Le duc de Brissac

« Oui, vous serez ma dernière pensée. »

Duc de Brissac1

Avant de franchir le seuil de l'Hôtel de Brissac2 pour passer en revue salle par salle la précieuse collection d'art qui y était rassemblée, le Guide des Amateurs et des Étrangers voyageurs à Paris de Luc-Vincent Thiéry prenait soin de présenter à ses lecteurs le maître de céans. Un grand seigneur, aimant la beauté et le faste, qui détenait par tradition familiale le privilège enviable d'occuper des fonctions militaires sous le commandement direct du souverain : « Messire Louis-Hercule Timoléon de Cossé-Brissac, Duc de Cossé, Pair de France », lisait-on en effet dans le guide, était « Maréchal des Camps et Armées du Roi, Capitaine-Colonel des Cent-Suisses, Gouverneur de la Ville, Prévôté et Vicomté de Paris, depuis le mois de Février 1775, et Chevalier des Ordres du Roi depuis 17763  ».

La charge la plus prestigieuse du duc, outre sa fonction de Premier Panetier de France 4 , était celle de gouverneur de la Ville, que son père avait occupée aussi. Une sorte de droit de famille puisque c'est un maréchal de Brissac, dans les débuts troublés du règne d'Henri IV, qui avait remis le 22 mars 1594 les clés de la capitale au souverain. Bien qu'elle fût désormais de caractère essentiellement honorifique, cette charge permettait de ne recevoir d'ordres que du roi et conférait « entrée, séance et voix délibérative en la Grand'Chambre du Parlement, en qualité de Conseiller d'honneur né5  ». De plus, comme les princes du sang et les pairs laïcs, le gouverneur avait le droit de se rendre au parlement vêtu d'« un habit de drap d'or, ou de velours, ou de drap noir, un manteau-court, une toque ou bonnet de velours garni de plumes, et l'épée au côté » et d'être escorté par « des gardes et des pages »6 . Les fêtes organisées par le duc pour son avènement montrent bien la solennité du moment : « Après un bal superbe donné le 25 février, et où ont assisté toute la Cour, la famille royale, même la Reine, qui n'en est sortie qu'à six heures du matin, [le duc] s'est fait recevoir au Parlement aujourd'hui et a fait son entrée, où il a joui de la prérogative précieuse et remarquable de distribuer de l'argent au peuple7 . »

Mais sa qualité « la première et la plus belle après les grandes charges de la Maison du Roi8  », du moins selon Saint-Simon, était sans conteste celle de capitaine colonel des Cent-Suisses, la garde du corps du roi.

Par ses titres et ses charges, Louis-Hercule Timoléon Cossé, devenu huitième duc de Brissac à la mort de son père en 1780, était un exemple typique de la haute noblesse de cour, intégré – comme le duc de Lauzun, les frères Ségur, le comte de Narbonne et tant d'autres membres du deuxième ordre – au cœur de l'appareil monarchique. Mais sa loyauté à la couronne ne se mesurait pas à l'aune de la faveur royale. Indépendamment de ses convictions personnelles, le duc, bien en cour ou en disgrâce, était un fidèle serviteur et avait le sens de l'honneur chevillé au corps. « Je fais ce que je dois aux ancêtres du roi et aux miens9  », serait sa maxime au moment des choix difficiles.

En 1787, à la publication du guide de Thiéry, le duc de Brissac avait cinquante-deux ans et ne jouissait plus de la bienveillance des souverains depuis une dizaine d'années. Marie-Antoinette ne lui avait pas pardonné sa relation avec la dernière favorite de Louis XV, la comtesse du Barry, et le Journal du marquis de Bombelles illustrait l'indignation des bien-pensants à cet égard : « M. le duc de Brissac passe sa vie chez elle [la du Barry] et son sot orgueil se repaît du plaisir de remplacer dans les bras de Mlle l'Ange le monarque qui n'eût jamais dû la connaître, même de nom10 . » Il n'en alla pas tout à fait ainsi, nous le savons, mais, pour rendre justice aux deux amants, il nous faut remonter le temps et retracer leur histoire.

 

Né en 1735, deuxième fils du maréchal de Brissac, Louis-Hercule-Timoléon avait un physique de géant, digne du héros mythologique dont son père lui avait de façon inattendue donné le nom, et s'était formé au métier des armes dès son jeune âge. Le superbe portrait de François-Hubert Drouais conservé au musée de Versailles nous le montre au seuil de la quarantaine dans son fastueux uniforme de colonel des Cent-Suisses : dans un beau visage lumineux aux traits réguliers, ses lèvres charnues ébauchent un sourire sous des moustaches châtain de mousquetaire.

À la mort de son frère en 1749, Louis-Hercule-Timoléon se retrouva en position d'aîné et ses parents lui cherchèrent sans tarder une épouse de sa condition. L'année suivante, il conduisit à l'autel Adélaïde-Diane-Hortense-Délie Mancini-Mazarini. C'était une union prestigieuse tant sur le plan patrimonial que social. Petit-neveu de Mazarin, duc et pair de France, grand d'Espagne, prince du Sacré Empire, ambassadeur de Louis XV, le père de la mariée, le duc de Nivernais, était une figure en vue à la cour comme à la ville et conjuguait une élégance d'homme du monde avec une vaste et solide culture. Non content d'être un véritable érudit, membre de plusieurs académies, Nivernais était un écrivain de talent dont les Fables , qu'il lisait avec une grâce inégalable, faisaient les délices de la bonne société. Son mariage avec Hélène-Angélique-Françoise Phélippeaux, fille du comte de Pontchartain et demi-sœur du comte de Maurepas, avait contribué à renforcer et étendre le réseau d'alliances de la famille, selon la stratégie gagnante de l'aristocratie d'Ancien Régime qu'avait bien comprise son grand-oncle Mazarin à son arrivée en France.

L'union du duc de Cossé, alors âgé de vingt-cinq ans, avec la « charmante Mancinette11  » s'inscrivait dans cette logique, avec deux familles déjà liées par une sincère amitié. S'adressant au beau-père de son fils dans le style orné de la galanterie précieuse en vogue au siècle précédent, à laquelle il s'obstinait à rester fidèle – « l'on croyait voir un courtisan sortant des salons de Louis XIV12  » –, le maréchal de Brissac exprimait son contentement affectueux pour ces nouveaux liens de parenté : « Je souhaite à de prompts préliminaires la course de mon fils vers son beau-père. La sainte émanation de vous si guirlandée de charmes qui allument ma vétusté, m'a écrit la lettre la mieux pensée. Ma chère petite n'a que faire de douter de l'amour le plus tendre, et le mieux ordonné à mes sentiments13 . »

Si la « chère petite » n'était pas à tout à fait une « sainte émanation », elle s'était indubitablement formée à l'école paternelle. Le comte Louis-Philippe de Ségur – frère aîné du vicomte Joseph-Alexandre, comme lui non dépourvu de compétences en ce domaine – témoigne de l'impact du duc sur ses interlocuteurs : « Aucun livre n'aurait pu m'apprendre ce que me faisait connaître, en peu de conversations […] le duc de Nivernais sur la finesse du tact, sur les nuances de la grâce, sur la délicatesse du goût14 . » Ses Lettres sur l'usage de l'esprit 15 en sont la preuve éloquente. Il n'est donc pas surprenant qu'initiée dès l'enfance à un savoir mondain transmis par la pratique de génération en génération, la fille du duc en ait assimilé les traits essentiels. Outre qu'elle « ressembl[ait] à son père » et possédait « de l'agrément, de l'élévation dans le caractère, de la gaieté et de l'honnêteté »16 , la jeune duchesse de Cossé était jolie, et dans les premières années de son mariage, quand Walpole l'avait connue, « elle était vive, paraissait raisonnable et avait un excellent caractère17  ». Elle était aussitôt tombée amoureuse du mari que sa famille lui avait choisi et n'en avait pas fait mystère. La comtesse de Rochefort, « amie convenable 18  » de Nivernais, nous la montre de retour à Saint-Maur, la résidence de campagne des Pontchartrain, après la première visite d'usage avec son mari à Versailles, « toujours charmante et très gaillarde19  ».

Bien que Louis-Hercule-Timoléon fût un don Juan impénitent – selon un chroniqueur de l'époque, même à l'enterrement de son père ses regards s'attardaient sur les représentantes du beau sexe20  –, il s'était montré plein d'attentions pour sa jeune épouse et le couple avait connu des années heureuses. De leur union étaient nés un fils et une fille et, trente ans plus tard, au moment de rédiger son testament, Brissac rappellerait à celle-ci l'affection qu'il portait à sa femme, dont il vivait séparé depuis longtemps : « Votre mère, que j'ai toujours tendrement aimée, ne sera pas fâchée de causer avec vous de moi ; elle me connaît parfaitement, elle m'a plaint, aimé, et moi aussi, je t'en assure mon enfant21 . »

À l'automne 1771, alors que les Cossé fêtaient la naissance d'un héritier mâle, on perçut, à en croire les témoignages des contemporains, les premiers signes d'une crise conjugale déclenchée, semblait-il, par la comtesse du Barry. Tandis que la duchesse, contrevenant aux usages aristocratiques et suivant les préceptes de Rousseau, prenait amoureusement soin de son enfant en le nourrissant au sein, son mari était subjugué par la nouvelle favorite du roi.

Toujours au courant des dernières nouvelles de Versailles grâce aux Choiseul, Mme du Deffand, le 25 septembre 1771, informait Horace Walpole que la duchesse de Cossé avait remplacé la duchesse de Villars, morte une semaine auparavant, comme dame d'atours de la Dauphine. Elle se hâtait de préciser : « Elle l'aurait refusé de grand cœur mais son mari, qui est le favori de la Sultane, l'avait demandé à son insu et l'a obligée de l'accepter ; mais comme elle nourrissait sa petite fille [en réalité le petit Jules-Timoléon âgé alors de trois mois] on lui permet de n'entrer en exercice qu'après qu'elle l'aura sevrée. Mme la Dauphine n'a pas d'éloignement pour elle ; mais elle est fâchée qu'on n'ait pas choisi pour cette place une de ses dames de compagnie22 . »

Avec vingt jours de retard sur Mme du Deffand, le comte de Mercy-Argenteau, ambassadeur de Marie-Thérèse à Versailles, rapportait la situation à l'impératrice en des termes presque identiques. La Dauphine n'avait été informée qu'après coup, par un billet du roi, de la nomination de sa nouvelle dame d'atours et, à première vue, le choix de la duchesse de Cossé semblait inattaquable, car la jeune femme jouissait de l'estime générale. Mais, ajoutait l'ambassadeur, « la circonstance qui donne à penser, c'est que le duc de Cossé est entièrement livré à la favorite, que cette dernière a effectué le choix en question, et que, par conséquent, l'archiduchesse ne sera pas dans le cas d'accorder beaucoup de confiance à sa nouvelle dame d'atours […] Tout ce que je crains à la suite de cette première démarche du parti dominant, c'est qu'il cherchera à entourer peu à peu Mme l'archiduchesse de gens voués à la cabale23  ».

 

Intime de Louis XV dont il assurait la sécurité personnelle, le duc de Brissac avait eu l'occasion de côtoyer Jeanne Bécu, la jeune courtisane que l'on surnommait l'Ange dans les milieux de la prostitution de luxe, depuis que le souverain avait réclamé sa présence permanente à Versailles. Après sa présentation officielle à la cour, la nouvelle favorite avait été installée au-dessus de la chambre à coucher du roi, dans les appartements destinés au départ à Cossé en sa qualité de capitaine des Cent-Suisses. Relogé à l'étage supérieur, dans les mansardes, le duc se trouvait en contact étroit avec la néo-comtesse.

De quelle nature était le dévouement chevaleresque dont Cossé avait aussitôt fait preuve à son égard ? Était-ce la loyauté ou, plus simplement, une solidarité masculine à l'égard de son roi, qui, dès le début, l'avait rallié au camp de la favorite ? Ou avait-il été envoûté par la féminité triomphante de la très belle courtisane ? Ce que nous pouvons exclure, c'est que le duc ait cherché par ambition l'appui de la nouvelle maîtresse en titre, puisque, au cours des quatre années du règne de Mme du Barry, il ne bénéficia ni de nouvelles charges ni de promotions.

La seule faveur obtenue par Cossé grâce à l'intercession de la maîtresse du souverain était donc la nomination de son épouse comme dame de compagnie de la Dauphine. Mais la requête émanait-elle de lui ou n'était-ce pas plutôt une idée du roi ou de la favorite elle-même ? Louis XV avait-il voulu près de la Dauphine une jeune femme à la réputation irréprochable et attribué le mérite de ce choix à sa maîtresse ? Ou Mme du Barry elle-même avait-elle suggéré la candidature de l'épouse d'un homme à la fidélité incontestable, dans l'espoir que la charmante duchesse tempère l'hostilité que Marie-Antoinette s'obstinait à lui témoigner ?

Dans un cas comme dans l'autre, cette initiative s'avéra désastreuse.

Mme de Cossé n'apprécia pas d'être commise d'office à une tâche certes très honorifique, mais aussi fort contraignante. La duchesse n'aimait pas la vie de cour et était, à cette époque, tout absorbée par les soins que réclamait son dernier-né. En outre, comme sa mère, la duchesse de Nivernais, et la majeure partie des dames de la haute aristocratie, elle jugeait que l'installation d'une prostituée à Versailles constituait un scandale inacceptable et vécut sans doute comme une offense une nomination due au bon vouloir de la favorite. Elle s'y plia cependant pour complaire à son mari et par respect pour la Dauphine, mais n'eut pas besoin pour fixer sa ligne de conduite qu'un ressentiment né de la jalousie vienne grossir la rancœur que dictait l'orgueil.

Un an après sa nomination, forte de la confiance de Marie-Antoinette, la duchesse montra que non seulement elle n'entendait jouer aucun rôle de médiation en faveur de Mme du Barry, mais qu'elle pouvait aggraver les tensions entre la maîtresse en titre et la Dauphine. Le pauvre Mercy-Argenteau ne manqua pas d'en rendre compte à Marie-Thérèse : « Il y eut ce jour [le 28 octobre 1772] une grande tracasserie, dans laquelle je fus obligé d'intervenir. Le duc de La Vrillière donnait ce même soir à souper à la comtesse du Barry ; il invita à cette occasion la dame d'atours de Mme la Dauphine, la duchesse de Cossé, qui refusa de s'y rendre […] Le refus […] fit grand bruit ; il en résulta des reproches amers au duc de Cossé ; on exigea qu'il usât d'autorité vis-à-vis de sa femme […] en vue de se réhabiliter auprès de la favorite, il écrivit à sa femme une lettre très forte par où il exigeait d'elle de témoigner à la comtesse du Barry toutes sortes d'attentions, et de ne se refuser à rien de ce qui pourrait lui plaire. La duchesse de Cossé répondit à son mari qu'en prenant possession de sa charge, elle avait été voir la comtesse du Barry, mais qu'après cette démarche, elle n'en ferait aucune qui pût la faire regarder comme étant de la société de la favorite, que jamais elle ne s'y résoudrait, et qu'elle préférait remettre la démission de sa place24 . »

Mais les raisons pour lesquelles, trois ans après, Mme de Cossé finit par quitter le service de Marie-Antoinette n'avaient rien à voir avec Mme du Barry qui, depuis la mort du Bien-Aimé, avait quitté la scène. Elles étaient beaucoup plus graves. Dès ses premiers mois de vie, le petit Jules-Timoléon avait été de santé fragile et, malgré les tendres soins de sa mère, son état avait empiré. À plusieurs reprises, la duchesse avait exprimé à Marie-Antoinette, devenue reine en mai 1774, son souhait de se retirer, mais cette dernière, consciente de ses qualités25 , lui avait demandé de rester. Au printemps 1775, quand Mme de Cossé avait présenté de nouveau sa démission pour accompagner son fils à une cure thermale, l'ambassadeur de Marie-Thérèse avait encore réussi à la convaincre, dans l'intérêt de la reine, de renvoyer sa décision à son retour26 . La démission fut ainsi présentée en juillet de la même année, mais de façon bien inhabituelle.

En quittant le service de Marie-Antoinette, la duchesse se sentit en devoir de lui dire, comme Mercy-Argenteau le reconnut malgré son souci du protocole, des « vérités fort intéressantes » : « Elle entra en détail sur les entours de la cour, sur les abus de la confiance que produit l'esprit d'intrigue et de parti, sur les moyens que l'on emploie pour pratiquer des surprises et les faire tourner au profit des vues personnelles. Ces réflexions furent appuyées sur des exemples de ce qui s'était passé en différents temps27 . »

Nous pouvons supposer que ses difficultés pendant les années où triomphait Mme du Barry rentraient dans ces exemples, mais l'idée d'offrir à la reine, comme « testament de fidélité28  », les réflexions qui avaient mûri pendant les quatre années passées à son service participait du plus pur style Nivernais et nous rappelle les pages pénétrantes de son père sur « l'état de courtisan29  ».

Cette première prise de distance avec la vie de cour fut suivie peu après, à la mort de son fils, d'un éloignement d'avec son mari. Le deuil qui l'avait frappée ne laissait plus de place pour le rêve d'amour conjugal qui avait embelli les premières années de leur mariage, et les mœurs aristocratiques reprenaient le dessus sur les attentes sentimentales des temps nouveaux. Dès lors, son mari et elle mèneraient des vies séparées, sans pour autant faillir au respect réciproque et à l'engagement commun de défendre l'éclat de leur famille en donnant des réceptions somptueuses30 et en veillant à l'avenir de leur fille unique. N'était-ce pas là tout ce qui importait ?

 

Contrairement à sa femme, Brissac garda ses fonctions à la cour et ne mit pas fin à la saison des amours. Nous ignorons quand sa relation avec la comtesse du Barry se transforma en un lien sentimental stable, mais nous savons que le duc n'avait pas hésité à prendre son parti pendant les années difficiles de sa disgrâce31 .

Deux jours après la mort du Bien-Aimé, manifestant bien peu de respect pour la mémoire de son prédécesseur, Louis XVI fit parvenir à Mme du Barry – qui s'était réfugiée chez le duc et la duchesse d'Aiguillon à Rueil – une lettre de cachet où il lui ordonnait de se retirer au monastère de Pont-aux-Dames, près de Meaux. Si la coutume voulait que les anciennes favorites quittent la cour, le recours à un moyen coercitif tel que la lettre de cachet, symbole par excellence de l'arbitraire royal, pour infliger à Mme du Barry le traitement réservé aux prostituées, n'était pas un début bien éclairé pour un jeune souverain. Que le souhait d'une punition exemplaire – « le roi s'est borné à envoyer la créature au couvent et à chasser de la cour tout ce qui porte ce nom de scandale32  » – ait émané de Marie-Antoinette donnait à cette mesure un caractère de vengeance personnelle indigne d'une souveraine.

Isolée dans une cellule d'un lugubre bâtiment en ruine où elle était traitée en criminelle, Mme du Barry supporta avec dignité et courage l'épreuve difficile qu'on lui imposait. Sa vie d'irrégulière – de sa condition de fille illégitime d'une cuisinière et d'un moine jusqu'à son statut de courtisane – lui avait appris à s'adapter aux situations les plus diverses. Mais la dureté de son métier n'avait pas entamé sa joie de vivre et, aux bons comme aux mauvais jours, elle resterait fidèle à sa nature douce, compatissante et généreuse.

Élevée dans un institut religieux, Mme du Barry était familière de la discipline du couvent et, à Pont-aux-Dames, elle trouva une consolation dans les prières de son enfance. Son humilité et sa résignation lui gagnèrent la sympathie des religieuses qui s'employèrent à adoucir son quotidien. Devant ce comportement exemplaire et sous la pression de personnages illustres comme le prince de Ligne, Louis XVI se montra disposé à plus d'indulgence, accordant à la comtesse la possibilité de recevoir des visites et de reprendre en main la gestion de ses affaires. Au bout d'un an de réclusion, Mme du Barry retrouva la liberté, mais à condition de résider à au moins dix lieues de Paris et Versailles. Elle acheta pour cette occasion, sans regarder à la dépense, le château de Saint-Vrain, à trente milles de Paris, où ses neveux et sa belle-sœur la rejoignirent et où elle put renouer avec la vie en société. Enfin, à l'automne 1776, grâce à l'intervention du comte de Maurepas, oncle du duc d'Aiguillon, qui retrouvait des fonctions de Premier ministre après vingt ans d'exil, elle put s'établir à Louveciennes, le lieu qui lui était cher entre tous. La trentaine à peine entamée, très riche et encore très belle, l'ancienne favorite commençait une nouvelle vie.

Sans maître pour la première fois, Jeanne pouvait hors de toute contrainte faire passer son plaisir avant celui des autres. Louis XV lui avait permis de donner libre cours à sa passion pour les belles choses – vêtements, bijoux, objets précieux, mobilier, porcelaines, tableaux, statues – et son nom se trouvait ainsi lié, comme celui de la Pompadour avant elle, à un moment de transition de l'art français : le style du Barry33 . La maîtresse en titre avait prouvé l'originalité et la sûreté de son goût au Petit Trianon, ce joyau d'architecture commandé à Gabriel par Louis XV pour la Pompadour dans le parc de Versailles. Mme du Barry avait choisi la décoration, tournant le dos à la grâce maniérée du style rocaille et misant sur une simplicité raffinée. Quant à Louis XVI, il donnerait à son épouse légitime les clés de ce locus amoenus cher aux favorites pour qu'elle y cultive les plaisirs innocents de la vie privée. Et Marie-Antoinette, qui, tout en voulant purifier la résidence royale de la présence des « créatures », avait adopté leurs choix esthétiques, les porta à leurs extrêmes conséquences. La rusticité apparente du Petit Trianon rendit son luxe encore plus scandaleux : « La royauté a fait ici des frais énormes pour se cacher à ses propres yeux, mais sans y réussir34  », constatait en 1789 Gouverneur Morris. Et si, loin des obligations de la cour, Marie-Antoinette y trouva un refuge en compagnie de quelques intimes, cela en fit aux yeux des exclus un foyer de conspiration et d'amitiés suspectes.

Louveciennes, propriété de la couronne, avait été mis à la disposition de Mme du Barry par Louis XV au début de leur relation. C'était un véritable Petit Trianon pour elle toute seule, où elle pouvait vivre comme elle l'entendait. Entouré d'un parc magnifique, le château se dressait sur une colline qui dominait la vallée verte et boisée de la Seine, tandis qu'à l'horizon se profilaient les clochers des églises parisiennes.

Pour mieux jouir de la beauté du spectacle, la comtesse avait chargé Claude-Nicolas Ledoux, un jeune architecte au talent visionnaire, de construire un pavillon sur un terre-plein du jardin surplombant le fleuve. Avec son péristyle à trois colonnes d'imitation romaine, l'édifice inaugurait un rapport nouveau entre nature et architecture qui s'inspirait de l'Antiquité. Le grandiose vestibule ovale doté d'une tribune pour les musiciens sur le mur du fond, avec son plafond peint par Boucher et ses murs revêtus de marbre gris, pouvait servir de salle de réception ou de théâtre. Ciselés comme des bijoux, les accessoires en bronze doré – chandeliers, poignées, pare-feu – étaient l'œuvre des meilleurs artisans du moment.

Une gravure de Moreau le Jeune, Le Souper à Louveciennes 1771 , a immortalisé le banquet offert par la favorite à Louis XV pour fêter l'inauguration du pavillon. Vêtue de blanc, la maîtresse de maison est assise à côté du souverain à une extrémité de l'immense table ovale, éclairée à giorno par les grandes torches qui se reflètent dans les miroirs et agrémentée au centre d'un décor de colonnes doriques créé par Ledoux, tandis que les domestiques de la comtesse dans leurs élégantes livrées rouge et or servent les invités sous le regard de la Garde suisse du roi.

Le duc de Brissac était-il à Louveciennes ce soir-là ? L'hypothèse n'a rien d'improbable, mais il ne pouvait certes pas imaginer que quelques années plus tard il serait l'hôte de marque du luxueux pavillon. Dans le beau portrait qu'un descendant du duc de Brissac, historien reconnu de la maison de Cossé, nous a laissé de son ancêtre, on lit qu'« il fut des premiers à venir à Saint-Vrain ; il fut le premier chez elle à Louveciennes ; entre ces deux êtres qui s'étaient tacitement cherchés et sans mots promis, naquit alors l'amour, qui, jusqu'à leur mort, vivra35  ». Mais l'auteur ne nous dit pas sur quoi repose cette affirmation et les recherches effectuées dans les archives familiales ne nous ont pas apporté de réponse. Même si nous sommes disposés à le croire sur parole, il faut attendre 1782 pour trouver un premier témoignage irréfutable de l'existence d'une relation amoureuse entre le duc et la comtesse. Il nous vient du comte d'Allonville, qui cette année-là avait fait la connaissance de Mme du Barry en Normandie, où Jeanne s'était rendue en compagnie de Brissac. En évoquant cette rencontre de nombreuses années après, le mémorialiste nous a transmis intacte sa surprise devant l'ancienne favorite : « Prévenu contre elle, mon premier mouvement appartint à la curiosité, mais l'intérêt lui succéda bientôt : en l'examinant je ne pouvais concilier ce que j'avais lu d'elle et ce que sa figure annonçait ; l'on ne retrouvait en rien les traces de son ancien état dans la décence de son ton, la noblesse de ses manières, et ce maintien également éloigné de l'orgueil et de l'humilité, de la licence et de la pruderie ; sa vue seule réfutait tout ce qui a été publié sur elle. D'ailleurs elle me paraissait extrêmement agréable, et j'eusse trouvé tout simple qu'elle inspirât des passions comme elle s'était acquis des véritables amis. Celui d'entre eux qui lui faisait plus d'honneur était le duc de Brissac, chez qui la droiture du cœur et l'élévation du caractère suppléant à l'esprit, lui inspirèrent, durant nos troubles, des mots et des actions devenus historiques. Sa disgrâce, dont il sortit si noblement, il l'avait due à son amitié pour Mme du Barry ; amitié dont la constance prouve qu'elle lui avait été inspirée non par l'attrait de la faveur, mais par les qualités réelles de cette femme, qui au reste me parut plus séduisante que spirituelle36 . »

À partir de 1783, les Nouvelles à la main 37 font également allusion à la relation entre le duc et Mme du Barry comme à une histoire de longue date, mais alors que l'opinion populaire continue à s'acharner sur l'ancienne favorite, les positions à la cour changent nettement. Nous en trouvons l'écho dans les Mémoires postrévolutionnaires des aristocrates. D'Allonville sera rejoint dans son jugement par le duc de Croÿ38 , les comtes Dufort de Cheverny39 et d'Espinchal40 et le marquis de Belleval41 , qui feront amende honorable de leurs préjugés et témoigneront de leur admiration pour l'ancienne prostituée qui avait su devenir une parfaite « honnête femme ».

Certes, comme l'observe le comte d'Allonville, l'amour chevaleresque que lui portait Brissac contribuait à la placer sous un jour nouveau, mais c'est elle en premier lieu qui rendit cette métamorphose possible.

Fille du peuple, Jeanne possédait une élégance naturelle et des manières aristocratiques acquises pendant ses années de collège et perfectionnées au cours de sa carrière de courtisane. En la prenant sous son toit pour la destiner à la prostitution, Jean-Baptiste du Barry ne s'était pas seulement soucié de son éducation érotique, – il l'avait initiée aux us et coutumes de la bonne société. Sa clientèle, composée de grands seigneurs comme le maréchal de Richelieu, avait constitué pour elle une école de libertinage, mais aussi de bon ton. Talleyrand observera que, contrairement à Mme de Pompadour, qui, malgré son excellente culture, « avait mauvais ton, des manières de parler vulgaires dont elle n'avait pu se corriger, même à Versailles […], Mme du Barry était parvenue à avoir un langage assez pur […] et elle avait attrapé l'art de conter assez gaiement42  ». Cela étant, il semblait indéniable que sa gentillesse, à laquelle il était difficile de rester insensible, n'était pas dictée par les bienséances mais venait du cœur. Malgré la « vie infâme43  » à laquelle la nécessité l'avait contrainte, Jeanne ne renoncerait jamais à être bonne.

Pendant ses années de favorite, la jeune femme avait essayé de fuir les intrigues de la cour et n'avait jamais cherché à se venger des offenses reçues – « elle n'humilia pas même les personnes qu'elle pouvait perdre44  » –, et pendant sa disgrâce elle continua de manifester la plus grande déférence à la famille régnante. On savait bien que la fortune scandaleuse qui était maintenant la sienne ne servait pas seulement à satisfaire de coûteux caprices, mais aussi à secourir les pauvres et les nécessiteux et à pourvoir au bien-être d'une tribu de parents naturels ou par alliance, qui pour la plupart ne méritaient pas sa générosité et ne lui causaient guère que des embarras.

Sa passion pour le luxe n'était pas de nature ostentatoire et frappait par sa singularité : « Elle tenait un grand état avec peu de monde. Elle s'était si bien habituée à la dépense que cela lui paraissait tout simple45 . » Malgré une nuée de domestiques à son service et une demeure pleine à craquer de tableaux, statues, objets précieux de toute sorte, l'ancienne favorite menait une vie extrêmement simple. « L'été comme l'hiver, Mme du Barry ne portait plus que des robes-peignoirs de percale ou de mousseline blanche – rappelle Mme Vigée Le Brun qui fera son portrait dans cette tenue champêtre –, et tous les jours, quelque temps qu'il fît, elle se promenait dans son parc ou dehors, sans qu'il en résultât aucun inconvénient pour elle, tant son séjour à la campagne avait rendu sa santé robuste46 . » Dans sa nouvelle vie à Louveciennes, le contact quotidien avec la nature ne répondait pas seulement à un souci esthétique en accord avec les impératifs de la mode mais constituait une source essentielle de bien-être physique.

Le style de vie de Mme du Barry força le respect de Laclos qui, après lui avoir adressé des vers insolents47 , quand elle était maîtresse en titre, n'hésita pas à lui rendre hommage en plein climat révolutionnaire : « Depuis qu'Elmire a dû quitter le séjour des Rois, elle a choisi une retraite paisible, où elle a vécu sans intrigues et sans projets, et sans cette inquiétude qui accompagne presque toujours les personnes qui ont joué un rôle, quel qu'il soit […]. Vivant sans obscurité et sans dissipation, elle ouvre son ermitage enchanté à un petit nombre d'hommes qui croient que la chasteté est une convenance sociale, plutôt que la mère des vertus, et qu'on peut être fort tendre et fort aimable48 . »

Brissac fut certainement l'un d'entre eux, mais il ne fut pas le seul. Avant de pouvoir faire la sieste sereinement dans le pavillon de Louveciennes49 , sûr des sentiments de la maîtresse des lieux, le duc avait dû faire preuve de patience. En effet, au cours de l'été 1779, Mme du Barry s'était entichée d'un gentilhomme anglais venu habiter près de chez elle. À cinquante ans, Henry Seymour, neveu du puissant duc de Somerset et demi-frère de Lord Sandwich, « était un homme qui, malgré ses relations prestigieuses, n'avait jamais pris conscience de ses talents50  ». Bien qu'il ne manquât pas d'intelligence, son caractère exécrable avait entravé sa carrière politique et il avait quitté l'Angleterre couvert de dettes et brouillé avec sa famille. Seymour s'était installé dans un petit manoir sur la colline de Louveciennes, avec sa seconde épouse, une jeune comtesse française qui venait de donner naissance à un enfant, ainsi que deux filles de son premier lit, et il entretenait avec Mme du Barry des rapports de bon voisinage. Intriguée par ce bel Anglais hautain – un « fier prince51  », comme l'avait qualifié Horace Walpole –, Jeanne se prodigua en amabilités. En 1781, en proposant à William Beckford de visiter le pavillon de Louveciennes, Ledoux se disait certain que Mme du Barry lui réserverait bon accueil car elle avait entendu parler de lui en bien par « M. Seymour, qui jouit en ce moment du soleil de ses faveurs ; et croyez-moi, c'est un éclat solaire, des plus éblouissants quand elle se montre disposée à les répandre52  ». Huit courtes lettres de la comtesse, probablement écrites au cours des deux années qui suivirent l'arrivée de Seymour à Louveciennes, nous permettent de suivre cette trajectoire amoureuse de sa naissance à son déclin53 .

Les deux premières nous montrent Mme du Barry tendue vers la conquête de son voisin. « On dit depuis longtemps que les petits soins entretiennent l'amitié54  », éprouve-t-elle le besoin de souligner en lui envoyant des présents attentionnés : un chiot pour sa fille malade, une pièce rare de l'époque de Louis XIV. Mais dès la troisième lettre, où elle déclare : « L'assurance de votre tendresse, mon tendre ami, fait le bonheur de ma vie […] Je vous attends samedi avec toute l'impatience d'une âme entièrement à vous55  », le doute n'est plus permis. C'est une femme amoureuse, et qui se sait aimée, qui écrit : un moment de grâce qui toutefois ne durera pas. De quelle nature sont les reproches que Seymour se sent vite en droit d'adresser à Jeanne ? Est-ce la présence d'un autre homme dans sa vie qui le rend jaloux ? S'agit-il de Brissac ? La comtesse a beau le rassurer – « Adieu, je vous attends avec toute l'impatience d'un cœur tout à vous et qui, malgré vos injustices, sent bien qu'il ne peut être à d'autres56  » –, c'est en pure perte. Dur et arrogant, Seymour exige sans rien concéder et punit sa maîtresse en se refusant et en la laissant dans l'incertitude. De son côté, après avoir tenté en vain de l'adoucir, Jeanne, dans une lettre empreinte de dignité, se décide à rompre une relation qui remet en question ses choix de vie : « Vous n'avez pas daigné me rassurer sur ce qui affecte mon âme ; ainsi je crois que ma tranquillité et mon bonheur vous touchent peu ; c'est avec regret que je vous en parle, mais c'est pour la dernière fois. Ma tête est bien ; mon cœur souffre. Mais avec beaucoup d'attention et de courage, je parviendrai à le dompter […] c'est le dernier sacrifice qui me reste à faire ; mon cœur lui a fait tous les autres, c'est à ma raison à lui faire celui-ci. Adieu, croyez que vous seul occuperez mon cœur57 . »

Nous n'avons pour trace de la réponse de Seymour qu'une phrase rageuse écrite au dos de la miniature que Jeanne lui avait offerte et qu'il avait renvoyée à son expéditrice : « Leave me alone  » (« Laissez-moi en paix »)58 .

 

Rescapée de la rudesse anglaise, Mme du Barry dut trouver délicieusement rafraîchissante la galanterie française de Brissac. Il est certain que dès lors le duc prit une place définitive dans sa vie. Le mariage de sa fille59 , à qui il était tendrement lié, lui permit de se sentir libre de vivre plus ouvertement sa relation avec l'ancienne favorite. À cette époque, sa femme semblait de plus en plus absorbée par des problèmes de santé. En butte à une forte hypocondrie, elle courait les médecins et les stations thermales et s'était décidée à suivre la cure de Mesmer, avec des résultats désastreux. « C'est encore une victime du magnétisme, commentait Mme de Sabran. Elle est dans un état à faire pitié : elle crache le pus et le sang. Les médecins lui ont défendu de prononcer une parole, et elle est au milieu de sa chambre à faire des signes à tout ce qui arrive, avec un visage de déterrée60 . » Mais c'est probablement son mauvais état de santé qui lui sauva la vie. Quand la Révolution éclata, la duchesse se soignait à Nice, d'où elle passa en Italie pour ne rentrer en France qu'en 1798.

 

Comme dans les récits de chevalerie, Brissac avait surmonté toutes les épreuves auxquelles il avait été confronté – par amour pour Guenièvre, Lancelot ne s'était-il pas exposé au déshonneur en montant sur une charrette d'infamie61  ? –, habité par la certitude que, noble par nature, le sentiment amoureux purifie celui qui en est l'objet. De son côté, l'ancienne courtisane se révélait à la hauteur de l'image radieuse qui avait embrasé l'imagination du capitaine des Cent-Suisses à l'époque désormais lointaine de Versailles. Et si la cristallisation amoureuse du duc résistait, intacte, à l'épreuve de la réalité, Jeanne trouvait en lui l'interlocuteur capable de la révéler à elle-même.

Tous deux aimaient l'amour physique et le pratiquaient en experts, mais ils n'étaient pas seulement liés par une complicité érotique. Chez le grand seigneur immensément riche, comme chez la fille du peuple qui s'était vendue pour de l'argent, le plaisir de vivre, le besoin de raffinement et de luxe s'accompagnaient d'une profonde bonté et d'une intime exigence de beauté. Malgré l'abîme social qui les séparait, Jeanne prouvait à son amant que la générosité et la loyauté n'étaient pas l'apanage exclusif de l'éthique aristocratique. Et de son côté Brissac permit à Mme du Barry d'activer sa part la meilleure en partageant avec elle idées, sentiments et habitudes.

Philanthrope convaincu, le duc ne se limitait pas à théoriser les principes de liberté, fraternité et égalité dans la loge maçonnique du Collège de Clermont où, en 1777, il avait succédé au prince de Conti comme grand-maître de l'ordre du Temple. À la mort de son père, il en avait donné une preuve concrète en entreprenant à ses frais et avec les méthodes les plus avancées la bonification d'un vaste marais qui minait la santé des habitants de Brissac et des environs depuis des siècles. Et comme on savait dans la région que le duc avait le cœur tendre, il n'était pas rare qu'un nouveau-né soit abandonné bien en vue au pied d'un des grands arbres de son parc. Il se chargeait toujours de l'enfant trouvé, jusqu'au moment où celui-ci, en possession d'un métier, pouvait subvenir à ses besoins. Lecteur de l'Encyclopédie , le duc croyait dans le progrès, et comme d'autres grands propriétaires de son époque – le marquis de Voyer, le duc de Penthièvre, le duc de Nivernais –, il entendait moderniser l'agriculture et exploiter ses terres, mais pas au détriment des animaux qui peuplaient ses forêts. Il ne pratiquait pas la chasse, boudant le sport aristocratique par excellence, parce qu'il ne supportait pas l'idée de tuer les cerfs, les daims, les chevreuils dont la beauté l'enchantait. Personne ne devait s'y adonner sur ses terres. Il préférait laisser le gibier abîmer les cultures, quitte à rembourser les dégâts aux paysans.

 

De son côté, en accord avec le credo philanthropique de Brissac, Mme du Barry s'employait à transformer Louveciennes en une oasis de bonheur préservée de la misère et, comme le révèlent les inventaires de ses tableaux62 , son intérêt pour les enfants et les animaux était ancien. Dès les années versaillaises, la comtesse avait acheté pour ses appartements privés de nombreuses œuvres de Drouais et Greuze qui représentaient des enfants jouant avec des chiots ou des chats. Un indice de sa sensibilité qui ne transparaissait pas dans sa collection officielle, constituée – en accord avec le canon aristocratique – de portraits royaux, sujets mythologiques, scènes allégoriques et paysages63 .

L'intérêt avec lequel autant Brissac que Mme du Barry suivaient la vie artistique contemporaine renforça leur complicité. Désormais affranchie des exigences d'une collection à visée ostentatoire symbolisant son prestige de favorite, la comtesse trouva chez Brissac un connaisseur passionné avec qui confronter ses goûts et ses choix. Le duc lui enseignerait à regarder les tableaux en connaisseur, c'est-à-dire en personne « pleinement instruit[e] des bonnes qualités d'une chose qu'on lui présente pour en juger64  ».

Le duc avait donné une preuve irréfutable de ses compétences esthétiques en commençant à la fin des années 1760 une importante collection d'œuvres d'art. L'initiative en soi n'avait rien d'exceptionnel, car, après la mort de Louis XIV, les princes du sang, les grands seigneurs, les magistrats et les riches bourgeois s'étaient peu à peu substitués au mécénat royal et la collection privée était devenue un trait distinctif du style de vie des élites. Le duc de Choiseul, le baron de Besenval, le maréchal de Ségur, le comte de Vaudreuil, pour ne citer que quelques-uns des personnages dont nous nous occupons, en sont de parfaits exemples. On a calculé qu'au cours du XVIII e  siècle, rien qu'à Paris, plus de sept cents collections virent le jour, se constituant dans des délais plutôt rapides, souvent grâce au démembrement de collections préexistantes65 . Que l'on pense au cas aussi exemplaire que célèbre de la vente aux enchères des collections du duc de Choiseul, où le prince de Conti avait acquis soixante-quatorze tableaux. Mais sa collection serait à son tour mise en vente à sa mort, à peine quatre ans plus tard. Quant à Mme du Barry, qui, grâce aux sommes énormes mises à sa disposition par Louis XV, avait rassemblé pendant la courte période de sa faveur une collection d'œuvres d'art remarquables, parmi lesquelles plusieurs tableaux ayant appartenu à Choiseul, elle fut contrainte à la mort du Bien-Aimé d'en vendre une bonne partie pour payer ses créanciers.

Ce qui distinguait l'initiative de Brissac et l'imposait à l'attention des amateurs et connaisseurs était la qualité des tableaux et objets d'art qu'il sélectionnait. Contrairement à celles de Choiseul, Vaudreuil ou Besenval, la collection du duc n'a pas encore été étudiée, mais le guide de Thiéry et les deux inventaires des œuvres confisquées par les autorités révolutionnaires à l'hôtel de la rue de Grenelle ne laissent aucun doute sur son importance. C'est surtout le second inventaire, rédigé par Jean-Baptiste-Pierre Le Brun, qui confirme la qualité du choix des tableaux. Collectionneur, critique, marchand, Le Brun était « un des meilleurs experts d'art de son époque66  » au niveau européen et un grand amateur de peinture flamande. Contrairement à son épouse, Élisabeth Vigée Le Brun, peintre officielle de Marie-Antoinette, qui avait pris le chemin de l'exil dès 1789, Le Brun était resté en France, réussissant à se faire confier par le gouvernement révolutionnaire la tâche délicate de décider quelles œuvres confisquées aux ennemis du peuple méritaient d'aller enrichir les collections royales du tout nouveau Museum (futur Musée du Louvre) et lesquelles pouvaient être vendues. Pour chaque tableau, Le Brun identifia son auteur, le répertoria, donna sa cotation sur le marché. En évaluant la valeur de sa collection de tableaux à 191 638 livres et en destinant la moitié de ces œuvres67 au patrimoine artistique de la nation, il rendait un hommage posthume au goût de l'ancien propriétaire68 . La confiscation de la rue de Grenelle permit en outre à Le Brun de transférer au Museum de nombreux tableaux de genre de l'école flamande, condamnés par l'esthétique révolutionnaire friande de peinture historique, école d'héroïsme et de vertus civiques qui les considérait comme symptomatiques du goût aristocratique du passé.

En effet, dès le début du XVIII e  siècle, pour des raisons difficiles à cerner, les élites françaises, qui avaient élu le raffinement et l'élégance pour signe distinctif, nourrissaient une véritable passion pour la peinture hollandaise, avec ses intérieurs paysans rustiques, et « les scènes bourgeoises et moralisatrices de la vie quotidienne rendues populaires par Greuze et imitées par Lépicié et Debucourt étaient elles-mêmes un hommage conscient à l'art flamand du XVII e  siècle69  ». La présence massive de l'école du Nord, avec des peintres tels que David Teniers, Gabriel Metsu, Gerard ter Borch, Gerard Dou, Paul Bril, Adriaen van Ostade – ainsi que deux portraits de Rembrandt –, ne compromettait pas l'éclectisme de la collection de Brissac. Comme nous le savons par le guide de Thiéry, l'art français y était largement représenté, que ce soit à travers la peinture de paysage, avec deux splendides marines de Claude Lorrain et des tableaux de Sébastien Bourdon et Joseph Vernet, ou les portraits royaux, avec un Louis XV de Van Loo et un Louis XVI en habit de couronnement. Bien que la peinture italienne fût passée de mode, le duc n'avait pas renoncé à se procurer un portrait de Charles Quint attribué au Titien et des œuvres de Carracci, Véronèse, Ricci et Bassano.

Comme la plupart des grands collectionneurs de l'époque, Brissac ne s'intéressait pas seulement à la peinture. Ses collections incluaient la statuaire antique et moderne, des meubles et des objets précieux, des porcelaines70 , répondant à ce goût classique que sa fréquentation des splendides collections d'art de son beau-père – héritier de Mazarin – avait probablement contribué à renforcer.

Si l'éclectisme du duc était typique des collectionneurs de son époque et si ses choix peuvent sembler convenus, il partageait avec Mme du Barry un goût affirmé pour le nouveau en matière de peinture contemporaine. Pour décorer son salon en cul-de-four de Louveciennes, peut-être sur une suggestion de Ledoux, la comtesse avait préféré à Fragonard, alors au sommet de son art71 , le style d'inspiration antique de Joseph-Marie Vien. Le sujet de ses quatre grands panneaux restait celui qu'avait traité Fragonard, Le Progrès de l'amour dans le cœur d'une jeune fille , et, puisque interdiction lui avait été faite de recourir à des personnages historiques ou mythologiques, Vien se vit « obligé d'imaginer ses quatre sujets allégoriques et, pour les ennoblir, les traita dans le style grec72  ». L'élégance un peu froide du peintre n'empêcha pas Brissac d'utiliser ces tableaux pour se livrer avec Jeanne à un jeu amoureux fondé sur leurs goûts et intérêts communs et sur des échanges de cadeaux dont eux seuls possédaient la clé. En 1778, en hommage à la châtelaine de Louveciennes, le duc acheta La  Marchande à la toilette ou Marchande d'amours , l'œuvre à qui Vien devait son succès au Salon de 1763. Inspiré d'une peinture romaine découverte à Stabies et conservée actuellement au musée archéologique de Naples, ce tableau – « le plus original et, peut-être, le plus célèbre de Vien73  » – représente trois femmes de profil vêtues à l'antique, comme dans une frise sculptée. On y voit une jeune fille du peuple agenouillée, la main droite posée sur l'anse d'un panier empli de chérubins, tandis que, de la main gauche, elle en tient un par les ailes pour l'offrir à une jeune matrone assise. Nous savons qu'en 1787 La  Marchande d'amours faisait « les délices74  » de Brissac dans sa chambre à coucher de la rue de Grenelle75 et, l'année suivante, pour lui donner un pendant, le duc commanda à Vien L'Amour fuyant l'esclavage . Ce n'était certes pas son emblème, écrivait-il avec galanterie à Mme du Barry en septembre 1789, et il convenait avec les critiques que le tableau pouvait sembler correct en dépit d'une certaine froideur et fadeur, « mais les détails et le fini, ainsi que le coloris, en sont beaux, et donneront toujours du charme à ce tableau76  ». Cinq ans après, le 29 frimaire de l'an II, quand, Mme du Barry morte, on procéda à la confiscation de ses biens, L'Amour fuyant l'esclavage et La  Marchande d'amours figuraient tous deux dans la chambre à coucher de la propriétaire des lieux77 .

Mais l'artiste contemporaine préférée de Brissac autant que de Mme du Barry était Élisabeth Vigée Le Brun. « Elle est faite, écrivait le duc à sa maîtresse à l'occasion du Salon de 1789, pour être généralement aimée et estimée, et pour paraître en public en quelque temps que ce soit78 . » Personne mieux que la peintre de prédilection de Marie-Antoinette ne sut saisir la beauté de Jeanne et comprendre la modernité de son goût. Les deux grands portraits de la comtesse qu'elle a exécutés à la demande de Brissac – le très célèbre au chapeau de paille de 1781 et l'autre la rose à la main de 1789 – ne pourraient mieux illustrer le nouveau canon de féminité que la peintre proposa aux femmes de sa génération en leur apprenant l'art difficile de la simplicité. Un chapeau de paille ou un bandeau de gaze noué sur lequel se déverse une cascade de boucles avaient remplacé les coiffures vertigineuses de Léonard, une chemise en mousseline blanche à peine rehaussée d'un galon de dentelle ou une petite robe serrée sous la poitrine par un ruban les tenues sophistiquées de Mme Bertin. Dans ces portraits, le duc pouvait retrouver l'hédonisme souriant de la châtelaine de Louveciennes – cette « beauté, et bonté et douceur, et cette aimable et parfaite égalité d'humeur qui fait le charme d'une société habituelle79  » – et saisir dans le regard de ses yeux étirés aux paupières légèrement abaissées la certitude d'une volupté libre de contraintes et de préjugés.

C'est probablement la capacité de Mme Vigée Le Brun à célébrer la beauté féminine en lui insufflant le mouvement de la vie saisi dans sa vibrante sensualité qui incita Brissac à collectionner les tableaux et à lui demander plusieurs portraits de sa bien-aimée80 . Et la même raison sans doute le poussa à commander à cette artiste, en plein drame révolutionnaire, un portrait de Lady Hamilton.

À Naples, entre 1790 et 1792, Mme Vigée Le Brun avait exécuté trois portraits de la célèbre Emma Hart, maîtresse et bientôt épouse de Lord Hamilton, ministre plénipotentiaire de Sa Majesté britannique auprès de Ferdinand IV de Bourbon. Comme celle de Jeanne, la vie d'Emma était « un roman81  », et pas des plus édifiants. Comme Jeanne, elle était d'humbles origines et, comme elle, sa beauté exceptionnelle lui avait permis de percer. Au cours de sa carrière de courtisane, la jeune femme avait cultivé un talent de mime qui lui permettait d'interpréter des états d'âme divers – joie, douleur, terreur, extase –, sur le droit fil de la mode naissante du Sublime. Cédée par son Pygmalion, l'honorable Charles Greville, à Lord Hamilton, grand expert de l'Antiquité, et installée à Palazzo Sessa, avec vue sur le Vésuve, Emma avait pu perfectionner sa technique en se spécialisant dans un répertoire de figures mythologiques inspirées des fresques de Pompéi et des peintures des vases grecs que son nouvel amant accumulait et dont il avait vendu une splendide collection au British Museum.

S'étant elle-même transformée en œuvre d'art, Emma devint un pôle d'attraction à Naples et plus d'un voyageur illustre – à commencer par Goethe – a rappelé la surprise que suscitaient ses tableaux vivants. Le comte d'Espinchal – dont nous avons déjà souvent mis à profit le témoignage sur la France aristocratique – n'hésitait pas à admettre son trouble au spectacle de la belle Anglaise. Arrivé à Naples au début de l'émigration, le sévère gentilhomme l'avait admirée, d'abord pendant qu'elle exécutait une fort peu innocente tarentelle – « Mme Hart y met une volupté, une grâce qui échaufferait l'homme le plus froid et le plus insensible » –, puis alors qu'elle donnait vie aux « chefs-d'œuvre des plus célèbres artistes de l'Antiquité »82 , et il finissait par avouer que si elle avait été sa maîtresse, il lui aurait demandé d'incarner pour lui toutes les déesses de l'Olympe. Faire le portrait d'Emma dut représenter pour Mme Vigée Le Brun un véritable défi83 , car en Angleterre la jeune femme avait déjà posé pour les plus grands peintres et George Romney en avait fait son modèle d'élection. En outre il s'agissait pour elle de revenir aux portraits de style mythologique – les Diane, Minerve et autres Hébé – qui dominaient la peinture de portraits au XVIII e  siècle et dont elle avait pris ses distances avec bonheur. Après l'avoir vue interpréter une « délicieuse » bacchante, « l'œil animé, les cheveux épars »84 , Mme Vigée Le Brun décida de la peindre au bord de la mer, étendue sur une peau de panthère, une coupe à la main, puis dansant les cheveux au vent, s'accompagnant d'un tambourin. Mais c'est la commande du duc de Brissac qui lui permit de trouver l'inspiration juste et d'interpréter la beauté d'Emma en plein accord avec son propre génie.

En effet, Élisabeth Vigée Le Brun ayant envoyé à Mme du Barry une longue lettre relatant ses impressions napolitaines85 , Brissac savait que sa peintre préférée se mesurait avec le portrait de la jeune aventurière anglaise dont tout le monde disait monts et merveilles, Brissac se hâta d'en réserver un, « en sibylle86  », pour sa collection. Cette fois ce fut Mme Vigée Le Brun qui imposa sa vision esthétique. Elle trouvait qu'Emma s'habillait mal et que ses « costumes de scène » manquaient de goût. Ainsi, sans égard pour sa magnifique chevelure, lui avait-elle enveloppé la tête dans un châle « en forme de turban dont un bout tombait en faisant draperie87  », lui donnant la pose et le regard inspiré de la sibylle du Dominiquin. Son portrait de Mme de Staël en Corinne à Cap Misène reproduirait exactement la même iconographie. Deux aristocrates françaises fuyant la Révolution, dont nous avons déjà plus ou moins directement croisé le chemin, assistaient, admiratives, à cette métamorphose. La première était la duchesse de Fleury, maîtresse du moment de Lauzun, et la seconde la princesse de Monaco, lointaine cousine du duc et fille de cette comtesse de Stainville qui lui avait inspiré sa première passion amoureuse88 .

Quand, la séance de pose terminée, Emma était réapparue dans ses propres vêtements, les deux amies françaises « avaient eu toutes les peines du monde à la reconnaître89  » tant son aspect semblait ordinaire.

Mme Vigée Le Brun acheva le portrait à Rome, où elle était revenue en avril 1792, mais Brissac n'entra jamais en possession du tableau qu'il avait commandé parce que, cinq mois plus tard, il trouva la mort à Versailles, assassiné par la foule en furie. Un an après, Mme du Barry à son tour était exécutée à Paris sur ce qui s'appelait autrefois la place Louis XV.

Restée entre les mains de son auteur, la sibylle accompagna Mme Vigée Le Brun dans ses pérégrinations à travers l'Europe, prouvant son talent partout où elle allait. Si Brissac n'eut pas le plaisir de découvrir la beauté d'Emma Hart, sa commande nous apparaît aujourd'hui comme une preuve de son intuition de collectionneur. Universellement admirée, la sibylle anglaise est un des exemples les plus heureux de la manière dont la peintre sut raconter les femmes de son temps.

 

Le duc de Brissac ne brillait pas par sa conversation, son écriture était négligée et, dans une société où l'esprit et la vivacité intellectuelle abondaient, il ne jouissait pas d'une réputation de grande intelligence90 . Mais cela ne l'empêchait pas de suivre avec attention ce qui se passait autour de lui. Rédigé deux mois avant la prise de la Bastille, le catalogue manuscrit91 des livres de sa bibliothèque de la rue de Grenelle signale la présence d'œuvres phare de la culture des Lumières. Y figurent entre autres le Dictionnaire de Bayle, Les Rêves d'un homme de bien de l'abbé de Saint-Pierre, De l'esprit des lois de Montesquieu, les vingt volumes in folio de l'Encyclopédie , l'Histoire philosophique des Indes par l'abbé Raynal , les œuvres de Voltaire, Helvétius, Rousseau. Le catalogue prouve en particulier l'intérêt que le duc portait au débat politique et institutionnel de l'époque. Il contient les Mémoires et pièces relatives à la Révolution actuelle, dont l'origine commence à l'Assemblée des Notables en 1780 , les documents concernant les Troubles parlementaires – Collection des pièces tant manuscrites qu'imprimées, concernant l'administration Calonne, Brienne, de Lamoignon et Necker et, à la rubrique États généraux , la Collection entière de tous les écrits sur cette matière. Collection de tous les États généraux de 1789 ; Collection générale et complète de tout ce qui a paru relativement aux États généraux . La liste des périodiques et journaux présents dans sa bibliothèque n'est pas moins instructive. À côté des publications institutionnelles comme le Mercure de France et l'Année littéraire , contrôlés par la censure, on trouve la Gazette de Leyde et le Courrier de l'Europe , publiés en dehors de l'Hexagone, la très critique Correspondance secrète et littéraire (1770-1789) et les scandaleux Mémoires de Bachaumont (1766-1789), où Mme du Barry est souvent malmenée. Deux petites notes du bibliothécaire dans la marge nous signalent que le 11 janvier 1790 le duc avait emprunté L'An 2440 de Mercier et le lendemain Du contrat social de Rousseau92 . Juste à temps pour constater que l'utopie visionnaire des deux œuvres prenait rapidement le pas sur la réalité.

La fréquentation de longue date des écrivains et des académiciens qu'il rencontrait chez le duc de Nivernais, son appartenance à la franc-maçonnerie, son engagement philanthropique conduisirent Brissac à espérer un avenir meilleur et à prendre part à l'effort réformateur par lequel la monarchie de Louis XVI tentait de parer à la crise économique et de répondre aux exigences de modernisation du pays. Il partageait ses convictions avec Mme du Barry. Nous savons qu'elle appréciait Necker93 et qu'elle avait voulu rendre hommage à Voltaire quand, en 1780, après quarante ans d'absence, le philosophe était revenu à Paris. Au terme de sa visite, Mme du Barry avait croisé au pied de l'escalier un jeune homme à l'air timide qui lui avait demandé comment obtenir audience du vieux philosophe, malade et accablé de visites. Avec sa courtoisie et sa bienveillance coutumières, Jeanne était revenue sur ses pas pour intercéder en sa faveur auprès du marquis de Villette qui hébergeait Voltaire, accompagnant ensuite le visiteur jusqu'au seuil de l'appartement. Le jeune inconnu était Jacques-Pierre Brissot, le futur chef des Girondins, qui évoquerait cette rencontre dans ses Mémoires94 . Rappelant « son sourire si plein de grâce et de bonté », le jeune révolutionnaire n'avait pu s'empêcher de prendre la défense de Mme du Barry auprès de Mirabeau et Laclos, en soutenant que, contrairement aux favorites qui l'avaient précédée, la dernière maîtresse de Louis XV n'avait pas abusé « despotiquement » de son ascendant. « Vous avez raison, lui avait répondu Mirabeau en citant un vers de Lingendes. Si ce ne fut pas une vestale, “La faute en est aux dieux Qui la firent si belle”95 . »

 

Dans la dizaine de lettres du duc de Brissac retrouvées parmi les papiers de Mme du Barry au moment de son arrestation96 , on peut mesurer l'intensité d'une passion amoureuse que les années n'entament pas. « Mon impatience de vous rejoindre n'en diminue pas, écrit le duc à sa bien-aimée en août 1786, oui cher cœur le moment de me réunir à vous, non d'esprit, car je le suis toujours, mais de présence, est un violent désir qui ne peut se rallentire [sic ] […] je vous baise milles [sic ] et milles fois de tout mon cœur, à mardi, ou mercredi de bonne heure97 . » Et dans un billet non daté, on retrouve la même effusion joyeuse : « Milles amours, milles remercîments, cher cœur ; ce soir je serai près de vous, oui c'est mon bonheur d'être aimé de vous. Je vous baise milles fois […] Adieu. Je vous aime et pour toujours98 . »

Mais on constate aussi à l'approche de 1789 que la politique occupe de plus en plus de place dans leurs vies.

Dans une lettre du 16 août 1787, le duc confie à Mme du Barry sa déception de « ne pas avoir été nommé Président de l'Assemblée provinciale d'Anjou99  » et s'interroge sur les raisons de cette exclusion. Une exclusion décidée en haut lieu, du moment que le nom du duc ne figurait même pas sur la liste des cent quatorze nobles (dont trente-six ducs, ses pairs) choisis par le gouvernement pour former l'Assemblée des notables convoquée en 1787 – puis de nouveau en 1788 – en vue de débattre des réformes nécessaires pour parer au déficit de l'État et au malaise de la population100 . Il était donc logique que, craignant son ressentiment, le gouvernement n'entende pas confier à Brissac la présidence d'une assemblée provinciale en mesure d'exprimer à l'Assemblée des notables son mécontentement à l'égard de l'administration royale101 . À l'évidence on ne lui avait pas encore pardonné sa relation avec Mme du Barry.

Cette rebuffade n'entama pas la bonhomie du duc. Mme du Barry comme lui applaudirent à la convocation des états généraux, convaincus que la monarchie devait prendre en compte les exigences des temps nouveaux. Et les premières manifestations de violence qui suivirent la prise de la Bastille ne désarmèrent pas son optimisme.

Il fallait se résigner à supporter de bon cœur « trois ou quatre personnes qui troublent la tranquillité qui règne dans tous ces alentours », écrivait-il de Brissac le 25 août 1789, parce que « la liberté est si précieuse qu'il faut bien l'accepter »102 . Et quatre jours après, en réponse à une lettre « philosophique et savante » de la comtesse, il reconnaissait que les états généraux n'allaient pas assez vite « sur les vrais points principaux qu'attend toute la France », mais se déclarait convaincu que les nobles étaient prêts à accepter les sacrifices – à commencer par le vote à la majorité par tête et non par ordre – qui leur étaient demandés : « La nation doit être contente et tranquille sur leur compte car on les a trouvés partout et sans armes et sans défense103 . »

Le duc ne se trompait pas : la longue guerre d'usure par laquelle la noblesse et le clergé avaient défendu leurs privilèges, en sabotant systématiquement les réformes qui semblaient les menacer, ne donnerait pas lieu à une nouvelle Fronde armée. Mais il ne prévoyait pas que la violence viendrait d'en bas et qu'impuissante devant la furie jacobine, la plus ancienne et courageuse noblesse d'Europe échouerait à se défendre. « L'éducation toute puissante, a soutenu Hippolyte Taine, avait réprimé, adouci, exténué l'instinct lui-même. Devant la mort présente ils n'ont pas le soubresaut du sang et de la colère […] Jamais on ne verra un gentilhomme arrêté chez lui casser la tête du Jacobin qui l'arrête. Ils se laisseront prendre, ils iront docilement ; faire du tapage serait une marque de mauvais goût, et, avant tout, il s'agit pour eux de rester ce qu'ils sont, gens de bonne compagnie104 . » Ce ne fut pas le cas du duc de Brissac qui, l'heure venue, vendit chèrement sa vie.