Le chevalier de Boufflers

« M. de Boufflers a été successivement abbé, militaire, écrivain, administrateur, député, philosophe, et, de tous ces états, il ne s'est trouvé déplacé que dans le premier. »

Prince de Ligne1

« C'est un grand présent que celui que vous m'avez fait en 1738 ; je ne sais pas où j'ai pu mériter tant de bonté de votre part, ni quel est le mortel généreux qui dans ce temps-là a plaidé ma cause et vous a enfin déterminée à vous donner pour moi des soins dont j'étais indigne2 . »

Écrite en 1762, la lettre où Stanislas-Jean de Boufflers remerciait sa mère d'avoir eu l'amabilité de le concevoir vingt-quatre ans plus tôt avec la complicité de son amant du moment ne saurait mieux illustrer la liberté d'esprit qui régnait dans sa famille. La première à en faire preuve était justement Marie-Françoise-Catherine de Beauvau-Craon, marquise de Boufflers, qui s'était pleinement reconnue dans le surnom et la ligne de conduite revendiqués avec panache par la comtesse de Verrue dans son épitaphe : « Ci-gît, dans une paix profonde / Cette Dame de volupté, / Qui pour plus grande sûreté, / Fit un paradis en ce monde3 . »

Pour Mme de Boufflers, le paradis sur terre, c'était la cour que Stanislas Leszczyn´ski – l'ex-roi de Pologne déplacé en Lorraine4 – avait tenue à Lunéville entre 1737 et 1766 et dont elle avait longtemps été la souveraine incontestée. Ce destin semblait tout écrit puisque la marquise appartenait par la naissance à une des familles les plus illustres du pays. Son père, Marc de Beauvau-Craon, prince du Saint-Empire romain, avait été l'homme de confiance du duc Léopold de Lorraine – dont le fils François III ayant épousé en 1736 Marie-Thérèse d'Autriche ceindrait la couronne impériale – et sa mère, Anne-Marguerite de Ligniville, la maîtresse en titre du même duc. Ce qui n'avait pas empêché les princes de Beauvau-Craon, qui s'apprêtaient à partir en Toscane représenter François III, de faire bon accueil au beau-père de Louis XV. Stanislas leur témoignerait sa reconnaissance en couvrant d'honneurs, charges et gratifications divers les membres de leur vaste clan familial. C'est ainsi que Marie-Françoise-Catherine, qui avait épousé le marquis de Boufflers en 1735, fut aussitôt nommée dame de palais de la reine polonaise, et son mari, capitaine des gardes du roi. Mais ce n'est qu'une dizaine d'années plus tard, après avoir mis au monde trois enfants et respiré à pleins poumons l'air de Paris et de Versailles, que la jeune marquise revint vivre à Lunéville. Elle était belle, intelligente, spirituelle, décidée à s'amuser et elle n'hésita pas à profiter de la passion qu'elle avait su inspirer à Stanislas et du vide laissé par la reine, Catherine Opalinska, morte en 1747, pour régner sans partage sur la petite cour. Le respect des formes et la grande différence d'âge (le souverain avait soixante-cinq ans et la marquise trente-six) pouvaient laisser croire à une relation platonique, mais nombreux étaient ceux qui pensaient le contraire, Voltaire le premier. Quelle qu'ait été la nature de leur relation, Stanislas ne prétendait manifestement pas à une préférence exclusive. Il finirait même par faire bon visage, à contrecœur peut-être, aux amours de la marquise avec un de ses ministres plus influent que lui. Antoine-Martin Chaumont de La Galaizière, qui était son chancelier et son garde des Sceaux, avait par ailleurs reçu les pleins pouvoirs de Louis XV pour administrer la Lorraine comme une terre conquise et préparer son annexion définitive à la France. L'extrême déférence de l'impeccable marquis et l'amabilité imperturbable de la favorite auraient permis de faire mine de rien, mais le vieux souverain n'avait pas résisté à la tentation de commettre un de ses mots d'esprit proverbiaux. On raconte qu'un jour, au cours d'un tête-à-tête galant avec Mme de Boufflers, Stanislas s'était aperçu qu'il n'était pas en mesure de le porter à sa conclusion et, « en se retirant avec dignité », lui avait annoncé : « Madame, mon chancelier vous dira le reste5 . » Il paraît que l'anecdote aussitôt répercutée à Versailles avait ravi Louis XV.

Le mari de la favorite, Louis-François de Boufflers-Remiencourt, ne semblait pas souffrir non plus de jalousie. Nous ignorons si son fils avait de bonnes raisons pour mettre en doute sa paternité, mais, militaire de profession – en plus de sa charge de capitaine de la garde de Stanislas, le marquis servait dans l'armée française –, celui-ci ne devait pas passer beaucoup de temps en famille et il trouverait la mort dans un accident de voyage alors que Stanislas-Jean était encore enfant. Le chevalier était en tout cas très fier de porter son nom. Les Boufflers appartenaient à l'ancienne noblesse d'épée. Le père de la grand-mère maternelle de Stanislas-Jean, le célèbre maréchal Louis-François de Boufflers – dont Saint-Simon admettait que « jamais homme ne mérita mieux le triomphe6  » –, avait été un des grands généraux de Louis XIV et le Roi-Soleil l'avait récompensé en l'élevant au rang de duc et pair de France.

Signe prémonitoire d'une vocation de chevalier errant, Stanislas-Jean était né en voyage. En effet, Mme de Boufflers perdit les eaux sur la route pour Nancy et, ayant fait arrêter le carrosse, le mit au monde assistée par le cocher. Elle aimerait à la folie cet enfant qui avait été si pressé de plonger dans la vie pour en jouir de toutes ses forces et serait, à son tour, adorée de lui.

En 1747, après avoir passé son enfance en compagnie de son frère Charles-Marc-Jean-François-Régis, son aîné d'un an, dans le château de leurs grands-parents Beauvau-Craon à Haroué, une splendide demeure à une vingtaine de kilomètres de Nancy, il avait retrouvé sa mère à Lunéville où, toujours avec son frère, il avait fait la connaissance de leur petite sœur, Marie-Stanislas-Catherine, née à Paris en 1744. Contrevenant aux usages des familles aristocratiques, la marquise garda ses enfants auprès d'elle pour veiller personnellement à leur éducation. Et si Charles-Marc-Jean-François-Régis dut bientôt partir pour Versailles où, grâce aux bons offices de Stanislas, il avait obtenu la charge prestigieuse de menin, Stanislas-Jean accomplit toute sa formation à Lunéville et y resta jusqu'à vingt ans passés.

 

Née sous le signe de l'éphémère, la cour de Stanislas était un monde à part, à mi-chemin entre l'opéra-bouffe et l'utopie. Le roi polonais avait voulu faire de sa terre d'exil un refuge heureux et il avait su conquérir l'amour de ses nouveaux sujets qui, dans un premier temps, avaient regretté le départ des Lorraine. N'ayant aucun pouvoir sur les choix administratifs, fiscaux et politiques qui se décidaient à Versailles, confiné dans un rôle de pure représentation, Stanislas s'était prévalu du riche apanage que lui avait accordé Louis XV et de la quantité de charges, emplois et bénéfices qu'il avait toute latitude de distribuer pour laisser un souvenir durable de lui et du royaume qu'il savait destiné à finir avec lui. Mécène et philanthrope convaincu, le souverain avait construit des écoles et des hôpitaux et impulsé nombre d'initiatives charitables et de bonnes œuvres. En outre, obéissant à sa passion pour l'architecture, les jardins, les arts décoratifs, les automates et les jeux mécaniques7 , il avait fait de Nancy, capitale du duché, l'une des plus belles villes baroques d'Europe. Il s'était aussi employé à rénover et embellir le château de Lunéville, construit par les Lorraine à une trentaine de kilomètres de Nancy, le transformant en un Versailles miniature. Mais ce qui rendait unique en Europe la petite cour de Stanislas, c'était son hédonisme joyeux, sa vivacité intellectuelle et l'atmosphère de liberté et de tolérance qu'on y respirait. Une alchimie heureuse qui ne résultait pas tant d'un choix raisonné que de l'exigence du souverain de vivre pacifiquement avec ses propres contradictions.

Catholique pratiquant, Stanislas n'entendait sacrifier à la dévotion ni sa liberté de pensée ni l'appel de ses sens. Il avait confié le soin de son âme à son confesseur, le père de Ménoux, et celui de son cœur et de son esprit au savoir mondain de Mme de Boufflers. Après s'être longtemps livré une guerre sans merci, le confesseur et la favorite avaient fini par se résigner à se supporter, d'autant plus que la marquise n'était pas le seul ennemi que le docte jésuite devait tenir en respect. Stanislas était aussi un apôtre convaincu des Lumières et sa cour accueillait, outre des écrivains lorrains8 , des personnalités illustres comme Montesquieu – qui y rédigea « plusieurs de ses plus beaux chapitres de De l'esprit des lois  » –, Helvétius, le président Hénault et surtout la marquise du Châtelet et Voltaire, qui y composa « plusieurs de ses tragédies et de ses contes philosophiques »9  et dont le père de Ménoux devrait supporter les redoutables sarcasmes pendant des années. Pourtant, à en croire le philosophe, c'était le jésuite qui avait encouragé sa venue à Lunéville en compagnie de sa maîtresse dans l'espoir que le charme de la divine Émilie sape le prestige de la favorite. Amie de vieille date de Mme de Boufflers, Mme du Châtelet arriva à Lunéville en compagnie de Voltaire en février 1747 pour un séjour qui devait décider de son destin. Mais l'espoir du père Ménoux serait vite déçu car, au lieu de concentrer son attention sur Stanislas, la visiteuse se lança dans la conquête du marquis de Saint-Lambert, grand-maître de la garde-robe du souverain, amant du moment de Mme de Boufflers. La favorite ne se donna pas la peine de retenir le marquis et savoura le spectacle comique d'une des femmes les plus intelligentes d'Europe cédant à son amour fou pour un jeune poète ambitieux plutôt tiède à son égard. Forte de sa détermination et indifférente au ridicule, Mme du Châtelet surmonta tous les obstacles : la réticence de son amant, l'indignation de Voltaire et une grossesse qu'il fallut mettre sur le compte d'un mari dont elle ne partageait plus le lit depuis des années. Ainsi, à l'été 1749, toujours escortée de Voltaire, Émilie revint à Lunéville donner naissance à l'enfant. Stanislas et Mme de Boufflers avaient veillé à leur offrir les meilleurs appartements du château et à les accueillir avec leur cordialité coutumière. Tout se passa pour le mieux. Entre deux dîners et sans perdre de vue son amant, Mme du Châtelet poursuivait sa traduction des Philosophiae naturalis principia mathematica de Newton, Saint-Lambert en profitait pour lire à Voltaire les premiers vers des Saisons , son poème en cours de rédaction qui, espérait-il, le ferait connaître à Paris, tandis qu'à son tour le plus illustre des philosophes, ses pensées déjà tournées vers la cour de Frédéric II de Prusse, se préparait à « accoucher10  » d'une nouvelle tragédie, Catilina . Le marquis du Châtelet, qui n'était pas en reste de galanterie, manifestait son contentement pour une paternité si inespérée. Mais la joyeuse comédie qui amusait et scandalisait non seulement la Lorraine, mais la France entière, se termina en tragédie. Une quinzaine de jours après avoir donné naissance sans problème à une petite fille, Mme du Châtelet mourut à quarante-trois ans, emportée par une embolie. Il faudra attendre Mme de Staël pour retrouver une femme capable, comme elle, de défier les conventions sociales et de poursuivre jusqu'au bout sa vocation intellectuelle.

 

L'année précédant l'arrivée à Lunéville de Voltaire et de la divine Émilie, Stanislas-Jean de Boufflers avait été admis à résider dans le paradis maternel pour se préparer à tenir sa place dans le monde. Son rang de cadet le destinait à l'Église, mais pendant longtemps personne ne sembla s'en souvenir. L'abbé Pierre-Charles Porquet, le précepteur qu'on lui avait choisi, était cultivé, aimable et spirituel, et le seul reproche qu'on aurait pu lui faire était son manque absolu de dévotion. Ses connaissances religieuses laissaient tellement à désirer que, devenu chapelain de Stanislas sur les instances de Mme de Boufflers et invité par le roi à réciter le bénédicité avant le déjeuner, il n'en avait pas retrouvé la formule. Chamfort raconte que Stanislas lui avait accordé un an pour essayer de croire en l'existence de Dieu11 , mais ses préceptes de vie parlaient clair : « M'amuser, n'importe comment, / voilà toute ma philosophie, / je crois ne perdre aucun moment, / hors le moment où je m'ennuie12 . » En revanche, Porquet se fit aimer de son élève. Il lui donna une bonne formation humaniste, stimula son intelligence et lui communiqua sa passion pour la poésie. Stanislas-Jean apprit l'art de vivre auprès de sa mère dont, comme il le rappellerait, la constante « gaieté était pour son âme un printemps perpétuel qui n'a cessé de produire des fleurs nouvelles jusqu'à son dernier jour13  ». En effet, sa désinvolture sentimentale n'empêchait pas Mme de Boufflers d'être une parfaite « honnête femme ». Outre des manières aristocratiques, elle avait reçu en partage la largeur de vues, la façon particulière de s'exprimer et le sens de l'humour qui caractérisaient toute sa famille. Comme pour les Mortemart, on aurait pu parler d'un « esprit Beauvau-Craon ». Intelligente et cultivée, la marquise était aussi excellente musicienne, elle peignait avec beaucoup de goût et n'étalait jamais son savoir. Elle s'exprimait avec une suprême élégance mais n'aimait pas prendre la parole, et quand c'était le cas, elle s'en tenait à l'idéal classique d'une conversation sans pédanterie, tournée vers l'écoute d'autrui et fondée sur la brevitas  : « Il faut dire en deux mots / Ce qu'on veut dire ; / Les longs propos / Sont sots. / Il faut savoir lire / Avant que d'écrire, / Et puis dire en deux mots / Ce qu'on veut dire ; / Les longs propos / Sont sots. / Il ne faut pas toujours conter / Citer, / Dater, / Mais écouter. / Il faut éviter l'emploi / Du moi, / Du moi ; / Voici pourquoi : / Il est tyrannique, / Trop académique ; / L'ennui, L'ennui / Marche avec lui14 . »

Changeante en amour, la marquise était loyale et fidèle en amitié. Toujours prête à utiliser son ascendant sur Stanislas au bénéfice de ses protégés, elle n'en profita jamais pour servir son intérêt personnel. Généreuse, hospitalière et douée du talent rare de rendre la vie agréable à elle-même et aux autres, elle avait trouvé chez le souverain polonais prodigue, débonnaire et désireux de se distraire un complice idéal. Sous leur règne, la petite cour de Lunéville, fastueuse mais libre des contraintes de l'étiquette et des conditionnements de la politique, au carrefour entre la France et les pays du Saint-Empire romain, proche de la station thermale très fréquentée de Plombières, devint un lieu de rencontre privilégié de la bonne société cosmopolite. Après une journée rythmée par les divertissements chers à la noblesse – la chasse, les promenades, les concerts, les représentations théâtrales –, on se retrouvait dans les appartements de la marquise pour parler des sujets les plus divers avec une liberté que la licence poétique favorisait. Traduire la réalité en vers, la dédramatiser, la transformer en jeu était en effet le divertissement préféré de la marquise et de son cercle. Un divertissement que cultivait la « belle compagnie » depuis l'époque de l'hôtel de Rambouillet, résistant – comme le montrait bien le succès obtenu en 1737 par la pièce d'Alexis Piron, La Métromanie – aux changements de goût et à l'inconstance de la mode. Encore plus que la conversation, l'emploi du vers exigeait à-propos et concision, compétence linguistique et oreille musicale, inventivité et respect des règles, et il répondait à l'impératif mondain de l'enjouement : contribuer à alléger, égayer l'existence et exorciser, même brièvement, la peur et la souffrance. Assez vite, Stanislas-Jean entra dans cette arène collective qui voyait le souverain et la favorite rivaliser d'esprit et de finesse avec leurs hôtes, et donna preuve d'un talent indéniable en faisant de la poésie son passeport mondain.

L'autre passion de la marquise, plus préjudiciable, était le jeu, un vice familial qui l'exposait à des pertes d'argent énormes auxquelles elle ne savait comment faire face et qu'elle transmettrait autant à Stanislas-Jean qu'à sa fille Marie-Stanislas-Catherine. Un vice pratiqué au mépris de la loi dans toutes les strates de la société et dont Versailles n'avait pas honte de donner l'exemple : la vertueuse Marie Leszczyn´ska elle-même était une joueuse invétérée et Marie-Antoinette ne le serait pas moins. Un an avant sa visite à Lunéville, Mme du Châtelet avait perdu presque mille louis dans les appartements de la reine à Fontainebleau et Voltaire l'avait sommée de renoncer au jeu parce qu'elle se mesurait à des tricheurs. Les chroniques de l'époque15 ne manquaient pas de signaler qu'à l'instar des nombreux tricheurs professionnels, maîtres dans l'art de truquer les dés et les cartes, les princes du sang et les dames du plus haut rang aussi avaient l'habitude de tricher avec « une tranquille audace16  », profitant de l'impunité attachée à leur position sociale. Devons-nous croire Mme du Deffand quand, bien des années plus tard, elle écrirait à Walpole que le chevalier et sa sœur, Mme de Boisgelin, prêtaient aussi le flanc au soupçon17  ? La fréquence de leurs pertes et la recherche éperdue d'argent pour honorer leurs dettes laisseraient supposer le contraire, mais après la mort du roi Stanislas la vie était sûrement devenue moins paradisiaque pour la famille Boufflers.

 

Au cours de son heureuse jeunesse lorraine, la seule préoccupation de Stanislas-Jean fut de suivre librement ses inclinations. Il aimait la vie au grand air, excellait dans les exercices virils et se passionnait pour les chevaux. Parfaitement à son aise en société où il avait fait un début triomphal, le jeune Boufflers cultivait aussi d'autres intérêts. Doué comme sa mère d'un tempérament artistique affirmé, il peignait, jouait de la musique, faisait du théâtre, improvisait des vers, avec une désinvolture aristocratique qui masquait derrière la grâce et la légèreté un sérieux, une compétence et un labor limae d'homme de lettres formé à l'étude de la rhétorique et des auteurs classiques, comme l'atteste la traduction en vers qu'il donna d'une comédie de Sénèque dans sa prime jeunesse. Par ailleurs, les idées philanthropiques et réformistes que le roi Stanislas illustrerait dans son Philosophe bienfaisant 18 avaient été pour son filleul le point de départ d'une adhésion fervente aux Lumières. À dix-neuf ans seulement, il était déjà en mesure de collaborer à l'Encyclopédie pour l'entrée Généreux, générosité 19 .

En 1760, on s'aperçut qu'il était grand temps que Stanislas-Jean pense à son avenir et entre au séminaire pour embrasser l'état ecclésiastique. Son désespoir n'y put rien. Stanislas, qui l'avait tenu sur les fonds baptismaux et l'aimait tendrement, aurait été disposé à céder, mais la Dame de volupté se montra inflexible. Contrairement au roi polonais, elle n'avait pas de scrupules religieux et le fait que son fils ne ressente aucune vocation lui semblait tout à fait secondaire. Il n'était pas nécessaire de croire en Dieu pour devenir prince de l'Église et il était du devoir de Stanislas-Jean de tenir haut le prestige des Boufflers et des Beauvau-Craon, y compris dans le premier des trois ordres de la société. Du reste, la situation économique de la famille ne permettait pas d'autre choix. En décembre 1760, désormais abbé de Longeville, Boufflers vit se refermer derrière lui les portes de l'austère séminaire de Saint-Sulpice où il ne resterait pas longtemps, car de façon inattendue son penchant pour la littérature vint à son secours. Grâce à l'intercession de Leszczyn´ski, il avait obtenu l'autorisation de rendre visite à sa nombreuse parenté. Un soir, invité par la comtesse de Boufflers-Rouverel à L'Isle-Adam, la somptueuse résidence de campagne du prince de Conti, Stanislas-Jean, sous l'effet du champagne, oublia son nouvel état et improvisa des vers très libres, qui firent le tour de Paris. Dans la solitude du couvent, ses récréations littéraires gardaient une orientation résolument profane. La situation se précipita en 1761, avec la circulation dans les milieux mondains d'une nouvelle intitulée La Reine de Golconde – dont Grimm envoya aussitôt une copie à ses correspondants20 – et sa publication dans le Mercure dans une version pourtant censurée21 . Il s'agissait d'un récit d'une quinzaine de pages, éloge dans le style alerte et ramassé des contes philosophiques voltairiens de la morale souriante d'une jeune paysanne, qui, devenant courtisane par nécessité, d'aventure en aventure grimpait toute l'échelle sociale, jusqu'à retrouver dans sa vieillesse son premier séducteur. Fidèle, par-delà toutes les vicissitudes de la vie, à celui qui l'avait initiée à l'amour, elle le payait en retour en lui révélant le secret de la parfaite sagesse. Pour « fixer22  » le plaisir dans la durée et être heureux, il fallait se dépouiller de toute ambition, transformer l'amour en amitié et vivre au contact direct de la nature.

Publiée dans l'été 1761, La  Reine de Golconde qui marquait les débuts littéraires de Stanislas-Jean obtint un grand succès. En lisant la description du petit hameau qu'Aline, devenue reine, avait fait construire dans un recoin secret de son parc sur le modèle de la ferme où elle était née, la marquise de Pompadour en voulut un semblable au Petit Trianon23 et Marie-Antoinette suivra son exemple. Mais le plus grand mérite de cette nouvelle fut de mettre un terme à la carrière ecclésiastique de son auteur. En effet, tout le monde ne partageait pas l'indulgence de Voltaire, qui écrivait à son ami Devaux : « Je n'ai point vu la reine de Golconde, mais j'ai vu de lui des vers charmants, il ne sera peut-être pas évêque ; il faut vite le faire chanoine de Strasbourg, primat de Lorraine, cardinal et qu'il n'ait point charge d'âme ; il me paraît que sa charge est de faire aux hommes beaucoup de plaisir24 . » Le premier à prendre conscience de la gravité du scandale qu'il avait provoqué fut l'intéressé lui-même, qui trouva enfin le courage de passer outre la volonté familiale en quittant le séminaire de Saint-Sulpice. Dès lors, il s'appellerait le chevalier de Boufflers, même quand, à la mort de son frère en 1774, le titre de marquis lui reviendrait.

La Correspondance littéraire ne manqua pas de publier un compte rendu circonstancié de l'affaire25 . Pour les deux rédacteurs en chef – l'anticlérical et athée Diderot et le protestant allemand Grimm – le cas de Boufflers était emblématique de l'hypocrisie et du laxisme moral de l'Église catholique prête à accueillir dans ses rangs des personnages hautement improbables. Mais la lettre écrite par le chevalier à son vieux précepteur, l'abbé Porquet, au moment de quitter Saint-Sulpice – que la Correspondance rapportait aussi dans son intégralité – n'avait rien de frivole ni de cynique : « Ce n'est point une petite affaire que de commencer, pour ainsi dire, une nouvelle vie à l'âge de vingt-quatre ans26  », admettait-il en se livrant à un lucide examen de conscience d'homme libre qui n'entendait pas abdiquer, en échange d'un brillant avenir, le droit d'être lui-même avec bonheur. Il savait très bien qu'il lui aurait suffi d'un peu d'habileté pour obtenir des bénéfices et devenir un jour un haut prélat. Mais il était conscient aussi que son « sang bouillant », son « esprit inconsidéré », son « humeur indépendante » étaient incompatibles avec les devoirs de la condition ecclésiastique : un homme d'Église est obligé de « cacher tout ce qu'il désire, de déguiser tout ce qu'il pense, de prendre garde à tout ce qu'il fait »27 . D'autres, plus ambitieux ou réalistes que lui – comment ne pas penser à Charles-Maurice de Talleyrand, abbé de Périgord, confronté au même dilemme une dizaine d'années plus tard, toujours au séminaire de Saint-Sulpice ? –, se résignaient à suivre la voie que leur famille avait choisie pour eux, mais lui en était incapable. Malgré le respect et l'amour qu'il portait à sa mère et la reconnaissance qu'il éprouvait pour Stanislas, c'était trop de sacrifier son bonheur à l'ambition et il savait qu'il pouvait compter sur leur indulgence.

En attendant, il célébrait ouvertement en poésie la joie de la liberté retrouvée :

J'ai quitté ma soutane

Malgré tous mes parents ;

Je veux que Dieu me damne

Si jamais je la prends.

Eh ! mais oui da,

Comment peut-on trouver de mal à ça ?

Eh ! mais oui da,

Se fera prêtre qui voudra.

 

J'aime mieux mon Annette

Que mon bonnet carré,

Que ma noire jaquette

Et mon rabat moiré.

Eh ! mais oui da,

Comment peut-on trouver du mal à ça ?

Eh ! mais oui da,

Se fera prêtre qui voudra28 .

Mais la liberté avait un prix et Boufflers ne tarderait pas à s'en apercevoir.

 

Hors l'état ecclésiastique, la carrière militaire était la seule solution pour un cadet de la noblesse désargenté. Le choix de l'ordre de Malte, avec sa double connotation religieuse et militaire, représentait pour le chevalier un compromis honorable. Cela lui permettait, comme le soulignait ironiquement la Correspondance , de conserver sans prendre l'habit les bénéfices ecclésiastiques que Stanislas lui avait procurés et le laissait libre de se gagner une réputation sur le champ de bataille. Il s'y disposa avec la fougue joyeuse et féroce que la noblesse française mettait à marcher sur l'ennemi :

Faisons l'amour, faisons la guerre,

Ces deux métiers sont pleins d'attraits :

La guerre au monde est un peu chère ;

L'amour en rembourse les frais.

Que l'ennemi, que la bergère,

Soient tour à tour serrés de près…

Eh ! Mes amis, peut-on mieux faire,

Quand on a dépeuplé la terre,

Que de la repeupler après29  ?

Le chevalier eut le temps de servir sous les ordres du maréchal de Soubise dans la Hesse et de se distinguer par son courage à la bataille d'Amöneburg, au cours des derniers mois de la guerre de Sept Ans. Mais, en février 1763, la France se résigna à payer au prix fort une paix humiliante et, dans les années qui suivirent, le champ de bataille où Boufflers se distingua fut l'arène amoureuse.

Il revint donc à Lunéville, mais les jours du royaume de Stanislas étaient comptés. Avant de mourir d'une mort atroce en février 1766 – sa robe de chambre s'était enflammée alors que, seul dans la pièce, il allumait le feu –, le vieux souverain s'ingénia à lui confier des charges diplomatiques éphémères. À sa mort, la Lorraine fut définitivement annexée à la France, le palais royal devint une caserne, la petite cour de serviteurs et amis du souverain se dispersa, on vendit ses collections et l'utopie de Lunéville ne fut plus qu'un souvenir.

Enfin nommé en 1767, grâce aux bons offices de la duchesse de Gramont30 , maître de camp du régiment des hussards d'Esterházy, Boufflers voulut soutenir la cause polonaise et voler au secours des confédérés de Bar qui s'étaient insurgés en 1770 contre l'occupant russe, se faisant, comme l'écrivait avec mépris Catherine de Russie à Voltaire, « chevalier errant incognito pour les prétendus confédérés31  ». Le filleul de Stanislas ne pouvait rester insensible au drame du partage de la Pologne et, d'un autre côté, le conflit russo-polonais lui offrait une excellente occasion de prouver ses capacités professionnelles. Mais le chevalier se lança dans l'aventure en négligeant les rivalités entre généraux polonais, l'état de semi-anarchie du gouvernement confédéré et la difficulté d'obtenir l'aval du ministère de la Guerre français, de qui il dépendait. Ce n'est qu'après de longues et vaines négociations qu'il se résigna à renoncer à l'entreprise. « Cela m'a appris, commenterait-il, que les Polonais étaient des fripons, ce que je savais déjà très bien, et que j'étais un sot, ce que je ne savais pas encore assez32 . » Et bien qu'il n'ait pas été « haché ou pendu33  », comme le redoutaient ses amis, ni relégué en Sibérie, comme l'en avait menacé Catherine de Russie34 , le bilan était amer : « J'ai manqué où j'attendais mon instruction, ma réputation et mon avancement […] et je me replonge dans l'obscurité dont j'essayais de sortir35 . »

 

Heureusement, les gentilshommes français pouvaient donner la mesure de leur valeur ailleurs que sur le champ de bataille et, en temps de paix, c'était l'art de vivre noblement dans l'oisiveté qui attestait leurs mérites. Boufflers l'avait appris dès son jeune âge à la cour du roi Stanislas, et même si l'environnement où il se trouvait maintenant était très différent de l'utopie de Lunéville, il n'oublierait pas cet enseignement. « Quel homme réunit à un plus haut degré le talent de briller, le don de plaire, le droit d'attacher […] que cet aimable et célèbre chevalier de Boufflers36  ? », dira dans son éloge funèbre le comte de Ségur, qui avait pourtant son frère Joseph-Alexandre comme point de comparaison. Ce parallèle avec le vicomte de Ségur aide d'ailleurs à cerner la singularité de Boufflers.

Contrairement au vicomte, le chevalier n'était pas fortuné, ne pouvait pas compter sur un père ministre pour faire carrière, n'était pas bien en cour à Versailles, n'avait pas de domicile à Paris et ne voyait pas dans la vie mondaine un but en soi. Il n'était ni beau ni élégant comme Joseph-Alexandre et ne possédait pas les manières parfaites du vicomte. Il pouvait être « sauvage », « distrait et bourru », avec des « manières de Huron »37 , mais il plaisait quand même aux femmes. Sa physionomie était si mobile que, dans les deux portraits littéraires qu'il lui a consacrés38 , le prince de Ligne se voyait obligé d'énumérer ses impressions en ordre dispersé : « Il avait de l'enfant dans le rire et la gaucherie du maintien. La tête un peu baissée, les pouces qu'il tournait devant lui comme Arlequin ; les mains derrière le dos, comme s'il se chauffait, ou tirait des gants ; des yeux petits et agréables qui avaient l'air de sourire ; quelque chose de bon dans la physionomie : du simple, du gai, du naïf, du négligé dans la tournure et du mal-tenu dans toute sa personne39 . » Mais cette apparence de bonhomie indolente cédait rapidement le pas à une extrême agilité physique et mentale. Pour la décrire, Ligne n'avait pas trouvé mieux qu'un chapelet d'attributs opposés : le chevalier « avait du singe, du follet, du léger, du profond, de l'inquiet et de l'insouciant40  ». Boufflers lui-même avouait qu'il se livrait volontiers à la paresse, mais il affirmait qu'« elle faisait manquer à tout sans dédommager de rien41  ». Pour lui, elle était « l'opium de l'âme : elle lui procure un sommeil pénible et de tristes rêves42  ». Ce changement continuel d'attitudes et d'humeurs comptait toutefois une constante, que Ligne ne sentait pas la nécessité d'évoquer : l'intérêt de Boufflers pour les femmes. Le chevalier lui-même nous dit que pour lui l'amour était un pur plaisir des sens – « en amour j'étais tout physique43  » – et non un jeu de société. En outre, contrairement à Joseph-Alexandre de Ségur et aux libertins à la mode, il n'éprouvait pas le besoin d'étaler ses succès auprès du beau sexe.

Dans le métier des armes également, la disparité entre le vicomte et le chevalier était évidente : tandis que le premier obtenait très jeune, sans grand effort, une nomination de colonel, le second, en dépit de ses rêves de gloire, peinait à avancer en grade.

Sur le plan social, Ségur, malgré tous les avantages dont il jouissait, était prisonnier de son propre personnage mondain, tandis que Boufflers était libre de s'en forger un au gré des exigences changeantes de son génie personnel. Éternellement endetté et sans domicile fixe, il passait une bonne partie de son temps à cheval, seul, sans suite et sans bagages, libre de s'arrêter où il le voulait. Le comte de Tressan, un fidèle du roi Stanislas, qui l'avait rencontré en voyage, l'avait salué d'un « je suis charmé de vous trouver chez vous44  ! » De son enfance au château de ses grands-parents maternels à Haroué, le chevalier avait conservé l'amour pour les arbres, les plantes et les animaux. Voyager en symbiose avec son cheval à travers la France, avec l'horizon pour seule frontière, lui procurait bien-être physique et jouissance esthétique. C'était l'occasion de vivre sa profonde empathie avec la nature : « On peut avoir des sentiments maternels pour des arbres, pour des plantes, pour des fleurs45 . » Les moutons qui paissaient derrière une clôture ne lui semblaient pas si différents des hommes « qui se croient libres, parce qu'ils ne voient pas leurs chaînes, et qui pensent faire leur volonté en suivant le cours des choses46  ». Il fut parmi les premiers à comprendre que la nature était un patrimoine qu'il fallait préserver. En 1790, en pleine Révolution, il incitera l'Assemblée nationale à voter une loi de sauvegarde des forêts expropriées à la noblesse et au clergé, qui risquaient de tomber entre les mains de spéculateurs sans scrupules47 . Déjà, en 1768, il confiait à la duchesse de Choiseul son émotion de voyageur en route vers le sud : « C'est réellement un grand plaisir que de marcher l'hiver contre le midi. Il semble que la nature, qu'on a laissée morte dans le pays que l'on quitte, se réveille de moments en moments ; à chaque pas que vous faites, elle fait un progrès ; chaque heure de marche est un jour de gagné. Le printemps a l'air de venir à votre rencontre ; hier vous marchiez sur les glaces, aujourd'hui vous marchez sur les fleurs48 . » Dans ses déplacements il emportait toujours des pinceaux, s'arrêtait pour peindre ce qui le frappait le plus et, poussé par une curiosité insatiable, visitait sur sa route villages, églises et châteaux. Le comte de Cheverny nous le montre en action à l'occasion de la visite inattendue que le chevalier lui rendit à la moitié des années 1760 : « Ce fut à peu près dans ce temps-là qu'un chevalier, vêtu en hussard et voyageant par monts et par vaux, découvrit le château. Il venait de Chanteloup et allait en Lorraine. On vint me dire que cet étranger se promenait dans le parc ; il était l'heure du dîner, je le fis inviter à voir le château. Nous nous connaissions de vue, sans nous être jamais parlé. C'était l'aimable chevalier de Boufflers. Non seulement il dîna, mais il resta quatre ou cinq jours avec nous, et pendant quelques années il a été fidèle à nous venir visiter. C'est l'homme en France, après l'abbé Barthélemy, à qui j'ai trouvé le plus d'éloquence dans la conversation. Sans peine, sans efforts, le mot propre vient sur ses lèvres, les tournures les plus délicates sortent de son esprit. Paresseux, même pour s'instruire, il n'a pas l'esprit des autres ; il devine quand il parcourt un livre, et il a le mérite que tout est à lui et sort de son fonds49 . »

Toutefois, son goût pour la solitude au contact étroit de la nature n'excluait pas une attirance pour la vie en société, et celle qu'il fréquentait était assurément la meilleure de Paris.

Dans la capitale française, le chevalier put compter sur la solidarité affectueuse du vaste clan des Beauvau-Craon, à commencer par la sollicitude paternelle du frère de sa mère, le prince de Beauvau, qui, formé à l'école des Lumières, s'était imposé au respect général tant par son intégrité morale que par sa vaste culture. Celui-ci l'introduisit à son tour dans le cercle des intimes de son très grand ami, lorrain lui aussi, le duc de Choiseul, et c'est probablement au cours de ses fréquents séjours à Chanteloup dans les années de disgrâce du maître de maison que le chevalier retrouva l'utopie d'une Arcadie heureuse qu'il avait déjà connue à la cour de Stanislas.

Puis venaient ses tantes maternelles, Mme de Bassompierre, Mme de Montrevel et surtout la maréchale de Mirepoix, dont le charme était irrésistible. « Elle avait, dirait le prince de Ligne, cet esprit enchanteur qui fournit de quoi plaire à chacun. Vous auriez juré qu'elle n'avait pensé qu'à vous toute sa vie. Où retrouvera-t-on une société pareille50  ? »

L'accueil cordial que lui réservèrent ses parents du côté Boufflers ne fut pas moins précieux pour le chevalier. En effet, les deux centres mondains les plus huppés de la société parisienne de l'époque étaient tenus par deux cousines par alliance de son père.

La plus âgée des deux, Madeleine-Angélique de Neufville, veuve du duc de Boufflers et remariée avec Charles-François-Frédéric de Montmorency-Luxembourg, duc de Luxembourg, maréchal de France, était considérée comme l'autorité suprême en matière de bon goût et de bonnes manières, et son jugement sans appel faisait ou défaisait les réputations.

Après s'être distinguée dans sa jeunesse par une méchanceté « noire » et un libertinage « effréné » – dont le baron de Besenval, qui pourtant ne manquait pas de désinvolture, témoigne dans ses Mémoires51 en traçant d'elle un portrait au vitriol –, Mme de Luxembourg réussit une métamorphose spectaculaire. La maturité venue, au lieu d'embrasser la religion et, telles les grandes dames du passé, de changer radicalement de mode de vie en renonçant aux vaines apparences du monde, la maréchale resta résolument au centre de la scène mondaine, adoptant pour arme de sa rédemption la morale des apparences. Elle prouva qu'elle en possédait les règles comme personne. « Elle est pénétrante à faire trembler : la plus petite prétention, la plus légère affectation, un ton, un geste qui ne seront pas exactement naturels, sont sentis et jugés par elle à la dernière rigueur ; la finesse de son esprit, la délicatesse de son goût ne lui laissent rien échapper52  », écrivait son amie Mme du Deffand. De son côté, le duc de Lévis qui l'avait connue âgée rappellera que « son empire sur la jeunesse des deux sexes était absolu ; elle contenait l'étourderie des jeunes femmes, les forçait à une coquetterie générale, obligeait les jeunes gens à la retenue et aux égards ; enfin elle entretenait le feu sacré de l'urbanité française : c'était chez elle que se conservait intacte la tradition des manières nobles et aisées que l'Europe entière venait admirer à Paris et tâchait en vain d'imiter53  ».

Cultivé, intelligent, spirituel, doté d'une solide expérience mondaine, capable de changer de ton selon ses interlocuteurs et le contexte, Stanislas-Jean était fait pour plaire à la maréchale, qui lui ouvrit les portes de son salon en le traitant comme un fils. C'est là que le chevalier se lia d'une affection sincère avec sa jeune et timide cousine, Amélie de Boufflers, fille du fils du premier lit de Mme de Luxembourg, chef-d'œuvre de l'éducation donnée par la maréchale, destinée à épouser bientôt le duc de Lauzun.

 

Le seul grand cercle mondain en mesure de soutenir la comparaison avec celui de Mme de Luxembourg était le Temple. C'est Marie-Charlotte-Hippolyte Campet de Saujon, veuve du comte de Boufflers-Rouverel et maîtresse officielle du prince de Conti, grand prieur de l'ordre de Malte, qui en faisait les honneurs. Dans la vieille enclave des Templiers, au cœur de Paris, les préoccupations premières étaient de nature intellectuelle et politique. Après avoir été longtemps le conseiller politique de Louis XV, Conti était tombé en disgrâce et, ayant quitté la cour, protégeait ouvertement les philosophes, s'opposant à l'absolutisme royal et prenant la défense du parlement en 1770. De son côté, la comtesse de Boufflers alliait curiosité et érudition, et cultivait la passion des voyages. Elle connaissait trois langues et fut la première à Paris à recevoir des visiteurs étrangers, tandis que son voyage en Angleterre en 1763 fit date – « on remarquait qu'elle était la seule dame française de qualité qui fût venue en voyageuse depuis deux cents ans54  » – et lança la mode de l'anglomanie. Son ambition sociale – que Mme du Deffand ne cessait de tourner en ridicule dans ses lettres – ne l'empêchait pas de partager avec passion les espoirs réformistes des Lumières. Sa correspondance avec David Hume et Gustave III de Suède aussi bien que la protection qu'elle accorda à Voltaire témoignent du sérieux de ses intérêts intellectuels.

Au Temple comme à L'Isle-Adam, la résidence d'été de Conti, Boufflers fut initié aux raisons de la nouvelle Fronde. En 1770, la disgrâce du duc de Choiseul, ainsi que la courageuse prise de position en sa faveur du prince de Beauvau-Craon, indiqueraient son camp au chevalier. Mais en attendant de comprendre quelle forme prendrait sa nouvelle vie, Boufflers jouissait avec insouciance de la liberté retrouvée dans un Paris alors à l'apogée de sa vie intellectuelle et artistique et il remerciait de l'accueil que lui réservait la plus parfaite des « parfaitement bonnes compagnies » par son originalité, sa gaieté inaltérable et son intarissable brio de versificateur.

La fébrilité avec laquelle Mme du Deffand – qui pourtant ne l'aimait guère, comme elle n'aimait ni sa mère ni sa sœur qu'elle avait surnommées les « oiseaux de Steinkerque55  » – voulait être informée de ses exploits est symptomatique du succès de Stanislas-Jean. « Le chevalier de Boufflers vous a-t-il bien divertie ? S'il a fait des couplets, je vous demande en grâce de me les envoyer56  », écrivait-elle à la duchesse de Choiseul en juillet 1766 et, des années plus tard, elle s'enquérait à nouveau : « N'avez-vous pas actuellement le chevalier de Boufflers ? Ne le trouvez-vous pas presque aussi raisonnable qu'il est aimable57  ? » La question était à double tranchant parce que Mme du Deffand jugeait que Boufflers avait « plus de talents que de discernement, de tour et de finesse que de justesse58  », mais en prenant sa défense la duchesse de Choiseul se révélait plus pénétrante que son amie, nous donnant une clé de lecture que l'intéressé aurait sûrement approuvée : « Je crois qu'il a la sagesse dans le cœur et cela suffit pour lui mais non pas pour nous, ce n'est pas l'égide de Minerve qu'il faut montrer aux hommes, c'est la marotte de la folie59 . »

 

Son art de la raillerie est attesté par une autorité en la matière telle que Voltaire. En décembre 1764, Boufflers était allé rendre visite au vieil ami de Stanislas et de sa mère à Ferney et en avait profité pour visiter la Suisse. Comme la Correspondance littéraire se hâtait d'en informer ses abonnés, « il s'est avisé de se donner pour peintre ; et dans toutes les villes où il a passé, il a fait le portrait des principaux habitants, et surtout des plus jolies femmes. Les séances sûrement n'étaient pas ennuyeuses ; des chansons, des vers, cent contes pour rire égayaient les visages que le peintre devait crayonner sur la toile et pour achever de se faire la réputation d'un homme unique, il ne prenait qu'un petit écu par portrait ; mais lorsqu'arrivé à Genève, il a voulu reprendre son véritable nom, peu s'en est fallu qu'on ne l'ait regardé comme un aventurier60  ». Voltaire n'aurait pu lui réserver un accueil plus chaleureux. « Il m'a reçu comme votre fils, et il m'a fait une partie des amitiés qu'il voudrait vous faire61  », écrivait le chevalier à la marquise et, à son tour, Voltaire se hâtait de lui communiquer son enthousiasme : « J'ai l'honneur, madame, d'avoir actuellement dans mon taudis le peintre que vous protégez. Vous avez bien raison d'aimer ce jeune homme ; il peint à merveille les ridicules de ce monde, et il n'en a point ; on dit qu'il ressemble en cela à madame sa mère. Je crois qu'il ira loin. J'ai vu des jeunes gens de Paris et de Versailles, mais ils n'étaient que des barbouilleurs auprès de lui62 . » Certes, Voltaire était toujours prodigue de compliments hyperboliques pour ses admirateurs, mais il s'amusait vraiment en compagnie de cet hôte qu'il était prêt à définir comme « une des plus singulières créatures qui soient au monde63  ». Le séjour du chevalier se termina en une apothéose de vers, rires et plaisanteries grivoises et, après avoir été convié par le vieux poète à recueillir sa lyre – « C'est à vous, ô jeune Boufflers, / […] C'est à vous de chanter Thémire, / et de briller dans les festins, / animé du triple délire / des vers, de l'amour et du vin64  » –, Stanislas-Jean s'en était retourné à Paris, poète couronné de lauriers.

Mais tous les vers de Boufflers n'étaient pas d'aériennes « méringues [sic ] », comme les définissait Chamfort65 , adaptées au goût délicat du public mondain. L'honnête raillerie dont il maîtrisait si bien la recette pouvait ne plus l'être du tout et étriller individus et institutions. C'étaient des moments de liberté absolue que le chevalier s'accordait dans son arrière-boutique, en comptant sur la complicité de quelques intimes. En véritable esprit fort, il célébrait le pur plaisir des sens, sans euphémismes ni métaphores, faisant fi des dogmes et de la morale sexuelle de l'Église pour mieux ridiculiser ses croyances. Il s'agissait de choisir à chaque fois l'occasion, le langage et le style les plus appropriés.

On rappellera les vers blasphématoires écrits à l'occasion de la première messe de l'abbé Petit :

Petit, Petit,

vous allez faire bonne chère,

Petit, Petit.

Tâchez d'avoir bon appétit.

Le Dieu du ciel et de la terre

pour votre dîner va se faire

petit, petit66 .

Ou ceux improvisés pour une vieille marquise octogénaire qui avait voulu mettre à l'épreuve sa « facilité en lui demandant un sonnet sur les bouts-rimés les plus bizarres qu'elle pût trouver » :

Enfants de Saint Benoît, sous la guimpe ou le froc

Du calice chrétien savourez l'amertume ;

Vous, musulmans, suivez votre triste coutume :

Buvez de l'eau pendant que je vide mon broc.

De vos raisonnements, moins ébranlé qu'un roc,

Je crains peu cette mer de soufre et de bitume

Où vos sots docteurs ont coutume

De noyer les Titus et les rois de Maroc.

Quel que puisse être le maroufle

Que vous nommez pape ou mouphti,

Je ne baiserai point son cul, ni sa pantoufle.

Prêtres noirs qui damnez Marc-Aurèle et Hamti,

Par qui Confucius comme un lièvre est rôti,

Le diable qui les brûle est celui qui vous souffle67 .

Des vers qui plairont à Diderot pour leur irrévérence, leur gaieté et leur folie, et qu'avec d'autres textes du chevalier, il recopiera pour Sophie Volland68 .

 

Mais l'amour offrait l'occasion par excellence de se moquer des conventions sociales, en premier lieu avec une facétieuse apologie du tabou de l'inceste. À Paris, le chevalier avait retrouvé sa sœur, Marie-Stanislas-Catherine, qui, assez mal mariée au comte de Boisgelin, partageait son temps entre sa Lorraine natale, Versailles – où Stanislas l'avait fait nommer dame de compagnie de Madame Victoire, une des filles de Louis XV – et la capitale française, où sa tante Mirepoix l'accueillait dans le superbe hôtel de la maréchale, rue d'Artois. En grandissant, la « divine mignonne » était devenue irrémédiablement laide, mais cela ne l'empêchait pas de rencontrer un certain succès auprès des hommes. Le frère et la sœur étaient très liés et, formés à l'école de leur mère, possédaient le même sens de l'humour, le même lexique familial, la même liberté sexuelle.

Vivons en famille,

c'est le plaisir le plus doux,

de tous.

Nous sommes, ma fille,

heureux sans sortir de chez nous.

Les honnêtes gens

des premiers temps

avaient des plus douces mœurs,

et sans chercher ailleurs,

ils offraient à leurs sœurs

leurs cœurs.

Sur ce point-là nos aïeux

N'étaient pas scrupuleux.

Nous pourrions faire,

ma chère,

aussi bien qu'eux,

des neveux69 .

Après tout, les Écritures ne donnaient-elles pas l'exemple ? L'histoire des filles de Loth fournissait une excellente occasion d'en faire des gorges chaudes. Ici l'atout maître est la brièveté du raisonnement logique proposé comme exégèse du récit biblique :

Il but

il devint tendre

et puis il fut

son gendre70 .

Du reste, quelques années plus tôt, le chevalier avait consacré à sa mère un éloge qui exaltait ouvertement sa liberté de mœurs :

Reniez Dieu, brûlez Jérusalem et Rome,

pour docteurs et pour saints n'ayez que les amours :

s'il est vrai que le Christ soit homme,

il vous pardonnera toujours71 .

Selon le prince de Ligne, Boufflers avait répondu à sa mère, qui se désolait de ne pas savoir aimer Dieu, qu'il était certain que si Dieu redevenait homme, elle l'aimerait comme tous les autres72 .

Puis l'ironie allègrement blasphématoire de Boufflers s'en prend à la virginité de la mère de Dieu, dans les quintils relatant les mésaventures de la duchesse Marie de Durfort qui avait donné le jour à un enfant dont son époux pouvait difficilement être le père.

Votre patronne

Fit un enfant sans son mari.

Bel exemple qu'elle vous donne !

N'imitez donc pas à demi

Votre patronne.

 

Pour cette affaire,

Savez-vous comme elle s'y prit ?

Comme vous, n'en pouvant pas faire,

Elle eut recours au Saint-Esprit

Pour cette affaire.

Des vers promptement publiés par les Mémoires secrets 73 , accompagnés du nom de la malheureuse, qui montrent combien l'ironie du chevalier pouvait devenir cruelle.

Les Mémoires secrets rapportaient aussi un épisode où l'on était passé des paroles aux actes. Une « belle marquise » non identifiée et infidèle, dont Boufflers s'était vengé par une « épigramme sanglante », avait invité le chevalier chez elle « pour sceller une réconciliation sincère ». « Le Chevalier connaissait trop bien les femmes pour aller sans défiance au rendez-vous. Il se munit de pistolets. À peine avait-on fait les premières explications, que quatre grands drôles arrivent, le saisissent, l'étendent sur le lit, le déshabillent autant qu'il était nécessaire pour exécuter leur dessein et lui administrent en cadence cinquante coups de verges sous le commandement de Madame. La cérémonie finie, le Chevalier se relève froidement, se rajuste. » C'est alors que, menaçant les quatre hommes de ses pistolets, il les oblige non seulement à fouetter la marquise – « Les pleurs de la belle n'empêchèrent pas que le satin de sa peau ne fût déchiré sans pitié » –, mais aussi à se fouetter les uns les autres. Et, pour faire bonne mesure, en prenant congé il assure la dame qu'il racontera la plaisante aventure à qui voudra l'entendre. « On prétend que la Marquise courut après lui, se mit à ses genoux, et le conjura tellement de garder le secret qu'il soupa chez elle le même soir pour déconcerter les indiscrétions ; on ajoute même que la recette opérant, la scène se termina plus gaiement qu'elle n'avait commencé74 . »

Authentique ou pas, l'épisode rapporté par Metra confirme indubitablement la réputation de libertin que Boufflers s'était acquise par sa conduite comme par ses vers irrévérencieux. Mais ce n'était pas le seul talent du chevalier.

Après le succès de La  Reine de Golconde , les lettres envoyées de Suisse à sa mère assirent sa réputation littéraire. Leur recueil constituait une sorte de journal de voyage où les remarques sur les us et coutumes du pays, ses habitants, ses beautés naturelles se présentaient avec l'immédiateté de la conversation et s'inscrivaient dans un filon littéraire qui – du Voyage de Chapelle et Bachaumont en Languedoc et Provence aux Lettres de La Fontaine à sa femme, ou Relation d'un voyage de Paris en Limousin – avait d'illustres précédents. Nous ignorons si le chevalier les rédigeait en envisageant déjà une publication, mais il savait certainement que sa mère les montrerait à ses amis et connaissances, les faisant ainsi circuler de salon en salon selon une pratique mondaine qui remontait à l'époque de l'hôtel de Rambouillet. L'édition pirate de ces missives, parue à Genève en septembre 1771, prouva la curiosité qu'elles suscitaient. Les lecteurs les plus attentifs reconnurent les références75  : le comique virtuose de Voiture – l'abbé Porquet et sa perruque placés sur « la sommité chauve des Alpes » pour que « sa calotte devienne pour la première fois le point le plus élevé de la terre »76 – et la souveraine ironie voltairienne. Entre deux mots d'esprit se glissaient des réflexions à caractère politique : il était aisé de se moquer de la rusticité des Suisses, mais ils avaient pour eux « le plaisir de faire eux-mêmes leurs lois », de même que le droit de cultiver leurs terres « les mains libres » et, exemptés de dîme et de taille, savourer seuls le fruit de leur travail77 . Bien conscient du caractère polémique de ses observations, Boufflers priait sa mère de rassurer Stanislas sur le fait que « la vue des peuples libres ne [l]e portera[it] jamais à la révolte78  », montrant par là qu'il ne tenait aucun compte de ce que l'on pouvait en penser à Versailles. Une erreur dont il paierait les conséquences.

La duchesse d'Aiguillon se hâta d'offrir le recueil à l'amateur passionné de littérature épistolaire qu'était Horace Walpole et ce dernier confia à Mme du Deffand qu'il en avait été enchanté. Il trouvait « joli79  » tout ce que faisait Boufflers et appuyait son jugement en notant dans son journal un trait d'esprit typique du chevalier : « Il n'y a que Dieu qui ait un assez grand fonds de gaieté pour ne pas s'ennuyer de tous les hommages qu'on lui rend80 . »

Pour sa part, le chevalier de Bonnard prenait acte du bon accueil réservé à l'ouvrage par un public aristocratique exigeant et donnait à juste titre « l'aisance » et « l'heureuse négligence »81 de Boufflers comme raisons de sa popularité. Rousseau lui-même était disposé à reconnaître que le chevalier était « aussi brillant qu'il soit possible de l'être », mais, venant de lui, c'était plus un reproche qu'un compliment : « Avec autant d'esprit il eût pu réussir à tout, mais l'impossibilité de s'appliquer et le goût de la dissipation ne lui ont permis d'acquérir que des demi-talents en tout genre. En revanche il en a beaucoup, et c'est tout ce qu'il faut dans le grand monde où il veut briller. Il fait très bien de petits vers, écrit très bien de petites lettres, va jouaillant un peu du cistre et barbouillant un peu de peinture au pastel82 . » Aux yeux de Rousseau, Boufflers était l'emblème d'une civilisation aristocratique artificielle et vaine, dont il s'apprêtait à dénoncer l'imposture dans La  Nouvelle Héloïse . Il avait dû accumuler contre lui tout le ressentiment dont il était capable quand il l'avait vu papillonner à Montmorency sous le regard satisfait de la maréchale de Luxembourg, tandis que, paralysé par la timidité, lui-même n'avait pas osé prendre part à la conversation, tant, se rappellerait-il douloureusement dans Les Confessions , « la grâce et le sel de ses gentillesses appesantissaient encore [s]es lourds spropositi  ». La « seule présence » du chevalier l'avait « écrasé sans retour »83 . Il faut pourtant reconnaître que le jugement de Rousseau sur le talent littéraire de Boufflers serait difficilement contestable si nous ne savions ce que le philosophe ne pouvait savoir. L'aristocrate mondain des « petites lettres » écrites de Suisse pour son propre divertissement et celui d'autrui allait devenir un maître de l'art épistolaire. Mais cette métamorphose exigerait une authentique révolution sentimentale.

 

Au printemps 1777, pendant un de ses fréquents séjours parisiens, le prince de Ligne emmena Boufflers chez une de ses jeunes amies qu'il avait connue des années plus tôt à Versailles : la comtesse de Sabran. Après une période de deuil pour la mort de son mari, qu'elle avait passée à la campagne, la comtesse était revenue à Paris, avait acheté un somptueux hôtel particulier84 donnant d'un côté sur le faubourg Saint-Honoré et de l'autre sur un magnifique jardin qui s'étendait jusqu'aux Champs-Élysées, où elle recevait un petit cercle choisi. C'était la première fois que Mme de Sabran et Boufflers se rencontraient, mais chacun avait sûrement entendu parler de l'autre. Célèbre pour ses succès littéraires, le chevalier était l'enfant gâté de la bonne société parisienne et Mme de Sabran ne pouvait l'ignorer. De son côté, elle aussi avait fait parler d'elle, même involontairement, par la singularité de son comportement et de ses choix de vie.

À la différence de Boufflers, Françoise-Éléonore Dejean de Manville, née en 1749 à Paris au sein d'une riche famille qui s'était distinguée dans la magistrature et l'administration, avait vécu une enfance et une adolescence malheureuses. Sa mère était morte en lui donnant le jour, son père s'était remarié avec la plus odieuse des marâtres, et sa grand-mère maternelle, qui s'était chargée de son éducation, l'avait soumise à toutes sortes de vexations. Les années passées au collège auraient pu être plus sereines si Éléonore n'avait dû protéger sa sœur aînée, très belle, mais déficiente mentale, des moqueries de leurs condisciples. La mort de sa belle-mère n'améliora pas la situation, son père continuant à ne pas jouer son rôle.

Mais, au moment de se marier, Éléonore, qui s'était soumise avec douceur et résignation à une suite ininterrompue de brimades et d'injustices, fut inflexible : le seul homme qu'elle était disposée à épouser, déclara-t-elle, était un vieil ami de la famille : Joseph de Sabran, comte de Grammont. L'élu avait quarante-sept ans de plus qu'elle et était pauvre, mais il descendait de Marguerite de Provence et de Saint Louis et on le considérait comme un héros. Parmi les nombreux exploits qui l'avaient rendu célèbre pendant qu'il servait dans la marine, l'épisode du Centaure , le navire dont il était le commandant, était entré dans la légende. En 1759, durant la guerre de Sept Ans, alors qu'il fendait les eaux de Gibraltar, le Centaure avait essuyé l'attaque de quatre vaisseaux de guerre anglais. Pour protéger les arrières de la flotte française, Sabran avait résisté à l'ennemi pendant de longues heures et ce n'est qu'après avoir épuisé toutes les munitions et chargé une dernière fois les canons avec sa propre argenterie qu'il s'était résigné à baisser pavillon pour éviter que ses marins ne sombrent avec le navire. Les premiers à lui témoigner leur admiration furent les Anglais. Quand il revint à Versailles à la suite d'un échange de prisonniers, Louis XV le complimenta pour son courage devant toute la cour et, se rappelant les ascendances royales des Sabran, le présenta au Dauphin en disant : « Il est de nos parents. »

Dix-sept ans plus tard, le jour du mariage de sa fille, Éléonore évoquera les attentes sentimentales qui avaient été les siennes en se présentant devant l'autel : « J'épousais un vieillard infirme dont je devais être moins la femme que la garde-malade […] mais c'est qu'alors j'en sentais peu les conséquences : tout me paraissait également bien, également bon ; n'aimant rien, tout me paraissait digne d'être aimé, et je sentais pour mon bonhomme de mari le même sentiment que pour mon père et mon grand-père, sentiment fort doux alors et qui suffisait à mon cœur85 . » D'ailleurs son choix se révéla sage. Le comte de Sabran était un homme probe, intelligent, sensible et il donna à cette jeune épouse dont la dot lui permettait de solder ses dettes toute la protection, l'affection et la douceur dont elle avait besoin. Lui témoignant une confiance inconditionnelle, il la présenta tout de suite à la cour et la laissa libre de choisir ses amitiés. Les premiers temps – se souviendra son fils –, « sa timidité et sa modestie étaient si grandes qu'elle cherchait à se cacher comme une autre eût cherché à se montrer. M. de Puységur, qui l'avait vue à son entrée dans le monde, m'a dit qu'il la découvrait toujours à Versailles derrière le panier d'une autre dont elle se faisait un rempart et un abri86  ». Mais, comme écrirait Ligne, Éléonore n'avait pas besoin de parler pour se faire aimer : « Ses yeux sont la palette de son âme, et de son esprit. Vous y lirez tout ce que vous voudrez de bon, de délicat, de fin, et de sensible et de lumineux. Elle approuve, réprouve, blâme sans parler. Vous y verrez de l'indulgence, de la gaieté, de la profondeur, et de la raison87 . » Et quand elle se décidait à prendre la parole, elle savait se faire pardonner son éloquence, sa « sensibilité » et son « élévation »88 , mais toujours avec l'air de s'excuser de ce qu'elle pourrait avoir raison.

Libre de préjugés et experte dans l'art de la dissimulation, la société de cour regardait avec bienveillance ceux qui arrivaient à Versailles armés de leur seule intégrité morale. La vertu innocente accompagnée de la grâce était une nouveauté qui apportait un courant d'air frais dans l'atmosphère confinée du château royal et ce n'est pas un hasard si Éléonore reçut le surnom de Rose des champs. Protégée par Mme de Marsan, qui détenait la charge de Gouvernante des enfants de France, la comtesse ne tarda pas à intégrer le groupe insouciant des jeunes suivantes de la Dauphine, et cette dernière, devenue reine, l'accueillit à bras ouverts dans le cercle de ses intimes.

Ce fut en revanche chez les Trudaine, à Paris comme dans leur belle résidence d'été de Montigny-en-Brie, que Mme de Sabran s'initia à la vie intellectuelle de la capitale.

En effet, selon la marquise du Deffand, pourtant si difficile à contenter, on rencontrait chez eux « un monde différent du monde qu'on trouve dans le monde89  ». Éléonore y connut, outre les fils de la maison – Louis Trudaine de Montigny, magistrat intègre et protecteur de David, et Michel Trudaine de La Sablière –, tous deux amis intimes d'André Chénier, des figures en vue de la culture des Lumières comme Turgot et Malesherbes, se lia d'amitié avec le poète Delille, qui offrit de lui enseigner le latin, et tira grand profit des « conversations les plus sérieuses90  » auxquelles elle eut l'occasion de participer.

Quand, en 1775, après moins de six ans de mariage, Mme de Sabran perdit son mari, elle en fut profondément affligée mais ne se laissa pas abattre. Elle savait exactement ce qu'elle devait faire. Sa priorité absolue était d'aimer, protéger et élever les enfants qu'elle avait eu le bonheur de mettre au monde : Delphine, née en 1770, et Elzéar, né en 1774. Elle devait donc tenir haut l'honneur des Sabran, occuper dignement la place qui lui revenait à la ville comme à la cour, maintenir les relations nécessaires pour leur avenir et rester fermement maîtresse d'elle-même. Son projet toutefois loin d'être fondé sur la renonciation et l'esprit de sacrifice s'appuyait sur un solide bon sens : elle était riche, indépendante, curieuse de tout, entourée d'amis et rien ne l'empêchait de mener une vie agréable dans le plein respect des convenances. À la différence des femmes de sa génération qui avaient lu, encore adolescentes, La Nouvelle Héloïse 91 , Éléonore n'accordait aucune place à la passion amoureuse. Elle était pleinement satisfaite de l'existence qu'elle avait choisie : « Je suis bien persuadée que notre bonheur est en nous-mêmes, et que, avec de la raison et de la philosophie, on n'est point malheureux dans ce monde, ou très difficilement92 . » Le chevalier de Boufflers l'obligerait à changer d'avis.

Nous pouvons imaginer qu'en ce jour de mai 1777, la première chose qui frappa le chevalier de Boufflers chez la jeune femme venue l'accueillir pour remplir ses devoirs de maîtresse de maison fut son aspect physique. Plus que belle, la comtesse de Sabran était irrésistiblement attirante. Ligne décrit sa silhouette de nymphe et son fils ses pieds minuscules et la grâce suprême de ses gestes. Son portrait par Élisabeth Vigée Le Brun93 nous restitue sous une auréole de boucles son visage triangulaire au petit nez retroussé et ses deux grands yeux rieurs en parfaite harmonie avec son sourire. Le chevalier, qui évoquera dans ses vers la masse bouillonnante de ses cheveux blonds rebelles au peigne et aux épingles – « Sabran la mal-coiffée94  » –, et qui la comparera à « une petite gazelle95  », rappellera leur première rencontre en prêtant les traits d'Éléonore à l'héroïne de Ah si… , une des nouvelles de sa maturité96  : « Imaginez non pas ce que vous avez vu de plus frappant mais, ce qui vaut bien mieux, de plus séduisant : une âme visible plutôt qu'une beauté ; voilà ce qui m'a saisi au premier coup d'œil, et la physionomie m'empêchait en quelque sorte de distinguer la figure ; mais cette figure a eu son tour ; et quel regard s'arrêterait impunément sur ces beaux cheveux dont le blond argenté contraste si agréablement avec la couleur des sourcils et des paupières ; sur ce teint délicat dont la blancheur ressemble à la candeur ; sur ces joues brillantes qu'on croirait toujours colorées par l'innocence… » Et il ne pouvait passer sous silence « cette bouche expressive qui a parlé avant que de s'ouvrir ; et ces yeux couleur de pensée, d'où il sort plus de rayons qu'ils n'en reçoivent ; et ce nez qui, par sa forme, sa finesse, par je ne sais quelle physionomie qui n'appartient qu'à lui, devient comme le point de réunion de tous les charmes du visage ; et même jusqu'à ce menton, qu'on ne peut s'empêcher de regarder aussi… »97  ? Quant à la vertu d'Éléonore, elle ne pouvait que constituer une raison supplémentaire pour qu'un libertin professionnel comme Boufflers désire la courtiser. L'amour dut le prendre en traître : la comtesse était la version chaste de sa mère, la seule femme qu'il eût vraiment aimée jusque-là. Comme la marquise de Boufflers, Éléonore avait des manières exquises, une intelligence vive, une indépendance de jugement inhabituelle, une sensibilité artistique marquée, mais elle était réservée, pudique, délicate, et le mot « volupté » la jetait dans l'embarras.

 

Recourant à l'une de ces métaphores militaires que les libertins avaient coutume de mobiliser depuis l'époque de Bussy-Rabutin et de son Histoire amoureuse des Gaules , le chevalier, en bon stratège, comprit tout de suite qu'il n'était pas aisé de faire brèche dans le cœur de Mme de Sabran. Inutile de viser la vanité féminine – la comtesse n'était ni frivole ni coquette – ou de tenter la voie de la séduction érotique qui lui était manifestement étrangère. Avec elle, le badinage galant ne pouvait que s'en tenir aux limites établies par la bienséance mondaine. Il fallait plutôt essayer de s'introduire peu à peu dans sa vie sans l'alarmer, en créant une entente intellectuelle à partir d'intérêts communs. Le chevalier en repéra tout de suite trois, la musique, la peinture et la traduction des auteurs classiques, et il en fit son cheval de Troie.

Pour la première, les choses allèrent de soi. Tous deux avaient une belle voix et, tandis qu'elle chantait en s'accompagnant de la guitare, il répondait en improvisant des chansons au clavecin. Pour la peinture, ce fut presque plus facile. Il n'était pas rare que les dames de la bonne société manient avec grâce crayons et pinceaux, et tant la marquise de Boufflers que Mme de Montesson ou l'aimable marquise de Bréhan – victime des stratégies libertines du vicomte de Ségur – étaient réputées pour la beauté de leurs fleurs. Mais c'est un juge de grande autorité telle qu'Élisabeth Vigée Le Brun qui nous dit à quel point Éléonore était douée : « Elle copiait parfaitement les grands maîtres, dont elle imitait le coloris et la vigueur, au point qu'en entrant un jour dans son cabinet, je pris sa copie pour l'original. Elle ne me cacha point tout le plaisir que lui causa mon erreur ; car elle était aussi naturelle qu'elle était aimable et belle98 . » Ainsi, inconsciente des risques auxquels elle s'exposait, la comtesse ne sut résister à la proposition de Boufflers d'exécuter chacun le portrait de l'autre. Quoi de plus intime et révélateur qu'une séance de pose ? L'objectif n'était-il pas de saisir la singularité irréductible du modèle qu'on se proposait de peindre ? Forcée de constater qu'il était impossible de « fixer » Boufflers « même en peinture »99 , Mme de Sabran arrivait aux mêmes conclusions que Diderot devant son propre portrait par Michel Van Loo, exposé au Salon de 1767 : « J'avais en une journée cent physionomies diverses, selon la chose dont j'étais affecté. J'étais serein, triste, rêveur, tendre, violent, passionné, enthousiaste ; mais je ne fus jamais tel que vous me voyez là100 . » Mais même si un peintre ne pouvait rendre sur la toile qu'une seule des innombrables facettes d'un moi aussi multiple que trompeur, le chevalier avait de toute façon atteint son but, car l'artiste ne peut pas ne pas établir un rapport privilégié avec son modèle. La possibilité que lui donna Mme de Sabran de jouer auprès d'elle un rôle d'enseignant fut tout aussi précieuse. La comtesse, qui écrivait des vers charmants, souhaitait se frotter à la traduction des poètes latins et le chevalier se proposa de l'aider : nouvelle occasion de s'assurer des tête-à-tête autrement impensables, d'entrer en résonance avec la sensibilité de son élève, de l'encourager et de la complimenter, mais aussi de manifester sa supériorité intellectuelle. Les résultats ne se firent pas attendre. Au cours des dix mois qui suivirent leur première rencontre, Boufflers conquit l'amitié de Mme de Sabran. Tout en continuant à lui interdire de lui parler d'amour, la jeune femme l'avait désormais admis dans la sphère de ses liens familiaux, les seuls liens affectifs qui comptaient pour elle et dont elle avait une expérience. Elle l'avait baptisé « mon frère » et voulait qu'il l'appelle « ma sœur ».

Boufflers emploierait encore deux ans pour la persuader de tenir un autre langage et cette attente se serait sans doute prolongée indéfiniment si deux facteurs imprévus n'étaient venus à son secours : la séparation forcée et l'écriture épistolaire. La première plaça Éléonore devant le vide laissé dans sa vie par le chevalier qu'elle avait pris l'habitude de voir tous les jours ; la seconde lui donna la pleine mesure de l'humanité, de l'intelligence et de la verve de son correspondant. Pour Boufflers, l'éloignement et l'écriture épistolaire furent l'occasion de vaincre les résistances de la femme aimée et de la révéler à elle-même, en lui suggérant de mille façons différentes la véritable nature du sentiment qui les unissait et dont il lui était interdit de parler.

 

C'est en février 1778 que Boufflers dut quitter Paris pour rejoindre son régiment de Chartres-Infanterie, en garnison à Landerneau. Le ministre de la Guerre, le prince de Montbarrey, déployait sur les côtes françaises face à l'Angleterre un imposant dispositif militaire, tandis qu'une grande flotte de guerre se réunissait à Brest sous le commandement du comte d'Orvilliers. En effet, la France avait signé le 30 janvier un traité d'amitié et de commerce avec les États-Unis, suivi sept jours plus tard d'une alliance en cas de guerre franco-anglaise. Ayant enfin obtenu l'aval de Louis XVI, le ministre des Affaires étrangères, le comte de Vergennes, s'apprêtait à partir au secours des patriotes américains, mais aussi à effectuer un débarquement armé outre-Manche, double offensive antianglaise à laquelle devait s'ajouter la pression d'une expédition navale en Inde contre les intérêts coloniaux britanniques. C'était pour la France, forte du « pacte de famille » avec les Bourbons d'Espagne et de l'alliance avec les Pays-Bas, l'occasion tant attendue de laver l'humiliation de la guerre de Sept Ans. Et c'était pour de nombreux aristocrates français déçus par la cour l'occasion d'embrasser une nouvelle forme de patriotisme inséparable d'une idée de « liberté101  » qui leur arrivait d'outre-Atlantique.

Comme le duc de Lauzun en garnison à Ardes, près de Calais, comme le comte de Ségur en Bretagne, comme Choderlos de Laclos inspectant les côtes normandes et bretonnes pour y édifier des fortifications, le chevalier de Boufflers vit dans la guerre la possibilité de prouver ses capacités de soldat. Il n'avait jamais joui de la faveur de Versailles : Marie Leszczyn´ska détestait la marquise de Boufflers ; le Bien-Aimé n'avait pas apprécié que le chevalier ait été des premiers à faire le voyage de Chanteloup après la disgrâce du duc de Choiseul ; et Louis XVI déplorait autant son libertinage que son irrévérence : sa chanson satirique sur la princesse Christine de Saxe, tante du souverain, n'aurait pu être plus impertinente102 et, en 1776, le souverain avait rayé son nom de la liste des promotions en déclarant : « Je n'aime ni les épigrammes ni les vers103 . » Ayant enfin été promu colonel, Boufflers obtint du duc de Chartres le commandement du régiment d'infanterie qui portait son nom.

Sur les côtes de Bretagne et de Normandie, le chevalier ne participerait à aucune entreprise héroïque mais se frotterait aux misères quotidiennes de la vie militaire. Comme Lauzun, le néo-colonel perçut tout de suite ce que le projet d'un débarquement en Angleterre avait de hautement aléatoire, tandis que l'indécision des ministres et généraux français, l'absence de directives, l'arbitraire des nominations et l'« ineptie104  » des supérieurs choisis sur des critères de faveur apparaissaient en pleine lumière. À cela s'ajoutait la difficulté de maintenir la discipline des troupes, durement éprouvées par les épidémies saisonnières et maintenues sur le pied de guerre sans que jamais l'ennemi ne se montre à l'horizon. Après deux petits mois en Bretagne, Boufflers ne cachait pas son pessimisme : « Il n'y a rien de pis que le prélude de guerre que nous faisons. Mon régiment souffrirait moins en campagne. Il est fatigué, morcelé, ruiné, infecté de scorbut, de gale, etc. : il ne nous manque plus que la peste que j'attends. La guerre en personne serait bien moins fâcheuse que tout cela ; elle offrirait au moins quelque dédommagement. Mais, je le crains bien, nous n'irons point en Angleterre, et l'Angleterre ne viendra point ici. Nous passerons des années dans l'attente de ce qui n'arrivera pas, et plutôt avec l'air de craindre la guerre que de la préparer. Au lieu d'avoir la fièvre, nous aurons le frisson, ce qui n'est point du tout héroïque105 . » Finalement, en juillet, le chevalier entrevit la possibilité de s'embarquer à Brest, sous les ordres du duc de Chartres, dans la flotte qui partait à l'attaque de la Royal Navy, ce qui marquait le début officiel de la guerre contre l'Angleterre. Mais Louis XVI s'y opposa : « J'ai fait ce que j'ai pu pour suivre mon colonel sur l'océan, mais son cousin s'y est opposé, écrivait tristement le chevalier à la comtesse de Sabran. Je suis bien fou d'aimer la gloire, elle ne veut pas de moi106 . »

Le chevalier n'eut pas plus de chance quand, en janvier 1780, Louis XVI se décida à envoyer au secours des alliés américains un corps de cinq mille cinq cents hommes sous le commandement du comte de Rochambeau. Libre de choisir les régiments et les officiers qu'il préférait, le général ne retint pas le Chartres-Infanterie et, le 2 mai, la flotte française quitta le port de Brest pour faire voile vers l'Amérique, emmenant le duc de Lauzun, le comte Arthur Dillon, le marquis de Chastellux, le vicomte de Noailles, les frères Lameth, mais laissant à terre l'arrière-petit-fils du maréchal de Boufflers. Après deux ans d'engagement et de sacrifices qui auraient dû attester ses compétences et défaire sa réputation de légèreté, force était au chevalier – comme à Laclos du reste – de constater que « la gloire » continuait à lui tourner le dos. Il ne renoncerait pas pour autant à la poursuivre, car l'idée même de gloire avait acquis un sens nouveau depuis qu'il était épris de Mme de Sabran.

Après la mésaventure polonaise, Boufflers, privé désormais de la protection de Choiseul, mal vu à Versailles, cantonné dans l'armée à des fonctions qui ne correspondaient ni à son nom ni à ses capacités, avait fait de nécessité vertu : la vie était trop belle pour qu'on la gaspillât en regrets et il était trop sûr de son mérite pour dépendre de l'arbitraire d'autrui. Il se suffisait à lui-même et n'avait pas besoin de faire carrière pour être heureux. Tout était pour lui source de curiosité, d'amusement, de plaisir et – digne fils de sa mère – la gaieté qui émanait de lui suffisait à le rendre irrésistible. « Va, conserve longtemps pour ton repos cette légèreté aimable, et cette gaieté heureuse que rien ne peut altérer107  », lui écrirait Mme de Sabran après en avoir été totalement subjuguée, mais elle lui rappelait que la « confiance aveugle » qu'il avait dans le hasard finissait parfois par « le perdre » : « Elle favorise la paresse que tu as pour penser, pour prévoir et calculer. Elle te débarrasse de tous les soins, il est vrai, mais aussi combien t'expose-t-elle108 . »

C'était pourtant sa rencontre avec la comtesse qui l'avait poussé à remettre en question, aux approches de la quarantaine, cette existence délicieusement vagabonde, libre de responsabilités et d'obligations, et à rouvrir le chapitre de l'ambition. À la différence de ce qui s'était joué dans l'aventure polonaise de sa jeunesse, la gloire sur les champs de bataille n'était plus une fin en soi mais constituait la condition sine qua non pour conquérir l'amour de la femme aimée, la « monnaie » avec laquelle « payer le seul bien » qu'il trouvait « digne d'envie »109 .

Ce n'était certes pas là chose nouvelle. Depuis l'époque courtoise, la femme dans la morale de la noblesse était inspiratrice d'héroïsme et de vertu. Mais les raisons qui poussaient Boufflers à élire Mme de Sabran pour destinataire de sa quête chevaleresque obéissaient à des exigences pratiques précises. En effet, s'il réussissait à vaincre ses réticences et gagner son amour, quelle forme pourrait prendre leur relation ? Catholique pratiquante et profondément vertueuse, Éléonore tenait beaucoup à sa réputation et rien ne permettait de supposer qu'elle fût disposée à la mettre en péril. La seule proposition que la comtesse aurait peut-être accueillie était le mariage, mais le chevalier n'était pas en mesure de l'avancer. Il ne disposait d'aucune fortune : une bonne partie de son apanage de colonel passait dans son équipement et autres frais de la vie militaire et ses seules rentes lui venaient des bénéfices ecclésiastiques que Stanislas lui avait procurés en son temps et qu'il aurait perdus s'il avait quitté l'ordre de Malte, où le célibat était de règle. Une fois ses revenus ramenés à ses seuls émoluments militaires, l'honneur ne lui permettrait pas d'épouser une veuve jeune et riche comme Mme de Sabran et de vivre à ses crochets, au détriment des intérêts patrimoniaux de ses enfants. Avant de quitter l'ordre de Malte, il devait donc s'imposer par ses mérites et gagner une charge prestigieuse.

 

Mais en attendant, rien n'empêchait Boufflers de vivre en toute liberté le sentiment qu'il éprouvait pour Mme de Sabran. L'écriture épistolaire lui donna cette latitude sans que la comtesse – sauf à ne pas lire ses lettres – puisse se soustraire à une intimité croissante.

Loin de Paris, cloué à son avant-poste breton, le chevalier concentra sur la femme aimée sa proverbiale capacité de séduction, déployant pour elle, lettre après lettre, toutes « les qualités distinctives de son esprit à qui rien n'est étranger110  ». Et cet esprit fort différent de l'« esprit des autres111  » se caractérisait par « une sagacité sans bornes, une profonde finesse, une légèreté qui n'est jamais frivole, le talent d'aiguiser des idées par le contraste des mots112  ». Le chevalier avait déjà déployé ces dons dans sa correspondance avec ses amis et ses parents, et il passait pour un virtuose d'une forme d'écriture inséparable de la vie mondaine. Mais de retour d'un dîner chez les « oiseaux de Steinkerque » où elle avait écouté la lecture d'une douzaine de lettres du chevalier à sa mère et à sa sœur, Mme du Deffand – qui avant de s'éprendre d'Horace Walpole avait été, avec Voltaire, la maîtresse absolue du genre – dénonçait les limites d'un jeu rhétorique qui ne visait qu'au divertissement : « Elles me parurent insupportables. Beaucoup de traits, je l'avoue, parfois naturels, mais le plus souvent recherchés, enfin fort semblables à ceux de Voiture, si ce n'est que le Chevalier a plus d'esprit113 . » Pour la marquise, elles étaient la preuve que « sans le sentiment l'esprit n'est rien qu'une vapeur, qu'une fumée114  ».

 

Mme du Deffand ne pouvait imaginer que, dix ans plus tard, Boufflers changerait complètement de registre en se lançant dans une correspondance amoureuse où sentiment et esprit se mêleraient de façon étroite, s'éclairant et se renforçant mutuellement. Après s'être moqué de la sensibilité et avoir célébré l'inconstance, le chevalier prouvait maintenant « qu'il était profondément sensible, et que le mérite uni à la grâce pouvait le fixer115  ».

L'originalité et l'élégance avec lesquelles, dans ses premières lettres à Mme de Sabran, le chevalier manipule les ressources du badinage galant – l'art de la surprise, l'allusion plaisante, l'à-propos, la moquerie, l'apitoiement sur soi – et leur confère un charme nouveau sont au service d'un désir amoureux auquel il n'a pas encore été accordé de se déclarer. Au long de leur correspondance, c'est en recourant à son esprit que le chevalier rendra de plus en plus explicite le non-dit, jusqu'au moment où la passion gagnera le droit à la parole. Entre-temps, dès les premières lettres, il n'hésite pas à se raconter et à partager avec la femme aimée pensées, rêves, déceptions et espoirs, fort d'avoir trouvé en elle une interlocutrice capable de lui tenir tête.

Dès l'enfance, en effet, Éléonore, désireuse d'écrire à son père sans savoir comment s'y prendre, avait élu pour modèle les lettres de Mme de Sévigné qu'elle avait trouvées dans la bibliothèque du collège. Découvrir qu'« on pouvait écrire comme on cause116  », de façon simple et naturelle, avait été pour elle une révélation. Dès lors elle avait éprouvé un authentique plaisir à s'entretenir par lettre avec ses amies. Commencée par jeu et vite devenue une nécessité, sa correspondance avec Boufflers ferait d'elle une merveilleuse épistolière, capable de se raconter avec la même sincérité et la même spontanéité que son premier modèle et de faire vibrer avec la même intensité les différentes tonalités de sa vie affective. De son côté, le chevalier qui, dès le début de leur relation, avait pris en main son éducation littéraire, contribua à faire mûrir son talent, l'encourageant à prendre confiance en elle et à s'abandonner à ses émotions.

Une correspondance comme la leur devait s'affranchir des conventions imposées par la société et Boufflers donnait l'exemple. Il ne voulait pas lui plaire en déployant une virtuosité formelle où il se savait maître, mais se révéler à elle dans toute sa vérité : « Il me semble en effet que vous m'avez mis en droit de ne point rechercher mon style avec vous, et s'il est vrai que vous aimiez mes lettres, il vaut mieux pour moi qu'elles soient négligées, au lieu que ce serait mon travail que vous aimeriez dans une lettre soignée. L'homme est bien plus à découvert dans les fautes qu'il fait que dans celles qu'il corrige et j'ai l'ambition de vous plaire avec mes défauts117 . »

Un an plus tard, encouragé par l'intimité de plus en plus étroite où ils étaient entrés, le chevalier pouvait désormais indiquer à Mme de Sabran les lignes directrices d'une nouvelle esthétique de la forme épistolaire : « Écrivez-moi, ma chère fille, envoyez-moi des volumes, ne relisez jamais ce que vous aurez écrit, ne songez à aucune des règles de l'art d'écrire, ne craignez de vous répéter ni de manquer de suite, soyez tantôt gaie, tantôt philosophe, tantôt folle, suivant que vos nerfs, vos remèdes, votre raison, votre caractère, votre humeur, vous domineront. Vous n'avez pas besoin de me plaire, il faut m'aimer et me le prouver encore plus que me le dire ; il faut, pour notre bien commun, que vos idées passent continuellement en moi et les miennes en vous, comme de l'eau qui s'épure et s'éclaircit quand on la transvase souvent118 . » Mme de Sabran releva le défi et composa avec Boufflers la plus belle correspondance amoureuse en langue française du XVIII e  siècle.

 

Tout en interdisant au chevalier de lui déclarer sa flamme, Éléonore ne pouvait éliminer de leurs conversations un mot d'usage quotidien comme « amour » qui, du caprice le plus éphémère aux sentiments les plus profonds, servait à exprimer toutes les nuances de la vie affective. Elle-même était obligée de l'employer pour dicter ses conditions et tenter de rassurer sa conscience : « Aimez-moi d'un sentiment calme, pur et constant, d'un sentiment que je puisse partager sans crainte. À nos âges ce n'est plus comme une chimère, et la plus rigide vertu ne peut condamner un sentiment fondé sur l'affection et l'estime mutuelles. C'est comme cela que vous m'aimerez toujours, n'est-ce pas, mon frère119  ? » Mais avec ce « frère » qui lui devenait de plus en plus « nécessaire 120  », l'amour était un sentiment totalisant qui ne connaissait pas de limites. Il l'aimait « avec le courage d'un lion, la douceur d'un agneau, la tendresse d'une mère », il l'aimait « de tous les amours et les amitiés »121 . Tout comme il aimait le sentiment qu'elle lui portait : « J'aime à être aimé par vous : il me semble que c'est par là que je tiens à la perfection […] et jamais je n'ai pensé quelque temps de suite à vous sans en même temps sourire et avoir les larmes aux yeux122 . » D'ailleurs, « si vous aimez à être aimée, à qui pouvez-vous mieux vous adresser qu'à moi, qui ne vis que pour vous et pour ainsi dire que de vous ? Car vivre, c'est penser et sentir, et vous êtes mêlée à tout ce que je pense et à tout ce que je sens123  ». C'était précisément ce programme de vie que Mme de Sabran n'avait pas le courage de suivre. Alors Boufflers sortait parfois les griffes et lui reprochait sa frilosité en lui rappelant qu'avec l'âge « le cœur va toujours se refroidissant. Si cela est, prenez garde au vôtre. Songez, vous qui faites profession de tiédeur, que vous deviendrez un glaçon. Vous plairez peut-être encore comme un vieux livre bien écrit, mais vous ne serez plus aimée parce que vous n'aurez jamais aimé », car « pour conserver du sentiment sous vos cheveux blancs il faudrait en avoir montré sous vos cheveux blonds »124 . Et puisqu'elle était aussi croyante, pourquoi ne prenait-elle pas exemple sur le fils de Dieu fait homme ? « Ne le haïssez pas, cet amour, ma bonne fille, et jugez par celui des hommes qui aime le mieux que plus on aime, et meilleur on devient125 . »

Ce n'est pas l'éloquence de Boufflers qui fit capituler Mme de Sabran au bout de trois ans et demi de résistance acharnée, mais la peur incontrôlable qui l'assaillit par surprise à Anisy-le-Château, la résidence d'été de l'évêque de Laon, un neveu du côté Sabran à qui elle était très liée. Un jour, début décembre 1780, le chevalier qu'elle attendait avant la nuit avait dû changer de programme à cause d'une violente tempête de neige, et la « terreur » qu'il lui soit arrivé quelque chose de grave lui avait « arraché » une lettre où elle lui avouait « le secret de son cœur »126 . Cet aveu avait décidé du « destin de sa vie127  ». Boufflers n'hésitait pas à lui écrire que, plus heureux qu'Alexandre le Grand, il avait « conquis ce qu'il [lui] fallait » et ne désirait que « mériter et conserver »128 .

En réalité, cinq mois encore devaient passer avant que le chevalier puisse crier victoire, puisque c'est le soir du 2 mai 1781 seulement – date « à jamais mémorable dans ses fastes129  » – que Mme de Sabran se décida à accueillir Boufflers dans son lit tapissé de bleu, inaugurant ainsi un nouveau chapitre de sa vie. Entre les bras experts de son amant, elle découvrit pour la première fois que l'amour pouvait être aussi attraction des corps et joie des sens et elle s'abandonna au bonheur d'aimer et être aimée. Il s'agissait pour elle d'une véritable métamorphose.

Elle qui avait tant pris soin de fonder son bonheur exclusivement sur elle-même ne le trouvait désormais plus que dans la symbiose avec l'homme aimé : le « cher frère » était devenu son « époux », son amant, son ami, tout son univers, son âme, son Dieu130 . Et elle l'aimait comme une mère, comme une sœur, comme une fille, comme une amie, comme une épouse et, mieux encore, comme une maîtresse131 . Grâce à lui, elle renaissait – « Je t'aime comme si je n'étais qu'à quinze ans, et que le monde fût au siècle d'or132  » –, grâce à lui elle vivait une expérience unique : « Je t'aime comme on aimait jadis, comme l'on n'aime plus, et comme l'on n'aimera jamais133 . »

Mais Éléonore ne tarda pas à découvrir que son bonheur tout neuf lui coûtait aussi bien des larmes. Elle souffrait de vivre dans le péché aux yeux de Dieu et de compromettre sa réputation sans tache aux yeux du monde. Elle souffrait du refus de l'homme aimé de régulariser leur union en l'épousant et lui en voulait de donner la préséance sur leur bonheur à un point d'honneur discutable. Elle souffrait des « tourments134  » de la jalousie, craignant que le chevalier n'ait pas rompu avec les habitudes du passé et ne s'accorde encore des aventures passagères. Elle souffrait des séparations fréquentes imposées par les nécessités pratiques et parfois elle en attribuait avec tristesse la responsabilité au chevalier : « Pourquoi m'as-tu quittée ? Nous étions si heureux et si bien dans notre petit ménage […] Ton départ a tout gâté : tu as emporté avec toi ma gaieté, mon repos et tout mon bonheur135 . »

Mais c'était surtout la jalousie qui la rendait folle. Ayant surpris Boufflers au cours d'un voyage dans les Flandres en compagnie d'une « Dulcinée du Toboso136  » locale, Mme de Sabran avait eu des mots d'une telle violence que le chevalier s'était emporté à son tour et l'avait comparée à Mégère et Alecto137 , avant de lui exprimer, son calme recouvré, toute sa consternation : « Tu m'as laissé la mort dans le cœur. Je ne vois pas d'espoir de bonheur dans l'avenir ; toutes mes illusions me quittent comme on voit tomber les feuilles dans les tristes frimas de l'automne où chaque jour annonce un plus fâcheux lendemain. Le courage me manque entièrement : j'éprouve un chagrin également au-dessus de mon âge, car à quarante-cinq ans l'amour devrait presque avoir perdu son nom et se fondre dans une douce et paisible amitié. Que nous sommes loin de cela138  ! »

Ils en étaient loin parce que, en dépit de leur âge, tous deux se mesuraient pour la première fois avec l'absolu de la passion. Mais, en définitive, les conflits qui l'accompagnaient contribuaient à alimenter sa flamme. Demander pardon devenait ainsi pour Mme de Sabran l'occasion de renouveler ses déclarations d'amour : « Ne me hais pas, mon enfant, parce que je t'aime trop. Aie pitié de ma faiblesse, ris de ma folie, et qu'elle ne trouble jamais la paix de ton cœur. Je suis aujourd'hui accablée de ma honte et de mes remords. » Le bonheur du chevalier avait la priorité sur le sien : « Va, sois libre comme l'air, abuse si tu veux de ta liberté, et je l'aimerai encore mieux que de te faire sentir le poids d'une chaîne trop pesante. Je veux que ta volonté seule te guide vers moi, et que nul égard, nulle complaisance ne t'y porte : je ne peux pas être heureuse à tes dépens. » Mais elle ne pouvait s'empêcher de lui rappeler que son bonheur à elle dépendait entièrement de lui : « Adieu mon cœur. Aime-moi si tu veux, ou plutôt si tu peux, mais songe seulement que rien dans le monde ne t'aime et ne te chérit comme moi, et que je n'estime la vie qu'autant que je la passerai avec toi139 . » Boufflers, qui détestait les conflits, ne tardait pas à la rassurer : « Je persiste dans ma bonne humeur et dans ma bonne volonté. Je te pardonne toutes tes vexations140  », anxieux de lui rendre le sourire, parce que sans elle, sans son « joli enfant, joli amour, jolie Sévigné, jolie Deshoulières », il aurait été « le plus malheureux chien de la terre »141 .

 

Difficultés et malentendus n'empêchèrent pas les amants de vivre avec bonheur la dernière saison mondaine de la France d'Ancien Régime et de contribuer activement à sa légende. En reconstituant ces années inimitables, la comtesse de Genlis décrira Mme de Sabran comme une « des plus charmantes personnes que j'ai connues, par la figure, l'élégance, l'esprit et les talents ; elle dansait d'une manière remarquable ; elle peignait comme un ange ; elle faisait des jolis vers ; elle était d'une douceur et d'une bonté parfaite142  ». L'incarnation idéale de « l'honnêteté » féminine, qui contrastait de façon délicieuse avec l'esprit d'indépendance, l'imprévisibilité et la fantaisie du chevalier, permettant aux amants de se compléter dans l'exercice commun de cette « chose si superflue et si nécessaire143  » pour la vie en société qu'était la conversation.

À partir de 1780, des rééditions rapprochées de ses poèmes et de ses écrits en prose consacrèrent la réputation littéraire de Boufflers, tandis que ses impromptus continuaient à faire les délices de la « bonne compagnie ». La visite privée du frère de Frédéric le Grand, le prince Henri de Prusse, arrivé en France en 1784, en inspira de nombreux. Porte-parole de la cour, le marquis de Bombelles transcrivit d'une plume admirative dans son Journal les vers que le prince avait eu l'occasion de lire sous une copie en biscuit de Sèvres de son buste sculpté par Houdon, qui trônait dans le salon de la marquise de Boufflers : « Dans cette image auguste et chère / Tout héros verra son rival, / Tout sage verra son égal, / Et tout homme verra son frère144 . »

Boufflers sut faire mieux en suggérant un impromptu au petit Elzéar qui, assis à l'Opéra entre le prince et le chevalier pour une représentation du Castor et Pollux de Rameau, avait demandé des explications sur les jumeaux. Henri lui avait répondu que c'étaient des frères nés d'un même œuf, en lui demandant pour plaisanter s'il était sorti d'un œuf lui aussi. Boufflers était alors venu au secours de l'enfant en difficulté devant cette question inattendue, en lui soufflant : « Ma naissance n'a rien de neuf ; / J'ai suivi la commune règle. / Je me croirais sorti d'un œuf / Si, comme vous, j'étais un aigle145 . »

Mais les vers d'occasion de Boufflers étaient avant tout le reflet immédiat de ses humeurs, de ses habitudes, de ses fréquentations, et ils permettent de saisir en filigrane tout le réseau de ses amitiés. Ce sont des poésies, des quatrains, des couplets, des chansons dédiés à sa mère et à sa sœur, à des membres de son vaste clan familial – Mme de Mirepoix146 , Mme de Luxembourg147 , le prince de Beauvau-Craon148 et sa fille, la vicomtesse de Cambis149 – ainsi qu'à leurs amis, le duc de Choiseul150 et Mme du Deffand151 . Des vers qui transforment la banalité de la chronique quotidienne en occasion de jeu. Un cadeau, une guérison, une invitation sont pour Boufflers prétextes à gratifier avec élégance et habileté l'amour-propre de ses destinataires, les incitant à sourire de bonne grâce de l'attention dont ils sont l'objet et qui attire sur eux les regards de leur cercle, dont l'empathie peut alors s'exprimer et la complicité se renforcer.

Si, en ces années 1780, certaines figures qui avaient accompagné la jeunesse du chevalier se préparaient à quitter la scène, d'autres restaient bien présentes. C'était assurément le cas du duc de Nivernais, ami de vieille date de la marquise de Boufflers, à qui le chevalier envoya en cadeau une dizaine de moutons lorrains pour agrémenter les prés de Saint-Ouen, le célèbre château acheté par le duc dans les environs de Paris, où Boufflers et Mme de Sabran étaient souvent reçus. Délicieusement hyperboliques, les vers qui accompagnaient le cadeau prenaient soin de rappeler que la passion dominante du maître des lieux était la poésie : « Petits moutons, votre fortune est faite, / Pour vous ce pré vaut le sacré vallon ; / N'enviez pas l'heureux troupeau d'Admète, / Car vous paissez sous les yeux d'Apollon152 . » Et au baron de Besenval, autre pilier de la mondanité parisienne, le chevalier témoignait son admiration en lui faisant trouver, épinglé sur son chapeau, un billet avec ces vers : « Amour, si tu vois la figure / De ce chapeau, / Tu vas conformer ta coiffure / À ce chapeau ; / Mais en vain mon talent s'éprouve / Sur ce chapeau, / Je n'ai pas tout l'esprit qu'on trouve / Sous ce chapeau153 . »

Les vers facétieux en marge d'un cadeau du comte Louis de Ségur à sa jeune épouse154 ou ceux dithyrambiques saluant l'Essai sur les moyens de plaire en amour du vicomte Joseph-Alexandre de Ségur155 témoignent aussi des liens de Boufflers avec les personnalités les plus en vue de la jeune génération. Dans une lettre au roi de Suède, de novembre 1783, le comte de Creutz désignait le chevalier, avec le comte de Choiseul-Gouffier, le comte de Narbonne et l'abbé de Périgord, parmi ceux qui « donnent le ton dans la société156  ».

De son côté, tout en déclarant ne pas y être portée157 , Mme de Sabran menait une vie mondaine intense, se partageant entre Paris et Versailles, voyageant à travers l'Europe, fréquentant les stations thermales à la mode. Sa meilleure amie, la comtesse d'Andlau, tante paternelle de la duchesse de Polignac, l'avait introduite dans le cercle des intimes de la favorite, où elle avait gagné les sympathies à la fois de la reine et du comte d'Artois. Son fils raconte qu'elle « joua la comédie avec lui à Choisy et [qu']il vint chez elle sous un déguisement à un spectacle de société où l'on jouait à minuit Le  Misanthrope avec les anciens costumes du temps de Louis XIV158  ». La comtesse savait bien que l'avenir de ses enfants – un beau mariage pour Delphine, une carrière brillante pour Elzéar – dépendait surtout de la faveur royale et de l'étendue de ses relations sociales, et elle agissait en conséquence. C'est elle par exemple qui introduisit Henri de Prusse dans la haute société parisienne, gagnant son amitié de façon durable. Excellente maîtresse de maison, elle s'empressa d'offrir au prince, revenu quelques années plus tard, un intermède théâtral en accord avec la mode de l'époque, au cours de la grande réception qu'elle donna en son honneur. À cette occasion, Boufflers avait adapté plusieurs scènes du Bourgeois gentilhomme de Molière, pour les interpréter avec la comtesse et ses enfants159 , qui avaient déjà une expérience théâtrale certaine.

En effet, en septembre 1782, hôtes du prince de Ligne à Belœil, les trois Sabran avaient été cooptés par le maître de maison pour une mise en scène du Barbier de Séville . En l'absence d'un adulte apte à tenir le rôle – bien qu'il fût grand amateur de théâtre, le prince ne se sentait pas à son aise sur scène –, c'était Elzéar, âgé de neuf ans seulement, qui avait interprété Figaro. Au dire de sa mère, le rôle lui allait comme un gant160 et le comédien en herbe s'était révélé à la hauteur des attentes.

L'année suivante, le choix de Ligne tomba sur Les  Noces de Figaro , qui en France n'avait pas encore obtenu le feu vert de la censure. Cette fois, c'était Boufflers qui avait triomphé dans le rôle de Figaro, tandis que Mme de Sabran jouait la comtesse d'Almaviva, Hélène de Ligne, la ravissante belle-fille polonaise du prince, Suzanne, et Elzéar, Chérubin.

Informée des succès théâtraux de Delphine et Elzéar, Marie-Antoinette – qui aimait beaucoup Éléonore et ses enfants – avait exprimé le désir de les voir jouer. À l'automne 1784, la duchesse de Polignac avait donc organisé chez elle, au seul profit de la famille royale, une soirée théâtrale qui prévoyait la représentation d'une tragédie et d'une comédie. La tragédie choisie était Iphigénie en Tauride  : Delphine, « belle à servir de modèle au peintre le plus amateur de la beauté, à Greuze161  », avait interprété Iphigénie, et Elzéar, Oreste. Les autres acteurs étaient le fils de la duchesse de Polignac, les filles de Mme d'Andlau et Mlle de Montaut-Navailles, future duchesse de Gontaut, qui garderait un vif souvenir de cette soirée où elle avait remporté un véritable succès personnel en récitant « La petite souris blanche », un couplet que Boufflers avait composé pour elle162 . Fière du succès de ses « pauvres petits enfants à la cour », Mme de Sabran s'était hâtée d'écrire au chevalier que la reine avait été « touchée jusqu'aux larmes » par la tragédie et que le roi s'était amusé « comme un roi à la comédie »163 . Le spectacle fini, « on avait préparé un souper pour ces jeunes acteurs ; on les fit mettre à table où le roi et la reine les servirent et se tinrent debout, l'un derrière Oreste, l'autre derrière Iphigénie164  ».

 

1784 avait été une année riche en émotions pour Boufflers aussi. En janvier, le chevalier avait reçu le brevet de maréchal de camp qui lui permettait d'aspirer au commandement militaire d'une province ou d'une forteresse. Restait un problème crucial : trouver un poste vacant et y être nommé. De Nancy, où il était allé voir sa mère malade, Boufflers orchestra une campagne promotionnelle de grand style. Il écrivit à sa maîtresse et à sa sœur, en indiquant les initiatives à prendre et les personnes à solliciter. Il mobilisa amis et connaissances, caressant la possibilité d'une charge en Flandres ou dans l'armée. En plus du soutien du prince de Beauvau et du duc de Nivernais, Boufflers pouvait espérer dans les bons offices de Diane de Polignac, amie intime d'Éléonore, auprès de la reine, et dans l'appui du père de ses amis Ségur, le maréchal de Ségur, alors ministre de la Guerre, lequel en réalité ne leva pas le petit doigt pour lui165 .

La première occasion qui s'offrit à lui fut le poste de gouverneur du Sénégal et le chevalier la saisit au vol. Cette charge était inconfortable et peu prestigieuse, puisque l'enjeu était la traite des Noirs. Pour renforcer les comptoirs français sur la côte occidentale de l'Afrique, Louis XVI et le ministre de la Marine, le maréchal de Castries, avaient décidé d'envoyer au Sénégal un nouveau gouverneur capable de mettre un terme à l'inefficacité et aux abus des administrateurs qui s'y étaient succédé depuis la conquête éclair de Saint-Louis par Lauzun en 1779. On se souvient que le duc lui-même avait souligné l'importance essentielle pour l'avenir de cette colonie d'une « conduite modérée, sage, ferme et soutenue166  ». Sur une indication de son ami Beauvau, Castries estima que Boufflers était la bonne personne.

Consulté en grand secret par le chevalier, Louis-Philippe de Ségur avait tenté de dissuader son ami de poser sa candidature. Mais ce dernier, proche de la cinquantaine et très endetté167 , ne l'écouta pas et, le 9 octobre 1785, il reçut son affectation officielle.

De Moscou où, supplantant le comte de Narbonne, il avait été nommé ambassadeur l'année précédente, Louis-Philippe de Ségur faisait le point sur la situation. Même s'il se sentait tenu de s'excuser d'avoir obtenu une charge tellement plus importante – « que je ne dois qu'au hasard et à la chaleur de mes amis168  » – alors qu'il était de quinze ans son cadet, Ségur était si pénétré de son nouveau rôle qu'il n'hésitait pas à donner à son vieil ami de véritables directives diplomatiques. Mais, paternalisme à part, son diagnostic était juste : « Ton cœur va saigner de l'état où tu trouveras la colonie qui t'est confiée ; tu auras beaucoup d'opprimés à défendre et des friponneries à empêcher ; tu seras médiateur entre l'avide cruauté des blancs et la déplorable absurdité des noirs ; en ne pouvant empêcher ni les uns de se vendre ni les autres de les acheter, tu les empêcheras au moins de se tromper réciproquement. Ton âme souffrira de cette utile et pénible occupation, mais les précautions à prendre pour la sûreté intérieure du pays et pour sa défense dans le cas d'une guerre avec les Anglais offriront à ton esprit un champ plus vaste et moins aride. Tu trouveras tout négligé, tout à créer dans cette partie : les batteries de la côte mal placées, les forts mal construits, nulle prévoyance pour la communication des avis et des secours d'un poste à l'autre, nulle attention pour le logement des troupes ni pour les préserver de l'insalubrité du climat. Ainsi je prévois que tu y feras beaucoup de bien, que tu y conserveras beaucoup d'hommes, que tu nous enverras de beaux mémoires, de bons projets, d'excellentes cartes. L'histoire naturelle et la physique te devront aussi d'utiles observations ; mais ce que je désire, c'est que tu fasses très promptement ce bien-là169 . » Comptant au petit nombre des intimes informés de la relation entre le chevalier et Mme de Sabran, il n'avait aucun doute sur le motif qui avait poussé son ami à risquer cette difficile aventure et il prenait congé de lui ainsi : « Adieu, monsieur l'abbé ; termine vite cette querelle de l'anneau et de la crosse qui a si longtemps brouillé Rome et l'Empire : défaites-vous [sic ] de la crosse et donnez l'anneau à notre amie170 . »

La conduire un jour à l'autel, c'était en effet la raison que Boufflers invoquait auprès de Mme de Sabran pour justifier sa décision. À la nouvelle de son départ pour le Sénégal, la comtesse avait sombré dans un tel désespoir171 que, pour lui insuffler un peu de courage, il s'était déclaré convaincu que « cet être qui dirige les autres » ne l'arracherait pas pour toujours à l'homme qu'elle aimait et qui l'aimait. Il aurait fait plus encore : « Il te le rendra plus digne de toi ; et peut-être, quand tu reverras ton amant, tu seras fière d'être à lui, tu l'aimeras à la vue du ciel et de la terre, et tu feras un triomphe à la vue d'un amour dont tu faisais un mystère. » Mais n'était-ce pas une façon de lui rappeler que l'exigence de régulariser leur union aux yeux du monde venait d'elle et qu'il avait souhaité la contenter ? « Ma gloire, si je l'acquiers jamais, sera ma dot et ta parure, et c'est là ce qui m'y attache. Si j'étais joli, si j'étais jeune, si j'étais riche, si je pouvais t'offrir tout ce qui rend les femmes heureuses à leurs yeux et à ceux des autres, il y a longtemps que nous porterions le même nom et que nous partagerions le même sort172 . »

Mme de Sabran connaissait trop bien Boufflers pour lui prêter entièrement foi. Dans les moments de tendresse, elle se limitait à le comparer au pigeon voyageur imprudent de la fable de La Fontaine, dont « l'humeur vagabonde » faisait « le désespoir de sa [ta] triste et fidèle compagne »173 , mais quand l'éloignement lui devenait insupportable, elle n'avait plus de place pour l'indulgence : « Ma vie est finie, tu l'as terminée le 22 novembre 1785 : ton ambition a tout détruit, amour, bonheur et espérance 174 . »

La comtesse semblait oublier que l'éthique nobiliaire associait étroitement amour, ambition et gloire. Le joyeux dédain avec lequel le chevalier avait encaissé la déception d'être tenu à l'écart des champs de bataille ne signifiait pas qu'il avait abdiqué tout espoir de se distinguer au service de son pays. Le retour triomphal de connaissances et amis tels que Lauzun et Ségur des États-Unis, le climat d'effervescence politique qui caractérisait la vie en société dans ces années, la responsabilité du nom qu'il portait, la faveur même dont jouissait à Versailles la femme qu'il aimait ne pouvaient pas ne pas émouvoir son orgueil, l'incitant à vivre jusqu'au bout sa vocation de gentilhomme et à donner la pleine mesure de sa valeur. Arrivé au seuil de la cinquantaine, il n'avait plus de temps à perdre.

C'est ce qu'il déclarerait avec la plus grande clarté à un ami lorrain qui s'était établi à Saint-Domingue : « J'ai d'ailleurs voulu montrer que si je suis resté oisif jusqu'ici ce n'était point faute de zèle et de courage, pas même peut-être de capacité, mais faute de circonstances ; j'ai saisi la première qui s'est présentée d'être employé dans mon grade175 . »

 

Parti de La Rochelle le 5 décembre, Boufflers atteignit la colonie française de Saint-Louis le 14 janvier 1786. C'était une île longue et étroite, pauvre en végétation et en eau, dotée d'une grande forteresse en son centre et peuplée d'environ six mille habitants, pour la plupart des Noirs et des mulâtres. Elle n'était pas d'un accès facile. Située à l'embouchure de l'estuaire du Sénégal, qui donnait son nom à la région, l'île était séparée de la mer par un cordon littoral, appelé Langue de Barbarie. L'embouchure du fleuve était obstruée par une barrière de sable qui, située au point de rencontre entre courants marins et courant fluvial, changeait continuellement de forme, gênant l'arrivée des grands navires. Sept ans plus tôt, après avoir sondé la barre lui-même, Lauzun était parti à l'assaut du fort – heureusement pour lui à moitié vide – dans une chaloupe176 . Arrivé comme le duc en janvier, à un moment où la navigation était particulièrement dangereuse, Boufflers fut lui aussi obligé de gagner l'île en pirogue, ses bagages n'arrivant que dans un second temps.

L'importance de Saint-Louis comme avant-poste français en Afrique était due à son « caractère imprenable177  », mais aussi à sa position stratégique qui lui permettait de contrôler le fleuve. Dans les accords de paix de Paris, à la fin de la guerre américaine, la France s'était adjugé le monopole du commerce sur le fleuve Sénégal et l'Angleterre sur le Gambie, situé plus au sud. En remontant le Sénégal vers l'intérieur, les Français essayaient d'« intercepter à leur profit les convois d'esclaves que les chefs noirs allaient livrer aux Anglais178  » pour les envoyer à Saint-Louis, dans l'attente d'une destination définitive. L'autre composante essentielle de ce qu'on appelait la « colonie du Sénégal » était l'île de Gorée. Située à soixante-cinq lieues de Saint-Louis, à la hauteur du Cap-Vert, Gorée comptait trois mille habitants et était célèbre pour la beauté de sa nature et la salubrité de son climat. Une petite constellation de comptoirs disséminés en des points commerciaux névralgiques complétait le tableau des possessions françaises récupérées à la fin de la guerre.

Siège du gouvernement et de l'administration de toute l'île, Saint-Louis était aussi celui de la Compagnie du Sénégal qui gérait le commerce triangulaire entre la France, les comptoirs africains et l'Amérique. En échange de la protection de l'État, la Compagnie devait payer une partie importante des dépenses de la colonie et assurer son ravitaillement avec ses propres bateaux179 , tandis que le gouverneur détenait l'autorité suprême en matière d'administration civile, militaire et judiciaire. C'était lui qui négociait les accords avec les chefs de tribu africains et s'imposait à leur respect en recourant si nécessaire à la force.

Au moment même où il mit le pied sur l'île, le chevalier comprit combien la tâche qui l'attendait était ingrate, mais il s'y attela aussitôt, sans se laisser décourager. Sa maison était « hideuse, délabrée », écrivait-il à Mme de Sabran. En effet, « aucune porte ne ferme, […] aucun plancher ne se soutient, […] tous les murs se réduisent en poudre, […] toutes les chambres sont meublées de haillons couverts de poussière ». Il fallait la réparer au plus vite. Il manquait de l'argent, des bras, du bois nécessaires et pourtant il y parviendrait, « parce que si l'esprit de l'homme est effectivement le souffle de Dieu, il faut qu'il le prouve en se montrant créateur ». Il ne pouvait guère nourrir d'illusions non plus sur les quelques personnes à ses ordres : « Les uns meurent, les autres sont malades, d'autres sollicitent des congés, tous sont paresseux. Personne ne me dit la moitié de ce qu'il doit dire, personne ne fait la moitié de ce qu'il doit faire ; les uns me trompent, les autres ne m'entendent pas. » Pourtant il ne désespérait pas d'« être très utile » : « Et les obstacles m'animeront au lieu de m'abattre. » Maître dans l'art de la transition, il rappelait à la femme aimée la ténacité heureuse avec laquelle il l'avait courtisée : « Si les difficultés m'avaient rebuté, tu ne serais pas à moi : c'est là ce que je me dis pour me préserver du découragement »180 .

Six semaines après son arrivée, dans une très longue lettre au maréchal de Beauvau accompagnée d'un mémorial destiné au ministre de la Marine, Boufflers dressait un tableau circonstancié de la situation désastreuse de la colonie. Le chevalier, qui nourrissait pour le frère de sa mère une dévotion filiale et une admiration sans bornes, savait aussi qu'il lui devait son poste et c'était une raison de plus pour le rassurer sur son zèle et lui confier ses impressions personnelles en le laissant libre de décider s'il en parlerait au maréchal de Castries : « Vos bontés me consolent, mon cher oncle, et vos conseils me soutiennent, comme la voix invisible que Télémaque entendit en gardant les troupeaux à quelques lieues d'ici181 . Je ne sais point encore si je surmonterai les difficultés que je suis venu chercher, mais au moins elles ne m'abattront point. Je suis quelquefois tenté de me décourager (comme vous semblez le soupçonner), au moins la honte suit de près la tentation, et je retrouve mes forces avant d'avoir montré ma faiblesse. Tout est à faire dans ce pays-ci, et même à défaire ; jamais la tâche et les moyens n'ont été aussi disproportionnés entre eux […] mais je me dévoue ; j'écoute tout, je lis tout, je réponds à tout ; je ne repousse, je ne renvoie, je ne fais attendre personne, et puisque tout le monde ici est à mes ordres, je pense que par un juste retour, je dois être aux ordres de tout le monde182 . »

 

Ce n'étaient pas des paroles en l'air. Pendant ses deux années de gouverneur, Boufflers manifesta une ténacité et une énergie extraordinaires. Il n'avait ni hommes ni moyens adéquats, il ne pouvait compter que sur son intelligence, son esprit d'initiative et son bon sens. Par chance pour lui, en bon lecteur de l'Encyclopédie , il s'intéressait à tout et croyait en la circularité du savoir. Grâce aux « livres, instruments de physique, outils de toute sorte de métiers » qu'il avait glissés dans les ballots de ses « pauvres effets »183 , il se transforma en urbaniste, architecte, chef de chantier, artisan. Il fit bâtir une église sur des plans de son cru, déplaça le cimetière à l'extérieur de l'agglomération, restaura de vieux bâtiments et en construisit de nouveaux, dota le fort d'une caserne pour les soldats, d'un hôpital et d'une prison décents. En attendant des embarcations plus sûres pour franchir la barre, il fit réparer les anciennes qui en avaient bien besoin. Il tenait tous les jours table ouverte chez lui pour les officiers, ses collaborateurs, les visiteurs de passage, s'ingéniant à offrir à ses hôtes des menus acceptables sans renoncer à une touche d'élégance. Il se dévoua patiemment à l'administration de la colonie, réglant les contentieux, instruisant les procès, tentant de mettre fin aux abus, formant les soldats de la garnison. Il signa un règlement qui interdisait aux populations de la côte de s'emparer des bateaux naufragés et de leur cargaison, organisant les représailles contre les pillards. Responsable non seulement de Saint-Louis, mais de tous les comptoirs français de cette région de l'Afrique, il les visita un à un, les trouvant le plus souvent dans un état pitoyable. Il remonta le fleuve Sénégal en bateau, s'aventurant à l'intérieur du pays et scellant de nouvelles alliances ainsi que des traités de commerce avec les différents royaumes riverains du fleuve. Il s'intéressa aux us et coutumes des Africains comme aux ressources naturelles du pays dans une perspective d'avenir.

Mais que pouvait son zèle contre la mort qui ne cessait de décimer ses gens ? Comment se défendre presque sans médicaments et avec des médecins incapables contre les piqûres d'insectes, les infections, les plaies, les bubons de toute sorte et la kyrielle de maladies – dysenterie, fièvre jaune, tétanos – qui sévissaient chaque année à la saison des pluies ? Et comment empêcher que la barre ne continue à faucher des victimes ?

Déjà avant d'arriver en Afrique, Boufflers savait qu'en réalité le premier ennemi à combattre était l'« infâme184  » Compagnie du Sénégal. C'étaient les hommes de la Compagnie qui achetaient les esclaves auprès des chefs de tribu pour les revendre aux négriers qui les transportaient de l'autre côté de l'océan. Il avait sans doute été mis en garde par son ami Lauzun.

Dans son rapport de fin de mission, en effet, le duc avait signalé la nécessité de circonscrire la liberté d'initiative de la Compagnie au commerce. « L'expérience a prouvé depuis des siècles que les troupes des compagnies sont toujours mauvaises, et leur politique au détriment de la politique générale. Il est donc préférable qu'elles se servent des troupes du Roi et qu'elles conforment leur politique à celle du Ministère185 . » C'est ce que Boufflers constata aussi tout de suite. Guidée par la seule logique du profit, la Compagnie ne respectait pas ses engagements, laissait pendant des mois la colonie sans ravitaillement, employait des individus corrompus et sans scrupules186 , se faisait haïr de la population pour ses méthodes inhumaines. Mais que pouvait-il y avoir d'humain dans le trafic d'esclaves, intérêt premier de la Compagnie ? Et le chevalier n'avait-il pas été envoyé en Afrique précisément pour augmenter ce commerce ? Les instructions qu'il avait reçues étaient très claires : « L'importance de la possession du Sénégal consiste dans l'aliment qu'elle offre au commerce ; les objets de traite sont de quatre espèces : les esclaves pour la culture de l'Amérique, la gomme, l'or et le morfil187 . » Et c'est exactement ce qu'il fit, puisque, pendant les deux années de son mandat, le nombre d'esclaves vendus par les Français augmenta de façon considérable188 . Il avait bien conscience qu'il s'agissait d'un « commerce barbare189  », comme il le confiait à sa sœur, et il n'était pas le seul à le penser. En lui demandant quel « rapport » il pouvait y avoir entre sa « bonté », son « désintéressement » et « la dureté et l'avarice de ces horribles gens qui trafiquent du sang humain »190 , Mme de Sabran exprimait une indignation répandue parmi les élites cultivées. Dans De l'esprit des lois , Montesquieu avait dénoncé le phénomène avec une ironie féroce : « Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre à l'esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres […] Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes des chrétiens191 . » Peu de lecteurs étaient restés insensibles à l'épisode de Candide où le pauvre esclave noir, à qui le trafiquant hollandais avait coupé une main et une jambe, concluait son récit par la phrase célèbre : « C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe192  ? » Mais il s'agissait de condamnations de principe d'un mal qui semblait inévitable et il avait fallu attendre 1770 et la parution (anonyme) de l'Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes , due à l'abbé Raynal, pour que soit lancée une accusation circonstanciée contre les atrocités inacceptables du colonialisme et de la traite des esclaves. Bien qu'elle ait été condamnée à être brûlée en place publique, l'Histoire suscita « un enthousiasme général193  », mais, écrite à la hâte et à plusieurs mains, elle manquait d'unité et présentait de nombreuses contradictions. C'est avec Condorcet que la cause de l'abolitionnisme trouva en France son premier grand défenseur. Publiées en 1781 en Suisse, sous un faux nom, ses Réflexions sur l'esclavage des nègres traitaient le problème à fond et sans ambiguïté : il fallait abolir l'esclavage et si ce n'était pas le cas d'ici la fin du siècle, la postérité n'éprouverait que « mépris pour ceux qui pensent incarner la raison et l'humanité194  ». Au sein même de l'administration royale, on relevait de timides tentatives d'aborder le problème et Daniel Lescallier, commissaire général de la Marine et ordonnateur en Guyane, se déclarait favorable à un affranchissement progressif des esclaves. Mais pour que la cause des Noirs se transforme en un véritable mouvement politique, il fallut attendre 1788, quand, outre Condorcet, se mobilisèrent Brissot, La Fayette, Mirabeau, Kersaint, La Rochefoucauld, l'abbé Grégoire, Sieyès et d'autres Girondins. Finalement, le 4 novembre 1794, la Convention nationale décréta la fin de l'esclavage dans tous les territoires français.

 

On ne s'étonnera donc pas que, dans ses lettres du Sénégal, Boufflers se contente d'exprimer une indignation vague et générique contre la traite. Comment aurait-il pu, haut fonctionnaire représentant le roi de France en Afrique, critiquer ouvertement la politique de son gouvernement et remettre en question les consignes reçues ? Boufflers était un militaire habitué à obéir et il savait très bien que la France menait en Afrique une guerre de défense de ses intérêts économiques et coloniaux, dont le commerce des esclaves était le pivot. Et même s'il avait voulu exprimer des réserves à cet égard, il n'aurait pas été prudent de les confier dans une correspondance qui – comme il l'expliquait lui-même à Mme de Sabran195 – pouvait facilement tomber entre des mains indiscrètes.

Par ailleurs, le comportement de Boufflers coïncidait parfaitement avec ce que théorisait deux ans plus tôt Emmanuel Kant dans sa réponse à la question de la Berlinische Monatsschrift  : « Qu'est-ce que les Lumières ? » Le philosophe y distinguait nettement « l'usage public de la raison qui doit être libre en tout temps » et « son usage privé » : le premier est l'apanage du savant qui s'adresse au « public qui lit », le second s'impose à ceux qui recouvrent une fonction ou une charge publique. « Ainsi il serait très dangereux, concluait Kant, qu'un officier qui a reçu un ordre de ses supérieurs, se mît à raisonner dans le service sur l'opportunité ou l'utilité de cet ordre ; il doit obéir. Mais on ne peut pas légitimement lui interdire de faire, en tant que savant, des remarques sur les erreurs touchant le service militaire et les soumettre à son public afin qu'il les juge196 . » Le chevalier s'en tint donc aux ordres reçus, mais, donnant l'exemple le premier, se fit un point d'honneur d'interdire aux officiers, aux soldats et à tous ses collaborateurs de s'enrichir avec le commerce des esclaves. Ce qui toutefois, il faut le dire, ne l'empêcha pas de négocier pour la jeune comtesse de Ségur l'achat d'« une cinquantaine de beaux nègres à moins de la moitié du prix auquel elle les paye197  ». En effet les Ségur possédaient des plantations aux Antilles et, en dépit des idées libérales qu'ils professaient, ne trouvaient pas malséant de bénéficier de rentes alimentées par le travail des esclaves.

Pris de pitié, Boufflers racheta au cours de sa mission des enfants noirs destinés à la traite, qu'il envoya en cadeau à ses amis français. Dans ses lettres, nous trouvons plus d'une allusion à « la belle Ourika198  », une petite esclave qu'il avait offerte à son oncle et sa tante Beauvau, lesquels l'avaient accueillie comme une fille. Des décennies plus tard, la duchesse de Duras, fille d'un antiesclavagiste actif, racontera son histoire dans une nouvelle célèbre. Pour permettre aux cœurs sensibles et aux belles âmes de dormir en paix, la bonne conscience des Lumières recourait à l'illusion et à l'oubli mais, comme le montrait l'auteur d'Ourika , c'était un jeu dangereux.

 

Boufflers, en revanche, ne voulut pas oublier ce qu'il avait vu en Afrique et, de retour en France, décida de le faire savoir. Il n'adhéra pas à la Société des amis des Noirs, où son passé de gouverneur du Sénégal pouvait rendre sa présence incongrue, de même qu'il refusa de profiter de son élection à l'Académie française pour lancer d'une tribune institutionnelle son j'accuse contre la politique gouvernementale. Dans son discours de réception, il se limita à une allusion large « à ces hommes simples, réduits aux seuls besoins physiques, bornés à des notions pour ainsi dire animales », qui, au lieu de recevoir des Européens « les bienfaits que l'obscurité doit attendre de la lumière », avaient été victimes de leur cupidité barbare. Apparus aux Africains comme des dieux, les « vainqueurs de l'Océan » s'étaient révélés « comme des dieux malfaisants qui viennent exiger des victimes humaines »199 .

Pour sensibiliser les personnes en mesure d'orienter l'opinion, Boufflers préféra recourir à son vaste réseau de relations mondaines et au brio de sa conversation200 . Mme de Staël – depuis moins d'un an épouse de l'ambassadeur de Suède à Paris – ne se limita pas à écrire à Gustave III : « Les détails que le chevalier de Boufflers m'a contés de cette traite des nègres sont déchirants201  », mais elle choisit comme héroïne d'une de ses premières nouvelles, Mirza , une jeune Sénégalaise qui se livre aux négriers à la place de l'homme qu'elle aime, puis se donne la mort. Le souhait formulé par Mme de Staël répondait à celui de Boufflers : « Puisse un commerce libre s'établir entre les deux parties du monde202  ! » Et toute sa vie elle exprimera « son indignation contre l'esclavage et la traite des Noirs ; elle plaidera encore en 1814, et son fils prendra la relève203  ».

 

Malgré les horreurs de la traite, les innombrables difficultés pratiques et logistiques et la vaine attente des aides ministérielles, Boufflers garda une haute idée de sa mission. Caractéristique de l'esprit des Lumières, sa conception du colonialisme s'inscrivit sous le signe du progrès et de la civilisation204 . Jusque-là la politique française en Afrique s'était limitée à s'assurer la possession de simples avant-postes commerciaux. Le chevalier en revanche visait une expansion territoriale à vaste échelle. Dans cette perspective, il étudia le climat, la flore, la faune, les ressources naturelles d'un pays qui, à son avis, représentait un formidable potentiel pour le développement de l'économie française et une occasion de salut pour les Africains. Il planta dans son jardin de Gorée « du coton et de l'indigo, qui réussissent admirablement et qui préparent la prospérité à venir de la colonie » et, fort de ces succès, il pouvait « promettre à la France des millions de la part de l'Afrique, soit qu'on les lui demande par le commerce ou par la cultivation »205 . Pourquoi ne pas imaginer qu'au lieu de travailler comme esclaves dans les plantations américaines, les Noirs cultiveraient un jour librement le coton dans leur pays ? C'est dans cette perspective que La Fayette venait d'obtenir l'accord de Louis XVI et du maréchal de Castries pour lancer en Guyane une expérience visant à montrer que le travail des Africains libres était plus productif que celui des esclaves206 .

Dans l'attente de la meilleure des colonisations possibles, Boufflers essaya d'en produire le modèle à Gorée, où il s'était hâté de transférer le siège du gouvernorat. D'accès aisé, salubre et très fertile, l'île pouvait en effet attirer de nombreux colons et le chevalier projetait, « moyennant un petit traité et un présent médiocre », d'acquérir pour le roi – et peut-être pour lui-même – une magnifique province et de « jeter les fondements du plus grand établissement qui aura jamais été fait hors de France »207 . Au terme de sa mission, le chevalier pouvait annoncer fièrement à la femme qu'il aimait : « La colonie est rétablie, rebâtie, ressuscitée par mes soins et presque à mes dépens ; les soldats et les officiers n'ont jamais été si bien logés, ni si bien entretenus dans aucune colonie ; les malades sont soignés comme par Mme Necker et mon hôpital devient le modèle des hôpitaux […] Le commerce de son côté n'a jamais été si florissant dans la partie que j'ai conservée sous ma direction, jamais tant de liberté, jamais une protection aussi efficace, jamais de secours aussi puissants, jamais tant de produits208 . »

Mais, tenaillés par le problème du déficit, confrontés à une crise politique sans précédent, le roi et le gouvernement avaient des priorités plus urgentes que le financement d'une colonie exemplaire et ils prirent des décisions opposées à celles que suggérait Boufflers. Quand celui-ci rentra définitivement en France, en décembre 1787, le ministère ne jugea pas nécessaire d'envoyer au Sénégal un nouveau gouverneur et il confia toute la gestion des comptoirs à la Compagnie.

Le chevalier philanthrope avait-il perdu la partie en poursuivant des projets utopiques ? Sa mission en Afrique se concluait-elle vraiment, comme on l'a dit, par un « échec209  » ? La politique coloniale du siècle suivant pousserait plutôt à croire que l'échec était du côté de la monarchie française qui s'était révélée incapable de penser l'avenir. Quel que soit le jugement que l'on porte sur les résultats de l'action de Boufflers, une chose est sûre : c'est l'aventure africaine qui lui offrit l'occasion de donner la pleine mesure de son talent d'écrivain.

 

Au moment du départ de Boufflers pour le Sénégal, Mme de Sabran et lui s'étaient promis de s'écrire tous les jours et, à cet effet, Éléonore avait offert au chevalier une écritoire de voyage en cuir vert fournie de feuilles blanches numérotées. L'un comme l'autre respectèrent leur engagement, tout en sachant que leurs lettres ne pouvaient pas partir au fur et à mesure et qu'elles s'accumuleraient en attendant le départ du premier navire en mesure de les porter à destination. Certes, les deux amants avaient déjà une longue pratique de la correspondance, mais les conditions inédites qui leur étaient imposées influèrent notablement sur leur façon de communiquer. Durant les longs mois qui s'écoulaient entre l'arrivée de deux paquets de lettres, ils continuèrent à relever jour après jour le défi d'un dialogue à distance et mirent au point une stratégie épistolaire apte à les préserver de la tentation de se replier sur eux-mêmes, transformant leurs échanges en un douloureux, et ô combien stérile, soliloque amoureux. La tâche la plus difficile revenait à Boufflers : c'est lui qui avait décidé de partir et il devait se faire pardonner ; il devait se montrer à la fois satisfait du choix qu'il avait fait et en déplorer les conséquences ; il devait préserver l'intimité, la complicité, la communauté d'intérêts qui le liaient à la femme aimée tout en étant coupé des habitudes, soucis familiaux et relations sociales qui avaient scellé leur union ; il devait lui faire partager sa nouvelle vie et les difficultés auxquelles il était appelé à faire face chaque jour ; il devait trouver des mots toujours nouveaux pour lui dire qu'il l'aimait et qu'il avait besoin de son amour et pour lui faire sentir à des milliers de kilomètres de distance le désir physique qu'il éprouvait pour elle. Il y réussit en mêlant ces différentes exigences dans un récit d'une merveilleuse unité. Il eut soin de donner aux lettres qu'il écrivait jour après jour et qu'il rangeait dans son écritoire en attendant de pouvoir les expédier une forme achevée, soulignée par la formule de salutation finale, autant qu'un caractère de vrai dialogue. Mais par sa continuité, ce flot épistolaire – qui, en l'absence de réponses auxquelles réagir, s'organisait en pleine autonomie, alternant en toute liberté des lettres de longueur variable et des séries de billets écrits dans l'urgence – présentait aussi toutes les caractéristiques du journal intime. Un journal qui, en se dérobant à la logique des genres, savait mêler avec un naturel heureux la chronique quotidienne et l'introspection sentimentale, la réflexion morale et les rêveries.

Seul un véritable écrivain pouvait accorder parfaitement deux registres stylistiques aussi différents que le discours amoureux et le récit de voyage210 . Le premier, persuasif, ample, musical, riche d'observations générales ; le second, descriptif et informatif, plus rapide et incisif, prompt à saisir le pittoresque et l'exotique. En accord avec l'esthétique épistolaire qui, depuis Cicéron, voyait dans la lettre « une conversation de personnes absentes211  », Boufflers obéissait aux impératifs de la variété et de la concision, et se montrait maître dans l'art de la transition, passant avec un extrême naturel d'un sujet à l'autre, jouant de surprise, misant sur l'originalité et l'inventivité tout en puisant dans une culture partagée. La diversité de ses formules de salutation suffit à nous donner une idée de son talent : « Adieu, amour. Je te permets de m'oublier si tu trouves quelqu'un qui t'aime de près autant que moi de loin212  » ; « Adieu, pense à ton pauvre Africain. Nomme-le souvent dans tes conversations avec nos amis communs ; c'est le moyen de lui conserver la vie et même de le rendre presque présent aux lieux où tu es213  » ; « Adieu, mon paradis214  » ; « Adieu, la plus aimable, la plus aimée, la plus désirée de toutes les créatures de Dieu. Adieu, la plus chère et la plus tendre des femmes, adieu215  » ; « Adieu, amour ; adieu ange ; adieu tout ce que le ciel et la terre ont fait entre eux deux de plus charmant216  » ; « Adieu, ma bonne femme, ne te laisse pas de m'aimer217  » ; « Adieu, je te baise et te rebaise avec un avant-goût très marqué du plaisir que j'aurais à te baiser et à te rebaiser à mon retour218  » ; « Adieu, amour. Je te tiens devant mes yeux, je te porte dans mon cœur, et mon esprit te contemple intérieurement à chaque instant du jour219  » ; « Ô mon joli palmier, quand irai-je boire de ton vin220  ? » ; « Adieu, ma femme. Ton vieux mari t'embrasse et rajeunit221  » ; « Adieu donc, la meilleure, la plus jolie, la plus aimée des femmes222  » ; « Adieu, fair creature, all my hope, all my comfort 223  ».

 

Ce n'était pas seulement sa virtuosité stylistique qui conférait unité et cohérence aux lettres de Boufflers, mais la nature de la relation qui le liait à sa correspondante. Le sentiment qu'il portait à Mme de Sabran avait des facettes diverses, toutes essentielles pour lui. Il y avait l'entente du cœur et des sens, la communion d'intérêts, l'affinité de goût, l'admiration, le respect. Et pour chacune d'elles il savait trouver le ton juste. Écrire à la femme aimée signifiait aussi parler de lui, se raconter avec sincérité, exprimer son moi le plus profond. D'ailleurs, c'était exactement ce que faisait de son côté Mme de Sabran. « Ce ne sont point des mots comme dans tout ce qu'on lit : c'est la pensée, c'est le sentiment, c'est l'amour, c'est toi-même que je vois à chaque ligne224  », constatait Boufflers en lisant ses lettres. Mais ne lui avait-il pas déjà écrit : « Nous pensons de même, nous sentons de même […] nous sommes de même, ou pour mieux dire nous ne sommes qu'un225  » ? À la lumière de cette certitude, « penser », « sentir » et lui écrire étaient pour lui une seule et même chose. Comment s'étonner s'il lui demandait de ne pas lire à une tierce personne une correspondance aussi intime226  ?

Émotions, réflexions, états d'âme se succèdent donc dans les lettres de Boufflers avec la liberté, l'urgence et l'intensité concrète de la vie. Les allusions au désir physique, dont « le lit bleu » est l'emblème, sont explicites et constantes, parce que « la mémoire, comme dit Locke, est une sensation continuée227  ». Allusions joyeuses et délicates – « une fois la mer passée, j'entre dans ton lit et je n'en sors plus228  » –, mais non moins surprenantes pour les conventions mondaines de l'époque. Toutefois il était aussi prompt à affirmer que, même si c'était « un grand plaisir de se voir », « le vrai bonheur, c'est de s'aimer, parce qu'on se voit, qu'on se parle, qu'on s'entend même dans l'absence »229 . Et l'image lumineuse qu'il avait d'elle ne pouvait être ternie par le passage du temps, parce qu'« il n'y a en nous que la matière qui change, et il y en a si peu en toi qu'il me semble que je n'ai rien à craindre230  ». Et quand l'angoisse d'une séparation qui risquait d'être longue à une époque de leur vie où aucun des deux n'était plus très jeune mordait au cœur Mme de Sabran, Boufflers essayait de la rassurer avec une métaphore pleine de poésie : « C'est pour nous que sont faits les beaux jours d'automne : ils commenceront dès l'automne prochain, et ils dureront tout l'automne de la vie, et comme l'automne aura conservé la chaleur de l'été, l'hiver conservera la chaleur de l'automne. Et j'aime à croire qu'après cet hiver-là, nous verrons naître un printemps perpétuel, où nous existerons l'un près de l'autre, l'un pour l'autre ; l'un par l'autre, peut-être sous d'autres formes, mais qu'importe, pourvu que nous nous aimions. Peut-être serons-nous des dieux, peut-être encore des hommes, peut-être des oiseaux, peut-être des arbres. Peut-être serai-je une plante, et toi ma fleur ; je m'armerai d'épines pour te défendre, et je t'ombragerai de mes feuilles pour te conserver. Enfin, sous quelque forme que tu sois, tu seras aimée231 . »

Parfois le chevalier confiait la tâche de lui faire sentir ce qu'il éprouvait aux poètes qui lui étaient les plus chers232 – Virgile, Horace, Ovide, Dante, Racine, La Fontaine, leur bien-aimé Milton (dont Mme de Sabran avait traduit en entier Le  Paradis perdu pour apprendre l'anglais à son fils233 ) –, « tous ces anciens amis » grâce à qui il avait passé avec elle « de si bons moments »234 . D'autres jours, des références savantes à la mythologie – « Je t'aime comme jamais Endymion, ni même Actéon, n'ont aimé la lune235  » – conféraient solennité à ses déclarations. Dans les deux cas, il savait qu'il pouvait compter sur sa complicité de lectrice.

Journal intime d'un amour, les lettres de Boufflers sont aussi un journal de guerre. Une guerre très différente de celle qu'il avait espéré mener à la tête de son régiment. Il était assez stoïque pour supporter sans se plaindre le climat, la dureté de la vie et l'épuisement physique avec son cortège d'insomnies, migraines, coliques, fièvres, abcès, blessures purulentes. Mais parfois, quand l'« énergie morale et physique236  » sur laquelle il avait l'habitude de compter l'abandonnait, il avouait loyalement à la femme aimée le prix qu'il payait pour son choix téméraire : « Tu n'imagines point, et personne n'imaginera jamais, tout ce que je souffre de peine et de contradictions dans ce maudit pays que je me suis engagé à rendre heureux, et qui n'en est point susceptible237 . » Malgré tous ses efforts, il finissait « toujours par céder à ce chagrin intérieur, à cette humiliation secrète qu'inspire le zèle contrarié238  ». Il était disposé aussi à admettre tout ce dont elle l'accusait : le poids excessif qu'il accordait à l'opinion publique239 , son abandon aveugle aux décisions du hasard240 , son imprudence241 , son impatience242 . Mais il était trop orgueilleux et têtu pour se déclarer vaincu – « l'adversité est la pharmacie de l'âme243  » –, trop fidèle à lui-même pour vouloir vraiment changer. Et il savait trouver l'argument décisif : « J'aime mieux rester comme je suis, bizarre, emporté, paresseux, inconséquent, mais surtout amoureux, puisque c'est comme cela que tu m'aimes244 . »

Fidèle à la leçon des moralistes classiques, Boufflers sentait aussi le besoin de réfléchir sur ses contradictions et ses déchirures intérieures dans une perspective plus générale. Et il finit par adopter l'allégorie imaginée par La Fontaine dans Les  Deux Pigeons . Une façon de boucler la boucle, puisque c'était la fable dans laquelle Mme de Sabran l'avait invité à « se mirer » – au sens indiqué par le fabuliste245 – au moment même où il s'était jeté dans l'aventure sénégalaise.

« C'est une singulière chose que ces deux forces, l'une centrifuge et l'autre sottement nommée centripète, qui agissent et qui réagissent perpétuellement sur l'homme. L'une le force de s'élancer hors de lui, de ses goûts, de ses plus chers intérêts, hors de ses foyers, de sa patrie et presque hors du monde par l'appât de je ne sais pas quelle jouissance et de je ne sais quel mérite aux yeux des autres. L'autre force le ramène bientôt après vers tout ce qu'il a quitté, par des peintures plus distinctes et plus vraies du bonheur dont il manque, par mille images séduisantes de sa demeure, de ses premières habitudes, de sa famille, de ses amis, d'une femme qui l'aime, qui lui tend les bras246 . »

En revanche, devant la brutalité et la rapacité des Blancs comme des Africains, il était obligé de remettre en question l'optimisme philosophique de son siècle, sa foi en la raison, la justice et la cohésion sociale au nom des valeurs partagées et la force civilisatrice du commerce247  : « Je commence à voir qu'il y a dans le fond du cœur de l'homme un germe d'aversion pour tout ce qui n'est pas lui, qui le rend ennemi du bien général, parce qu'il trouve la part qu'il lui en revient toujours trop petite. Il est bien vrai que nous naissons méchants et avides, et qu'il n'y a que la philosophie et l'habitude des bonnes réflexions et des bonnes actions qui nous épurent248 . » Philosophie qui, il fallait le reconnaître, pour « triste » qu'elle était, restait « le meilleur remède à toutes les afflictions, mais elle est comme les remèdes qui n'ont jamais bon goût »249 .

La confrontation permanente avec la mort – une mort qui survenait souvent après de terribles souffrances – le poussait à se reposer des questions métaphysiques dont il croyait s'être débarrassé une fois pour toutes quand il avait jeté sa soutane aux orties : « Le monde est-il, comme quelques-uns l'ont prétendu, un lieu de punition, un vestibule expiatoire, ou n'y a-t-il rien du tout hors de ce lieu et de cette vie, comme tant de bons esprits l'ont pensé ? Cependant, d'où seraient descendues ces hautes idées de justice et de perfection, si étrangères à la faiblesse humaine ? Comment l'homme a-t-il soupçonné qu'il avait une âme ? […] Il y a bien des points qui mériteraient d'être éclaircis […] Mais je serais en cela aussi fou que si je voulais lever pendant la nuit la carte de tout le continent d'Afrique avec une petite chandelle à la main. La nuit, c'est la vie ; le continent ignoré, c'est la métaphysique ; et la petite chandelle, c'est la raison250 . »

Nous n'évoquerons ici que brièvement les voyages d'exploration réels accomplis par le chevalier au Sénégal, qui ne portent pas trace du mythe du bon sauvage. Hommes, comportements, rituels sont rendus avec un extrême réalisme et parfois de façon comique. Ce sont plutôt la beauté, la majesté et le pouvoir d'évocation du paysage africain qui fascinent le voyageur depuis toujours épris de nature et auxquels ses lettres rendent pleinement hommage.

Le 20 novembre 1787, Boufflers quitta définitivement le Sénégal. Les promesses de renforts en hommes et en moyens qu'on lui avait faites à l'occasion de sa visite en France entre fin août et début décembre 1786 étaient restées lettre morte et il ne pouvait plus compter sur l'appui du maréchal de Castries qui avait démissionné de son poste de ministre. Devant une situation sans avenir, durement éprouvé au physique comme au moral et pressé par Mme de Sabran et ses amis, il s'était décidé à demander un congé.

 

Pendant toute la durée de son aventure africaine, le chevalier s'était donné « pour maxime intérieure : Fais ce que dois, advienne que pourra251  ». Il s'y tiendrait aussi au cours des années intenses qui l'attendaient dans la métropole. Mais comprendre où se trouvait son devoir ne serait plus aussi simple.

Débarquant à La Rochelle à la veille de Noël, Boufflers put embrasser sa « Pénélope252  » aux premiers jours de 1788, mais il trouva une France très différente de celle qu'il avait quittée deux ans plus tôt. Concernant les liens affectifs, le chevalier ne pouvait plus compter sur celui de la marquise de Boufflers, morte pendant son premier séjour sénégalais – il lui consacrerait un portrait splendide253 – ni sur la protection de la maréchale de Luxembourg qu'il considérait comme une « seconde mère254  ». Il avait encore sa sœur avec qui, malgré le peu de sympathie qu'elle éprouvait pour Mme de Sabran, il était resté très lié, Mme de Mirepoix, qui à plus de quatre-vingts ans dansait encore à Versailles « avec la légèreté et la grâce de ses vingt ans255  », le maréchal de Beauvau, qui, au seuil de ses soixante-dix ans, était toujours son point de référence éthique et politique. Mme de Sabran l'avait, il est vrai, régulièrement informé dans ses lettres de l'affaire du collier et du procès intenté au cardinal de Rohan, de l'Assemblée des notables, de la disgrâce de Calonne, le ministre des Finances, mais comme elle partageait en tous points les inquiétudes de ses amis Polignac, elle ne réussissait pas à saisir les véritables implications politiques. Boufflers, en revanche, comprit tout de suite que la perspective d'une convocation imminente des états généraux, voulue par l'Assemblée des notables et le parlement, lui offrait la possibilité de jouer à nouveau un rôle public et de se jeter dans l'action. 1788 fut pour lui une année enthousiasmante. Il reprit de plus belle la vie mondaine, tandis que la politique alimentait désormais toutes les conversations, il fréquenta à nouveau les vieux salons libéraux et réformistes des Beauvau, du duc de Nivernais – qui en 1787 avait été nommé ministre sans portefeuille – et de Mme de Montesson. Il put aussi réagir aux projets beaucoup plus audacieux qui se discutaient dans celui de Mme de Staël. Et comme Germaine s'étonnait que le chevalier ne soit pas encore entré à l'Académie, il lui avait répondu par un impromptu galant :

Je vois l'académie où vous êtes présente

Si vous m'en admettez, mon sort sera trop beau

Entre nous deux nous ferons les quarante

Vous comme chiffre et moi comme zéro256 .

Le rappel de Necker à la direction générale des finances le 26 août 1788 le remplit d'espoir car – constatait Mme de Sabran – « tout ce qui est Necker t'aime257  ». Et quand, le 23 septembre, le roi annonça la réunion des états généraux pour janvier de l'année suivante, Boufflers se mit au travail. Il obtint avec l'aide de sa sœur la transformation de Malgrange, la propriété de campagne qu'ils possédaient ensemble, de « vacherie » en « fief »258 et, courant octobre, réussit à se faire élire bailli d'épée à Nancy. L'année finit en beauté avec son entrée le 29 décembre à l'Académie française259 . Le public venu assister à la cérémonie était si nombreux que les Gardes suisses avaient dû intervenir pour éviter une rixe et Mme de Sabran s'y rendit en compagnie du prince Henri de Prusse260 . Par une heureuse coïncidence, c'est un autre Lorrain, le marquis de Saint-Lambert, l'ancien protégé de sa mère, qui l'avait connu enfant, qui répondit à son discours. Après avoir célébré les austères vertus de son prédécesseur, M. de Montazet, évêque de Lyon, Boufflers centra son intervention sur l'importance de la clarté du style dans tous les genres, depuis le plus humble jusqu'au plus élevé. Une clarté au service de la vérité qui devrait marquer aussi, selon lui, l'éloquence citoyenne prête à renaître sur les bancs des états généraux. Et lui-même en donnait un exemple en évoquant « l'auguste image de la patrie » : « Cette multitude immense, inconnue pour ainsi dire à elle-même depuis tant de générations ; c'est la France aussi éclairée par l'étude, par les discussions, par des sages conseils et par des longues souffrances ; ces maux ont touché le cœur vertueux et sensible de son roi ; il en médite la guérison. » Des projets généreux qui seraient assurément « payés de plus de gloire que jamais un roi n'en acquit, de plus de bonheur que jamais un roi n'en donna261  ».

Il formait là des vœux sans nul doute sincères et largement partagés, pourtant la conclusion de son discours n'était pas faite pour rassurer. En effet, Boufflers choisissait le phénix comme « emblème » du processus qui permettrait à « la plus belle et la plus durable des monarchies » de « se régénérer »262 , mais pour pouvoir renaître, ne fallait-il pas nécessairement mourir ?