu la poitrine transpercée par une balle, et pendant le terrible siège de Laweld, malgré un bras pulvérisé par un coup d'arme à feu, il était resté à la tête de son régiment qu'il avait conduit à la victoire. « Des hommes comme votre fils, avait dit Louis XV à son père, mériteraient d'être invulnérables25 . » La perte de son bras ne l'empêcha pas de participer à la guerre de Sept Ans, d'être blessé à nouveau dans la bataille de Clostercamp et de finir prisonnier des Prussiens. Son comportement à cette occasion est digne d'un poème chevaleresque. Surpris au cœur de la nuit par l'assaut de l'armée ennemie et sortant du campement à la tête de ses hommes, Ségur s'était retrouvé en face d'un gros détachement prussien commandé par le prince de Brunswick en personne. Diderot a raconté cette scène dans une lettre à Sophie Volland du 6 novembre 1760 : « Les deux troupes étaient à bout touchant. M. de Ségur allait être massacré. Le jeune prince l'entend nommer, il vole à son secours. M. de Ségur, qui ne sait rien de cela, l'aperçoit à ses côtés, le reconnaît et lui crie : “Eh ! mon prince, que faites-vous là ? mes grenadiers, qui sont à vingt pas, vont faire feu ! — Monsieur, lui répond le jeune prince, j'ai entendu votre nom, et je suis accouru pour empêcher ces gens-là de vous massacrer.” Tandis qu'ils se parlaient, les deux troupes entre lesquelles ils étaient font feu en même temps. M. de Ségur en est quitte pour deux coups de sabre, et il reste prisonnier du jeune prince, qui cependant a été obligé de se retirer […] Ne serez-vous pas étonnée de la générosité de ces deux hommes, dont l'un ne voit que le péril de l'autre, et qui s'oublient si bien que c'est un prodige qu'ils n'aient pas été tués au même moment26  ? » Le philosophe ne pouvait ignorer que le comportement des deux combattants s'inscrivait sous le signe de la morale aristocratique, pourtant ce n'était pas à la « grande bonté des anciens chevaliers27  » qu'allait sa pensée, mais à la bonté naturelle de l'homme tout court : « Non, ma chère amie, la nature ne nous a pas faits méchants ; c'est la mauvaise éducation, le mauvais exemple, la mauvaise législation qui nous corrompent28 . »

 

De retour en France la guerre finie, Ségur recueillit enfin le fruit de vingt ans de service avec une nomination comme inspecteur général de l'infanterie, d'abord dans le Hainaut, puis en Alsace et en Bourgogne.

En février 1749, nanti d'un capital de blessures et de gloire conséquent, mais d'un patrimoine modeste, il avait trouvé une réponse à ses soucis économiques en conduisant à l'autel une orpheline de quinze ans, héritière de vastes propriétés dans l'île de Saint-Domingue et dotée de cent vingt mille livres. Non pas belle mais très attirante, Anne-Madeleine de Vernon avait – de l'aveu même d'une personne aussi peu encline à la bienveillance que Mme de Genlis – « une physionomie douce, une taille charmante et beaucoup d'élégance par son maintien et la manière de se mettre29  » et était aimée de tous pour sa bonté et sa gentillesse. Elle s'était tout de suite révélée une excellente épouse et, à la mort de son beau-père, n'avait pas hésité à accueillir chez elle la mère de son mari, se liant étroitement avec elle et animant avec son aide un salon fréquenté par de grands aristocrates, des notables et des hommes de lettres. La marquise assura aussi la continuité de la lignée en mettant au monde deux garçons : un aîné, Louis-Philippe, né en 1753, et un cadet, Joseph-Alexandre, trois ans plus tard. Mais ce dernier, du marquis de Ségur, n'avait que le nom.

Le père naturel de l'enfant était le meilleur ami du marquis, le baron suisse Pierre-Victor de Besenval, compagnon d'armes du marquis depuis la guerre de Succession autrichienne. Né en 1721 à Soleure et élevé en France, Pierre-Victor y avait entrepris la carrière des armes, servant dans le prestigieux régiment des Gardes suisses dont son père était lieutenant-général. Grâce à sa mère, une aristocrate polonaise apparentée à la reine Marie Leszczyn´ska, le jeune officier s'était vite initié à la vie de cour et avait adopté les us et coutumes de la haute noblesse française. À l'époque où il avait connu les Ségur, il formait avec le comte de Frise, neveu du maréchal de Saxe, et le duc d'Orléans, un trio inséparable de « roués30  » à la mode. En effet, comme le rappellera le duc de Lévis, Pierre-Victor « avait une belle taille, une figure agréable, de l'esprit, de l'audace », qui lui valaient « beaucoup de succès auprès des femmes, cependant ses manières avec elles étaient trop libres, et sa galanterie était de mauvais ton »31 . Le libertinage de ses jeunes années avait-il laissé sa marque ou bien, comme le soupçonnait Sainte-Beuve, était-ce « une manière comme une autre de se distinguer et de trancher32  » ?

Née sur les champs de bataille, l'amitié entre Besenval et Ségur obéissait à d'autres préoccupations que le goût de la transgression et les stratégies d'alcôve. Ils étaient liés par leur passion commune pour le métier des armes, le respect de la déontologie militaire et le mépris du danger. Quant au courage, Besenval ne s'en laissait pas remontrer par Ségur. Présent lui aussi à Clostercamp, il avait contribué de façon décisive à la victoire de la France, entraînant ses hommes à l'assaut d'un avant-poste ennemi apparemment inexpugnable : « Malgré le feu le plus terrible, il monte à la muraille, il gravit avec effort, se soutenant à peine sur ses mains ensanglantées par les pointes du rocher. Tout à coup, il se retourne et dit aux grenadiers, avec une gaieté piquante : “Morbleu ! Camarades, cette situation-ci n'est pas commode ; savez-vous bien que s'il n'y avait pas des coups de fusils à gagner, on n'y tiendrait pas !” Ce seul mot ranime des hommes qui commençaient à se décourager ; on redouble d'ardeur, de persévérance ; bientôt, après une perte affreuse des plus braves gens, la redoute est emportée ; M. de Besenval [en italique dans le texte] saute le premier sur le rempart33 . » Et deux ans plus tard, à Amoenbourg, toujours avec Ségur, Besenval, qui avait exécuté l'ordre de mettre à l'abri les Gardes suisses décimés par l'artillerie prussienne, était remonté en première ligne. « Que faites-vous donc ici, baron ? Vous avez fini ! lui avait-on objecté. — Que diable voulez-vous, dit-il : c'est comme au bal de l'Opéra, on s'y ennuie et l'on y reste tant qu'on entend les violons34 . »

La désinvolture joyeuse de Besenval s'accordait bien avec son indéfectible entrain. Protégé par sa bonne étoile, le baron se sentait invulnérable. Téméraire au-delà de toute limite, il n'avait jamais été blessé au combat ni frappé par l'adversité. « Je n'eus pas en vue de raconter mes malheurs ; je n'en ai jamais éprouvé35  », déclarerait-il dans une lettre à Crébillon fils. Mais il serait peut-être plus exact de dire que c'était Besenval qui ne permettait pas au sort contraire de venir perturber sa joie de vivre. Son bouclier était une « légèreté toute française » qui « faisait oublier qu'il était né en Suisse »36 et le rendait infiniment aimable malgré sa conduite dissolue.

À la différence du baron, Philippe-Henri de Ségur ne fréquentait pas les ballets de l'Opéra. Les séquelles de ses nombreuses blessures de guerre n'amélioraient pas son aspect physique et il n'avait pas l'ambition de plaire. Revêche, autoritaire, sévère, il ne se contentait pas d'être un soldat valeureux mais se passionnait pour les problèmes techniques, organisationnels et disciplinaires de la vie militaire. Son caractère était tellement aux antipodes de celui de Besenval qu'on pouvait supposer que c'était précisément leur vision différente de la vie qui permettait aux deux amis de se compléter et les rendait inséparables.

Encouragée par leur exemple, la tendre et aimable Mme de Ségur s'était sentie autorisée à les considérer comme nécessaires tous les deux à son bonheur et n'en avait pas fait mystère à son mari. Les soixante-dix années qui séparaient l'aveu de la princesse de Clèves de celui de la comtesse ne s'étaient pas écoulées en vain. Le marquis de Ségur avait estimé inopportun de demander à une épouse qui remplissait avec loyauté et dévouement toutes les obligations familiales et sociales prévues par le mariage aristocratique qu'elle renonce à l'amour, un sentiment étranger à la nature de leur contrat. Plus fort que l'amour, le sentiment supérieur de l'amitié imposait de bannir la jalousie et de savoir partager l'affection.

C'est la clé de lecture que Besenval semble suggérer au détour de son œuvre littéraire. Dans ses Mémoires, nous croisons l'histoire d'une jeune fille à marier qui refuse de choisir entre deux hommes qui lui sont également chers, les persuadant de partager son amour dans la tolérance et le respect réciproque. L'approbation de l'auteur pour la solution adoptée ne pourrait être plus explicite : « Ce qui me ferait douter de la vérité de cette histoire, c'est qu'il est difficile de croire que le hasard ait ressemblé trois personnes d'un sens aussi droit, aussi profondes dans la connaissance de la juste valeur des choses et si fort dégagées des préjugés37 . » En revanche, dans Spleen , un court roman écrit en 1757, un an après la naissance de Joseph-Alexandre, le choix d'une jeune femme de suivre ses inclinations sentimentales se heurte à la réalité juridique et sociale de l'institution matrimoniale. C'est l'histoire d'une épouse qui, découvrant qu'elle attend un enfant de son amant, décide de demander à son mari, à qui elle a toujours manifesté « la plus véritable amitié, la plus sincère estime », d'« adopter » un enfant dont il n'est pas le père. Profondément troublé par cet aveu, le mari ne voudrait pas donner à leur enfant légitime un frère « indigne de lui », mais il finit par se résigner. En premier lieu parce que selon la loi, comme le lui rappelle son meilleur ami, tout le monde le considérera comme le père de l'enfant et ne pas le reconnaître signifierait déshonorer la mère, sans protéger son enfant de procès patrimoniaux à l'issue incertaine. Et la question : « Quoi ! Vous croyez […] que je pourrai gagner sur moi de m'y soumettre ? » s'attire une réponse qui n'admet pas de réplique : « Je dis plus : il le faut ; et, comme votre ami, je l'exige38 . »

Si Besenval revendiqua à deux reprises, à travers le filtre du récit, la complexité psychologique et morale de l'expérience qu'il vivait avec les Ségur, rendant hommage à la courageuse prise de responsabilités de la femme aimée, il ne trouva toutefois pas d'autre langage, pour la défense de l'enfant dont il se savait le père, que celui du fait accompli. Mais Joseph-Alexandre de Ségur eut la chance de naître dans une famille où la propre mère du marquis de Ségur, Philippe-Angélique de Froissy, était fille naturelle du Régent. Philippe d'Orléans l'avait eue d'une actrice célèbre, Christine Desmares, et il s'était chargé de son éducation. Retirée à sa mère, la fillette avait été élevée dans un couvent mais avait refusé de prendre le voile à l'âge adulte. Conquis par sa douceur, le Régent l'avait donnée en mariage à François de Ségur, se décidant aussi à la reconnaître. Malgré l'avantage évident de s'apparenter, même par la petite porte, à la maison d'Orléans, les Ségur n'approuvèrent pas tous ce choix mais Philippe-Angélique sut les faire changer d'avis. Son mariage avec François de Ségur n'aurait pu porter de meilleurs fruits. La marquise, qui avait ses entrées aussi bien à Versailles qu'au Palais-Royal, se révéla « une des bonnes mères de famille et une des grandes épouses du dix-huitième siècle, donnant le spectacle et l'exemple d'un dévouement conjugal devenu historique39  ». Et, quand elle fut veuve, dans la belle demeure de son fils et de sa belle-fille, rue Saint-Florentin, elle resta une sorte de dieu tutélaire pour toute la famille. Mais la marquise était la fille naturelle d'un père qui l'avait finalement reconnue, tandis que Joseph-Alexandre portait le nom d'un père qui n'était pas le sien et on ne pouvait qu'espérer pour lui que personne n'ait le mauvais goût de le lui rappeler. Toutefois, contrairement à Lauzun, Joseph-Alexandre n'en ferait pas mystère.

Sa naissance renforça la complicité entre les Ségur et leur ami suisse sans modifier leurs habitudes. Le marquis remplissait ses tâches de chef de famille, veillant à l'éducation des enfants qu'il destinait tous deux à la carrière militaire. La marquise était pleine d'attentions pour son mari et tenait avec beaucoup de grâce la place qui lui revenait en société. Et Besenval, tout en conservant sa position privilégiée dans le cœur des deux conjoints, continuait à récolter des succès. « Épicurien par principe et par goût40  », le baron ne négligeait aucune des occupations qui pouvaient lui rendre la vie agréable. C'était un collectionneur raffiné41 et, bien qu'il fût piètre lecteur, il adorait écrire et recevait avec élégance dans sa maison de la rue de Grenelle où il s'était installé en 1764. La Correspondance littéraire rapporte les vers qui circulèrent à cette occasion, où l'Amour en personne annonce l'arrivée dans la belle demeure jusque-là habitée par l'évêque de Rennes d'un « baron suisse », « à mes mystères tout propice », qu'escortaient « les Ris, les Grâces et les Jeux »42 . Une attestation d'aimable libertinage que Besenval aura soin de ne pas démentir en choisissant pour l'alcôve du petit salon jouxtant sa chambre une des meilleures versions de La Gimblette de Fragonard, chef-d'œuvre de la peinture érotique du XVIII e  siècle43 . Il se passionnait également pour la botanique, et les serres de son jardin, riches en plantes rares, lui permettaient d'envoyer en toute saison à ses amies de merveilleux bouquets de fleurs fraîches.

Nous ignorons quand Joseph-Alexandre s'aperçut qu'il lui ressemblait de façon « indécente44  » et qu'il comprit qu'il était son fils. La « tendresse extrême » que le baron de Besenval lui manifestait aurait suffi à lui ôter le moindre « doute sur les obligations qu'il [pouvait] lui devoir à cet égard »45 . Mais nous pouvons nous demander pourquoi, ayant appris l'irrégularité de sa naissance, le jeune vicomte ne suivit pas l'exemple de ses proches en adoptant la réserve requise en ces occasions. Le respect qu'il devait, tant à son père officiel qu'à son géniteur, l'affection qu'il portait à sa mère, le lien qui l'unissait à son frère auraient dû le lui imposer. Il reste que, contrairement à ses amis Lauzun et Narbonne qui partageaient sa situation, Joseph-Alexandre céda parfois au besoin de dire la vérité.

Dans ses Mémoires secrets , le marquis d'Allonville rapporte par exemple une discussion entre Joseph-Alexandre, le comte de Genlis et M. Decazes au sujet de l'homme le plus aimable du siècle. Chacun d'eux avait donné le nom de son père naturel : Decazes le marquis d'Entragues, Genlis le comte de Tressan et Ségur Besenval46 . Le vicomte revendiquait-il la paternité du baron parce qu'il se sentait fier d'être le fils d'un homme qu'il admirait ? Ou tentait-il d'exorciser l'embarras et l'inconfort de sa situation en déclarant à voix haute ce que les autres murmuraient dans son dos ? Et quand une dame de Toul lui avait maladroitement demandé s'il était parent avec un « monsieur de Ségur, qui est quelque chose à Versailles », et qu'il avait répondu « on vous chantera dans le monde que je suis son fils, mais n'en croyez rien »47 , voulait-il simplement s'amuser aux dépens d'une provinciale ou trahissait-il le malaise que lui procurait sa position ambiguë dans sa propre famille ?

En tout cas, il ne fait pas de doute que Joseph-Alexandre choisit pour modèle de vie le baron de Besenval, et non le marquis de Ségur. Le vicomte avait la légèreté, la gaieté, la fatuité, l'hédonisme de son père naturel et, dès l'adolescence, s'attacha à imiter son style. Le portrait qu'Alissan de Chazet nous a laissé de Joseph-Alexandre dans sa maturité aurait parfaitement convenu pour Besenval : « Un des hommes les plus spirituels et les plus amusants que l'on pût rencontrer. Mots heureux, plaisanteries de bon goût, folies divertissantes, il trouvait tout et ne cherchait rien : chez lui le naturel ajoutait à l'esprit48 . »

Comme son frère Louis-Philippe, de trois ans son aîné, le vicomte fut poussé dans la profession militaire. Le marquis de Ségur s'employa à faciliter sa carrière : entré à seize ans, en 1772, dans le corps de la gendarmerie comme sous-lieutenant, le vicomte succéda douze ans plus tard à son frère comme colonel commandant du régiment Ségur. Ne manquant ni de connaissances, ni de sens des responsabilités, ni de courage, il ne négligea jamais ses devoirs, mais la paix consécutive à la guerre de Sept Ans ne lui donna pas l'occasion d'éprouver ses qualités.

C'est la vie en société qui offrit à son esprit d'émulation le terrain le plus propice. Dans la belle biographie qu'il a consacrée au vicomte, Gabriel de Broglie rappelle que la conquête de la réputation mondaine constituait en effet pour les jeunes aristocrates de l'époque une entreprise plus ardue et incertaine que la reconnaissance de leurs mérites militaires49 , et beaucoup d'entre eux la recherchèrent avec détermination, à commencer par le propre frère du vicomte et leurs amis et connaissances : Lauzun, Boufflers, Vaudreuil et Narbonne. Mais pour Joseph-Alexandre, le succès mondain fut beaucoup plus qu'un jeu d'initiés ou une gratification d'amour-propre, ce fut sa raison d'être, la « grande affaire » de sa vie.

Dans une société où les femmes décidaient des réputations, Ségur se consacra à leur conquête. Dans une société fascinée par le théâtre, il fut comédien, auteur et musicien. Dans une société dont les étalons de valeur étaient l'amabilité, l'esprit et l'ironie, il érigea ces requis mondains en unique impératif moral de sa conduite. Mais le vicomte ne se limita pas à interpréter en authentique virtuose un modèle de comportement consacré par la tradition. Il le décrivit, l'analysa, le théorisa, jour après jour, dans ses vers comme dans ses pièces, essais et romans. En se proposant dans ses réflexions théoriques aussi bien que dans la pratique, comme l'incarnation parfaite du style de vie aristocratique, il trouva probablement la légitimation qui lui manquait. Avant que d'être le fils de Besenval ou de Ségur, il était le fils de cette civilisation aristocratique dont, en bien comme en mal, il portait le sceau.

 

Le vicomte de Ségur fit ses débuts dans le Paris galant à vingt-deux ans, en donnant une « publicité scandaleuse50  » à sa relation avec une danseuse de l'Opéra. Prendre une actrice pour maîtresse était une habitude répandue parmi les jeunes seigneurs à la mode et Ségur ne fit que la suivre. Mais c'est la personnalité de l'élue qui créa l'événement.

En 1778, au début de sa relation avec le vicomte, Julie Careau avait vingt-deux ans déjà intensément vécus. Elle aussi était une fille naturelle, mais, contrairement à Ségur, elle n'aurait guère pu se glorifier de ses parents, dont elle tut longtemps le nom. On raconte qu'enfant elle assista terrorisée au fameux incendie d'avril 1763 qui réduisit en cendres l'Opéra de Paris et qu'un homme prévenant l'avait sauvée de la foule. S'étant enquis de son adresse, il l'avait ramenée chez sa mère, proposant ensuite de pourvoir à son éducation. Les études les plus récentes précisent qu'il n'en alla pas tout à fait ainsi.

Le sauveur de Julie était Pierre-Joseph Gueullette, un riche bourgeois qui connaissait parfaitement la fillette parce qu'il était l'amant de sa mère, Marie-Catherine Careau, ou Carotte, dite aussi « la veuve Tristan », qu'il entretenait avec générosité. Dotée d'un remarquable sens des affaires, Mme Carotte s'était assuré la propriété d'une vaste et luxueuse demeure, qui se transformait parfois, au mépris de la loi, en maison de jeu clandestine. Gueullette, qui avait une passion pour le théâtre, fit admettre Julie à l'école de ballet de l'Opéra. Même si la fillette se révéla médiocre danseuse, ce fut pour elle un épisode décisif. Elle apprit à se mouvoir avec grâce et à affronter le regard inquisiteur des inconnus, acquérant l'assurance nécessaire pour se sentir à son aise partout et avec n'importe qui. L'Opéra, avec ses prime donne , ses rivalités, ses solidarités, ses hiérarchies, sa discipline, son luxe et ses misères fut sa première grande école de vie. Même si elle renonça à une carrière vers laquelle elle ne se sentait pas portée, Julie garda un souvenir mythique de ses débuts officiels sur scène le 24 janvier 1772. On donnait Castor et Pollux de Jean-Philippe Rameau, en présence du futur Louis XVI, dans la nouvelle salle de l'Opéra, reconstruite au Palais-Royal après l'incendie, et la jeune femme y incarnait une des Ombres heureuses qui, au quatrième acte, chantent et dansent la béatitude des champs Élysées, où les « feux » de l'amour sont « purs » et « durables »51 .

Le rêve d'amour fondé sur la réciprocité et la transparence des cœurs, qui s'était cristallisé dans l'imaginaire de la jeune fille « impure », résisterait de façon tenace à la dure confrontation avec la réalité.

 

L'Opéra constituait un excellent tremplin pour les courtisanes. Contrairement aux comédiennes, chanteuses et danseuses, elles n'étaient pas passibles d'excommunication et, comme leurs consœurs de la Comédie, échappaient à la tutelle familiale et pouvaient vendre leurs faveurs sans encourir les rigueurs de la police. À ce qu'il paraît, Mme Carotte s'en prévalut pour destiner sa fille à la prostitution. « Le seul repère sûr, écrit Madeleine Ambrière qui a dépouillé tous les documents concernant Julie, date du 12 juin 1771, jour où Julie, juste âgée de quinze ans, bénéficie, par le truchement d'un banquier d'Amsterdam, de sa première rente viagère – sans d'ailleurs que soit précisé le nom du généreux donateur52 . »

C'était le début d'une série de gratifications et récompenses qui, judicieusement investis dans l'immobilier par Mme Carotte, garantirent à la mère et à la fille un train de vie confortable et élégant. Pour protéger Julie, que sa condition de fille naturelle privait d'héritage, Mme Carotte décida de la donner pour son associée, justifiant ainsi leur communauté de biens. De même, elle hébergea discrètement jusqu'à sa mort, dans une chambre reculée de sa demeure, un mystérieux locataire qui n'était autre que l'homme avec qui elle avait eu Julie53 .

 

« Je comprends les personnes passionnées parce que je l'ai été54  », confiera des années plus tard Julie Careau à Benjamin Constant dans une lettre écrite six mois avant sa mort. Même si au cours de sa brève existence la passion se présenta sous diverses formes, la fidélité à sa façon de sentir et d'aimer fit d'elle une femme hors du commun. C'est sa rencontre avec Joseph-Alexandre de Ségur qui la révéla à elle-même et marqua le début de sa métamorphose.

À cette époque, la jeune courtisane sortait d'une relation avec le chevalier Flandre de Brunville, un riche procureur du roi suffisamment épris pour commander son portrait à Mme Vigée Le Brun, le peintre à succès du moment55 , et financer pour elle l'achat d'un terrain rue des Mathurins ainsi que le début de la construction d'un petit hôtel particulier, mais pas assez chevaleresque pour reconnaître l'enfant né de leur union. La maternité fut pour Julie une expérience cruciale et constitua le premier point d'ancrage de sa vie affective. Restée seule, elle n'hésita pas à s'occuper de son enfant. Désormais riche et libre de disposer d'elle-même, elle s'accorda même le luxe de choisir un amant à son goût. Le vicomte de Ségur avait tout pour lui plaire : jeune, séduisant, galant, il possédait au plus haut point l'art de s'amuser et d'amuser ses amis, répandant la joie autour de lui et donnant une priorité absolue aux jeux de l'amour.

De même Julie avait tout pour attirer Joseph-Alexandre : petite, menue, les yeux bleus comme lui, les traits délicats et une chevelure d'or, elle unissait une beauté lumineuse à une indiscutable élégance. Contrairement aux actrices et courtisanes, et en avance de trente ans sur Mme de Récamier, Julie ne se maquillait pas, ne portait pas de bijoux, ne s'habillait qu'en blanc et faisait de sa simplicité raffinée sa carte de visite. Naturellement fière, elle ne s'était pas laissé accabler par son passé mercenaire et n'avait pas renoncé à aimer l'amour et à espérer ses surprises. Ce n'est pas seulement l'entente érotique qui consolida sa relation avec le vicomte : ils partageaient une passion pour la musique et le théâtre et, frappé par l'intuition et la vive intelligence de Julie, Ségur avait pris plaisir à lui servir de Pygmalion en comblant les lacunes de son éducation, formant son goût et l'initiant aux us et coutumes de la bonne société. C'est un ami commun, le journaliste Jean-Gabriel Peltier, qui rappellera, vingt ans plus tard, la transformation de Julie à partir de sa rencontre avec Ségur : « Julie doit être comptée au nombre de ces femmes qui tenaient au peuple par leur naissance et à la haute société par leurs habitudes et leurs relations, et faisaient pardonner la source de leur fortune par l'élégance de leur esprit et de leurs manières56 . »

Avant d'officialiser sa relation avec Julie, le vicomte exigea que sa maîtresse quitte la maison où elle habitait avec Mme Carotte et cesse toute relation d'affaires avec elle. C'est dans sa nouvelle maison de la rue Chantereine que la jeune femme devint mère à nouveau, mais cette fois le père se hâta de reconnaître l'enfant, qui reçut le nom d'Alexandre-Félix de Ségur.

Récemment construit près de la Chaussée d'Antin sur des plans de Perrard de Montreuil, et payé avec l'argent du baron de Besenval, l'hôtel de la rue Chantereine était « une petite folie, un nid d'amoureux, dans le dernier goût du jour, semblable [aux maisons] que Ledoux, de Wailly ou Brongniart construisaient sur les boulevards ou dans ce même quartier pour des financiers, des actrices, de jeunes aristocrates57  ». Les deux amants s'étaient amusés à le meubler ensemble. Julie avait tendu les murs de sa chambre de tissu blanc et les meubles fabriqués spécialement pour elle avaient été laqués de la même couleur. Dans le salon trônait la harpe de Joseph-Alexandre et c'est là que, tout en continuant à loger officiellement à l'hôtel de Ségur, le vicomte passait une bonne partie de son temps et recevait ses amis. Rue Chantereine, grands seigneurs, petits-maîtres et écrivains à la mode pouvaient rencontrer dans la plus grande liberté actrices et chanteuses à succès avec pour seul objectif de s'amuser. Mais le principal attrait restait la maîtresse de maison. On croit volontiers ce que Benjamin Constant, dont la référence en la matière était Mme de Staël, écrit à propos de la conversation de Julie dans sa maturité. Conjuguant avec grâce « la gaieté la plus piquante » et « la plaisanterie la plus légère », « elle faisait valoir les autres autant qu'elle-même ; c'était pour eux autant que pour elle qu'elle discutait et elle plaisantait. Ses expressions n'étaient jamais recherchées ; elle saisissait admirablement le véritable point de toutes les questions sérieuses ou frivoles. Elle disait toujours ce qu'il fallait dire, et l'on s'apercevait avec elle que la justesse des idées est aussi nécessaire à la plaisanterie qu'elle peut l'être à la raison »58 . Dans ses lettres, en effet, Julie manifeste une intelligence et une sûreté de jugement dont sa critique de Delphine 59 fournit un très bel exemple et que, sous la houlette de Ségur, elle avait coulées dans le canon de la conversation mondaine.

Mais après trois ans d'idylle, les amants reprirent leurs vieilles habitudes, le vicomte courtisant les dames de la bonne société et Julie écoutant ses admirateurs. Certes, elle ne s'était pas laissé émouvoir par la « terrible fièvre d'amour60  » qu'elle avait provoquée sans le vouloir chez Chamfort. Malgré tout son génie, l'écrivain, « enfant de la nature » comme elle, était trop laid et trop pauvre pour la séduire. Mais les lettres que Mirabeau écrivit à Chamfort pour lui rapporter les fréquentations de celle qu'il appelait « notre Aspasie » et la stratégie qu'il déployait pour la convaincre d'accueillir son ami dans son lit montrent bien qu'aux yeux des habitués de la rue Chantereine Mlle Careau restait une courtisane61 .

Non seulement Julie se remit à fréquenter les études de notaires – un legs du duc de Chartres et un autre d'un avocat, tous deux de 1782, ne laissent aucun doute à ce sujet62  –, mais en 1783 elle perdit la tête pour un gentilhomme irlandais à la réputation douteuse, l'irrésistible Antoine-Maurice de Saint-Léger, qui la rendit mère à nouveau.

L'aventure fut brève. Saint-Léger reconnut l'enfant et l'emmena en Angleterre tandis que Ségur continua de fréquenter la rue Chantereine. Malgré les trahisons systématiques de Julie, le vicomte ne ressentit pas le besoin de mettre un terme à leur relation et il ne cessa pas de l'entretenir, lui laissant l'initiative de la rupture définitive.

C'est en 1787, profitant des absences fréquentes de Joseph-Alexandre qui avait dû suivre son régiment à Pont-à-Mousson, que Julie ouvrit les bras à Talma, un acteur désargenté et ambitieux, de sept ans plus jeune qu'elle, destiné à révolutionner le style de jeu dans le théâtre français.

Si Talma trouva en Julie, son salon, ses multiples relations mondaines et sa solide situation économique le tremplin dont il avait besoin pour s'affirmer, elle vit chez le comédien à la beauté virile et au regard magnétique l'occasion de commencer une nouvelle vie. Comme elle, Talma était un enfant du tiers état, comme elle, il était un artiste libre de préjugés sociaux et en mesure de lui offrir cette relation entre pairs qui lui avait été refusée jusque-là. Ségur l'avait modelée à son image, il avait reconnu l'enfant né de leur union et partagé avec elle amitiés et divertissements, mais Julie savait bien que, malgré l'indubitable liberté de pensée dont il avait donné preuve à son égard, rien ne pourrait jamais le convaincre de légitimer leur union. Car, à y bien regarder, si elle restait une exclue parmi les invités qui se pressaient dans son propre salon, ce n'était pas pour des raisons morales – beaucoup de femmes de la bonne société ne vendaient-elles pas fort cher leurs faveurs63  ? –, mais à cause de la tare indélébile de sa naissance. Julie était trop fière pour se soumettre, or une logique de caste la reléguait en marge de la société. Elle avait cessé d'aimer Ségur depuis longtemps, de même qu'elle était lasse de jouer pour lui le rôle d'Aspasie. Sa passion pour Talma lui donna le courage de tourner la page. On était à la veille de 1789 et tout, à commencer par les propos de nombreux habitués de son salon, concourait à lui insuffler l'espoir d'un avenir autre. Julie congédia donc Ségur et officialisa sa relation avec son nouvel amant en le recevant rue Chantereine et en contribuant de façon décisive à son affirmation au théâtre. Talma lui témoigna sa gratitude en la conduisant à l'autel un mois avant la naissance de jumeaux, qu'on baptisa des noms de Castor et Pollux en souvenir de cette soirée mythique où, « ombre heureuse » de l'opéra de Rameau, la petite danseuse avait expérimenté en personne la force transfiguratrice du théâtre.

En lui apportant la légitimité sociale qui lui avait toujours manqué, le mariage fit d'elle une mère, une épouse, une citoyenne et Julie épousa avec Talma les idéaux de la Révolution. Elle devint spartiate64 en conservant toute sa grâce athénienne et prit sa revanche sur la société qui l'avait humiliée en partant en guerre contre les privilèges et les « préjugés de toute espèce65  ».

Mais à en juger par deux billets qu'elle écrivit à l'acteur dans l'été 1788, la rupture définitive avec Ségur ne fut pas si simple. Dès le début de leur relation, Julie avait voulu donner à sa passion pour Talma une tonalité vertueuse, ce qui impliquait de reconnaître l'importance du lien qui l'unissait au vicomte. « Un autre a des droits sacrés sur moi, écrivait-elle solennellement à son nouvel amant, il va même arriver ; il faudra ne plus nous voir : ayez le courage de me fuir avant son retour : prévenez s'il se peut le malheur d'en voir un autre moins aimé mais plus heureux que vous. Il n'y a pas quinze jours que je l'assurais encore de ma tendresse, je n'aurais jamais l'audace de lui dire qu'en si peu de temps un autre a su me plaire66 . »

Il ne fallut pas attendre longtemps pour que Julie trouve cette audace. Au cours de l'été, Ségur dut se résigner au caractère irréparable de la séparation. Il cessa d'envoyer à son commandement militaire les « demandes de gratifications qu'il multipliait depuis février 1786 pour soutenir le train de vie de Julie67  ». Mais Julie avait-elle eu raison de voir dans la proposition du vicomte de partager ses faveurs avec d'autres le geste désespéré d'un « malheureux qui n'a plus rien du courage d'un homme68  » ? Ségur n'avait-il pas plutôt voulu lui rappeler, en parfaite cohérence avec lui-même, que la fidélité n'avait jamais été requise dans leur relation et que c'était à sa complicité qu'il entendait ne pas renoncer ? À ses yeux, la véritable trahison était ailleurs. Il s'était employé à faire de Julie une nouvelle Ninon de Lenclos, et elle, annihilant tous ses efforts, avait perdu la tête pour un histrion et se prenait pour une héroïne de Jean-Jacques Rousseau. À ses yeux, Mlle Careau redevenait une courtisane comme les autres.

 

Julie partie, Ségur ne renonça pas à l'ambition de lier son nom à celui de la célèbre hétaïre : il en fit la protagoniste d'un roman épistolaire. Publiée en 1789, peu après leur rupture, la Correspondance secrète entre Ninon de Lenclos, le marquis de Villarceaux et Madame de Maintenon 69 était un projet qu'il avait caressé avec Julie. Faut-il croire, comme le veut une tradition qui fait autorité, que le vicomte a écrit son roman en utilisant leur propre correspondance ? Certes, l'hypothèse est séduisante et répond au goût narcissique du vicomte de se donner en spectacle, mais elle reste difficile à prouver. En tout cas, l'initiative de Ségur n'avait rien d'original et s'inscrivait dans le sillage d'une longue tradition littéraire.

Inaugurée avec les Lettres portugaises et consacrée par le succès des Lettres persanes , la vogue du roman épistolaire se poursuivrait jusqu'aux premières décennies du XIX e  siècle et venait de trouver, avec Les  Liaisons dangereuses de Laclos publiées en 1782, un élixir de jouvence70 . En revanche, le choix de la forme épistolaire pour un pastiche littéraire était plus singulier.

La Correspondance secrète se donnait en effet aux lecteurs comme un recueil de lettres authentiques échangées autour de 1650 par Ninon de Lenclos, le marquis de Villarceaux, son « caprice » du moment, et la jeune Françoise d'Aubigné qui, encore au début de l'ascension sociale qui ferait d'elle un jour l'épouse secrète de Louis XIV, hésitait sur les stratégies de vie à adopter. Le choix du personnage non plus n'était pas nouveau. Voltaire déjà, après avoir inauguré le mythe du « Grand Siècle » avec son Siècle de Louis XIV , s'était amusé à écrire un dialogue imaginaire entre Ninon et Françoise au faîte de leur carrière71 . En cohérence avec l'éthique libertine qui avait fini par lui valoir la réputation d'« honnête femme », Ninon refusait l'hospitalité que sa vieille amie lui offrait à Versailles, au nom de la liberté de la vie privée. Par ailleurs, dans le demi-siècle précédent, on avait publié de nombreux recueils de lettres de Mme de Sévigné, celles de Mme de Maintenon, dans une édition de La Beaumelle où figurait un certain nombre de faux habilement forgés par ce dernier, et la correspondance de Ninon de Lenclos avec Saint-Évremond, qui avaient fasciné de nombreux lecteurs. Cet intérêt renouvelé pour des figures de femmes emblématiques du Grand Siècle se portait aussi sur la contrefaçon littéraire. En 1750, avant encore la Correspondance secrète du vicomte de Ségur, avaient paru les fausses Lettres de Ninon de Lenclos et du marquis de Sévigné 72 – fils de la célèbre épistolière –, tandis que Sénac de Meilhan avait publié de faux Mémoires d'Anne de Gonzague, princesse palatine . On a hélas perdu les Épîtres de Ninon où, pendant que Ségur travaillait à son roman épistolaire, Chamfort – comme nous le dit son ami Pierre-Louis Ginguené – évoquait « le tableau des mœurs frivoles et corrompues […] de toute la cour de Louis XIV73  ».

Dans sa critique du livre de Ségur, la Correspondance littéraire relevait qu'il contenait « de l'esprit et des prétentions, de la négligence et de la grâce74  », mais lui reprochait un manque de vraisemblance historique. En réalité, par le biais de Ninon de Lenclos, Joseph-Alexandre entendait illustrer sa propre conception de l'amour. Choisir comme porte-parole la plus illustre des femmes galantes du XVII e  siècle était pour l'écrivain débutant une façon de se distinguer des romanciers contemporains, qui avaient fait de la liberté érotique l'emblème de la modernité, et de revendiquer l'actualité permanente de cet aimable épicurisme auquel l'« honnêteté » du XVII e  siècle avait donné sa caution mondaine. Il prenait aussi ses distances avec le libertinage dominateur et rusé qui avait fleuri parmi les élites à partir de la Régence et dont tous les romans de Crébillon fils révélaient la stratégie perverse. La célèbre leçon impartie par Versac au jeune héros des Égarements du cœur et de l'esprit était sans ambiguïté : pour avoir du succès dans la « bonne compagnie », il fallait sacrifier l'instinct vital du désir à une libido dominandi incompatible avec la volupté amoureuse.

Ségur, pour sa part, n'entendait pas renoncer à cueillir librement l'instant favorable à un plaisir affranchi de toute hypothèque. C'est pour cette raison qu'il préférait s'en remettre à l'hédonisme de Ninon de Lenclos, au savoir psychologique et à l'élégance formelle qui avaient caractérisé la civilisation aristocratique du siècle précédent, redonnant à la femme la prééminence qui garantissait la réussite du jeu amoureux.

Ainsi la Correspondance secrète constituait-elle pour Ségur un premier manifeste de cet art d'aimer où il se voulait maître et sur lequel il reviendrait inlassablement, aussi bien en vers, avec l'Essai sur les moyens de plaire en amour , qu'en prose, avec son long traité sur Les Femmes, leur condition et leur influence dans l'ordre social chez différents peuples, anciens et modernes , publié posthume en 1820.

Mais Joseph-Alexandre ne jouait pas de séduction qu'avec les femmes. Impératif mondain par excellence, la « nécessité de plaire75  » constituait pour lui une exigence psychologique impérieuse, un défi chaque jour renouvelé. Plus rare que l'esprit, l'amabilité est une faculté indissociable de la volonté, or « la paresse d'esprit […] est la disposition la plus commune dans la société, première raison pour que l'on rencontre plus aisément des gens spirituels qui se taisent, que des gens aimables qui cherchent à séduire76  ». L'amabilité en revanche implique « un besoin de plaire presque continuel ; cette disposition de caractère est d'autant plus nécessaire à l'amabilité, qu'elle est presque l'amabilité ; et l'extrême envie de réussir, est déjà le commencement du succès77  ».

Dans cet exercice collectif d'une société amoureuse d'elle-même qui avait fait du besoin et de la capacité de plaire sa principale préoccupation, il était difficile de tracer une ligne de démarcation entre séduction mondaine et séduction érotique, entre salon et alcôve. Maître dans les deux exercices, Ségur sut se prévaloir de cette contiguïté pour passer avec bonheur de l'une à l'autre, l'érigeant en point fort de sa stratégie amoureuse. Il n'en était pas toujours allé ainsi, mais dans son Essai sur les moyens de plaire en amour , le vicomte pouvait évoquer au passé les règles classiques de la conquête galante – « Nous plaire sans céder fut le bonheur des femmes, / Et vaincre leur refus le seul but de nos âmes » – pour reconnaître ensuite que « L'amour s'est corrompu, nous arrivons trop tard ; / Il faut bien, malgré nous, avoir recours à l'art78  ». Et si une dame de la haute société pouvait déclarer à son soupirant : « Je n'ai pas le temps de vous estimer, si vous pouviez me plaire, ce serait plutôt fait79  », le moment n'était-il pas venu pour la « bonne compagnie » la plus libre d'Europe de prendre en compte ouvertement l'impératif du désir, en indiquant la façon de le vivre pleinement dans le respect des formes ?

Depuis la Régence, romanciers, poètes, peintres, s'étaient mesurés à l'érotisme, mais aucun représentant de la bonne société n'avait eu comme le vicomte la présomption de théoriser l'art de la séduction à partir de son expérience personnelle. Dans Essai sur les moyens de plaire en amour , Joseph-Alexandre se plaît à illustrer une véritable campagne de conquête scandée en trois temps – De l'attrait, De l'aveu, De la victoire – où rien n'est laissé au hasard. Seul le premier moment, l'attrait, ce « penchant naturel indéfinissable » dont le « pouvoir secret règle nos destinées »80 et sans lequel il n'y a pas d'art qui tienne, échappe à la programmation. Les cinq cent quatre-vingt-dix-sept alexandrins en rimes suivies qui composent l'Essai sont ensuite consacrés à l'étude des indices, à la pénétration psychologique, au choix du moment et du lieu, qui constituent les fondements d'une conquête masculine dont l'auteur semble avoir testé en personne l'efficacité. Abandonnant la posture licencieuse du style rocaille désormais passé de mode, le vicomte prend pour alliées la délicatesse, la pudeur, la grâce du goût néoclassique qui conquiert Paris pour raviver la flamme d'un désir exposé à languir par excès d'usure.

Ségur laisse ses lecteurs au pied de l'alcôve : destiné à des hommes et des femmes de la bonne société, l'Essai respecte les bienséances en évitant de se mesurer avec le langage trivial et trop égalitaire de la sexualité. Ainsi, après avoir usé d'un vaste répertoire de paraphrases, métaphores et circonvolutions pour évoquer la force de persuasion du désir, le vicomte, le moment de l'étreinte venu, choisit de se taire. Qu'est-ce qui mieux que le silence pouvait restituer une part de mystère à ce « contact de deux épidermes81  » que, le premier, il s'obstinait à appeler amour ?

 

Le vicomte n'agissait pas toujours en parfaite cohérence avec ses théories, et son épicurisme souriant pouvait masquer une férocité de prédateur. Deux de ses exploits, arrivés jusqu'à nous grâce à la duchesse d'Abrantès et à la comtesse de Boigne – qui toutes deux écriraient leurs Mémoires après la Révolution –, ne dépareraient pas Les  Liaisons dangereuses . Mais, comme l'a observé Gabriel de Broglie, « ce serait une erreur de penser que le vicomte de Ségur chercha à imiter les héros de Laclos. S'il ressembla au vicomte de Valmont, et le surpassa en rouerie, c'est qu'il fut une personnification du type d'homme que Laclos voulut représenter et stigmatiser dans Valmont82  ».

C'était l'époque où la relation avec Julie Careau battait de l'aile. En 1780, grâce à l'appui de la duchesse de Polignac et aux menées de Besenval – « Ainsi dit-on que si l'on a à faire à M. de Ségur, il ne faut pas manquer de s'adresser au Suisse83  », ironisaient les Mémoires secrets  –, Ségur père avait été nommé ministre de la Guerre. Le vicomte et son frère entrèrent ainsi dans le cercle des intimes de Marie-Antoinette. Parmi les dames préférées de la reine, c'est la marquise de Bréhan qui attira l'attention de Joseph-Alexandre. Malgré ses neuf ans de plus que lui, c'était une femme séduisante à la beauté hors du commun et à l'extrême délicatesse. Mais son cœur était occupé ailleurs. Pour conquérir sa confiance et la lier à lui, le vicomte ourdit alors une machination dont la scélératesse laissa un souvenir durable puisque trente ans plus tard la duchesse d'Abrantès l'évoquait encore avec force détails dans le plus pur style du mélodrame romantique.

« Mme de B…n aimait avec un sentiment d'amour idéalisé le comte Étienne de D., celui qu'on appelait le beau Durfort. Il l'aimait également […] Mme la marquise de B…n aimait avec trop de vérité pour ne pas s'apercevoir si elle-même était moins aimée. Elle s'aperçut d'une froideur et d'un tel changement dans leurs rapports qu'elle comprit que M. de D. ne l'aimait plus. Elle ne le dit à personne, elle renferma ce secret en elle-même et pleura en silence. Le vicomte de Ségur, homme fort spirituel mais très méchant, aimait depuis longtemps la marquise de B…n. Que pouvait-elle ? Lui défendre de l'aimer ? Elle l'aimait si peu qu'elle n'y songea même pas. Mais lui ne la perdit pas de vue. Aussitôt qu'il vit le gonflement de ses yeux, la pâleur de ses joues, il accourut et, prenant la main de la marquise, il la serra sans lui parler. Rien n'émeut autant que ces marques silencieuses d'un attachement qui, tout méconnu qu'il est, ne laisse pas néanmoins d'être un des intérêts de la vie. Aussi, dès que le vicomte de Ségur eut seulement levé les yeux sur la marquise, elle fondit en larmes.

— Qu'avez-vous ? lui dit-il.

Elle ne répondit pas, mais elle continua de sangloter et ne pouvait lui répondre.

— Pauvre enfant ! Vous souffrez, n'est-ce pas ? Vous n'osez pas me le dire ? Pauvre petite, je sais quel est le sujet de vos larmes et je dois à ma conscience de vous dire qu'il en est indigne.

Mme de B…n fit un mouvement d'indignation, mais le vicomte passa outre.

— Oui, je soutiens que celui que vous pleurez n'en est pas digne.

Mme de B…n poussa un cri déchirant.

— Eh quoi ! Vous n'avez pas plus de courage ?

— Non, je ne vous crois pas !

Le vicomte sourit sans répondre.

Mme de B…n vit son arrêt dans ce sourire, elle regarda le vicomte avec une expression suppliante.

— Voulez-vous la preuve de ce que je vous dis ?

Mme de B…n fit un signe de tête affirmatif.

— Eh bien, vous l'aurez dans quatre jours, peut-être demain ! »

De fait la nouvelle maîtresse d'Étienne de Durfort s'appelait Adélaïde Filleul et, fraîchement mariée au comte de Flahaut, constituait indubitablement une redoutable rivale. « Jolie comme un ange » et très coquette, elle s'apprêtait à faire beaucoup parler d'elle, prouvant qu'elle n'était pas du tout « sotte comme un panier », ainsi que l'affirmait Mme d'Abrantès. Après Durfort, la comtesse serait la maîtresse de Gouverneur Morris et de Talleyrand, et dirigerait un des salons politiques les plus importants des années prérévolutionnaires. Puis, la Révolution traversée, elle se marierait en secondes noces avec l'ambassadeur du Portugal, le baron de Sousa, et entreprendrait avec succès une carrière de romancière, échafaudant de romantiques histoires d'amour sur fond de société napoléonienne. Mais, à l'époque de la machination de Ségur, la comtesse de Flahaut en était à ses premières armes, et le vicomte, qui la connaissait intimement, la convainquit sans mal d'exiger de Durfort, pour l'arracher définitivement à Mme de Bréhan, qu'il lui remette ses lettres ainsi que le portrait et la bague que la pauvre marquise lui avait donnés, contrevenant de la sorte à toutes les règles de chevalerie. Quand le tout fut entre les mains de Ségur, celui-ci « sourit avec cette joie infernale qui fait aussi sourire Satan, s'exclamant : “Maintenant elle est à moi !” ».

Mais Joseph-Alexandre se trompait. Son art d'aimer n'avait jamais tenu compte des imprévus de la passion et il révélait soudain ses limites. Mme d'Abrantès ne manque pas de le souligner : « En recevant cette preuve de l'infidélité du seul homme qu'elle eût aimé, la marquise de Bréhan ressentit une de ces impressions terribles qui vous montrent la mort comme un lieu de refuge, car vous souffrez trop ! » En effet la marquise s'était retirée dans sa chambre pour s'y empoisonner et les médecins ne la sauvèrent que par miracle. À la différence de la Présidente des Liaisons dangereuses , Mme de Bréhan survécut à l'épreuve, mais elle ne se débarrassa jamais du tremblement nerveux qui l'avait frappée au moment de la révélation. « Le vicomte comprit, cependant, que cette douleur sans cris et sans larmes avait une force devant laquelle toutes ses petites intrigues étaient bien nulles ! Il se retira sans parler et sans avoir la force de hasarder même une seule parole devant cette femme dont le deuil du cœur était si solennellement profond84  ! »

Arrivée jusqu'à nous à travers Mme de Boigne – qui la tenait directement de sa mère, la comtesse d'Osmond, contemporaine de Ségur –, la seconde histoire est encore plus inquiétante. Concis et essentiel, d'une grande force dramatique, le récit de la grande mémorialiste élevée à l'école de l'Ancien Régime nous restitue avec une extrême efficacité la logique d'un libertinage qui n'obéit plus à l'impératif du désir, mais l'utilise pour des fins qui lui sont étrangères.

Comme dans Les  Liaisons dangereuses , l'épisode dont Ségur est le protagoniste prend son origine dans la volonté de se venger d'un rival par personne interposée en séduisant la femme qu'il aime. Mais, dans le cas du vicomte, ce qui frappe avant tout, c'est la futilité de la dispute.

Selon la coutume, le 1er  janvier 1783 donna lieu à Paris à une débauche de vers de toute sorte. En effet, comme en attestent abondamment les lettres de Mme du Deffand, les membres de la bonne société avaient l'habitude de fêter l'arrivée de la nouvelle année en échangeant des petits cadeaux amusants, souvent accompagnés de messages rimés sur l'air de chansons à la mode. En ce 1er  janvier, Ségur eut l'idée d'offrir aux dames de sa connaissance des bonbons accompagnés de devises qu'il avait inventées pour l'occasion. Doté d'une oreille musicale, le vicomte était un versificateur habile et il possédait au plus haut degré l'art de l'improvisation qui constituait un de ses atouts mondains les plus enviables.

Il n'était pas le seul. Le chevalier de Boufflers, par exemple, pouvait se targuer d'un talent semblable et se faisait le commentateur infatigable des événements petits ou grands dont était tissée la vie en société.

Une composante essentielle de ces jeux de compétition poétique était l'art délicat de la raillerie et le comte Henri-Charles de Thiard, connu autant pour son esprit que pour ses talents de versificateur, en fit usage pour commenter en vers les étrennes du vicomte. Dans son épigramme Très humbles remontrances de Fidèle Berger, confiseur, rue des Lombards, à M. le vicomte de Ségur , Thiard – qui avait probablement offert des confiseries lui aussi – reprochait de façon plaisante au vicomte, plus jeune et plus heureux que lui en amour, de lui faire une concurrence déloyale : « Vous, qui des amants infidèles / Présentez à toutes les belles / Et les charmes et le danger / Avez-vous besoin de voler, / Ségur, pour vous faire aimer d'elles, / les fonds du Fidèle Berger ? / Que deviendront mes friandises, / Mes petits cœurs et mes bonbons ? / Qui brisera mes macarons / Pour y chercher quelques devises85  ? »

Jouant sur la célébration hyperbolique des inégalables succès amoureux du vicomte, l'aimable taquinerie se concluait par une demande de compensation : « Songez au dédommagement / Que vous devez à ma boutique, / Et donnez-moi votre pratique / Pour le baptême et pour l'enfant86 . » Mais la pointe finale déplut au vicomte. L'effronterie l'avait-elle irrité ? Préfigurait-elle une possible invasion de territoire ? Ou Thiard voulait-il insinuer que Ségur ne déployait sa séduction que pour la parade ? Ce qui est certain, c'est que le vicomte décida de répondre par des faits. Il donnerait lui-même une leçon pratique de ses talents en choisissant pour la démonstration la maîtresse du versificateur outrecuidant.

La dame en question, désignée comme Mme de Z. dans le récit de la comtesse de Boigne, était la comtesse de Séran87 , qui se partageait avec bonheur entre Thiard et son époux, entre la vie à la ville et les séjours à la campagne. Ségur trouva le moyen de se faire envoyer en garnison non loin de la propriété de famille des Séran en Normandie et entoura la comtesse d'une cour assidue. Mais laissons la parole à Mme de Boigne : « Il joua son rôle parfaitement, feignit une passion délirante, et après des assiduités qui durèrent plusieurs mois, parvint à plaire et enfin à réussir. Bientôt Mme de Z. se trouva grosse ; son mari était absent et même M. de Thiard. Elle annonça au vicomte son malheur. La veille encore, il lui témoignait le plus ardent amour, mais ce jour-là, il lui répondit que son but était atteint, qu'il ne s'était jamais soucié d'elle. Seulement il avait voulu se venger du sarcasme de M. de Thiard, et lui montrer que son esprit était propre à autre chose qu'à faire des distiques de confiseur. En conséquence, il lui baisait les mains, elle n'entendrait plus parler de lui. En effet il partit sur-le-champ pour Paris, racontant son histoire à qui voulait l'entendre88 . »

C'est encore sur une vengeance par personne interposée que repose l'intrigue de la deuxième œuvre du vicomte, La Femme jalouse , parue en 1790. En accord avec les mœurs aristocratiques, et comme cela avait déjà été le cas pour la Correspondance secrète , Ségur ne signa pas son roman épistolaire mais s'arrangea pour que tout le monde sache qu'il en était l'auteur. Cette fois, le modèle littéraire était indéniablement Les Liaisons dangereuses et, présentées sous un angle romanesque comme dans le chef-d'œuvre de Laclos, les stratégies de séduction et de manipulation retorses que Ségur n'hésitait pas à mettre en pratique dans la vie prenaient un sens moral et finissaient par mener les coupables à leur perte.

Tout en dénonçant le manque d'originalité de ce deuxième ouvrage du vicomte, la Correspondance littéraire le résumait consciencieusement pour ses lecteurs : « Le marquis de Sénanges, sous le prétexte de servir son ami le chevalier de Lincour auprès d'une jeune veuve dont celui-ci est éperdument amoureux, parvient à lui inspirer pour lui-même les sentiments les plus vifs. La baronne de Versac89 , maîtresse du marquis, suit cette intrigue avec toute l'inquiétude, avec toute la sagacité que peut donner le sentiment de la plus sombre jalousie. Peu délicate sur les moyens de se venger, c'est par le chevalier même qu'elle veut faire immoler son amant. L'événement trompe sa vengeance ; grâce aux artifices de la trame la plus noire, les deux amis se battent, mais c'est le chevalier qui se perce le cœur lui-même en se précipitant sur le fer de son ami qui ne voulait que se défendre90 . »

L'amitié masculine semblerait survivre mieux que l'amour aux dérives du libertinage.

La Femme jalouse fut pour Ségur l'occasion de montrer sa connaissance parfaite des us et coutumes de la société contemporaine. Depuis Mlle de Scudéry, la littérature française avait fait de la description du style de vie de la « bonne compagnie » un de ses points forts et, à partir de la « révolution sociologique91  » des Lettres persanes , les romanciers du XVIII e  siècle, formés à l'école des moralistes classiques, s'étaient concentrés sur la dialectique entre individu et société.

Même si Ségur s'inscrivait dans cette tradition, son optique était différente de celle des écrivains professionnels. Lui-même était le produit perfectionné d'un art de vivre que les romanciers, malgré toute l'acuité de leur perception, n'appréhendaient que de l'extérieur. Son approche du monde des privilégiés, auquel il appartenait, était profondément empathique et son objectif n'était pas de dénoncer de manière plus ou moins explicite les ravages du conformisme mondain ou la corruption des élites. Au contraire, il entendait restituer le spectacle d'une société éprise de sa propre virtuosité formelle, qui reconnaissait pour seul critère de jugement la plus ou moins grande capacité de ses membres à jouer avec élégance le rôle qui était le leur. Au fond, la pointe d'une dame de la bonne société, au sortir de sa lecture de La Femme jalouse – « Si M. de Ségur aime à faire des romans, je lui conseille plutôt d'en être le héros que l'auteur92  » – touchait juste. Le vicomte réservait le meilleur de lui-même pour la vie.

Prenant acte de l'accueil décevant que le public avait réservé à son deuxième roman, et fort de son habileté à rendre le caractère profondément théâtral de la vie mondaine, puisque la mise en scène de son personnage public constituait depuis toujours la clé de voûte de son identité, le vicomte finit par concentrer ses ambitions artistiques dans ce domaine.

 

On connaissait déjà dans les cercles mondains le talent de Joseph-Alexandre pour capter l'attention d'un public exigeant en lisant ses vers, chantant ses chansons ou racontant simplement ce qui lui passait par la tête. Gouverneur Morris, qui assista à la lecture d'une de ses petites pièces intitulée Le Nouveau Cercle , trouvait que le vicomte « lisait trop bien93  » pour pouvoir juger de la valeur du texte. Dans sa maturité, Ségur lui-même soulignerait la nature théâtrale de l'art de raconter : « Enfin, un homme qui conte une histoire, au milieu d'un cercle, est presque un acteur sur la scène, avec cette différence que l'acteur récite ce qui lui est dicté, tandis que le conteur est obligé d'improviser, qu'on le voit de plus près, qu'il faut que son naturel soit bien plus vrai. Le prestige entoure l'acteur  ; le conteur est entouré de ses modèles. C'est une copie qui doit être assez fidèle pour soutenir la comparaison continuelle avec l'original 94 . »

On ne sera donc pas surpris que, membre avec son frère Louis-Philippe de la compagnie amateur qui jouait dans le théâtre privé de Mme de Montesson, le vicomte se révèle excellent comédien.

Depuis l'époque de la Chambre bleue de la marquise de Rambouillet, théâtre et vie mondaine avaient été étroitement associés et, au cours du XVIII e  siècle, à Paris comme à Versailles, aristocrates et grands financiers avaient doté leurs demeures de salles de spectacle privées où ils se produisaient en compagnie de leurs amis. En 1781, se plaignant de la décadence des spectacles du Théâtre-Français, la Correspondance secrète observait : « On dirait que le talent du comédien s'est retiré exclusivement chez les grands seigneurs. On savait déjà à quel degré de perfection ils le possèdent ; mais jusqu'ici ce n'est pas dans les coulisses qu'ils l'avaient déployé95 . » D'ailleurs, comme l'avait théorisé en son temps le chevalier de Méré, l'homme du monde ne devait-il pas interpréter son personnage avec la distance critique d'un comédien ?

Mais l'attirance de Ségur pour le théâtre était de nature plus personnelle et profonde et dépassait le champ des conventions mondaines. Suivant la mode lancée par Carmontelle une vingtaine d'années auparavant96 , il écrivait des « proverbes », courtes pièces en un acte qui illustraient une expression proverbiale assez connue pour que les spectateurs la devinent facilement avant l'énonciation finale, destinée à déclencher les applaudissements. Tout comme les charades et les devinettes, les proverbes étaient un divertissement mondain, mais Ségur voulut en faire le tremplin d'une affirmation à caractère professionnel. C'était un projet risqué, dont le venimeux Tilly perçait l'ambition : déjà gâté par le sort, le vicomte désirait maintenant s'assurer « une place parmi les écrivains, gens du monde, qui ont couru deux carrières à la fois97  ».

En janvier 1787, Ségur en donna une première démonstration avec Le Parti le plus gai , où il interprétait lui-même le personnage principal, tandis que le premier rôle féminin était confié à Mlle Contat, une des actrices les plus applaudies du moment. Non seulement le vicomte contrevenait ainsi aux règles qui interdisaient aux comédiens amateurs de jouer aux côtés de professionnels (le précédent de la duchesse du Maine qui s'était produite avec le célèbre acteur Baron ne pouvait être attribué qu'à son extravagance), mais – premier pas stratégique pour se rapprocher de la Comédie – il choisissait pour la première de son proverbe, « en présence de la ville et de la Cour98  », le théâtre privé de deux cent cinquante places dont Mlle Contat avait équipé sa maison d'Auteuil. Difficile d'imaginer meilleure publicité, car la maîtresse de maison était déjà un pôle d'attraction.

Fille de boutiquiers parisiens, née en 1760, Louise Contat avait été poussée dans la carrière théâtrale par le grand comédien Préville et sa femme, elle aussi actrice de renom, lesquels, frappés par l'aisance et la vivacité intellectuelle de la petite livreuse de blanchisserie, avaient pourvu à son éducation. Après avoir fréquenté en 1774 le cours de déclamation donné par Lekain et Préville, Louise était entrée deux ans plus tard à la Comédie-Française, dont elle devint sociétaire en 1778. Alors qu'elle montrait d'emblée des prédispositions pour les rôles à effets, la jeune sociétaire dut longtemps se contenter d'interpréter les seconds rôles, souvent peu indiqués pour elle, en attendant l'occasion de se mettre en valeur. Elle remporta ses premiers succès au foyer de la Comédie-Française, lieu de rendez-vous des passionnés de théâtre, gens de lettres et artistes qui échangeaient leurs impressions sur les nouveaux spectacles et l'actualité du jour.

Belle, Louise était aussi gaie et spirituelle et possédait le sens de la repartie mais, contrairement à ses consœurs, elle repoussait les avances des habitués en quête d'aventures et s'était gagné le surnom de Dédaigneuse. Consciente de son « prix », la jeune comédienne n'entendait pas se brader et ne céda que lorsqu'elle jugea que cela en valait effectivement la peine. Le premier à obtenir ses faveurs fut le riche René-Nicolas-Charles-Augustin de Maupeou, premier président du parlement de Paris, fils du célèbre chancelier de Louis XV, cultivé, affable, galant. Malgré la générosité du magistrat et la naissance d'un enfant accueilli avec joie et aussitôt doté avec largesse, Louise ne résista pas au plaisir d'être courtisée par le frère cadet de Louis XVI, le fringant comte d'Artois, et elle lui sacrifia son amant. Ce choix n'était pas exempt de risques parce que Artois ne se distinguait ni par sa prodigalité ni par sa constance, et Louise, présumant trop d'elle, voulut dicter les termes de sa reddition. Elle fit savoir à Artois qu'elle était prête à lui ouvrir les bras à condition qu'il s'engage à vivre publiquement avec elle, s'attirant pour réponse : « Dites-lui que je ne sais pas vivre99 . »

Entamée vers 1780, sa relation avec le frère du roi dura le temps suffisant pour que naisse un enfant et que Louise effectue son ascension professionnelle à la Comédie-Française. Pour la seule année 1782, Mlle Contat obtint de figurer dans pas moins de sept créations et donna la mesure de son talent et de sa maturité artistique en 1784, dans Les Courtisanes , une médiocre comédie moralisatrice de Palissot visant un phénomène de société dont elle-même fournissait l'exemple. Aux prises avec un rôle ingrat, Louise rendit son personnage captivant à force de brio et d'ironie élégante, et arracha les applaudissements des « impures » venues au théâtre décidées à en découdre. « Je vous avoue que je ne croyais pas qu'il fût si amusant de se voir pendre en effigie100  », avait concédé à la fin du spectacle Marie-Madeleine Guimard, la plus célèbre danseuse de l'époque à la non moins célèbre chanteuse Sophie Arnould. Le jugement flatteur des deux grandes vedettes de l'Opéra récompensait l'ambition tenace avec laquelle Mlle Contat, pourtant confinée dans des seconds rôles, avait travaillé son art et enrichi sa palette. « Son esprit prend toutes les formes101  », dirait d'elle Julie Careau, et sa mémoire était si entraînée qu'elle pouvait retenir en vingt-quatre heures, comme elle le prouva sur une requête de Marie-Antoinette, pas moins de sept cents vers. Cet exploit accompli, elle avait déclaré : « J'ignorais où était le siège de la mémoire. Je sais maintenant qu'il est dans le cœur102 . »

Au nombre de ses admirateurs on comptait Beaumarchais, aventurier génial épris de théâtre qui, non moins ambitieux et tenace qu'elle, l'observa plusieurs années avant de lui confier un rôle central dans la pièce incendiaire qu'il allait mettre en scène. Un choix gagnant parce que, non contente de créer de façon magistrale le personnage de Suzanne, Mlle Contat unit ses efforts à ceux du comte de Vaudreuil pour convaincre Artois de permettre au Mariage de Figaro de passer la censure et d'arriver sur la scène de la Comédie-Française après une saison de représentations privées. C'était le 27 avril 1784 et « cette soirée unique, où tous les comédiens triomphèrent avec l'auteur, fut par-dessus tout, la soirée de Contat. “La charmante fille ! dit Figaro, toujours riante, verdissante, pleine de gaîté, d'esprit, d'amour, de délices !…” et tout Paris le redit avec lui103  ». Parmi les spectateurs se trouvait un Antoine-Vincent Arnault tout jeune, futur dramaturge à succès, à qui il convient de laisser le dernier mot : « Mlle Contat ajoutait à ce rôle, déjà si séduisant, une valeur dont Beaumarchais lui-même était étonné. L'esprit du rôle appartenait bien à Beaumarchais, mais non pas l'esprit avec lequel ce rôle était rendu ; celui-là appartenait tout entier à l'actrice, et elle en avait peut-être autant que l'auteur lui-même ; elle créait en traduisant104 . »

 

Quand, deux ans et demi après, elle accepta la proposition de son vieil ami Ségur de jouer le rôle de l'épouse infidèle dans Le Parti le plus gai , l'actrice était à l'apogée de sa gloire et en état de grossesse avancé. Elle s'était éprise du comte de Narbonne, un ami du vicomte qui avait son âge et qui, comme lui, était la coqueluche des dames de la haute société. Un spectacle monté avec Joseph-Alexandre offrait une occasion sans pareille de jouir de son triomphe d'artiste et de femme au cours d'une soirée exceptionnelle où monde et demi-monde se retrouveraient côte à côte pour l'applaudir, de surcroît dans un théâtre privé et non dans un lieu public.

Cette initiative était possible grâce au libertinage effronté des jeunes princes du sang, depuis le comte d'Artois jusqu'aux ducs de Bourbon et d'Orléans. Avec « la solennité de leur tendresse et l'excès de leurs libéralités », ils avaient créé pour les courtisanes, comme le rappellera plus tard J. de Norvins, « un véritable rang dans le monde entre les dames de la société et les nymphes de la petite propriété […]. Ces dames avaient de beaux appartements ou même de beaux hôtels, où affluait la meilleure compagnie en hommes, mariés ou non, et tellement choisie qu'il était à peu près d'usage d'y présenter les jeunes gens qui entraient dans le monde, afin d'y être connus de bonne heure des coryphées de la haute société »105 . Déjà au début des années 1770, de retour de Paris, le prince Charles de Suède écrivait indigné à son frère Gustav qu'il avait vu « le Duc de Chartres avec le Duc de Lauzun, le Duc d'Aumont et quelques autres Ducs se promener avec Mme de Mirepoix, Mme de Villeroy et Mme de Montmorency et les planter là pour causer avec des filles, les prendre sous le bras, se promener avec elles et partir pour souper avec elles, et les autres dames en rirent disant où vont-ils ces étourdis ? 106  ».

Il fallait toutefois l'audace de Mlle Contat pour oser réunir des dames du grand monde et des filles, mais les faits lui donnèrent raison. À en juger par une lettre vibrante d'indignation de la comtesse de Sabran au chevalier de Boufflers, ce furent les courtisanes qui tirèrent leur épingle du jeu. « Au milieu de l'occupation où l'on est de l'Assemblée des notables, le vicomte de Ségur trouve le moyen de faire parler de lui. Il vient de donner une petite pièce de sa façon, qu'il fait jouer chez Mlle Contat à l'Auteuil, qui s'appelle Le Parti le plus gai . Il me semble que c'est toujours celui qu'il prend, et surtout dans ce moment-ci, car il a joué lui-même devant plus de cent personnes de la bonne compagnie. Beaucoup de dames trop connues ne se sont fait aucun scrupule d'aller l'applaudir, et il y est arrivé, entre autres, une aventure assez désagréable107 . »

L'incident en question était dû à la disposition tout à fait insolite des places. Les dames de la haute société (qui dans les théâtres publics suivaient le spectacle dans des loges souvent protégées par une grille) avaient été invitées à s'asseoir à l'orchestre tandis que les filles – une dizaine d'actrices et de courtisanes notoires parmi lesquelles se trouvait aussi Julie Careau – occupaient une grande loge au fond de la salle. Ignorant cela, trois dames du beau monde arrivées en retard étaient entrées par mégarde dans la loge des actrices, qui s'étaient hâtées de leur laisser les meilleures places. Moins courtois, en les voyant avec les courtisanes, le public dans la salle les avait « huées » et « sifflées », les obligeant à « se sauv[er] bien honteuses »108 . Certains avaient même stigmatisé l'épisode de façon perfide en lui attribuant le titre d'une pièce qui ferait fureur aux Italiens : Les Méprises par ressemblance . Non moins perfide, le comte d'Espinchal, qui avait assisté lui aussi à la soirée, notait dans son journal que « beaucoup de ces dames seraient restées à souper avec les demoiselles si elles l'avaient osé109  ».

Mais la soirée réservait une mauvaise surprise à son triomphateur. Selon toute probabilité en effet, c'est à cette occasion que Talma, venu à Auteuil à la suite de Molé – qui était son professeur de déclamation dramatique et le partenaire habituel de Mlle Contat avec qui il s'apprêtait à jouer Rosaline et Floricourt 110 , la nouvelle pièce du vicomte –, rencontra Julie, dont il deviendrait l'amant peu après111 .

Le Parti le plus gai qui, avec Le Parti le plus sage 112 , inaugurait la carrière d'auteur de comédies de Ségur, en annonçait les orientations.

Fragiles et évanescentes comme les petites brochures qui nous les ont transmises, les pièces du vicomte sont en général brèves et dépourvues d'une véritable intrigue. Ségur y expose une situation précise, crise conjugale, conflit de caractères, choix de vie, en mettant en scène des personnages – ou plutôt des silhouettes à peine esquissées – qui se comportent, raisonnent, parlent en accord avec les règles de la « bonne compagnie ». Les dialogues occupent une place de choix dans ce théâtre, tantôt enlevés et spirituels, tantôt évasifs et distraits, donnant leur crédibilité aux personnages, révélant les sentiments dissimulés derrière le jeu mondain et les formules de politesse. Des dialogues qui, dans de nombreuses pièces, gagnent en élégance et musicalité grâce à l'emploi du vers et de la rime, auxquels Ségur recourt infatigablement. Mais l'habileté du vicomte consiste surtout à garantir à ses pièces des acteurs renommés, en leur offrant des rôles mettant en valeur leur talent et en privilégiant des thèmes auxquels les spectateurs adhèrent d'emblée. En effet, Ségur ne se limite pas à mimer dans ses pièces les us et coutumes de la bonne société, il se veut l'interprète des attentes d'un nouveau public bourgeois.

Armé d'un moralisme indulgent et d'un aimable bon sens, le vicomte adopte dans les deux premiers proverbes le point de vue du mari – une figure que la comédie avait traditionnellement reléguée au second plan. Et dans les deux pièces, ce mari n'entend pas partager sa femme avec un autre.

C'est peut-être avant tout l'envie de s'amuser qui pousse le protagoniste du Parti le plus gai , le marquis de Fulvil, à jouer systématiquement les gêneurs dans les rencontres entre sa femme et le chevalier de Linval et à se moquer gentiment d'eux, contrariant leurs projets et poussant en définitive son rival à la fuite, ce qui illustre l'expression proverbiale « À bon chat, bon rat ». Mais dans Le Parti le plus sage , qui met en scène le milieu plus bourgeois de la haute magistrature, le Président est vraiment amoureux de sa femme. Dans leur cas, c'est une différence de caractère qui les sépare : tandis que le mari aime se retirer dans la solitude, son épouse a besoin de se distraire en compagnie. L'arrivée d'un marquis qui espère tourner à son avantage le besoin d'évasion de la Présidente incite le mari à demander pardon à sa femme de ne pas avoir su comprendre ses exigences et à se réconcilier avec elle. La morale de la comédie – « Plus fait douceur que violence » – invite à une entente conjugale fondée sur la compréhension réciproque. Indépendamment de ses convictions personnelles, Ségur reconnaît là que beaucoup de ses contemporains ne considèrent plus le mariage comme une simple formalité, mais comme une promesse de bonheur réciproque.

 

Dans Rosaline et Floricourt , la première comédie montée au Théâtre-Français le 17 novembre 1787, le moteur de l'intrigue est le caractère exécrable de l'héroïne, une mégère de shakespearienne mémoire, que la ténacité patiente de son soupirant et la ruse paternelle finissent par apprivoiser. Reposant sur les disputes et les prises de bec du couple, la pièce n'obtint toutefois pas le succès espéré et Ségur fut obligé de la raccourcir de trois à deux actes. D'après la Correspondance littéraire , l'interprétation des comédiens laissait à désirer. Mlle Contat, pour qui la pièce avait été écrite, « a rendu le rôle de Rosaline avec plus de manière et de minauderie que de grâce et de légèreté » et « Molé paraît aujourd'hui beaucoup trop vieux pour en être encore agréablement la dupe »113 . Il n'en restait pas moins que Ségur avait réussi à faire son entrée d'auteur professionnel dans le monde du spectacle et qu'il entendait occuper le terrain. Et si son talent ne lui permit pas de laisser un souvenir durable, c'est sa réputation théâtrale, toute fragile qu'elle fût, qui le sauva d'une mort certaine sous la Terreur.

 

Ségur fit avant tout parler de lui sur la scène mondaine. À l'occasion du scandale suscité par la soirée d'Auteuil, le marquis Ximénes avait pris sa défense avec une remarque très pertinente : « Quelles sont les mœurs du siècle où nous vivons ! / La palme des talents ne peut parer nos fronts, / Sans que de nos aïeux les mânes en colère / Ne nous fassent rougir d'avoir su l'art de plaire114 . »

En effet, comment décider du comportement approprié dans une société qui manquait d'un critère de jugement commun ? En retournant la question, le vicomte saisissait au vol l'occasion que lui offrait son ami de revendiquer une morale du plaisir personnelle, précisément au nom de la « tolérance » d'un « siècle aimable et frivole », où « tout est blâmé, tout est permis » : « Chacun établit un système / Sur le plan qu'il veut se former, / Et la raison ne sait plus même / Ce qu'il faut permettre ou blâmer. / Grâce à cette tolérance, / Je vois s'écouler mes beaux jours, / Et je me fixe avec constance / Près des Grâces et des Amours. / Je m'égare parfois, mais c'est avec ivresse ; / Le bandeau du plaisir est toujours sur mes yeux, / Et si quelques remords tourmentent ma vieillesse, / Au moins mes souvenirs pourront me rendre heureux »115 .

La monarchie française était la première à faire preuve de tolérance à l'égard de la liberté de parole de ses sujets, mais il fallait aussi savoir en mesurer les limites et parfois Ségur, trop sûr de lui, les évaluait mal. Il en avait fait l'expérience trois ans plus tôt, en mars 1784. Soucieuse de signaler à ses abonnés, parmi lesquels figurait la moitié des têtes couronnées d'Europe, l'esprit d'insubordination croissant des élites françaises, la Correspondance littéraire se hâtait de rapporter l'épisode : « La Reine, dit-on, ayant demandé des couplets à M. le vicomte de Ségur, celui-ci s'en défendit d'abord ; mais sa Majesté ayant insisté en ajoutant : Vous n'avez qu'à me dire mes vérités , il lui chanta les vers que voici :

Les On dit, chanson. Sur l'Air : Mon père était pot, ma mère était broc, etc .

Voulez-vous savoir les on dit

Qui courent sur Thémire ?

On dit que parfois son esprit

Parait être en délire.

Quoi ! De bonne foi ?

Oui ; mais, croyez-moi,

Elle sait si bien faire,

Que sa déraison,

Fussiez-vous Caton,

Aurait l'art de vous plaire.

 

On dit que le trop de bon sens

Jamais ne la tourmente ;

Mais on dit qu'un seul grain d'encens

La ravit et l'enchante.

Quoi ! De bonne foi ?

Oui ; mais, croyez-moi,

Elle sait si bien faire,

Que même les Dieux

Descendraient des cieux

Pour l'encenser sur terre.

 

Vous donne-t-elle un rendez-vous

De plaisir ou d'affaire ;

On dit qu'oublier l'heure et vous

Pour elle c'est une misère.

Quoi ! De bonne foi ?

Oui ; mais croyez-moi,

Se revoit-on près d'elle,

On oublie ses torts,

Le temps même alors

S'envole à tire-d'aile.

 

Sans l'égoïsme rien n'est bon,

C'est là sa loi suprême :

Aussi s'aime-t-elle, dit-on,

D'une tendresse extrême.

Quoi ! De bonne foi ?

Oui ; mais croyez-moi,

Laissez-lui son système ;

Peut-on la blâmer

De savoir aimer. »

Écervelée, sensible à l'adulation, inconstante, égoïste mais experte dans l'art de plaire : voilà des vérités que Marie-Antoinette, décidée à exercer une influence politique, n'avait pas envie de s'entendre rappeler, pas même sur le ton du badinage galant. Comme si cela ne suffisait pas, Joseph-Alexandre et son frère Louis-Philippe n'étaient-ils pas fils d'un ministre qui lui était redevable de son fauteuil ? Quatre ans auparavant, la reine – certes savamment manœuvrée par Besenval116 et Mme de Polignac – n'avait-elle pas pour la première fois montré son ascendant sur son mari en imposant le maréchal de Ségur au ministère de la Guerre contre la volonté de Maurepas ? Mais c'était le comportement du vicomte avec sa dame de palais, Mme de Bréhan, qui avait par-dessus tout indigné Marie-Antoinette : Joseph-Alexandre avait trahi la confiance qu'elle lui avait accordée en l'accueillant dans l'intimité complice de son cercle et il ne méritait plus d'en faire partie.

La reine peinait à comprendre que les sentiments et la politique n'étaient pas régis par les mêmes lois et qu'exclure Ségur de son entourage signifiait s'attirer à coup sûr un ennemi. Depuis trois générations, les Ségur étaient liés aux Orléans par des rapports de parenté et d'amitié et, mal reçu désormais à Versailles, Joseph-Alexandre trouva naturellement une place au Palais-Royal, centre de l'opposition de la nouvelle Fronde aristocratique. Quand, en 1786, devenu duc d'Orléans, le futur Philippe Égalité le nomma premier gentilhomme de sa chambre, le vicomte se trouva inévitablement engagé à ses côtés dans une guerre d'opinion, à l'issue fatale pour la monarchie française.

Contrairement à son frère Louis-Philippe, devenu ambassadeur de Louis XVI auprès de Catherine de Russie en 1784, Joseph-Alexandre n'était pas animé d'une vision politique précise. Il se limitait à partager les espoirs réformistes et libéraux à l'ordre du jour dans nombre de salons parisiens, à commencer par celui de sa mère. Cela ne l'empêchait pas de suivre de près la valse des ministres et la multiplication des tentatives inutiles de parer au déficit public, qui donnaient l'occasion à son goût du paradoxe et à sa verve ironique d'amuser la « bonne compagnie ». Et si la présence du maréchal de Ségur au cabinet du conseil avait pu constituer un frein à son esprit caustique, la décision paternelle de rendre son mandat à son souverain donna libre cours à l'irrévérence du fils.

Le 23 mai 1787, à l'Opéra, comme le rapporte fidèlement la Correspondance secrète , le vicomte avait répondu à la personne qui lui demandait si son père allait démissionner de ses fonctions de ministre de la Guerre : « “Je n'en sais rien mais cela ne serait pas étonnant. Le Roi lui-même se dispose bien à donner la sienne !” Le sarcasme fut entendu et l'auteur, arrêté au sortir du spectacle, fut mis aux arrêts pour trois jours117 . »

L'insolence était trop grande pour passer inaperçue et Joseph-Alexandre reçut l'ordre de se retirer à la campagne, à Luzancy, la belle propriété d'un cousin du côté maternel, le comte de Bercheny, non loin de La Ferté-sous-Jouarre, à une cinquantaine de kilomètres à l'est de Paris. Limité à quelques mois et loin d'être désagréable, cet exil se révéla riche de conséquences pour la maison d'Orléans et pour la monarchie française. C'est en effet à Luzancy que le vicomte fit la connaissance de Choderlos de Laclos, dont le régiment était en garnison dans les environs, et qu'il lui promit de l'aider à trouver un emploi au Palais-Royal.

 

Grand admirateur des Liaisons dangereuses – ce n'est pas un hasard si le titre de la pièce qui avait fait scandale, Le Parti le plus gai , reprend une expression de Valmont118  –, le vicomte ne put qu'être heureux de rencontrer leur auteur. Mais savait-il que Laclos était relégué dans une petite ville de province par la rigueur du maréchal de Ségur ? Même si Les  Liaisons dangereuses avaient été publiées de manière anonyme, le ministre de la Guerre n'avait pas caché son indignation en apprenant que l'auteur du roman était un militaire de carrière, et le coupable n'avait dû son salut qu'aux attestations d'estime de ses supérieurs directs. Mais quand, quatre ans plus tard, il eut l'imprudence de publier et signer une Lettre à M. M. D de l'Académie Française sur l'Éloge de M. le Maréchal de Vauban où il se permettait de critiquer le grand homme, Ségur réclama une punition exemplaire. Laclos dut quitter l'école d'artillerie de La Rochelle où, apprécié de tous, il avait mis à profit ses compétences de génie militaire, pour rejoindre son régiment en province, s'arrachant avec désespoir aux bras de sa jeune épouse qu'il adorait et qu'après mille difficultés il avait conduite à l'autel quelques jours plus tôt.

C'est alors qu'il décida de quitter l'armée. Il avait quarante-huit ans et, en vingt-huit années de service actif, n'avait jamais réussi à sortir du rang. Il n'avait obtenu d'avancement qu'à l'ancienneté et la prise de position du ministre ne lui laissait aucune illusion sur l'avenir. Pourtant, quelle carrière était plus irréprochable que la sienne ? Il appartenait à une famille de la petite noblesse cultivée qui s'était illustrée au service du roi. Il était intelligent, énergique, ambitieux et avait embrassé avec enthousiasme la carrière militaire en intégrant l'artillerie, le corps le plus rigoureux de l'armée, qui exigeait étude et préparation technique. Il s'y était distingué par son zèle, son esprit de sacrifice, son respect de la discipline, et quand Louis XVI avait déclaré la guerre à l'Angleterre, il avait pensé l'occasion enfin venue pour lui de briller sur les champs de bataille. Mais le rêve n'avait pas duré. Pendant trois ans, il avait parcouru les côtes de Normandie et de Bretagne pour projeter des fortifications qui se révéleraient inutiles, puisque l'expédition outre-Manche n'eut jamais lieu. Laclos n'était certes pas le seul déçu – les lettres du duc de Lauzun ou du chevalier de Boufflers témoignent des mêmes frustrations, malgré des situations différentes –, mais il aurait pu se résigner comme tant d'autres officiers à passer à côté de son destin. C'est en voyant, après des années de travail ingrat, le retour triomphal des jeunes privilégiés auxquels, en revanche, on avait donné la possibilité de se couvrir de gloire en Amérique, que « son cœur éclata119  ». Il était resté à son poste mais avait alors déversé toute sa bile à l'égard d'un système de gouvernement fondé sur la faveur au mépris du mérite dans une allégorie impitoyable, qui mettait en scène une société aristocratique oublieuse de ses valeurs originelles, barricadée dans sa vanité, aveugle devant le mal qui la minait de l'intérieur et vouée à l'autodestruction. Prête comme toujours, du moment qu'elle s'y amusait, à décréter le succès des œuvres qui, tout en sauvegardant l'élégance des formes, faisaient son procès, la « bonne compagnie » dévora Les  Liaisons dangereuses comme un roman à clé d'inspiration libertine. La signification politique du livre parut évidente à tous ceux qui mesuraient les problèmes réels du pays et l'urgence d'un renouveau moral. Dans le bateau qui les emmenait au secours des insurgés américains, des membres de cette jeunesse dorée que Laclos enviait tant s'étaient divertis aux dépens du baron de Montesquieu, petit-fils de l'auteur de De l'Esprit des lois , qui était le seul à ne pas avoir lu le roman et ne comprenait pas ce que voulait dire « liaisons dangereuses ». Quand leur bateau avait essuyé une canonnade ennemie qui brisa une partie du banc de quart où ils se trouvaient tous un instant plus tôt, « le comte de Loménie, qui était alors à côté de Montesquieu, le lui montrant, lui dit froidement : “Tu veux savoir ce que c'est les liaisons dangereuses  ? Eh bien ! regarde, les voilà120 .” »

C'est sur la lancée du succès ambigu de son roman, à mi-chemin « entre le blâme et la louange, le mépris et l'estime121  », que Laclos imagina une nouvelle vie pour lui au sein de la société parisienne, où le prestige de l'homme de lettres semblait avoir effacé les différences de classe. Or celles-ci persistaient dans la disparité de traitement que la monarchie française réservait à ses serviteurs. De quinze ans son cadet et largement moins compétent, le vicomte était déjà colonel d'un régiment qui portait son nom et jouissait d'une liberté à laquelle un simple officier ne pouvait évidemment prétendre. Tandis que, on l'a vu, le maréchal de Ségur – responsable d'une ordonnance anachronique qui réservait aux nobles l'accès aux grades supérieurs de l'armée122 – ne se limitait pas à rappeler Laclos à l'ordre pour avoir publié un livre jugé amoral, mais le punissait durement pour avoir émis des doutes sur l'utilité des fortifications de Vauban, son fils, qui servait aussi dans l'armée, pouvait ériger le libertinage en idéal de vie, créer le scandale en se produisant au théâtre et se moquer du roi et de la reine sans encourir la moindre mesure disciplinaire.

Laclos était habitué à masquer ses sentiments et, indépendamment de son opinion sur le vicomte, sut gagner sa confiance. C'est ainsi que, de retour à Paris, Joseph-Alexandre proposa au duc d'Orléans de prendre l'auteur des Liaisons dangereuses à son service en qualité de secrétaire des commandements. En octobre 1788, Laclos quitta donc l'armée pour devenir le stratège occulte de la guerre que le premier prince du sang avait déclarée à Versailles.

 

Depuis plus d'un siècle et demi, la famille régnante française avait eu pour politique d'interdire aux Orléans toute charge leur permettant d'exercer un rôle public. Ainsi exclue de l'action et réduite à une oisiveté fastueuse, la branche cadette des Bourbons n'avait pas renoncé à ses velléités d'indépendance, se distinguant par son mécénat, ses idées libérales, son soutien au parlement. Aider l'opposition était son seul moyen d'obliger ses cousins couronnés à tenir compte de son existence. Après la glorieuse parenthèse de la Régence, les deux générations d'Orléans suivantes, chacune pour des raisons différentes, avaient quitté le devant de la scène, se retirant dans leurs palais, et les tentatives répétées du jeune duc de Chartres en quête de notoriété l'avaient exposé au ridicule. Mais devenu duc d'Orléans à la mort de son père en novembre 1785, le futur Philippe Égalité décida de relever la tête. La perte d'autorité de la monarchie et sa difficulté évidente à résoudre la crise économique lui permettaient d'espérer une revanche.

Bien des années plus tard, Talleyrand, maître dans l'art de survoler les souvenirs embarrassants, écrirait : « J'ai pensé qu'un tableau de la vie de M. le duc d'Orléans donnerait les traits et la couleur du règne faible et passager de Louis XVI ; qu'il mettrait sous les yeux d'une manière sensible le relâchement général des mœurs publiques et particulières sous son règne, ainsi que la dégradation dans les formes du gouvernement et les habitudes de l'administration123 . » Vérité pure, sauf qu'ils avaient été nombreux – et lui parmi les premiers – à miser sur Orléans pour affaiblir davantage ce règne et accélérer sa fin.

Les habitudes du duc rejoignaient celles de nombreux jeunes représentants de la haute noblesse de cour pour qui la transgression était devenue norme. Mais si le deuil pris par les « filles » de l'Opéra pour son mariage n'avait guère duré, Chartres – à la différence de Lauzun – veilla au moins à ne pas manquer d'égards envers son épouse. Fille du duc de Penthièvre, descendante par voie illégitime de Louis XIV, Louise-Marie-Adélaïde de Bourbon lui avait apporté en dot en 1769 la promesse d'une immense fortune, l'avait rendu père quatre fois et le duc lui avait manifesté sa reconnaissance. Ils avaient fréquenté Versailles ensemble et entretenu des relations très cordiales avec la famille royale. Ils étaient tous jeunes et partageaient la même envie de s'amuser. Tandis que la duchesse de Chartres conseillait à Marie-Antoinette de s'habiller chez Mme Bertin, Chartres et Lauzun – alors en faveur à la cour – lançaient la mode des courses et l'anglomanie et initiaient Artois au libertinage. Mais vers la fin des années 1770, entre deux bals, les choses avaient changé et le duc avait subi une longue série d'humiliations.

On lui avait refusé l'amirauté et on ne lui avait pas permis de s'embarquer pour aller se battre en Amérique, de même qu'en temps de paix on lui délivrait au compte-gouttes les autorisations d'aller se divertir à Londres avec le prince de Galles ; Louis XVI s'était permis d'intervenir dans sa vie privée en lui faisant la morale ; à l'occasion de la visite de Maximilien de Habsbourg, frère de Marie-Antoinette, enfreignant l'étiquette, on avait bafoué son droit à la préséance sur les princes étrangers et on n'avait pas donné suite au projet de mariage de sa fille avec le duc d'Angoulême. Et que dire de Lauzun, son ami intime, qu'on avait évincé du commandement des Gardes françaises, qui lui était destiné de naissance ? Et du valeureux marquis de Conflans, à qui le roi avait refusé le cordon bleu à cause de son aspect négligé, déchaînant la haine implacable de sa fille, la marquise de Coigny, intime des Orléans ? La liste des mécontents réunis autour du duc était très longue. Et si la rancœur et l'esprit de revanche poussèrent Orléans à l'opposition, l'ambition joua aussi.

À première vue, la Fronde du Palais-Royal pouvait sembler anodine, parce que le duc, vain, superficiel et inconstant, était esclave de ses caprices. Mais, outre qu'il portait un nom illustre, il était le chef de la franc-maçonnerie française, disposait d'une immense fortune et conjuguait sens des affaires et goût du luxe. Son train de vie, sa prodigalité, son affabilité finirent par lui gagner la sympathie populaire, alors qu'il avait été cruellement mis au pilori, et sa demeure princière au cœur de Paris devint le point de ralliement de ceux qui ne se reconnaissaient plus à Versailles. Forte de sa suprématie intellectuelle et mondaine, la capitale française visait maintenant à conquérir le primat politique. C'était à la ville et non plus à la cour que se décidait le sort du pays et le premier prince du sang n'aurait pu choisir meilleur tremplin.

Mais Orléans ne portait pas un projet politique clair et, trop indolent et inconstant pour en élaborer un, il avait délégué cette tâche à une maîtresse qui ne manquait ni de ténacité ni d'imagination. Depuis l'enfance, la passion de Félicité Ducrest de Saint-Aubin était de diriger son prochain, et l'engouement dont jouissait la pédagogie, mot clé des Lumières, lui avait montré le chemin à suivre. Autodidacte – son seul enseignant avait été un maître de musique –, lectrice méthodique et infatigable, graphomane, Félicité, qui était servie par une mémoire et une discipline peu communes, s'était dotée d'une culture de type encyclopédique lui permettant de professer une opinion sur tout et tout le monde. Elle avait exercé sa force de persuasion d'abord sur les enfants. Née en 1746 dans une famille de la petite noblesse de province, pauvre et tout juste jolie, elle avait convaincu le comte Brûlart de Genlis, puis marquis de Sillery, de l'épouser sans le consentement des Brûlart, conquérant peu à peu la famille de son mari et se faisant recevoir dans la bonne société. Mme de Montesson, qui était une demi-sœur de sa mère, avait involontairement favorisé son entrée au Palais-Royal en l'engageant comme actrice et dramaturge dans sa troupe de théâtre. La vivacité intellectuelle, les dons artistiques et la force de séduction de l'entreprenante comtesse avaient fait le reste. Nommée dame de compagnie de la douce et candide duchesse de Chartres et vite devenue la maîtresse du duc, Mme de Genlis avait casé toute sa famille : son mari – non moins libre d'esprit qu'elle –, comme capitaine des gardes, et son frère, le marquis de Crest, comme chancelier du prince, à qui, dans un second temps, s'ajouteraient ses deux gendres, Valence et La Woestyne. Quand elle eut pris le contrôle de la petite cour, Mme de Genlis obtint de son amant qu'il lui confie l'éducation de ses enfants124 . Le succès obtenu par les quatre volumes de son Théâtre à l'usage des jeunes personnes paru en 1779 et suivi, trois ans plus tard, par Adèle et Théodore, ou Lettres sur l'éducation , constituait indubitablement une bonne référence. Mais on n'avait jamais vu jusque-là de « gouverneur » des jeunes princes en jupe, et encore moins de méthodes comme celles de la comtesse. La préceptrice transféra ses élèves dans le pavillon de Bellechasse et, profitant de son plein contrôle sur eux, forgea leur corps et leur esprit selon des critères pédagogiques résolument avant-gardistes. Un demi-siècle plus tard, devenu roi de France, l'aîné d'entre eux, Louis-Philippe, reconnaîtrait que, malgré sa grande rudesse, cette expérience lui avait beaucoup servi125 .

Si les méthodes de la comtesse s'inspiraient de Rousseau, son modèle était Mme de Maintenon qui, gouvernante des enfants illégitimes du Roi-Soleil, avait réussi à devenir son épouse et son inspiratrice secrète. L'influence que Mme de Genlis exerçait sur le duc d'Orléans, y compris quand elle ne partagea plus sa couche, était tout sauf occulte. Ambitieuse pour lui comme pour ses élèves, elle poussa le prince à profiter des difficultés face auxquelles se débattait la monarchie pour s'assurer un rôle de premier plan dans la direction du pays. C'est son frère et elle qui, en 1787, à l'occasion de la création de nouveaux impôts, avaient poussé Orléans à se mettre en avant pour la première fois en contestant devant Louis XVI la légalité des deux édits royaux que le souverain était venu faire enregistrer d'autorité par le parlement. Le duc fut aussitôt exilé à Villers-Cotterêts et le vicomte de Ségur, fraîchement nommé premier gentilhomme, dut le suivre. Mais « cette dernière crise parlementaire mit à nu la faiblesse du gouvernement. Necker fut rappelé, et le besoin d'argent contraignit le roi à convoquer les états généraux126  ».

Exaltée par son rôle de mentor politique, Mme de Genlis recevait maintenant à Bellechasse les partisans les plus intransigeants de la nécessité d'un changement radical, comme Barnave, Camille Desmoulins, Pétion, Volney et, oubliant Mme de Maintenon, regardait l'avenir avec audace. Comment pouvait-elle imaginer que son ascendant sur le duc était menacé et que Laclos – dont elle avait tenté en vain d'empêcher l'entrée au Palais-Royal – prendrait le pas sur elle ? Le temps était venu que les femmes s'effacent : la Révolution serait une affaire d'hommes.

Laclos n'avait aucune sympathie pour le duc d'Orléans, ce prince vaniteux et velléitaire, aux choix dictés par l'orgueil de caste, qui concevait la politique comme une lutte interne à sa famille. À la mésestime s'était vite ajouté le ressentiment personnel. Lui ayant demandé pourquoi le brevet de gentilhomme ordinaire qu'il lui avait conféré tardait à arriver, il s'était entendu répondre dans un éclat de rire : « On dit que vous n'êtes pas gentilhomme. » Une insulte gratuite puisque Laclos possédait les quartiers requis pour cette charge. Une insulte dont il comptait se venger. Et à la comtesse de Bohm, qui, entendant l'épisode, s'était déclarée surprise parce que, « comme tout Paris », elle le croyait « au mieux avec le prince », Laclos, menaçant, avait annoncé : « Vous en saurez bientôt des nouvelles. Je le travaille127 . »

Comme les libertins de son roman, l'auteur des Liaisons dangereuses possédait au plus haut degré l'art de la dissimulation et il s'en servit pour gagner la confiance de son maître et le manœuvrer à sa guise. Mirabeau avait été plus explicite : « S'il faut un mannequin, autant ce c… là qu'un autre128 . » L'ambition du duc servirait d'écran à celle, si longtemps déçue, de son secrétaire. Une fois l'incapacité à régner de Louis XVI et l'indignité de Marie-Antoinette données pour acquises grâce à une campagne d'opinion bien orchestrée, c'est le premier prince du sang qui, dans le plein respect de la légalité et de la tradition, assumerait la charge de Lieutenant général du royaume. Ce qui porterait un premier coup très dur à l'absolutisme royal, mettrait fin au « despotisme ministériel », ouvrirait la voie à la constitution, mais permettrait aussi à Laclos d'arriver aux commandes et d'exercer enfin le pouvoir à visage découvert.

De Lauzun à Sillery, de Talleyrand à Liancourt, de Mirabeau à Sieyès, nombreux furent ceux qui partagèrent un temps ce projet, mais c'est sans aucun doute Laclos qui dirigea « dans les coulisses les manœuvres auxquelles se livra, de la fin de 1788 jusqu'aux journées des 5 et 6 octobre, la faction d'Orléans ». Puis chacun reprit sa route, abandonnant le duc à son tragique destin.

Mais pour le vicomte de Ségur, qui ignorait qu'il avait introduit au Palais-Royal son ange exterminateur, la politique restait un divertissement de salon. Trop intelligent pour ne pas comprendre la gravité de la crise, il préférait prendre ses distances en parodiant le langage de plus en plus improbable des bonnes intentions. La Correspondance littéraire ne manqua pas de rapporter sa Harangue , un « impromptu à un souper chez M. le Baron de Besenval », où l'on avait fêté le début de l'année 1789 : « Sire, vos enfans… le peuple… la nation… vous êtes son père… la constitution… la puissance exécutrice dans vos mains… la puissance législative… l'équilibre des finances… la gloire de votre règne… l'amour de votre peuple… Sire, le crédit… les fondements de la monarchie ébranlée… tout concourt… tout rassure… et votre équité… les yeux de l'Europe étonnée… l'esprit de sédition détruit… les larmes de vos peuples… la postérité… abondance… gloire… patriotisme… abus du pouvoir… clergé… noblesse… tiers état… sublime effort… vertu… confiance… le siècle éclairé… l'administration… l'éclat du trône… la bienfaisance si rare… les siècles à venir… sagesse… prospérité… voilà les aveux de votre royaume… puissante réunion d'une nation importante… époque à jamais mémorable… éclat de votre couronne et bénédictions… les vertus de Louis XII, la bonté de Henri IV… Sire, douze et quatre font seize129 . » Quelques mois plus tard à peine, chargé en sa qualité de commandant en second de l'armée de Paris d'assurer l'ordre dans la capitale, le baron de Besenval serait parmi les premiers à se révéler inapte à la tâche qui – ironie du sort – lui avait été confiée huit ans plus tôt par son ami ministre, le marquis de Ségur130 , battant en retraite devant les insurgés. Mais ni lui ni son fils ne renonceraient pour autant à afficher leur imperturbable bonne humeur et à tourner la tragédie en farce131 .