Le comte de Narbonne

« Jamais je n'ai connu d'âme meilleure. »

Mémoires de la duchesse d'Abrantès 1

« Je ne crois pas qu'à la fin du dernier siècle et dans les premières années du nôtre […] il y ait eu un esprit plus rare et plus cultivé, un cœur plus généreux, un homme plus aimable dans le commerce de la vie, et plus hardi, plus sensé, plus capable de grandes choses que le comte Louis de Narbonne, Ministre du roi Louis XVI sous l'Assemblée Législative, et Aide de camp de l'empereur Napoléon en 1812. La fortune seule a manqué à ce mérite qui […] semblait fait pour suffire à tout2 . »

En 1856, au faîte d'une brillante carrière universitaire et littéraire qui lui avait valu le portefeuille de ministre de l'Instruction publique, Abel-François Villemain se sentait en devoir de rendre justice à la mémoire du grand seigneur, disparu depuis plus de quarante ans, qui l'avait initié à la réflexion politique et à la vie sociale, en lui consacrant un très beau portrait en ouverture de ses Souvenirs contemporains . Le destin manqué de Louis de Narbonne offrait également à l'illustre critique la clé de lecture de toute une époque. À bien y regarder, les occasions perdues du comte n'étaient-elles pas aussi celles de la monarchie française qui n'avait pas su se renouveler, de la Révolution qui avait trahi le rêve libéral de 1789, de Napoléon qui n'avait pas su s'imposer de limites ?

Mais il ne faut pas s'étonner qu'en traçant le profil intellectuel et moral de Narbonne Villemain ait consciencieusement passé sous silence sa vie privée3 . Non seulement elle risquait de compromettre l'image exemplaire que l'auteur entendait donner de son héros, mais elle montrait combien les mœurs aristocratiques du passé étaient devenues incompatibles avec l'éthique bourgeoise du présent. Pourtant, aux yeux des contemporains du comte eux-mêmes, le lien entre sa vie privée et sa carrière publique s'était imposé avec évidence. À commencer par le mystère de sa naissance.

 

« La naissance du comte Louis de Narbonne, reconnaissait en 1792 un comte d'Espinchal pourtant bien informé, est un problème à résoudre et l'on fait à ce sujet tant de contes si singuliers qu'il serait difficile de démêler la vérité au milieu de tout ce qui s'est débité à cet égard4 . » La seule certitude que nous ayons aujourd'hui est qu'il ne pouvait pas être le fils du comte Jean-François de Narbonne, puisque bien avant sa naissance, au cours de la guerre de Succession autrichienne à laquelle il avait participé avec le grade de capitaine, ce dernier avait été gravement blessé par un coup de feu au bas-ventre, qui lui avait ôté « tout espoir de postérité5  ». Le comte en personne l'avait déclaré explicitement dans une supplique adressée à Louis XV en février 1747, où il demandait qu'on le garde dans l'armée à un emploi sédentaire compatible avec son infirmité.

Dernier descendant d'une vieille famille d'origine espagnole installée depuis le XII e  siècle à Aubiac, non loin d'Agen, le comte de Narbonne pouvait se vanter de compter parmi ses ancêtres les comtes de Castille, mais sa situation économique était plus que précaire et la carrière militaire représentait pour lui – comme pour beaucoup de nobles ruinés – la seule possibilité de mener une vie digne. Sa supplique ne fut pas vaine et la bienveillance royale dépassa toutes ses attentes.

En effet, deux ans plus tard, le comte de Narbonne conduisait à l'autel Françoise de Châlus, dame d'honneur de la comtesse de Toulouse, et aussitôt après, sans reprendre le service actif, était promu colonel et presque en même temps nommé gentilhomme de la chambre de l'infant Philippe, duc de Parme, mari de Louise-Élisabeth, fille aînée de Louis XV. Narbonne se sépara aussitôt de son épouse pour retourner vivre à Aubiac et ne se montra plus à Versailles, sans que cessent les honneurs. Devenu maréchal de camp en 1762, il reçut le titre de duc et, deux ans après, celui de Grand d'Espagne.

À Versailles, personne ne douta que la cause de cette profusion de faveurs exceptionnelle était la comtesse de Narbonne, et l'arrivée de deux enfants – Philippe-Louis, né en 1750, et Louis-Amalric, en 1755 – en l'absence d'un mari qu'on savait par ailleurs incapable de procréer laissa le champ libre aux suppositions les plus diverses. Plusieurs pistes se présentaient. Tout de suite après son mariage, Mme de Narbonne s'était installée à Parme en qualité de dame d'honneur de la duchesse – ses deux fils naîtraient à Colorno –, mais elle était revenue plusieurs fois en France à la suite de la princesse et, à sa mort en 1759, était restée à Versailles en tant que dame de palais d'une autre fille de Louis XV, Madame Adélaïde qui, comme sa sœur, Madame Victoire, avait préféré ne pas se marier.

Pour certains, donc, Louis de Narbonne – parce que Philippe-Louis, de santé fragile et nettement moins doué intellectuellement que son cadet, n'intéressait personne – était le fils de Mme de Narbonne et du Dauphin6 ou du duc de Parme. Pour d'autres, il était le fruit des amours incestueuses de Madame Adélaïde7 avec son frère le Dauphin ou – supposition plus accréditée – avec Louis XV lui-même. Certains n'excluaient pas que la fille dont le souverain avait partagé la couche était plutôt Madame Victoire8 . Dans un cas comme dans l'autre, Mme de Narbonne se serait donc prêtée à sortir d'embarras la famille royale en feignant d'être la mère de l'enfant.

En fin de compte, dans la succession de on-dit dont la noblesse de cour, devançant la presse à scandale prérévolutionnaire, alimentait sa campagne de diffamation systématique de la famille royale, la rumeur la plus insistante attribuait la paternité des fils de Mme de Narbonne au Bien-Aimé9 . Leur naissance coïncidait en effet avec les années où, sa relation sexuelle avec Mme de Pompadour étant close et l'organisation du Parc-aux-cerfs encore à venir, Louis XV cherchait des jeunes femmes accortes et discrètes, qui ne portent pas ombrage à la marquise restée officiellement maîtresse en titre. On murmurait en outre que la comtesse de Toulouse – au service de qui se trouvait alors Mme de Narbonne – orientait les choix de son neveu à l'intérieur même de son cercle.

En tout cas, les habitants de Versailles avaient pu constater que, de retour d'Italie, les fils de Mme de Narbonne avaient été baptisés dans la chapelle privée du souverain, selon les modalités réservées aux bâtards royaux : on avait attendu que les enfants soient sortis de la petite enfance, tous deux avaient eu comme parrains des princes du sang et parmi les prénoms qui leur avaient été donnés ressortait celui de Louis. Et il n'avait pas dû échapper au regard attentif des courtisans que le comte de Narbonne n'était présent à aucune des deux cérémonies.

On peut se demander ce qui avait poussé le gentilhomme gascon malchanceux à accepter de jouer le rôle ingrat du mari complaisant. Soucis économiques à part, ses raisons ne devaient pas différer beaucoup de celles qui, quelques années plus tôt, avaient incité le duc de Gontaut à accepter de bon gré la relation de son épouse avec son ami Choiseul et à saluer avec joie la naissance d'un fils qui n'était pas le sien.

Tous deux gravement blessés au combat avaient perdu l'espoir de procréer et savaient que leur lignée risquait de s'éteindre avec eux. Dans une société où l'intérêt général de la famille passait avant les sentiments personnels, ils s'étaient probablement résignés à déléguer à un autre la tâche d'assurer sa continuité. Dans le cas de Narbonne, la fière devise transmise par ses ancêtres espagnols – « No descendemos de reyes sino los reyes de nos 10  » – ne semblait-elle pas en définitive lui montrer la route à suivre ? Du reste, l'attitude du comte à l'égard de ses fils ne différa pas de celle qui avait cours à l'époque au sein de la noblesse : il les suivit à distance, se préoccupant de leur avenir, les accueillant périodiquement dans son château d'Aubiac et s'imposant à leur respect.

Pour Louis de Narbonne, sa relation avec sa mère constitua certainement le point de référence central de son existence. Une relation qui n'avait rien de facile car, malgré tout son amour pour son cadet, Mme de Narbonne, au caractère autoritaire, intransigeant et dominateur, ne pouvait pas tolérer que des femmes de la même trempe qu'elle – Germaine de Staël en premier lieu – la supplantent dans le cœur de son fils préféré et influencent ses choix.

Élevé à Versailles où la comtesse de Narbonne dirigeait d'une main de fer la « maison » de Madame Adélaïde et de Madame Victoire11 , adoré par les deux princesses, Louis connut une enfance heureuse dans l'intimité de la famille royale. Le Dauphin s'intéressa à ses études ; il eut pour camarade de jeux le futur Louis XVI, le comte de Provence, le comte d'Artois ; et sa mère s'employa à lui donner une éducation hors du commun, « une éducation de jeune prince12  ».

Après une formation humaniste au collège des Oratoriens de Juilly vint l'apprentissage militaire à l'école d'artillerie de Strasbourg. Pendant ses années alsaciennes, le jeune Narbonne – qui parlait déjà l'anglais – apprit aussi l'allemand et les mathématiques. Lecteur infatigable, il suivit les cours de droit international du célèbre Guillaume Koch et se consacra à l'étude de l'histoire.

De retour à Versailles, le ministre des Affaires étrangères en personne, le comte de Vergennes, l'instruisit du fonctionnement du ministère et du protocole ainsi que des traités et des correspondances secrètes. Personne, dirait plus tard Napoléon, « ne possédait mieux que Narbonne les négociations de l'ancienne Cour13  ». Puis, décidé à compléter une formation qui devait le rendre apte à occuper toutes les grandes charges de l'État, il servit dans les différents corps de l'armée – dragons, gendarmes, cavalerie – et, en août 1778, à vingt-trois ans, fut nommé colonel en second du régiment d'infanterie d'Angoumois. Pourtant, contrairement à nombre de ses amis, il ne se laissa pas tenter par l'aventure américaine. Il savait bien que Louis XVI n'y était pas favorable et que son départ passerait pour un manque d'égards envers la famille royale à qui il devait tout. Il en profita pour sacrifier à la tradition aristocratique du Grand Tour et visita l'Italie, l'Autriche, l'Allemagne et l'Angleterre, rencontrant les chefs de file des élites européennes et apprenant à changer de ton en fonction du pays. Le prince de Ligne se souviendra que Narbonne, à l'époque aide de camp de Napoléon, de passage à Vienne après la terrible campagne russe, avait réussi par son amabilité à vaincre l'embarras général et « à faire la conquête de tous les enragés contre la France14  ».

L'amabilité fut assurément le premier atout de Narbonne, la marque de sa personnalité – « c'était le plus aimable et le moins méchant des hommes », décréterait la perfide Mme de Boigne15  – à une époque où être aimable constituait le trait commun d'une société entière et répondait avant tout à une obligation sociale. Son amabilité n'était pas le simple fruit d'une maîtrise parfaite des manières mondaines et n'était pas non plus dictée, comme dans le cas du vicomte de Ségur, par la « nécessité de plaire ». Elle découlait plutôt d'une cordialité spontanée et possédait l'immédiateté heureuse du don naturel.

D'ailleurs, comment ne pas se sentir aimable quand on a grandi dans un gynécée, idolâtré par sa mère, cajolé et gâté par deux grandes princesses, traité avec une bienveillance affectueuse par les autres membres de la famille royale ? Au fil des années, cette certitude d'être aimé de tous s'enracinerait en lui, car le délicieux chérubin s'était transformé en un très beau jeune homme, à l'intelligence et à la culture hors du commun, à son aise à la cour comme à la ville, à l'armée comme dans un amphithéâtre d'université ou une bibliothèque. Et maintenant c'étaient les femmes, toutes les femmes qui l'autorisaient à se sentir irrésistible.

Son apparence physique, il est vrai, devait être pour lui une source d'interrogations. À l'âge adulte, sa ressemblance avec Louis XV était devenue si criante qu'elle lui avait valu le surnom de « Demi-Louis », la pièce à l'effigie du Bien-Aimé. En effet, le comte avait emprunté au souverain ses traits réguliers, son teint ambré, son nez marqué de Bourbon, ses yeux et ses cheveux sombres, et ce port altier de la tête qui avait tant frappé Casanova quand il avait rencontré Louis XV16 . Se peut-il que Narbonne n'ait pas eu conscience d'un fait aussi évident et qu'il ne se soit jamais interrogé sur les raisons de la faveur dont sa mère et lui jouissaient à Versailles ? Son silence face aux rumeurs qui circulaient sur son compte n'avait-il pas valeur de confirmation ? Qu'aurait-il pu faire d'autre sinon respecter un secret qui touchait à la vie privée du souverain ? On savait que, instruit par le scandale des enfants légitimés du Roi-Soleil et les nombreux désastres qui en avaient découlé, Louis XV n'avait pas voulu reconnaître les enfants nés de ses nombreuses amours, à l'exception de celui qu'il avait eu de Mlle de Romans, inscrit au registre paroissial de Chaillot sous le nom de Louis-Aimé de Bourbon, mais destiné à l'Église17 . Louis-Amalric de Narbonne pouvait donc se considérer plus chanceux.

On ignore quelles implications psychologiques le mystère de sa naissance entraîna pour le jeune comte. Certes, plusieurs de ses amis n'étaient pas les fils des pères dont ils portaient le nom. De plus, il ne pouvait qu'être fier de son sang royal, et les privilèges qu'il lui devait étaient évidents. Pourtant sa position de « Demi-Louis » n'affranchissait pas Narbonne d'une certaine ambiguïté, en premier lieu dans ses rapports avec la famille régnante, puisque son avenir dépendait entièrement du bon vouloir de cette dernière. La réponse à ces ambivalences fut sans doute la décision de viser haut, de justifier la faveur royale par son mérite personnel.

Mais son ambition, son zèle pour les études, sa grande capacité de travail n'empêchèrent pas Louis de mener la vie joyeuse et insouciante des jeunes seigneurs de sa condition tels que le chevalier de Boufflers, le duc de Lauzun, les deux frères Ségur, pour ne citer qu'eux. Louis était gai, hédoniste, libertin et, tendance plus alarmante, panier percé18 , si bien qu'en 1782, lasses d'éponger ses dettes, Mme de Narbonne et Madame Adélaïde décidèrent de lui trouver une riche épouse.

Le choix s'arrêta sur Marie-Adélaïde de Montholon, fille unique du président du parlement de Rouen, héritière d'un patrimoine immense qui comptait aussi de grandes propriétés à Saint-Domingue. Quand Louis la conduisit à l'autel, Marie-Adélaïde était une timide et gracieuse adolescente de quatorze ans, qui attendit quatre ans pour mettre au monde la première de leurs deux filles, au grand dam de son beau-père qui, duc de fraîche date, avait enfreint ses habitudes pour venir à Paris assister à un mariage sur lequel reposaient tous ses espoirs de lignée.

La jeune comtesse tomba follement amoureuse de son mari, mais cela ne suffit pas à la rendre assez intéressante aux yeux de Narbonne pour qu'il change de mode de vie. En janvier 1783, Bombelles parlait de lui comme d'un « jeune homme fort à la mode, auquel tout le monde accorde de l'esprit » même si « les opinions sont bien partagées quant à ses principes »19 . Pourtant, à peu de temps de là, il lui fallut prendre acte que son avenir n'était pas si bien assuré et que la faveur royale se détournait de lui.

Il en reçut un premier signe en 1784 quand, l'ambassade de Saint-Pétersbourg étant vacante, Madame Adélaïde proposa à Louis XVI sa candidature étayée de solides arguments. Même si le comte n'avait que vingt-neuf ans, personne ne pouvait se dire mieux préparé que lui pour un tel poste et plus susceptible d'être agréable à l'impératrice. Sauf que Marie-Antoinette, poussée par le baron de Besenval et le clan Polignac, suggéra le nom du comte Louis-Philippe de Ségur, fils du ministre de la Guerre, qu'elle avait pris sous sa protection. Et Ségur, qui n'avait que trois ans de plus que Narbonne et moins de compétences diplomatiques, obtint sa nomination. Ce fut cependant un choix heureux puisque Louis-Philippe saurait rentrer dans les bonnes grâces de la Sémiramis du Nord. La même année, un autre grand ami de Narbonne, le comte de Choiseul-Gouffier, fut nommé ambassadeur à Constantinople.

Un deuxième signe survint l'année suivante. Madame Adélaïde était de nouveau montée au créneau en demandant pour son protégé un régiment de cavalerie, mais là encore Marie-Antoinette imposa son candidat. Narbonne à l'évidence faisait les frais d'une guerre intestine au sein de la famille royale.

Depuis qu'elle était devenue reine, Marie-Antoinette prenait ses distances avec les tantes paternelles de son mari, en qui, à son arrivée à la cour de France quinze ans plus tôt, jeune mariée sans expérience, elle avait trouvé son principal point de repère affectif. Attitude compréhensible puisque les deux princesses avaient profité de son ingénuité pour l'impliquer dans leur guerre personnelle contre Mme du Barry et, plus largement, dans leurs intrigues politiques. Mais de son côté – comme le comte de Mercy-Argenteau l'avait aussitôt révélé à l'impératrice Marie-Thérèse –, Madame Adélaïde, et donc avec elle Madame Victoire, était « entièrement subjuguée et gouvernée en tout par sa dame d'atours, la comtesse de Narbonne20  », laquelle usait de son ascendant à des fins personnelles. L'ambassadeur n'avait pas manqué de mettre en garde la Dauphine contre « cette femme intrigante et dangereuse21  », et pour une fois il avait été écouté. Toutefois, après la disparition inattendue de Louis XV, le point véritablement crucial pour Mercy-Argenteau devint la forte influence de Madame Adélaïde sur son neveu. Sur le conseil de sa tante, Louis XVI avait préféré rappeler à la direction des affaires le vieux comte de Maurepas plutôt que le duc de Choiseul – artisan en son temps de l'alliance avec l'Autriche –, dont Marie-Antoinette avait appuyé en vain le retour. En outre, nettement opposée à l'influence de Vienne et fidèle aux traditions de la vieille cour, Madame Adélaïde ne cachait pas qu'elle désapprouvait la conduite de « l'Autrichienne », qui, sourde désormais à ses conseils, ne refrénait plus sa légèreté, ses folles dépenses, son mépris pour l'étiquette, l'imprudence de ses amitiés et l'arbitraire de ses faveurs. Enfin, l'irruption de Fersen dans la vie de sa nièce l'avait profondément scandalisée. On raconte qu'ayant entendu un jour Marie-Antoinette exaspérée par les attaques dont elle était la cible s'élever contre ces « indignes Français », elle lui avait répliqué : « Dites indignés , Madame22 . »

Entraver la carrière de Narbonne était ainsi devenu pour la reine un bon moyen de contrarier Madame Adélaïde, surtout que désormais la vieille princesse peinait à s'assurer l'appui de son neveu. En effet, non seulement Louis XVI était de plus en plus enclin à écouter sa femme, mais il jugeait sévèrement le joyeux libertinage de son ancien camarade de jeux.

Madame Adélaïde se consola en faisant du comte en 1785 son chevalier d'honneur et en lui assurant l'année suivante le commandement du régiment Piémont-Infanterie. Mais, comme le duc de Lauzun l'avait expérimenté une dizaine d'années plus tôt, l'attitude hostile et vindicative de Marie-Antoinette sapa les relations de Narbonne avec la famille royale et le poussa à prendre ses distances avec Versailles. À leur tour, Madame Adélaïde, Madame Victoire et sa mère, Mme de Narbonne, conscientes d'être déplacées dans une cour qui ne manifestait plus aucune considération aux vieilles gens, avaient quitté la cour pour se retirer au château de Bellevue, ancienne propriété de Mme de Pompadour.

 

Incomparablement plus intéressant et divertissant que Versailles, le Paris des années 1780 ne laissait guère de place aux regrets : c'était là que se projetait l'avenir du pays. Pour autant on ne renonçait pas à jouir des privilèges du passé et Narbonne prouva qu'il excellait dans un art de vivre où se mêlaient le jeu des idées et la recherche du plaisir, un comportement libre de préjugés et de manières élégantes. Quand Louise Contat apparut dans cet horizon, il put compter sur une complice d'exception. À cet égard, Antoine-Vincent Arnault, auteur de théâtre et de fables et académicien reconnu, laisserait d'elle dans ses Souvenirs d'un sexagénaire un portrait parlant : « Cette intelligence si juste et si vive, qui prêtait à son jeu tant d'esprit et de mouvement, se retrouvait dans ses discours. Comme l'acier fait jaillir le feu d'un caillou, elle tirait de l'esprit des gens qui en avaient le moins ; mais rencontrait-elle un interlocuteur en état de lui faire sa partie, elle se surpassait elle-même, et sa conversation n'était pas moins abondante en traits et en saillies que le plus piquant de ses rôles. » Elle surprenait par la profondeur de ses observations : « Elle s'exprimait avec pureté sans pédantisme, avec élégance sans recherche, et elle écrivait comme elle parlait, le plus spirituellement et le plus naturellement possible. » Arnault rappelle sa « facilité singulière pour saisir les ridicules et pour en donner. Aussi était-elle dangereuse pour ennemie », tandis que c'était une chance « de l'avoir comme amie. Il n'y avait pas de sacrifices dont elle ne fût capable en amitié »23 . Au banc d'essai de la conversation mondaine, Mlle Contat prouvait qu'elle savait en interpréter magistralement l'esprit et les règles dans la droite ligne de l'honnêteté aristocratique. Après tout, une actrice comme elle n'avait pas besoin de fréquenter les dames de la bonne société pour apprendre les codes mondains. En effet, qu'était le théâtre de son époque sinon un répertoire inépuisable de caractères et de situations sociales, une relecture critique des mœurs, vertus, défauts, modes et ridicules de la « parfaitement bonne compagnie » ?

Narbonne avait connu Mlle Contat en 1786, chez Julie Careau où il avait été introduit par son ami Joseph-Alexandre de Ségur. À vingt-six ans, plutôt belle, dotée du « plus enchanteur des sourires24  », l'actrice alors au faîte de son succès attira l'attention du comte qui ne tarda pas à remplacer le comte d'Artois dans ses « coûteuses faveurs25  ». Mais contrairement à Julie avec qui elle était étroitement liée, Mlle Contat n'était pas une simple courtisane. C'était une grande artiste universellement acclamée et le théâtre était sa première raison d'être. Si elle attendait de ses amants qu'ils se conduisent avec elle de façon fastueuse, c'était parce qu'elle y voyait la reconnaissance de ses mérites. Le comte d'Artois en savait quelque chose, lequel au début de leur relation l'avait vue repousser avec dédain un hommage pécuniaire jugé trop modeste et, obligé de rectifier le tir, l'avait surnommée « princesse des coulisses26  ». Avec le beau Narbonne, elle vécut avant tout une grande histoire d'amour, et tout donne à penser que c'était une passion partagée.

Alors qu'il était marié depuis quatre ans à peine et que son épouse s'employait à le rendre père, Louis ne fit aucun mystère de sa relation avec l'actrice : il l'emmena dans un voyage d'études en Angleterre et, en septembre 1788, reconnut la fille née de leur union, à qui il donna son frère pour parrain et Louise-Amalrique-Bathilde-Isidore pour prénoms, dévoilant ainsi son identité en même temps qu'il lui assurait une rente.

Dans la bonne société parisienne, beaucoup de petits-maîtres, mariés ou célibataires, considéraient comme indispensable à leur statut mondain d'avoir pour maîtresse une actrice et de l'entretenir dans le luxe. Mais ils ne s'exemptaient pas pour autant de l'obligation de s'intéresser aux dames du monde. Sa relation avec Mlle Contat n'empêcha donc pas Narbonne de se tourner vers les femmes de sa condition sociale, à commencer par celles que courtisaient ses amis.

Si, pas plus que Lauzun qui lui avait voué un véritable culte, il n'avait réussi à convaincre la marquise de Coigny de descendre de son piédestal et de l'accueillir dans son lit, il avait quand même risqué la mort par sa faute. M. d'Houdetot, lui aussi amoureux de la marquise, voyant un jour Narbonne sortir de la chambre de la belle séductrice une rose à la main, s'était précipité sur lui en brandissant son épée. Pour dégainer la sienne, le comte avait serré la fleur entre ses lèvres mais, dans la fougue du duel, elle était tombée et c'est en se baissant pour la ramasser qu'il avait pu éviter l'arme de son adversaire, le touchant ensuite.

S'il avait échoué à voler à Talleyrand la pourtant peu cruelle Mme de Flahaut, il avait en revanche été élu, toujours en concurrence avec ce dernier, par Catherine-Jeanne Tavernier de Boullogne, vicomtesse de Montmorency-Laval, de sept ans son aînée et au passé amoureux bien rempli. Dans ses Mémoires27 , Lauzun raconte avec quel aplomb la vicomtesse lui avait fait de vaines avances pour reporter ensuite son attention sur son beau-frère, le duc de Laval. Quand, une dizaine d'années plus tard, Narbonne l'emporta sur Talleyrand, il ignorait à quel point – comme nous le verrons – cette rencontre avec Mme de Laval le marquerait.

Narbonne, Lauzun, Talleyrand, les frères Ségur ne se limitaient pas à échanger leurs maîtresses, ils fréquentaient les mêmes milieux, partageaient les mêmes idées, nourrissaient les mêmes ambitions et appartenaient au même cercle d'amis.

Narbonne avait formé un trio inséparable avec le comte de Choiseul-Gouffier et Talleyrand, alors abbé de Périgord, et, des décennies plus tard, ce dernier évoquera la frénésie mondaine de ces années 1780. Ils avaient conscience que leur avenir dépendait pour une large part de leur habileté à tisser les relations personnelles nécessaires pour se frayer un chemin, mais les choix qui les attendaient étaient loin d'être simples. Par la naissance ils appartenaient à la caste des privilégiés, mais il leur fallait aussi se forger une réputation d'hommes capables de marier le brio mondain aux compétences économiques et administratives. Le pouvoir de la société n'avait jamais été aussi grand, mais la confusion « se mit dans [s]es rangs » et son « esprit général subit des modifications de tout genre. On voulait tout connaître, tout approfondir, tout juger. Les sentiments furent remplacés par des idées philosophiques ; les passions, par l'analyse du cœur humain ; l'envie de plaire, par des opinions ; les amusements, par des plans, des projets, etc. Tout se dénatura. Je m'arrête, car je crains de faire trop pressentir la Révolution française, dont plusieurs années et beaucoup d'événements me séparent encore »28 .

Ce qui apparaîtrait rétrospectivement comme des présages de la Révolution constitua pour le « triumvirat29  » – et pour beaucoup de leurs amis et connaissances – l'occasion de vivre une expérience inoubliable.

Leur premier choix consista précisément à ignorer les différences de rang, pointer les atouts individuels et se lier « aux hommes les plus distingués par leur vie passée, ou par leurs ouvrages, ou par leur ambition, ou par l'avenir que leur promettaient leur naissance, leurs relations, leur talent30  ».

Parmi les hommes qui se réunissaient tous les matins chez lui, Talleyrand mentionne dans le désordre « le duc de Lauzun, Barthez, l'abbé Delille, Mirabeau, Chamfort, Lauraguais, Rulhière, Choiseul-Gouffier, Louis de Narbonne ». Le ton de la conversation était libre et l'on parlait un peu de tout, mais « les questions de politique, de commerce, d'administration, de finances31  » s'imposaient. Les leçons d'économie de Panchaud, de même que les théories physiocratiques de Dupont de Nemours montraient la route à suivre. Les institutions et le commerce anglais servaient de point de référence constant et le triumvirat autant que Mirabeau et Lauzun étaient conscients de la nécessité impérieuse de trouver des réponses adéquates aux problèmes économiques et financiers du pays. Narbonne, qui avait eu le temps de fréquenter Turgot – à son avis « l'esprit le plus droit parmi tant de penseurs, et le vrai sage parmi tant de philosophes32  » –, était déjà profondément marqué par les idées du ministre.

Après ces matinées de réflexion, on se consacrait à l'exploration de la vie mondaine parisienne en visant les salons les plus influents : « Tous les prétendants aux ministères avaient chacun à leur disposition quelques maisons principales de Paris, dont ils faisaient les opinions et le langage33 . » Talleyrand et Narbonne se retrouvaient dans celui de Mme de Montesson, épouse morganatique du duc d'Orléans, et dans les salons libéraux et constitutionnels de la comtesse de Brionne ou des ducs de Beauvau, de Mme Devaines ou du duc de Liancourt. Talleyrand prit ses distances avec les partisans de Necker en déclarant qu'il n'était « ni bon ministre des Finances, ni homme d'État34  » et en s'abstenant de fréquenter sa maison. En revanche, Narbonne se rangea tout de suite du côté du banquier genevois et, se mêlant à la jeunesse dorée libérale – La Fayette, les frères Lameth, Mathieu de Montmorency –, devint un assidu du salon tenu par sa femme. Considérant les avantages qu'il pouvait en retirer, Talleyrand ne tarda finalement pas à suivre leur exemple. C'est là qu'en 1788 la fille du maître de maison, qui s'était mariée à peine deux ans plus tôt avec le baron suédois de Staël, ambassadeur de Gustave III à Versailles, s'éprit du « comte Louis35  », le préférant à son vieil adorateur le comte de Guibert, au tout jeune Mathieu de Montmorency, fils de cette Mme de Laval qui pouvait revendiquer des droits sur le cœur de Narbonne, et à Talleyrand lui-même, décidé à ne négliger aucune occasion de faire carrière.

En effet, déçue par son mari nordique, Mme de Staël n'avait pas renoncé à l'espoir de vivre une grande histoire d'amour et le choix de Narbonne n'était pas surprenant. Intelligence, culture, élégance, esprit : le comte incarnait la quintessence de ce qu'elle aimait dans la seule société où elle désirait vivre et, élément rassurant, était connu pour son succès auprès des femmes.

De son côté, Narbonne ne résista pas à la fascination intellectuelle que Germaine exerçait sur tous ceux qui pensaient comme elle que le débat d'idées pouvait enfin se traduire en action politique. Conquis par son exaltation et son éloquence, il se laissa entraîner malgré lui dans une relation sentimentale des plus problématiques. Mais si Mme de Staël ne représenta pas pour Narbonne, comme elle l'exigeait, le grand amour de sa vie, elle orienta dramatiquement ses choix politiques en l'incitant à prendre avec elle le parti de la Révolution.