Le comte Louis-Philippe de Ségur
« Je tremble que Ségur ne soit trop philosophe dans un pays où il faudrait une armée pour détruire la philosophie, et trop homme des lettres où il faudrait des hommes d'État. »
Le prince de Ligne au prince Potemkine,
lettre de Vienne du [21 janvier 1790]1
À partir de 1815, quand, l'aventure napoléonienne terminée, « ce génial despote eut disparu de la scène qu'il occupait tout entière2 », de nombreux Français éprouvèrent la nécessité de faire le bilan du passé et de laisser une trace écrite des événements dont ils avaient été les acteurs ou les témoins privilégiés. « L'on peut établir pour règle que l'histoire de chaque individu devient d'autant plus vite une propriété publique que le rôle qu'il a joué sur la scène du monde a été plus important3 », déclarait le duc de Lévis en 1815 dans une nouvelle édition de ses Souvenirs et portraits qui, deux ans plus tôt, avaient subi la censure impériale. On ne s'étonnera pas que Louis-Philippe de Ségur soit l'un d'eux, puisqu'il avait réussi à traverser sans encombre plusieurs régimes politiques. Né en 17534 et engagé dans une brillante carrière militaire et diplomatique sous Louis XVI, Ségur fut en effet ambassadeur extraordinaire sous la Révolution, conseiller d'État sous le Consulat, Grand Maître des cérémonies sous Napoléon, sénateur sous la première Restauration5 . Rallié de nouveau à l'empereur pendant les Cent Jours. Il connut, il est vrai, une période d'ostracisme pendant les premières années de la seconde Restauration, mais finit par retrouver son poste de sénateur.
Pour insolite qu'elle soit, sa décision de contrevenir aux habitudes et de publier de son vivant ses Mémoires ou Souvenirs et Anecdotes n'est pas si étonnante. Comme Mme de Genlis, qui releva tout de suite la nouveauté de cette initiative6 dont elle avait été la première à donner l'exemple7 , Ségur n'avait assurément pas brillé par la cohérence de ses opinions politiques et il voulut s'en expliquer avant de mourir. Mais il adopta une stratégie opposée à celle de la comtesse. Au lieu de se placer dès le début des Mémoires au centre de la scène en parlant de lui, de ses convictions et des choix qui l'avaient marqué dans les années cruciales de sa jeunesse, Ségur se cacha derrière un portrait collectif. Sa façon de penser et de sentir, affirmait-il, avait été commune à toute sa génération. Ce qui laissait entendre que les erreurs de jugement dont il avait pu se rendre coupable étaient le fruit d'un aveuglement collectif.
Ce n'était pas seulement le besoin de se justifier qui poussait Ségur à faire l'hypothèse d'une responsabilité collective. Il s'était décidé à écrire ses Mémoires à soixante-dix ans, après s'être illustré par une vaste œuvre d'historien, et il mesurait la difficulté d'évoquer de façon convaincante, et très longtemps après, un moment crucial de sa vie mêlé d'aussi près aux vicissitudes qui avaient marqué la fin de l'Ancien Régime. Cela impliquait pour lui de remonter à l'origine du conflit jamais résolu « entre son patrimoine de valeurs aristocratiques et son attachement à des idées progressistes », devenu la source constante d'un « profond sentiment de culpabilité et de péché »8 .
Ségur décida donc de « tracer une esquisse morale9 » et pas « un tableau historique10 » de l'époque où il avait vécu. À la fiabilité contestable d'une mémoire tardive et viciée par une vision rétrospective il préféra une clé de lecture plus objective, au moins en apparence, en subordonnant ses souvenirs personnels à l'évocation du contexte social où il s'était formé et dont il avait partagé jusqu'en 1789 les valeurs et le mode de vie.
Sa démarche était loin d'être arbitraire. Jamais comme dans les dernières années de l'Ancien Régime en effet la société n'avait exercé d'influence aussi profonde sur les élites, uniformisant les comportements selon des modèles bien précis et, au cours du XVIII e siècle, de nombreuses voix s'étaient déjà élevées contre les sacrifices qu'imposait cette tyrannie. Dans ses Mémoires, Ségur ne manquait pas de le rappeler : « Dans nos brillantes sociétés surtout, par un mélange et par un frottement continuels, les empreintes natives de chaque caractère s'effaçaient ; comme tout était de mode, tout était semblable. Les opinions, les paroles, se pliaient sous le niveau de l'usage ; langage, conduite, tout était de convention ; et si l'intérieur différait, chacun au dehors prenait le même masque, le même ton, la même apparence11 . » Mais, comme toute représentation théâtrale, cette comédie mondaine permettait à ses meilleurs acteurs de se distinguer soit par l'élégance de leur style, soit par l'originalité de leur interprétation.
Après son début dans le monde et sa présentation à Versailles, Louis-Philippe joua à la perfection le rôle qui lui revenait par son âge, son éducation et son rang sur la double scène de la ville et de la cour. Naturellement porté à la réflexion et à l'étude, il ne négligea pas pour autant la vie mondaine et, grâce à quelques aventures galantes et deux ou trois duels notables, se fit pardonner un certain manque de spontanéité et un style un peu trop orné, obtenant ainsi les lettres de créance suffisantes pour intégrer la joyeuse bande de petits-maîtres qui avaient remis à la mode le jeu de la Fronde.
Fils aîné du maréchal de Ségur, Louis-Philippe avait grandi dans le culte de l'héroïsme paternel et, comme le voulait l'usage dans sa famille, embrassé le métier des armes. Indépendamment de ses aptitudes et de ses mérites, il monta vite en grade : lieutenant de cavalerie à seize ans, capitaine à dix-huit, le jeune Ségur obtint le commandement du régiment Orléans dragons à vingt-deux. Il faut savoir qu'à quatorze ans seulement, Louis-Philippe avait eu l'honneur, habituellement réservé aux Grands du royaume, de servir le roi à table avant de le servir sur le champ de bataille.
En 1767, Louis XV, venu à Compiègne assister aux grandes manœuvres militaires, avait accepté l'invitation à dîner du marquis de Ségur, chargé des opérations. Voyant que, selon l'étiquette, ce dernier se préparait à rester debout derrière sa chaise pour le servir, le roi déclara qu'il l'avait assez servi à la guerre et qu'il était temps pour lui de se reposer. Ayant donc convié le maréchal à s'asseoir à ses côtés, le souverain voulut, en signe supplémentaire de sa bienveillance, que le jeune Louis-Philippe remplace son père pour assurer le service à table. Au cours du repas, Louis XV adressa plusieurs fois la parole à l'adolescent, lui prédisant entre autres qu'il aurait de la chance à la guerre. Il se souvenait très bien que chez les Ségur, chance et malchance alternaient régulièrement d'une génération à l'autre, ainsi les nombreuses blessures de son père lui épargneraient-elles d'être lui-même blessé.
Cette rencontre précoce avec la personne du roi, qui lui avait permis de mesurer concrètement le lien de familiarité entre le souverain et ses nobles, laissa une profonde impression sur Louis-Philippe. C'est le premier des trois souvenirs à caractère personnel – les seuls relatifs à ses années de formation – qu'il choisit de mentionner en ouverture de ses Mémoires. Cet épisode lui permettait de revendiquer d'emblée de façon symbolique l'ancienneté de son attachement à la maison des Bourbons. Et le choix des deux autres souvenirs, liés eux aussi au destin de la monarchie, ne nous semble pas moins stratégique.
Le second remonte à ses dix-huit ans, quand il avait assisté aux feux d'artifice grandioses offerts par la ville de Paris à l'occasion du mariage du Dauphin avec Marie-Antoinette. Mais les mesures de sécurité s'étaient révélées insuffisantes : sous la pression de la foule prise de panique, beaucoup de gens étaient tombés dans une profonde tranchée ouverte sur une zone de chantier. Avec plus d'un millier de morts, la fête s'était transformée en une immense tragédie. Ségur ne manque pas d'y voir a posteriori le signe prémonitoire d'un autre événement : vingt-quatre ans plus tard, sur cette même place Louis XV rebaptisée place de la Révolution12 et transformée en un « horrible théâtre », tomberaient aussi « les têtes des deux augustes époux »13 . D'autres verraient plutôt dans cette explosion de feux d'artifice qui avaient embrasé le ciel de Paris, fauchant tant de vies humaines, la métaphore chère à l'imaginaire révolutionnaire du volcan en éruption qui ne détruit que pour mieux innover14 .
Le troisième épisode donne à Louis-Philippe la possibilité de réaffirmer son lien affectif avec la monarchie tout en se justifiant de ne pas avoir défendu sa cause jusqu'au bout. Il s'agit d'un apologue sur la mort du Bien-Aimé et la morale qu'on peut en tirer. « Ébloui, dès [s]on enfance, par l'éclat du trône, par l'étendue de la puissance royale » et douloureusement frappé par l'agonie et la mort du souverain, Ségur était allé à Versailles lui rendre un dernier hommage, s'apercevant avec stupeur que personne ne s'occupait déjà plus du défunt et que, en proie à « une espèce de joie », tout le monde forgeait des projets et ourdissait des intrigues, l'esprit tourné vers l'avenir. Sa première réaction avait été de s'indigner devant l'infidélité des courtisans, mais les expériences qui l'attendaient l'amèneraient à voir dans ce besoin de changement une pathologie commune à tous les hommes : « Il est dans la destinée des peuples, comme dans celle des individus, de vivre dans un état presque perpétuel de souffrance ; aussi les peuples, comme les malades, aiment à changer de position : tout mouvement leur donne l'espoir de se trouver mieux15 . »
Du reste, pour toute cette génération, le désir de changement s'était annoncé sous la forme d'une euphorie collective : « Pour nous, jeune noblesse française, sans regret pour le passé, sans inquiétude pour l'avenir, nous marchions gaiement sur un tapis de fleurs qui nous cachait un abîme. […] La gravité des anciennes doctrines nous pesait. La philosophie riante de Voltaire nous entraînait en nous amusant. Sans approfondir celle des écrivains plus graves, nous l'admirions comme empreinte de courage et de résistance au pouvoir arbitraire […]. Jouissant à la cour et à la ville des distinctions de la naissance, élevés par notre nom seul aux grades supérieurs dans les camps, et libres désormais de nous mêler, sans faste et sans entraves, à tous nos concitoyens pour goûter les douceurs de l'égalité plébéienne, nous voyions s'écouler ces courtes années de notre printemps dans un cercle d'illusions, et dans une sorte de bonheur qui, je crois, en aucun temps, n'avait été destiné qu'à nous16 . »
L'impératif de la légèreté n'empêcha pas Louis-Philippe de se prendre terriblement au sérieux. Ambitieux, il voulait faire carrière. À la différence de son frère, Joseph-Alexandre, il ne voyait pas dans la réussite mondaine une fin en soi, mais une étape obligée sur la route du succès. Il n'avait ni la beauté physique ni l'élégance naturelle du vicomte – lequel d'ailleurs les avait héritées du baron de Besenval –, et le libertinage n'était pas son fort. En revanche il était intelligent, volontaire, méthodique. Il compléta sa formation en suivant à l'université de Strasbourg, avec son ami Jean-Balthazar d'Adhémar, les cours de droit international du célèbre Guillaume Koch (dont Louis de Narbonne fut aussi auditeur). Puis il étudia avec le même sérieux à cette « grande école du monde » que constituait la vie en société.
À partir du cercle raffiné et ouvert aux idées nouvelles que sa mère tenait rue Saint-Florentin, le jeune comte fréquenta tous les grands salons de l'époque17 , se lia d'amitié avec des hommes de lettres et des philosophes18 , leur soumettant ses premiers écrits et recevant leurs conseils. Et il réussit à arracher une prudente « bénédiction littéraire » à Voltaire lui-même.
Revenu à Paris après vingt-huit ans d'absence, le patriarche des Lumières avait souhaité à deux reprises se rendre au chevet de la marquise de Ségur, alors en fin de vie. La rencontre entre les deux vieux amis, qui se déroula dans un silence respectueux en présence d'une cinquantaine de curieux, fut émouvante et Louis-Philippe en profita pour soumettre ses vers à l'illustre visiteur. Après avoir gratifié « l'amour-propre » du jeune comte en louant « avec grâce et finesse » sa « passion pour les lettres » et ses premiers « essais », Voltaire l'avait toutefois invité, avec toute la diplomatie requise, à se méfier de son « penchant pour la poésie », sauf à la pratiquer comme un exercice pour bien écrire en prose. La formule avec laquelle il prit congé n'aurait pu être plus claire : « Allez, jeune homme ; recevez les vœux d'un vieillard qui vous prédit d'heureux destins ; mais souvenez-vous que la poésie, toute divine qu'elle est, est une sirène19 . »
En attendant de suivre les conseils de Voltaire et de devenir un prosateur infatigable, Louis-Philippe continua à commettre des chansons, des madrigaux, des épigrammes, des pièces en prose et en vers destinées au divertissement de la bonne société, trouvant dans son frère Joseph-Alexandre, de trois ans son cadet, un concurrent redoutable. Mais, loin de se transformer en rivalité, la « métromanie20 » fut un jeu partagé qui scella leur complicité par-delà la grande différence de leurs choix de vie. Bien que très dissemblables, les deux jeunes Ségur s'appréciaient, avaient beaucoup d'amis communs et se retrouvaient souvent dans les mêmes lieux, remportant un succès égal. Nous ignorons si la conscience de ne pas être fils du même père pesa sur leur rapports, mais le vicomte, avec l'à-propos qui lui était habituel, s'était protégé de toute conjecture en déclarant : « Je pourrais en être jaloux, j'aime mieux en être fier21 . » Fine sismographe de l'opinion mondaine, Mme de Necker pouvait affirmer que « chacun eût désiré les avoir pour fils, frères ou amis22 ». Les deux frères partageaient la passion du théâtre mais, là aussi, c'est le vicomte qui occuperait le premier rang. Entre 1777 et 1780, ils firent partie de la troupe de comédiens amateurs invitée à jouer dans le prestigieux théâtre privé de Mme de Montesson, amie intime de leur mère ainsi que de leur grand-mère paternelle.
La vie mondaine n'était pas seulement un tremplin pour les nouvelles générations, elle leur offrait aussi l'occasion d'acquérir par la pratique une urbanité et un savoir qu'on ne trouvait dans aucun livre. Ségur en fit trésor en fréquentant les cercles de la génération précédente, fixant ensuite leur souvenir dans des pages devenues proverbiales : « On y voyait, écrit-il, un mélange indéfinissable de simplicité et d'élévation, de grâce et de raison, de critique et d'urbanité. On y apprenait, sans s'en douter, l'histoire et la politique des temps anciens et modernes, mille anecdotes sur la cour, depuis celle de Louis XIV jusqu'à la cour du roi régnant, et par là on parcourait une galerie aussi instructive, aussi variée en événements et en portraits, que celle qui nous est offerte dans les inimitables lettres de madame de Sévigné23 . » On y discutait aussi, sans pédanterie et dans le respect des opinions de chacun, de philosophie, littérature ou poésie. Sur des sujets comme les réformes, l'économie et la situation politique, Ségur y recueillit les avis des grands serviteurs du royaume qu'étaient le président Malesherbes, le duc de Choiseul, le prince de Beauvau, le duc de Nivernais. Une expérience précieuse car, comme il le théoriserait ensuite : « Les entretiens des hommes qui ont obtenu une célébrité méritée nous éclairent encore mieux que leurs livres. Ils nous font connaître mille règles de tact et de goût, et une foule d'observations, de nuances, qu'il serait presque impossible d'expliquer par écrit24 . » En les écoutant, le jeune Ségur s'initia à l'art de la conversation, essentiel pour un homme du monde. Il avait les compétences nécessaires – la maîtrise de la langue, la justesse de l'expression, les ressources d'une vaste et solide culture – pour faire bonne figure mais, ne se fiant pas suffisamment à son instinct, il demanda l'aide de Lekain, le plus grand acteur tragique de l'époque, aussi bien pour perfectionner le placement de sa voix que pour apprendre à lire en public la prose comme la poésie avec les bonnes modulations et les pauses justes. Les résultats de ce zèle ne se firent pas attendre. C'est probablement son portrait que Ligne brossa dans son Alcippe : « Il a, en entrant dans une société, tout ce qu'il faut pour plaire. On est content de lui sans savoir qu'on en sera enchanté. Si une conversation bruyante et générale, laisse à Alcippe le moment et la force d'y glisser deux mots, on est étonné de la grâce, ou de la valeur, ou de l'à-propos de ces deux mots […] Il a sa marche, son calcul : il arrive sans paresse, ni dédain. La délicatesse de sa voix, de sa vue et de ses vues, paraissent [sic ] servir la délicatesse de son esprit. S'il y a une plaisanterie de bon goût, une définition concise et piquante, des vers à faire, ou à dire, un spectacle de société, tous les succès épars d'Alcippe, qui les a eus sans les rechercher, se réunissent et forment un chorus général […] Comment se fait-il qu'Alcippe convienne à tant de gens qui ne se conviennent pas entre eux25 ? »
Louis-Philippe prouva rapidement qu'il avait « tout ce qu'il faut » pour devenir aussi un habile courtisan. Lui comme son frère avaient des liens de sang avec les Orléans et étaient plus chez eux au Palais-Royal qu'à Versailles. Néanmoins, à partir de 1776, une chance inespérée les fit admettre parmi les intimes de Marie-Antoinette. Les deux jeunes gens avaient été présentés à la comtesse de Polignac par le baron de Besenval, bien avant que Marie-Antoinette décide qu'elle ne pouvait pas vivre sans la belle Gabrielle-Yolande, et c'est cette dernière, installée à Versailles, qui les introduisit auprès de la reine. Marie-Antoinette aimait s'entourer de gens de son âge, s'étonnant que « passé trente ans, on osât paraître à la Cour26 », elle se riait du protocole et des défenseurs de la tradition et réserva donc bon accueil aux jeunes amis de sa favorite qui apportaient les modes de la capitale.
Avec son frère Joseph-Alexandre, La Fayette, Noailles, Lauzun, Narbonne, les frères Lameth et le chevalier de Coigny, Louis-Philippe faisait partie de cette bande de jeunes aristocrates dont la joyeuse irrévérence et la soif de nouveauté allaient de pair avec la plus ancienne des vocations de leur caste : la guerre. Si les résultats désastreux de la guerre de Sept Ans avaient inspiré à Louis XV une politique de paix, le désir de revanche de la noblesse française avait grandi avec le temps. Choiseul le premier, au cours de son ministère, avait renforcé la marine et modernisé l'armée en vue d'une nouvelle politique d'expansion coloniale qui mènerait fatalement à un conflit armé avec l'Angleterre. La disgrâce du ministre préserva le pays d'une guerre à l'issue incertaine mais permit à la noblesse de manifester avec insolence son mécontentement. La fine fleur de l'aristocratie n'eut de cesse d'exprimer sa solidarité à l'illustre banni et le marquis de Ségur ne fut pas en reste : il fit lui aussi le voyage à Chanteloup en compagnie de son fils aîné. C'était le début d'une « nouvelle fronde » et l'élégant obélisque érigé dans le parc du château où l'on gravait les noms des visiteurs en était le « monument »27 . Dès lors, l'esprit d'opposition de la noblesse déferlerait sur les quinze dernières années de la monarchie comme un torrent en crue. Après un début de règne heureux, la jeune génération trouva elle aussi dans la politique prudente et hésitante de Louis XVI un motif de mécontentement. Ségur et ses amis se sentirent autorisés à s'amuser aux dépens du parlement et du gouvernement, se battre en duel, s'habiller comme sous Henri IV ou en jockeys anglais, tant qu'ils ne pourraient donner un but à leur jeunesse et « réparer les affronts28 » de la guerre de Sept Ans.
La « révolution29 » américaine leur en donna l'occasion. Louis-Philippe reçut la nouvelle de l'insurrection de Boston alors qu'il se trouvait dans la très mondaine station thermale de Spa, où la « courageuse audace » des colons américains « électrisa tous les esprits, excita une admiration générale »30 . Le comte s'émerveillait de voir tous ces visiteurs en provenance des différentes monarchies européennes prendre une telle part à « la révolte d'un peuple contre un roi » : à l'évidence, il n'était pas le seul « dont le cœur alors palpitât au bruit du réveil naissant de la liberté, cherchant à secouer le joug du pouvoir arbitraire »31 . Avec le marquis de La Fayette et le vicomte de Noailles ils furent « les trois premiers Français, distingués par leur rang à la cour, qui offrirent le secours de leurs épées aux Américains32 ». Les trois amis parlèrent longuement avec Silas Deane et Arthur Lee qui, en 1766, avaient été envoyés à Paris par le Congrès américain en compagnie de Benjamin Franklin pour solliciter l'aide de la France33 . Quand ils apprirent que les conseils d'officiers qualifiés suppléeraient utilement au manque d'expérience et de connaissances techniques des insurgés, ils se proposèrent comme volontaires.
Leur projet conjuguait de façon idéale l'amour de la gloire et de l'indépendance, l'ancien esprit chevaleresque qui imposait de voler au secours d'une cause juste et noble et les nouvelles idées de liberté et d'égalité. Et il avait des précédents illustres. Un siècle plus tôt, les cousins du Roi-Soleil eux-mêmes34 avaient défié l'ire du souverain en s'unissant aux Impériaux pour combattre les Turcs en Hongrie. Toutefois, rappellera Ségur35 , leur motivation première était le désir de revanche sur les Anglais. Et le cri de guerre de La Fayette – « To injure England is to serve my country 36 » – ne laissait aucun doute à ce sujet. Liberté, fraternité, égalité « n'apparaissaient nulle part, et quand la devise se matérialisait, elle le déconcertait37 ».
Mais les trois amis avaient compté sans la cour et leurs familles. Le comte de Maurepas leur enjoignit de renoncer parce que le gouvernement, qui traitait secrètement avec les Américains, ne voulait pas risquer d'alerter les Anglais en donnant l'impression de cautionner leur départ. Quant aux familles, elles s'indignèrent de ne pas avoir été consultées, refusèrent l'appui économique nécessaire pour financer le projet et placèrent les imprudents sous surveillance. Le seul à ne pas se résigner fut La Fayette. Ségur raconte dans ses Mémoires que deux mois après ce rappel à l'ordre, à sept heures du matin, son ami entra « brusquement dans [s]a chambre, en ferma hermétiquement la porte, et, s'asseyant près de [s]on lit, [lui] dit : “Je pars pour l'Amérique ; tout le monde l'ignore, mais je t'aime trop pour avoir voulu partir sans te confier mon secret”38 . »
Orphelin d'un père tué très jeune par l'artillerie anglaise et disposant d'une fortune considérable, le marquis avait acheté un navire à l'insu de sa famille, l'avait doté d'armes, de vivres et d'un bon équipage et s'était assuré le soutien de douze officiers décidés à participer à l'entreprise. Son départ prit ses proches au dépourvu, mais, frappé par un ordre du roi alors qu'il était encore en France, La Fayette fut arrêté. Refusant de s'avouer vaincu, il réussit à s'enfuir et s'embarqua hardiment sur son navire qui l'attendait en Espagne. À l'automne 1777, il appareilla pour l'Amérique. La nouvelle fit un tel bruit que son oncle, le marquis de Noailles, alors ambassadeur à Londres, demanda à Versailles s'il devait démissionner39 . La Fayette avait dix-neuf ans et s'apprêtait à passer à l'histoire comme « le héros des Deux Mondes ».
En janvier 1778, la prise de position ouverte de la France en faveur des États-Unis fit espérer à Louis-Philippe qu'il ne serait plus un « spectateur oisif de la guerre40 ». C'était aussi le vœu de la plupart des nobles dans l'armée qui rivalisèrent pour être envoyés sur les côtes bretonnes et normandes en vue d'un débarquement en Angleterre. Avec l'appui de Marie-Antoinette, Ségur obtint une nomination d'aide maréchal-général des logis dans les troupes stationnées en Bretagne41 aux ordres du maréchal de Castries. Pour lui aussi, comme pour Lauzun et Boufflers, les mois passèrent « en exercices, en évolutions, en simulacres d'attaques, de défense, de débarquement, de reconnaissances militaires42 », dans l'attente vaine de se mesurer avec l'ennemi. L'espoir revint d'un débarquement au printemps suivant, quand trente-deux navires de guerre français quittèrent Brest, et trente-huit navires de guerre espagnols Cadix, en direction de Plymouth. Le moment semblait enfin arrivé pour l'armée de traverser la Manche, mais une terrible tempête dispersa la flotte alliée, à l'instar du sort qui avait accablé l'invincible Armada trois siècles auparavant. Les navires rentrèrent dans leurs ports respectifs et le projet d'une invasion de l'Angleterre fut définitivement abandonné. Après tant d'attentes, la déception fut grande et un tir nourri de pamphlets, satires et épigrammes visa « l'ineptie du pouvoir ». Ségur aussi y alla de quelques couplets allègrement irrévérencieux. En supprimant la liberté – rappellerait le mémorialiste –, la monarchie absolue avait laissé à ses sujets la seule arme du ridicule, dont les effets se révéleraient beaucoup plus meurtriers qu'on ne l'avait supposé. « Faute de tribune, rappelait Ségur, les salons étaient nos champs de bataille et, ne pouvant livrer des combats réguliers, c'était par des escarmouches légères que notre liberté comprimée montrait encore que son feu était plutôt couvert qu'éteint43 . »
À peu de temps de là, une déception encore plus grande attendait Louis-Philippe. En janvier 1780, le gouvernement français se décida enfin à envoyer au secours de l'Amérique une expédition commandée par le comte de Rochambeau. Ségur tenta par tous les moyens de l'intégrer, mais il se heurta à la ferme opposition de son père et, cette fois, il ne bénéficia pas du concours de Marie-Antoinette. En revanche, fort de l'appui de sa famille, le vicomte de Noailles réussit à partir. « Ainsi, des trois amis qui, les premiers en France avaient formé le dessein de combattre pour la cause américaine44 », Ségur était le seul contraint à y rester. Mais peu de temps après, le revirement soudain de la situation politique ralluma son enthousiasme. On nomma respectivement au ministère de la Marine et à celui de la Guerre le marquis de Castries et le marquis de Ségur, qui s'entendirent à merveille avec le ministre des Affaires étrangères, le comte de Vergennes. Désireux que la France retrouve son prestige et triomphe sur terre et sur mer, les trois ministres souhaitaient la guerre. Tout espoir n'était donc pas perdu.
Entre-temps, dans l'attente d'une occasion propice à sa gloire, Louis-Philippe avait rencontré l'amour, avec ceci de tout à fait insolite pour les mœurs aristocratiques qu'il l'avait trouvé dans le mariage. C'est un grand ami de la famille, le marquis de Chastellux, qui en 1777 arrangea l'union de Louis-Philippe avec sa cousine Antoinette-Élisabeth d'Aguesseau. À travers le réseau de parentés qui faisait de la noblesse française une immense et unique famille, Ségur s'apparentait à ses meilleurs amis, La Fayette et le vicomte de Noailles. La mariée avait trois ans de moins que son époux et, d'après son portrait par Mme Vigée Le Brun en 178545 , était une beauté. Brune, des traits parfaits et de grands yeux noirs au regard profond, la jeune femme dont la peintre a fixé l'image alors qu'elle ébauche un timide sourire possède déjà une aura romantique. Fille du marquis d'Aguesseau et petite-fille du célèbre chancelier, Antoinette joignait à la sensibilité et à la grandeur d'âme l'intégrité morale de son illustre ancêtre, le chancelier d'Aguesseau, ardent défenseur des libertés gallicanes, et considérait qu'il fallait chercher le bonheur avant tout dans la sphère des attachements domestiques. Non seulement Louis-Philippe tomba amoureux de sa belle épouse, mais il la plaça au centre de sa vie affective. Le mariage marqua pour lui le passage à la pleine maturité. Avec Antoinette, il épousa aussi la tradition parlementaire de sa famille et prit le chancelier pour modèle de vie, dans l'espoir de réussir à « s'élever à la hauteur de ses immortels principes de vertu, de justice et d'amour de la patrie46 ». Quelle meilleure leçon politique que ses discours qui montraient comment, ministre d'un monarque absolu, d'Aguesseau « ne perdait jamais de vue l'intérêt public, les droits des citoyens, et les limites prescrites au pouvoir par l'éternelle raison et par les lois fondamentales de l'État47 » ?
Préfiguration aristocratique du mariage bourgeois du siècle suivant, l'idylle domestique des Ségur ne passa pas inaperçue. Malgré son penchant pour le libertinage, Gouverneur Morris ne manqua pas de noter dans son journal de bord parisien comment, marié depuis onze ans désormais, Louis-Philippe n'avait pas de difficulté à se déclarer fidèle à sa femme : de l'avis de l'envoyé de Washington, la comtesse de Ségur le méritait pleinement48 . Invité chez eux, le visiteur américain avait assisté à un proverbe écrit par le comte49 à l'occasion de la naissance de leur troisième enfant, Laure, et interprété par les deux premiers enfants qu'Antoinette s'était hâtée de mettre au monde tout de suite après leur mariage.
« [Proverbe] dont le Sujet est le plaisir que procure à toute la famille un nourrisson que la comtesse a récemment mis au monde. La pièce est écrite par le père, auquel je m'adresse au Cours de ces lignes :
Pour parfaire l'Art comique
Laissez les autres occuper un Rôle unique
Mais vous mon ami, avec une Âme plus noble
Embrassez à la fois le grand Tout ;
Car nous le voyons, de vous proviennent
Le Sujet, la Pièce et les Acteurs50
Au printemps 1782, huit mois après la capitulation de Yorktown, Louis-Philippe obtint enfin l'autorisation tant attendue et, à la tête de deux régiments de renfort destinés à l'armée de Rochambeau51 , put s'embarquer sur la frégate La Gloire , dotée de trente-deux canons, et rejoindre à Rochefort une autre canonnière, elle aussi en partance pour l'Amérique52 .
Avant que les deux navires ne prennent le large, des rumeurs de paix imminente vinrent tempérer l'enthousiasme de Ségur : « Il est bien dur de quitter tout ce qu'on aime, écrivait-il à sa femme, et de faire deux mille lieues pour apprendre là-bas qu'on a fait un voyage inutile53 . » En réalité la France et l'Angleterre ne signeraient les préliminaires de paix que sept mois plus tard54 , et même si Louis-Philippe arriva trop tard pour se battre contre les Anglais, l'expédition américaine constitua pour lui une aventure extraordinaire. On en veut pour preuve la longue évocation qu'il en donne dans ses Mémoires, ainsi que les lettres envoyées à sa femme au cours de sa mission, qui témoignent dans toute sa spontanéité de l'enthousiasme qu'éveilla chez lui la découverte outre-Atlantique d'une façon nouvelle de vivre et de penser. Et même si, un siècle plus tard, l'auteur de l'édition critique des lettres s'est senti en devoir de sacrifier les passages les plus intimes à la discrétion familiale, elles ne laissent aucun doute sur la réussite du mariage des Ségur. Amoureux et fier de sa jeune femme, Louis-Philippe ne perd pas une occasion de lui exprimer les sentiments qu'il éprouve pour elle, dès le moment où La Gloire quitte définitivement les côtes françaises : « Adieu, mon amour […] Je vais m'éloigner de toi, j'ai le cœur bien triste et bien gros. Adieu, je ne puis dire davantage, je t'aime et je pars. Adieu55 . »
Parmi les officiers qui s'embarquèrent avec lui sur La Gloire et L'Aigle , Ségur comptait de nombreux amis : le duc de Lauzun, qui s'était déjà valeureusement battu à Yorktown, en était à son second voyage américain ; le prince Victor de Broglie, fils aîné du maréchal qui, après avoir comme Louis-Philippe sollicité en vain sa famille, avait enfin obtenu l'autorisation de partir ; le baron de Montesquieu, petit-fils de l'auteur de De l'esprit des lois ; le marquis de Vauban, le comte Loménie de Brienne, le comte de Talleyrand-Périgord, qui s'était lui aussi distingué à Yorktown, le vicomte de Fleury, le vicomte de Vaudreuil, le chevalier Alexandre de Lameth. Ils portaient tous des noms illustres, ils avaient en commun le courage et la gaieté, ils étaient tous « suivant l'heure et le lieu, raisonneurs ou légers, graves ou étourdis, insouciants ou enthousiastes56 », ils partaient tous en Amérique chercher une occasion de combattre au service de la plus ancienne monarchie d'Europe et s'enflammaient pour une république qui venait de naître.
Aucun d'entre eux ne pouvait le moins du monde deviner le destin qui les attendait. Lauzun et Broglie embrasseraient la cause de la Révolution et mourraient guillotinés ; Loménie subirait le même sort ; restés fidèles aux Bourbons, le baron de Montesquieu et le marquis de Vauban prendraient part au désastreux débarquement de Quiberon ; devenu en 1789 un des principaux chefs du Parti patriote, Alexandre de Lameth serait obligé, en 1792, avec La Fayette, de fuir en Autriche où il passerait de nombreuses années en prison. Dans une lettre écrite au moment de son départ et citée dans ses Mémoires, Louis-Philippe montre qu'un enfant gâté de la haute noblesse de cour, qui devait tout au système des privilèges, se sentait autorisé à affirmer que, dans une monarchie absolue, « où un petit nombre de personnes, élevées précairement aux grands emplois par la volonté d'un maître, ont seules part à la législation et à l'administration », et où « ce n'est point par des talents, mais par faveur qu'on avance », l'« amour de la gloire » était dicté par la vanité et non par l'amour de la patrie. Quant à lui, étouffant sous le poids d'un « pouvoir arbitraire », il avait quitté sa famille et tout ce qu'il aimait pour saisir l'occasion de se battre pour la liberté et « une juste cause »57 .
La traversée avait été pénible et aventureuse. Les deux navires n'avaient pas encore quitté la côte française qu'ils se trouvèrent aux prises avec des conditions météorologiques épouvantables, risquant de sombrer plus d'une fois. Broglie et Lauzun souffraient tant du mal de mer que lorsque Ségur leur annonça qu'ils allaient mourir, ils répliquèrent que peu importait58 .
Ils retrouvèrent tous leur entrain en abordant aux Açores. À part la beauté des paysages, la visite de Tercère n'aurait rien réservé de surprenant si Lauzun n'avait pris la situation en main. Avec ses six ans de plus que Louis-Philippe, le plus élégant et original des don Juan, auréolé de la gloire remportée à Yorktown, était l'idole de ses jeunes amis. « Il était difficile de trouver un compagnon de voyage plus aimable, rappellera Ségur, son caractère était facile, son âme généreuse, sa grâce originale et sans modèle59 . » À cette occasion aussi il donna la preuve de son savoir-vivre. À peine débarqué à Tercère, le duc se lia d'amitié non pas avec le consul français, mais avec son homologue anglais, c'est-à-dire le représentant du pays ennemi, lequel disposait de la maison la plus hospitalière, du meilleur cuisinier, des invités les plus amusants, et eut tôt fait de l'introduire aux délices de l'île. Fort de son soutien, Lauzun emmena Ségur, Broglie et le vicomte de Fleury visiter un couvent, dont la mère supérieure se montra très arrangeante. Avec l'aide du consul qui jouait les interprètes, les quatre amis engagèrent une conversation galante avec les pensionnaires qui, tout en restant vertueusement derrière la grille du parloir, ne cachèrent pas le plaisir que leur procurait cette distraction. L'exemple en fut donné par une senhorita au nom illustre : « Frappée de la bonne mine, de la physionomie spirituelle et du costume de Lauzun, qui portait l'uniforme de hussard, elle lui jeta, en souriant, une rose à travers la grille, lui demanda son nom, lui présenta un coin de son mouchoir qu'il saisit et qu'elle tendit ensuite, en cherchant à l'attirer à elle, douce vibration qui sembla passer assez vite des mains au cœur60 . » Il s'ensuivit un ballet de mouchoirs, lancers de fleurs, distribution de baisers et de compliments. Le lendemain, les visiteurs français se présentèrent à nouveau au parloir, la supérieure les accueillit avec la même amabilité et les pensionnaires se montrèrent plus complaisantes encore. On improvisa des chansons, on échangea des billets, des cadeaux – bracelets de cheveux, portraits, bagues, scapulaires. Lauzun, Ségur, Broglie et Fleury simulèrent une danse avec leurs demoiselles, dont ils n'étaient séparés que par une grille, et on parlait déjà d'éliminer ce dernier obstacle, quand les quatre amis reçurent l'ordre de rembarquer en urgence, les bateaux s'apprêtant à appareiller.
Dans la seconde partie de la traversée, La Gloire et L'Aigle bénéficièrent d'un temps magnifique et de vents favorables, mais rencontrèrent la flotte ennemie.
Les Anglais, qui s'étaient désormais résignés à reconnaître l'indépendance de leur ancienne colonie et à traiter avec la France et l'Espagne, avaient adopté aux États-Unis une stratégie purement défensive, mais sans cesser de se battre sur mer. En vue des côtes américaines, les deux frégates françaises furent attaquées par la Royal Navy et finirent par s'échouer en essayant de s'abriter. Obligés d'abandonner le navire, Ségur et ses compagnons réussirent à débarquer en canot sous le feu ennemi, sauvant ainsi deux millions et demi de livres destinées au gouvernement américain. Au plus fort de la mitraille, convaincu que son heure était venue, Louis-Philippe avait embrassé le portrait de sa femme qu'il portait contre son cœur. Attendri par le geste de son ami, Broglie avait demandé à l'embrasser lui aussi61 . C'est peut-être ce geste qui leur porta bonheur.
Arrivé mi-septembre à Philadelphie après bien des aventures, Ségur avait aussitôt pensé à son frère. « Dis-lui, avait-il écrit à sa femme, que c'est de la Ville des Frères que je lui mande que je l'aime de tout mon cœur62 . » Le jeune colonel fut accueilli par l'état-major français avec tous les égards dus au fils du ministre de la Guerre et eut l'honneur d'être présenté à Washington avec qui il s'entretint longuement. Il éprouva le même étonnement devant la discipline, l'ordre et la compétence de l'armée américaine, la même admiration pour Washington et l'esprit patriotique de la population que le duc de Lauzun à son premier séjour63 . « Son extérieur annonçait presque son histoire : simplicité, grandeur, dignité, calme, bonté, fermeté, c'étaient les empreintes de sa physionomie, de son maintien, comme celles de son caractère […] Il n'étalait point le faste d'un général de nos monarchies ; tout annonçait en lui le héros d'une république64 . »
Le marquis de Chastellux, l'oncle bien-aimé de sa femme, que Ségur avait retrouvé à Philadelphie, se chargea de l'initier aux mœurs, coutumes et lois des États-Unis. Louis-Philippe n'aurait pu rêver meilleur mentor : disciple des philosophes, franc-maçon fervent, ami intime de Washington, le marquis avait été parmi les premiers à traverser l'Atlantique pour se battre, avec le grade de général, aux côtés des insurgés et, comme le montrent ses Voyages dans l'Amérique septentrionale, dans les années 1780, 1781 et 1782 65 , il connaissait très bien le pays. Et quand, fin décembre 1782, après un séjour de trois mois aux États-Unis, Ségur s'embarqua à Boston aux ordres du général de Vioménil pour aller combattre les Anglais en Jamaïque, l'utopie du meilleur des mondes possibles était devenue pour lui une réalité. Il emportait dans son cœur le regret d'« un pays où l'on est ce que l'on doit être, franc, loyal, honnête et libre ». D'un pays où « on […] pense, on […] dit, on […] fait ce qu'on veut » et où « en suivant un petit nombre de lois simples, en respectant les mœurs, on […] est heureux et tranquille : c'est en les bravant qu'on est à la mode à Paris »66 . D'un pays où il aurait voulu vivre avec sa femme puisque tous deux « aimaient la vertu67 ». Mais il partait avec l'espoir qu'un jour pas trop lointain de la France suive l'exemple des États-Unis et devienne un pays vertueux et libre.
En Amérique du Sud, Ségur n'eut pas non plus l'occasion de s'illustrer sur le champ de bataille. Les Espagnols arrivèrent trop tard au Venezuela où la flotte de d'Estaing et les corps d'élite de Vioménil les attendaient pour partir à l'attaque des Anglais par terre et par mer. Mais les préliminaires de paix entre la France et l'Angleterre, signés à Paris en janvier 1783, mirent fin à ses espérances. Cela ne l'empêcha cependant pas d'avancer dans la carrière. Alors qu'il était encore à Puerto Cabello au Venezuela, Ségur reçut une lettre où son père lui communiquait sa promotion au grade de colonel commandant un régiment de dragons qui porterait son nom.
Sur le trajet du retour en métropole, Louis-Philippe eut l'occasion de faire étape à Saint-Domingue, la colonie « qui donnait annuellement à la France, par ses riches productions, un avantage de soixante millions dans la balance de son commerce68 », et de visiter les plantations héritées de sa mère. Dans ses Mémoires, il stigmatiserait la barbarie de l'esclavage telle qu'il l'avait constatée dans ses propres domaines, même si sa première réaction avait été bien différente. « Je suis tout étonné d'être ici chez moi, écrivait-il à sa femme, au milieu d'une foule d'esclaves qui se mettent à genoux quand ils me parlent, et dont la vie ou la mort est entre mes mains69 . » Mais désormais il avait surtout hâte de rentrer en France. Même s'il n'avait pas conquis la gloire, le bilan de son aventure américaine était nettement positif. En moins d'un an, il avait visité un continent entier : « J'aurai vu un combat, des tempêtes, des naufrages, des camps près de l'ennemi, des marches de deux mois dans la neige, j'aurai vu des climats sauvages au sud où ne va jamais nul Européen70 . »
Après un voyage de retour extrêmement pénible pendant lequel il écrivit Coriolan – une tragédie sur la lutte entre riches et pauvres inspirée par Washington et l'esprit héroïque de la révolution américaine –, Louis-Philippe arriva à Paris fin juin 1783. Le marquis de Bombelles, qui était alors en visite chez le maréchal de Ségur, fut témoin du bonheur de la jeune comtesse à embrasser de nouveau son mari71 .
Plusieurs événements s'étaient conjugués pour rendre toute leur confiance en eux aux Français : la signature du traité de Versailles72 qui marquait l'indépendance des États-Unis, la nomination de Calonne au poste de contrôleur général des Finances, l'enchaînement de découvertes scientifiques et une liberté de parole croissante. Dans ses Mémoires, Ségur rappellera qu'il avait trouvé « la cour et la société de Paris plus brillantes que jamais, la France fière de ses victoires, satisfaite de la paix, et le royaume […] florissant73 ». Le mot « impossible » semblait avoir disparu de la langue française74 et « la baguette magique » de Calonne laissait espérer qu'on était désormais sorti de l'impasse du déficit public.
Fêté à la cour, arborant l'ordre américain de Cincinnatus, invité avec ses amis à se mêler aux débats politiques dans les différents clubs de type anglais qui fleurissaient à Paris, Louis-Philippe n'eut pas le temps de se complaire dans cette euphorie collective, car dix-sept mois seulement après son retour des États-Unis, il dut repartir. Sur une suggestion de Vergennes, Louis XVI l'avait nommé ambassadeur auprès de l'impératrice Catherine. Le ministre des Affaires étrangères avait eu l'occasion de lire les lettres envoyées d'Amérique par Louis-Philippe à son père et, frappé par la pertinence de ses analyses politiques, lui avait demandé de travailler avec lui. Mais en proposant son nom pour l'ambassade à Saint-Pétersbourg, Vergennes entendait aussi contrer la mauvaise humeur du maréchal de Ségur, avec qui il avait eu récemment plusieurs désaccords, et complaire à Marie-Antoinette en soutenant la candidature d'un de ses protégés contre celle du comte de Narbonne, défendue par Madame Adélaïde, tante du souverain75 . Louis-Philippe hésita à quitter la carrière militaire, à laquelle le liait la tradition familiale, pour embrasser la diplomatie, mais son père le poussa à accepter. Pour le marquis, il ne s'agissait en aucune sorte d'un abandon définitif, mais d'une expérience qui pouvait ouvrir à son fils la voie vers d'autres charges ministérielles ; en attendant, le commandement de son régiment passerait à son frère, le vicomte de Ségur76 . Le marquis de Bombelles, en diplomate attentif à la logique de la faveur, voyait aussi dans la nomination de Ségur comme ambassadeur le début d'une grande carrière : « Avec de l'esprit, de l'instruction, il pourra se rendre nécessaire par la manière dont il servira en politique et, cheminant plus doucement, arriver plus sûrement au ministère à l'âge où la considération a eu le temps de s'établir […] Sa guerre en Amérique fournira à ses amis des prétextes pour l'indiquer comme capable d'être ministre de la Marine ; et son travail dans le département des Affaires étrangères pourra le mener à être le chef de ce beau département […] On doit regarder ce jeune homme comme un de ceux qui arriveront aux grandes places de ce pays77 . » Il ne restait plus à Louis-Philippe qu'à se préparer à sa nouvelle mission. Il se plongea dans la lecture des correspondances des ambassadeurs français qui l'avaient précédé à Saint-Pétersbourg et passa deux semaines à Londres pour s'informer des relations anglo-russes auprès de son ami Adhémar, son ancien condisciple à Strasbourg, devenu grâce à Polignac ambassadeur à la Cour de Saint-James. Pendant son court séjour outre-Manche, Ségur trouva la confirmation de ses convictions politiques en constatant « la supériorité qu'un long usage de raison publique et de liberté donnait à cette monarchie constitutionnelle sur notre monarchie presque absolue78 ».
À Paris, Louis-Philippe reçut une leçon de machiavélisme politique de la part de l'ambassadeur espagnol à Versailles, le célèbre comte d'Aranda. La tâche d'un diplomate, lui expliqua ce dernier, est de nature politique. Son objectif est de « connaître la force, les moyens, les intérêts, les droits, les craintes et les espérances des différentes puissances […] et de pouvoir à propos les concilier, les désunir, les combattre, ou nous lier avec elles, suivant ce qu'exigent nos propres avantages et notre sûreté », et il suffisait de regarder la carte de l'Europe, puisque « toutes les puissances veulent conserver leurs saillies, et s'arrondir enfin suivant l'occasion »79 . Si on prenait le cas de la Russie, le premier partage de la Pologne et l'annexion de la Crimée en étaient une preuve criante et laissaient présager de plus gros appétits encore.
Mais les observations les plus utiles émanèrent du baron de Grimm. Correspondant habituel de Catherine et « informateur » de l'ambassadeur russe à Paris80 , Grimm connaissait parfaitement les goûts et les habitudes de l'impératrice et fournit à Ségur de précieux conseils sur la façon de lui être agréable. Lui-même prit soin d'adresser à l'impératrice mille éloges sur le compte du nouvel ambassadeur, la prédisposant en sa faveur.
Muni de ce viatique, et après avoir pris congé de ses dragons et des personnes qui lui étaient chères, Ségur partit pour la Russie la veille de Noël 1784, sans imaginer que la France où il rentrerait cinq ans plus tard serait fort différente de celle qu'il quittait.
Sur la route de Saint-Pétersbourg, il s'arrêta à Berlin où il fut présenté aux membres de la famille royale et revit le prince Henri de Prusse dont il avait fait la connaissance à Paris. Il eut surtout l'honneur d'être reçu à Potsdam par le grand Frédéric, qui s'entretint longuement avec lui, déclarant qu'il avait toujours admiré la France et le rassurant entre autres sur le compte de Catherine. Bien qu'en froid avec l'impératrice, il savait de source sûre qu'elle n'était pas responsable de la mort de son époux et que c'étaient les Orlov qui, à son insu, avaient pris l'initiative d'assassiner Pierre III. En outre, Frédéric entendait recommander Ségur à son représentant à Saint-Pétersbourg, le comte de Görtz, pour qu'il lui donne tout l'appui dont il avait besoin. Il n'ignorait pas les buts de la mission diplomatique de Louis-Philippe et espérait dans l'intérêt de la Prusse que l'influence française en Russie contrebalançât celle de l'Autriche81 . Et puisque le programme de Ségur prévoyait aussi une étape en Pologne, le roi philosophe lui exprima sa perplexité devant les contradictions d'un « pays libre où la nation est esclave, république avec un roi, vaste contrée sans population […] toujours divisée en factions, en confédérations, et tellement enthousiaste d'une liberté sans règle, que, dans leurs diètes, le veto d'un seul Polonais suffit pour paralyser la volonté générale82 ». Il négligea toutefois d'ajouter que c'était grâce à ces contradictions que la Prusse avait pu « arrondir » ses frontières aux dépens de la Pologne.
À Varsovie, Stanislas-Auguste le déconcerta en l'embrassant affectueusement et en se déclarant heureux de « le revoir ». Amusé par sa stupéfaction, le souverain lui raconta l'amitié qui l'avait lié à ses parents une trentaine d'années plus tôt, quand il n'était encore qu'un simple comte polonais en visite à Paris. Le jour de son départ, quand il avait voulu leur dire adieu, il avait trouvé porte close. La maîtresse de maison venait de donner le jour à un enfant et son mari était avec elle. Poniatowski ne s'était pas découragé et, forçant l'entrée, avait pu embrasser aussi bien les heureux parents que le petit Louis-Philippe, qu'il revoyait aujourd'hui dans son palais.
En évoquant dans ses Mémoires l'accueil que lui avait réservé le souverain et en traçant son portrait, Ségur observera que son bon caractère, et surtout cet art de plaire que Stanislas-Auguste avait tant exercé en France, se révéleraient, quand il deviendrait roi, un facteur de faiblesse, « les causes des malheurs83 ».
Quant à Ségur, arrivé à Saint-Pétersbourg, il ne put compter que sur sa capacité personnelle de plaire à la Sémiramis du Nord pour remplir la mission difficile que lui avait confiée Vergennes : « Déterminer dans l'esprit de l'impératrice et dans sa façon de juger la France et les Français un changement décisif84 . »
Pendant de nombreuses années, les rapports diplomatiques entre les deux pays avaient été orageux. Catherine courtisait les philosophes, entretenait ouvertement une intense correspondance avec Voltaire, achetait des œuvres d'art françaises, mais elle nourrissait une profonde aversion pour Louis XV et détestait Choiseul ; tous deux du reste ne cachaient pas qu'ils la considéraient comme une aventurière sans scrupules. Jugeant que la politique agressive de Catherine à l'égard de la Pologne constituait un défi aux intérêts de la France, le duc de Choiseul avait poussé la Turquie à déclarer la guerre à la Russie, mais la Sublime Porte avait été vaincue et Catherine avait fait main basse sur la Crimée en 1783, s'assurant un débouché sur la mer Noire. Contraint de se résigner au fait accompli, Versailles craignait toutefois que l'impératrice ne vise à long terme la dissolution de l'Empire ottoman, ce qui aurait bouleversé les équilibres européens. En revanche, l'impératrice pouvait espérer que la maison d'Autriche ne contrecarre pas ses vues expansionnistes aux dépens des Turcs, malgré l'intérêt de Vienne à étendre ses territoires au détriment de son ennemi de toujours. En outre, Russie, Autriche et Prusse étaient unies dans la perspective d'un partage de la Pologne, que Louis XV s'était révélé incapable de défendre. De son côté, Versailles, par l'intermédiaire de son nouvel ambassadeur à Constantinople, le comte de Choiseul-Gouffier, n'avait de cesse d'inciter en coulisse les Turcs à être vigilants, leur envoyant des armes, des ingénieurs et des officiers expérimentés. Les Anglais à leur tour avaient profité de l'irritation de Catherine envers la politique française pour obtenir, avec les Autrichiens, le monopole commercial dans les ports russes de la mer Noire, sans compter qu'ils bénéficiaient de l'appui du très puissant protégé de la tsarine, le prince Grigori Alexandrovitch Potemkine, qui détestait la France. Mais avec la disparition du Bien-Aimé, l'impératrice avait adopté une attitude moins inamicale, professant son estime pour le nouveau souverain, et Vergennes avait opté pour une politique de réconciliation, invitant Catherine à prendre ses distances avec la Prusse85 . Au printemps 1782, tandis que l'armée russe envahissait la Crimée, le grand-duc Paul et sa femme, arrivés en France incognito, sous le nom de comte et comtesse du Nord, furent accueillis avec tous les égards à Versailles. Parmi les divertissements préparés pour eux ne pouvait manquer l'adaptation musicale d'Aline, Reine de Golconde , du chevalier de Boufflers. Si, à leur retour, la tsarine obligea sa bru à jeter tous les vêtements de la couturière de la reine, Mme Bertin, qu'elle avait rapportés de Paris, aujourd'hui encore on peut admirer à Tsarskoïe Selo le magnifique service de toilette en porcelaine de Sèvres, cadeau de Marie-Antoinette. Et l'impératrice ne pouvait pas rester insensible à la popularité dont elle jouissait à Paris grâce à la propagande menée en sa faveur depuis vingt ans par Voltaire, Diderot, Grimm et d'autres écrivains et agents à sa solde : tandis que « le théâtre s'empare de sujets empruntés à l'histoire russe et aux mœurs moscovites […] Paris se remplit d'enseignes : “À l'impératrice de Russie”. Il y a des “Hôtels de Russie”, des “Cafés du Nord” à tous les coins de rue86 ». L'intéressée avait beau déclarer qu'il s'agissait d'une simple mode, elle constituait une revanche plaisante face à un gouvernement qui lui avait toujours été hostile.
La tâche qui attendait Ségur à Saint-Pétersbourg consistait donc à profiter de ce climat de dégel apparent pour relancer des relations pourtant marquées par une divergence de vues et d'intérêts objective. Mais il ne disposait pas d'une grande marge de manœuvre puisque les projets expansionnistes de Catherine aux dépens de la Turquie et de la Pologne restaient inacceptables pour Versailles. De plus, contrairement à ses prédécesseurs, il n'avait pas reçu les fonds secrets nécessaires pour s'assurer la sympathie des courtisans. Le premier à douter du succès de l'entreprise était Vergennes87 , mais Ségur ne baissa pas les bras. Après avoir pu admirer à Philadelphie la dignité républicaine et la franche cordialité des généraux américains, tellement préférables au masque imposé par la courtoisie88 , Louis-Philippe comprit qu'à Saint-Pétersbourg il devait miser sur deux atouts : la maîtrise de l'éloquence, qui avait rendu imbattable la diplomatie française, et l'art délicat de l'adulation dans lequel Versailles était passé maître absolu. En évoquant, dans les années qui suivirent la Révolution, les mérites et les défauts de la société mondaine de l'Ancien Régime, Mme de Staël expliquerait les raisons historiques de cette double suprématie. La première qualité était à son avis liée à l'« esprit de conversation », qui avait « singulièrement développé dans les Français l'esprit plus sérieux des négociations politiques89 », faisant d'eux des maîtres en cet art. « Il n'est point d'ambassadeur étranger qui pût lutter contre eux en ce genre, pouvait-elle affirmer indiscutablement en connaissance de cause, à moins que, mettant absolument de côté toute prétention à la finesse, il n'allât droit en affaires comme celui qui se battrait sans savoir l'escrime90 . » La seconde qualité – l'art de gratifier l'amour-propre d'autrui – exigeait aussi un savant usage de l'éloquence, mais elle trouvait son origine dans le pacte de respect réciproque qui unissait le roi de France à ses nobles. En effet, le sens de l'honneur incitait l'ordre des privilégiés à vivre comme un libre choix l'obéissance due au souverain, leur conférant à la cour, nous dit Mme de Staël, cette « gaieté piquante » qui, « plus encore même que la grâce polie, effaçait toutes les distances sans en détruire aucune ». Et à son tour, en complimentant ou en punissant, le souverain lui-même ne pouvait ignorer une sorte de consensus public qui ne dépendait pas toujours de son bon vouloir. Pour cette raison, en France, « la flatterie qui sert à l'ambition exige beaucoup plus d'esprit et d'art que celle qui s'adresse aux femmes : ce sont toutes les passions des hommes et tous les genres de vanité qu'il faut savoir ménager, lorsque la combinaison du gouvernement et des mœurs est telle, que le succès des hommes entre eux dépend de leur talent mutuel de se plaire, et que ce talent est le seul moyen d'obtenir des places éminentes du pouvoir91 ».
La stratégie de Ségur s'avéra donc gagnante. Habituée à régner en souveraine autocrate sur une cour asservie à ses volontés, Catherine apprécia vite l'adulation élégante et la mondanité savante du nouvel ambassadeur français qui lui avait présenté ses lettres de créance le 23 mars 1785. « Il retraçait l'idée de la cour de Louis XIV rajeunie92 », se souviendra-t-elle des années après. D'ailleurs le baron Grimm n'avait pas été le seul à chanter les louanges de Ségur depuis Paris. L'irrésistible prince de Ligne en personne lui avait écrit de Vienne, annonçant avec enthousiasme l'arrivée du comte et vantant « son esprit et son cœur93 ». Pourquoi alors ne pas espérer que les deux amis associés sachent l'amuser comme cela ne lui arrivait plus depuis qu'elle avait perdu Voltaire, le plus effronté et spirituel des adulateurs ?
Si pour plaire à l'impératrice – allègrement oublieuse de ses cinquante-six ans –, Ségur pouvait faire fonds sur sa coquetterie féminine et son intérêt pour la vie mondaine, artistique et intellectuelle française, il s'annonçait plus problématique d'entrer dans les grâces de Grigori Alexandrovitch Potemkine, prince de l'Empire russe et du Saint Empire romain, ministre de la Guerre, chef de la flotte et des forces armées. C'était pourtant une nécessité, puisque depuis deux décennies il exerçait sur Catherine – dont il avait été l'amant et peut-être l'époux morganatique – une influence sans égale. « Mon cher chéri, les lèvres les plus douces, ma vie, ma gaîté, mon adoré, mon pigeon, mon faisan d'or, je vous aime de tout mon cœur94 », lui écrivait l'impératrice au temps de leur passion et, celle-ci retombée, c'était lui qui avait choisi les amants qui défilaient dans le lit de la tsarine. Lui aussi qui avait mené avec succès la politique d'expansion économique et territoriale du sud de la Russie, colonisé les côtes septentrionales de la mer Noire, finissant par créer à l'intérieur de la structure impériale russe une « nouvelle nation » dont il était devenu le gouverneur général. Et c'était lui encore « l'inventeur effectif de ce mélange de liberté cosaque et de rationalité bureaucratique, de magnanimité et de dureté, de tolérance et de violence qui laissa une marque indélébile sur la colonisation russe aux confins de l'Europe et de l'Asie »95 .
Son dernier exploit avait été l'annexion de la Crimée, qui lui avait valu le titre de prince de la Tauride. Non content de ces succès, Potemkine voulait maintenant pousser Catherine à réaliser leur rêve commun : conquérir Constantinople. Il savait qu'il pouvait compter à la fois sur la complicité de l'Autriche et la neutralité anglaise, et n'entendait pas permettre à l'ambassadeur français de défendre une opinion contraire.
Une stature de géant, le visage marqué par un coup de sabre du comte Orlov qui l'avait éborgné, Potemkine était insaisissable. Ségur comme Ligne ont brossé son portrait et souligné les contradictions de son caractère, mais en se situant dans des perspectives différentes. Dans ses Mémoires, Ségur évoque l'homme public qui restera dans l'histoire : « Jamais peut-être on ne vit dans une cour, dans un conseil et dans un camp, un courtisan plus fastueux et plus sauvage, un ministre plus entreprenant et moins laborieux, un général plus audacieux et plus indécis ; toute sa personne offrait l'ensemble le plus original par un inconcevable mélange de grandeur et de petitesse, de paresse et d'activité, d'audace et de timidité, d'ambition et d'insouciance96 . » Ligne en revanche s'amuse en véritable virtuose du portrait à pénétrer l'intimité du prince et à décrire pour son ami Ségur, qui le connaissait pourtant très bien aussi, le Potemkine privé, jouet de ses oscillations psychologiques et morales : « Inquiet avec tous les dangers, gai quand il y est ; triste dans ses plaisirs. Malheureux à force d'être heureux, blasé sur tout, se dégoûtant aisément : politique sublime ou enfant de dix ans […] croyant aimer Dieu, craignant le Diable […] d'une main donnant des signes de son goût pour les femmes, de l'autre faisant des signes de la croix, les bras en crucifix au pied d'une figure de vierge, ou autour du cou d'albâtre de celles qui grâce à lui ont cessé de l'être […] avec une grande apparence de dureté, très doux en vérité dans le fond de son cœur […] voulant tout avoir comme un enfant, sachant se passer de tout comme un grand homme97 . »
Quelle était alors la magie, se demandait Ligne, qui permettait à cet être aux mille visages d'être toujours différent et toujours égal à lui-même ? La réponse était simple : « Du génie, et puis du génie, et encore du génie98 . » Un génie en vérité assez semblable à ceux qui peuplent les contes des Mille et Une Nuits .
Exception faite des ambassadeurs autrichien et anglais, Potemkine ne daignait pas donner audience aux représentants des pays étrangers et il eut l'insolence de faire faire antichambre à l'envoyé du roi de France. Mais quand il estima avoir assez attendu, Ségur s'en repartit à la stupeur générale, obligeant Potemkine à s'excuser et à lui proposer un autre rendez-vous. Comme, malgré ses manières de despote oriental, le favori de Catherine appréciait ceux qui lui tenaient tête, il lui réserva cette fois un accueil aimable : il lui posa beaucoup de questions sur les États-Unis et lui confia son scepticisme quant aux possibilités de réussite d'institutions aux antipodes du système de gouvernement russe. Ségur se préparait à prendre congé quand l'ordre de Cincinnatus qu'il portait épinglé sur la poitrine attira soudain l'attention du ministre. Potemkine aimait les décorations et la médaille américaine constituait pour lui une nouveauté absolue. Il s'anima, retint le comte, « voulut savoir si c'était un ordre, une association, une confrérie ; par qui elle avait été fondée ; quels étaient ses règlements99 », et, habilement secondé par Ségur, se livra au plaisir de parler d'un sujet qui le passionnait, passant en revue les décorations russes et celles de la moitié de l'Europe qu'il avait réussi à collectionner. Quand, après une heure d'entretien, l'ambassadeur quitta Potemkine, aucun des points de tension dans les relations franco-russes n'avait été ne fût-ce qu'effleuré, mais une sympathie destinée à durer était née entre les deux hommes. Par un authentique caprice du hasard, l'attestation de mérite dont l'avait gratifié un pays libre et républicain permettait à Ségur d'entrer dans les grâces du tout-puissant ministre d'un régime despotique, lui indiquant la stratégie à suivre pour esquiver ses prises de position et tempérer ses terribles colères. Quand leurs discussions risquaient de s'envenimer, Ségur savait comment détourner l'attention du prince, en amenant la conversation sur les sujets qui lui étaient chers. Par exemple, passionné de théologie, Potemkine était capable de disserter pendant des heures sur les disputes entre les Églises grecque et latine ou les conciles de Nicée, Chalcédoine et Florence, et son esprit prompt et versatile pouvait passer avec un naturel total de problèmes d'importance cruciale aux divagations les plus farfelues.
Ségur eut vite la preuve qu'il avait choisi la bonne ligne de conduite. En effet, en mai 1785, trois mois à peine après son arrivée à Saint-Pétersbourg, il fut invité avec Potemkine et les ambassadeurs autrichien et anglais à rejoindre Catherine dans sa résidence d'été de Tsarskoïe Selo, pour l'accompagner ensuite dans un voyage à l'intérieur du pays. C'était un signe de grande faveur qui, comme il en référait à son ministre, avait excité la jalousie des autres diplomates, suscitant « beaucoup de folles spéculations politiques100 ». Mais maintenant il lui fallait transformer son succès personnel en succès diplomatique pour son pays.
Au cours de ce premier voyage à la suite de la tsarine, Louis-Philippe proposa à Potemkine un traité commercial entre la France et la Russie analogue à celui dont jouissaient les Anglais et les Autrichiens, pour faciliter les échanges entre les deux pays. À sa grande surprise, Catherine donna immédiatement son accord, mais, en réalité, comme on s'en apercevrait deux ans plus tard, elle visait des accords politiques de tout autre ampleur. En 1787, le ministre des Affaires étrangères Bezborodko suggéra officiellement de former une coalition antiturque composée de la Russie, de l'Autriche et de la France et, l'année suivante, la possibilité se dessina d'impliquer aussi l'Espagne dans une alliance antianglaise. En échange, Saint-Pétersbourg demandait l'approbation implicite de la France au premier partage de la Pologne de 1772. C'était peut-être une façon de protéger la Pologne des partages suivants, mais Versailles n'accéda à aucune des deux propositions, tout comme elle avait dédaigné la perspective d'une alliance franco-russo-polonaise dont le duc de Lauzun s'était fait le chantre, une dizaine d'années plus tôt, par amour pour Izabela Czartoryska. Signé le 11 janvier 1787, l'accord commercial sur la mer Noire fut la seule négociation économique que Ségur put mener à bien au cours des cinq ans de sa mission russe. En revanche, il eut le privilège de participer à un voyage qui entrerait dans la légende.
Volontaire, pragmatique, méthodique, pleine de bon sens, Catherine II était aussi animée d'un grand optimisme et avait besoin de lâcher la bride à son imagination, bâtir de merveilleux châteaux en Espagne, se laisser transporter par l'enthousiasme. Personne ne savait mieux la faire rêver que le visionnaire Potemkine. Leur dernier mirage, que le prince avait « mis en action et traduit en romans d'aventures101 », avait été l'annexion de la Crimée, aussitôt rebaptisée de son ancien nom de Tauride. Il s'agissait indiscutablement – et l'histoire n'a cessé de le confirmer – d'une acquisition de grande importance stratégique puisqu'elle assurait à la Russie un débouché sur la mer noire. Mais, dans l'imagination de Catherine, la conquête du bastion des Tartares était aussi le premier pas vers l'expulsion des Turcs de Constantinople et la renaissance de l'Empire grec, dont son petit-fils – qui ne portait pas par hasard le nom de Constantin – ceindrait un jour la couronne. C'était aussi le rêve de Potemkine qui, pour montrer à l'impératrice que sa réalisation était à portée de main et l'encourager à le poursuivre avec lui, l'invita à découvrir la nouvelle province dont il était devenu le gouverneur.
Catherine accepta avec enthousiasme cette proposition de voyage qui coïncidait avec sa vingt-cinquième année de règne et qui, outre l'amuser et gratifier son orgueil, remplissait également une fonction politique. Non seulement il s'inscrivait dans la tradition des voyages royaux qui, en permettant un contact direct entre les souverains et leurs sujets, renforçaient l'amour de ces derniers, mais c'était aussi l'occasion idéale de montrer aux représentants des principales monarchies européennes la force civilisatrice de la Russie. Enfin il permettait à la tsarine d'intimider la Turquie par le spectacle de sa puissance militaire et navale.
Catherine partit de Tsarskoïe Selo le 7 janvier 1787 pour revenir à Saint-Pétersbourg le 22 juillet. La première partie de l'expédition se déroula sur ses directives et, dans un déploiement inouï d'hommes et de moyens, prouva une fois de plus son sens du faste et l'excellence de son organisation. La seconde partie en revanche, de Kiev jusqu'en Crimée, releva de Potemkine : c'était à lui, prince de Tauride et gouverneur général de la Russie du Sud, de faire les honneurs de la maison à l'impératrice. Et avec lui, le spectacle de l'empire céderait le pas à la magie du conte de fées.
Pourtant, rien n'avait paru plus extraordinaire à Ségur, Fitzherbert et Cobenzl, les trois ambassadeurs invités à la suite de Catherine, que le cortège de quatorze voitures, aussi grandes et confortables que des maisons, montées sur des traîneaux tirés chacun par huit chevaux et suivies d'une longue file d'autres traîneaux aux dimensions plus modestes, qui glissaient sur la neige semblables à « des flottes de barques légères » et « traversaient avec une incroyable célérité ces plaines immenses, qui n'offraient alors que l'aspect d'une mer glacée »102 . Cinq cent soixante chevaux attendaient la caravane à chaque relais de poste. La tsarine voyageait dans la première voiture avec sa dame de compagnie, le comte Alexandre Dmitriev-Mamonov – le favori du moment –, l'ambassadeur autrichien, le comte de Cobenzl, le Grand Chambellan Chouvalov et le Grand Écuyer Narychkine. Ségur suivait dans la deuxième voiture en compagnie de l'ambassadeur anglais, Fitzherbert, et du comte Tchernychev, président du conseil de guerre. D'énormes tas « de sapins, de cyprès, de bouleaux, de pins, qu'on livrait aux flammes » étaient disséminés tout le long du trajet, à courte distance les uns des autres, « de sorte que nous parcourions une route de feux plus brillants que les rayons du jour : c'était ainsi que la fière autocratrice [sic ] du Nord, au milieu des plus sombres nuits, voulait et commandait que la lumière se fît »103 . Les voyageurs se rendaient visite d'une voiture à l'autre et s'arrêtaient la nuit dans les demeures préparées pour eux le long du chemin. Ayant banni l'étiquette, Catherine se joignait tous les soirs à ses hôtes pour s'entretenir avec eux dans un climat de grande cordialité. La conversation touchait les sujets les plus divers et chacun, à commencer par l'impératrice, y contribuait par des réflexions, des anecdotes, des histoires, et on s'amusait comme dans les salons parisiens à proposer énigmes, charades et bouts-rimés. Ségur pouvait faire valoir ses talents de versificateur et ses impromptus étaient très applaudis.
Un mois après son départ, le cortège impérial atteignit Kiev, où il attendit trois mois le dégel pour continuer son voyage par voie fluviale. Tandis que Catherine tenait cour dans son palais, les trois ambassadeurs donnaient audience dans les luxueuses résidences mises à leur disposition par l'impératrice, qui en assumait gracieusement les frais. « Tout l'Orient », rappellera Ségur, avait accouru dans l'ancienne capitale russe pour rendre hommage à la « moderne Sémiramis »104 . Princes, notables, marchands, militaires, Cosaques, Tartares, Géorgiens, Kalmouks, les ethnies les plus diverses, les mœurs les plus exotiques formaient un caravansérail coloré qui témoignait de la diversité de l'empire sur lequel régnait Catherine. Mais presque tous les soirs, ses devoirs de représentation et de gouvernement remplis, l'impératrice se retirait dans ses appartements et retrouvait les plaisirs de la vie privée auprès de ses compagnons de voyage. Quand le prince de Ligne arriva enfin, son « petit cercle105 » exprima tout son potentiel. Ségur surtout pouvait compter sur la complicité de son ami pour que l'esprit de société français continue à souffler sur les voyageurs, tempérant les divergences politiques, les rancœurs, les soupçons. Le prince belge en effet n'était pas seulement, comme l'écrirait Mme de Staël, un des hommes les plus aimables de France, mais peut-être « le seul étranger qui, dans le genre français soit devenu un modèle, au lieu d'être un imitateur106 ». Le prince de Ligne avait conquis Catherine depuis longtemps. Il était arrivé la première fois à Saint-Pétersbourg en août 1780, envoyé par Joseph II travailler au rapprochement entre l'Autriche et la Russie contre la Prusse de Frédéric II et l'Empire ottoman, rapprochement inauguré par l'empereur lui-même en juin avec la rencontre historique de Moguilev. Un choix heureux, comme le constatait dès septembre de la même année l'ambassadeur anglais, James Harris : « Il a le talent, sous le masque de plaisanterie, de dire à l'impératrice les vérités les plus importantes […]. Son sens de l'humour et du ridicule a certainement causé aux partis français et prussien un tort irréparable107 . » Et la tsarine provoquait la jalousie du baron Grimm en lui écrivant que Ligne était « un des êtres les plus plaisants et les plus aisés à vivre que j'aie jamais vus : voilà une tête originale qui pense profondément et qui fait des folies comme un enfant108 ». De son côté, il lui vouerait une admiration sincère, forgeant pour elle l'expression « Catherine le Grand109 ».
Ségur rappellera à plusieurs reprises dans ses Mémoires les raisons qui rendaient le prince irrésistible à Versailles, non moins qu'à Schönbrunn et Saint-Pétersbourg : il possédait « la gaîté franche et piquante, la grâce noble et naturelle, cette facilité d'humeur qui n'appartient qu'aux hommes spirituels et bienveillants, cette variété féconde dans l'imagination, qui ne permet jamais à la conversation de languir, et qui, dans une cour même, en dépit de l'étiquette, ne laisse pas la plus petite place à l'ennui110 ». Mais le prince n'avait même pas besoin de parler pour séduire. « Son sourire, dira Mme d'Oberkirch, valait un discours111 . » Bref, le « charmeur d'Europe » avait la capacité de créer autour de lui cette atmosphère de gaieté et de consensus qui constituait une des qualités les plus précieuses d'un homme du monde. Mais chez lui, l'enjouement n'était pas seulement une façon de respecter les impératifs de la sociabilité aristocratique, c'était aussi l'expression d'une authentique joie de vivre.
Fils d'un siècle qui avait placé l'aspiration au bonheur sur cette terre au cœur de sa recherche philosophique et morale, Ligne choisit d'être heureux en se fiant à son instinct112 , convaincu que la véritable philosophie était dictée non par la réflexion mais par le plaisir113 . Un plaisir qu'il cueillait sans scrupules, au vol, où il se présentait, évitant toutefois autant que possible de faire souffrir son prochain. Son joyeux libertinage n'avait rien de pervers. Indulgent avec lui-même, il était prêt à avouer ses « écarts114 » sans jamais s'en glorifier. Il se félicitait plutôt de « ne pas être pire qu'il était » et du « grand talent de tirer parti de tout pour [s]on bonheur »115 . Ce qu'était ce « tout », Ligne l'a raconté dans des centaines de pages en essayant de suivre le rythme rapide de la vie, car écrire pour lui était une exigence proprement existentielle, « le moyen de ne pas cesser d'être116 ».
Le prince aimait le métier des armes, le faste des cours, l'intimité des Grands, la vie en société, les femmes, les lettres, les arts, les jardins, les paysages, les animaux et passait d'une occupation à l'autre avec le même naturel qu'il se déplaçait, voyageur infatigable, d'un pays à l'autre, se sentant chez lui partout. On ne s'étonnera donc pas que Ligne professe son admiration pour son ami Boufflers. Du même âge que lui, le chevalier était son double sous bien des aspects. Comme Ligne, Boufflers était tout le temps en mouvement, curieux de tout, prêt à tout savourer, léger et profond, « trop supérieur pour avoir des prétentions », « ni sur la ligne, ni sur le chemin de qui que ce soit au monde » ; comme lui il était toujours et partout « le plus heureux et le plus aimable des hommes »117 . Comme Boufflers, Ligne savait associer les autres à sa joie en leur communiquant sa bonne humeur : « Il racontait cent histoires plaisantes, et faisait à tout propos des madrigaux, des chansons118 . » Comme le chevalier, « usant seul du droit de dire tout ce qui lui passait par la tête, il mêlait un peu de politique aux charades, aux portraits ; et, quoiqu'il poussait quelquefois la gaîté jusqu'à la folie, il faisait passer de temps en temps, au bruit de ses grelots, quelques utiles et piquantes moralités119 ». Mais, comme le voulaient les règles de la mondanité, « ses plaisanteries faisaient rire, et ne blessaient jamais120 ».
Ligne et Ségur aussi étaient amis de longue date. Tous deux intimes de Polignac, ils avaient fait partie depuis la moitié des années 1770 du cercle des favoris de Marie-Antoinette et étaient liés par une forte sympathie réciproque. Ce qui ne les empêchait pas d'être très différents. De vingt ans plus âgé, Ligne était un témoin lucide et désenchanté de la désinvolture politique des grands despotes éclairés, mais, fidèle au système traditionnel des monarchies européennes, il se gardait bien, contrairement à son jeune ami français, de rêver à un monde meilleur. Son secret désir était plutôt de voir son fils Charles, qui avait épousé la belle Hélène Massalska, monter sur le trône polonais. Tandis que Ligne s'était imposé à l'admiration en suivant avec bonheur ses inclinations naturelles, Ségur avait construit sa réussite avec application et ténacité, en se pliant aux impératifs de la vie mondaine. Ils avaient aussi une façon différente de faire leur cour à Catherine. Ségur ne pouvait pas oublier qu'il était tenu de défendre les intérêts et le prestige de son pays et, comme les deux autres ambassadeurs de la suite, vivait dans la crainte de commettre un faux pas. Ligne pour sa part n'avait aucune charge officielle et pouvait se permettre une liberté de parole qui amusait l'impératrice et donnait plus de charme à son adulation. En revanche, le comte disposait de ressources qui manquaient au prince : c'était un excellent comédien, auteur de plusieurs pièces, possédant de véritables compétences en versification et maîtrisant l'art de l'impromptu. Leur présence à tous deux permit à Catherine de se doter d'un petit cercle « portable », capable de lui assurer tous les divertissements qui avaient valu leur célébrité aux salons parisiens. Ce n'est pas un hasard si au cours du voyage, enthousiaste de l'expérience, l'impératrice relança sa vieille idée de créer une société ludique, sur le modèle du Sublime Ordre des Lanturelus de la marquise de La Ferté-Imbault, la fille rebelle de Mme Geoffrin, qui se livrait au badinage et à la moquerie aux dépens de ses membres121 . Cette initiative, qui avait rencontré un vif succès – Catherine elle-même en était membre correspondante –, proposait l'image d'un monde à l'envers qui « proclamait le refus de l'esprit de sérieux et le désir de rompre avec ces salons où l'on ne cesse de réinventer le monde et la société122 ». La société de Catherine fut baptisée la Société des ignorants et Ligne, Ségur, Cobenzl et Dmitriev-Mamonov fournirent à la tsarine un Certificat d'ignorance et un Brevet d'ignorante123 , trouvant dans la parodie une nouvelle occasion de l'aduler. De retour à Saint-Pétersbourg, la Société des ignorants céda le pas au Cercle de l'Hermitage, qui réalisait l'ambition de Catherine de représenter dans son théâtre des pièces écrites spécialement pour elle en français. Entre fin 1787 et l'hiver suivant, entre comédies et proverbes dramatiques, dix-neuf textes furent montés, dont cinq de Ségur124 , un de Ligne, un de Cobenzl, un de Dmitriev-Mamonov, cinq de Catherine qui, fière de son tour de force théâtral et espérant qu'ils encouragent la création d'un théâtre national russe125 , voulut les publier aussitôt126 .
Avec l'arrivée du printemps, le dégel rendit enfin navigables les eaux du Borysthène – l'actuel Dniepr – et, le 1er mai 1787, Catherine put embarquer sur sa galère, « suivie de la flotte la plus pompeuse qu'un grand fleuve eût jamais portée127 ». L'extraordinaire cortège aquatique était constitué de sept immenses galères, véritables demeures flottantes meublées avec un luxe inouï128 , suivies de plus de quatre-vingts bâtiments avec trois mille hommes d'équipage. La première était occupée par Catherine, son favori et sa dame de compagnie ; une autre par le prince Potemkine et ses nièces-maîtresses ; une autre encore par les ambassadeurs autrichien et anglais. Ségur eut la chance de partager la sienne avec Ligne. Leurs chambres n'étaient séparées que par une simple cloison qui permettait de converser d'une pièce à l'autre, et tous les matins Ligne en profitait pour réveiller son ami et lui réciter des vers et des chansons qu'il venait de composer. Ce n'était qu'un début car peu après il lui faisait remettre, en exigeant une prompte réponse, de longues lettres « où la sagesse, la folie, la politique, la galanterie, les anecdotes militaires et les épigrammes philosophiques, étaient mêlées de la manière la plus originale129 ». Surtout, le prince belge et le diplomate français eurent l'occasion de commenter ensemble l'incroyable expédition à laquelle ils participaient. Ils nous en ont laissé tous les deux un témoignage – soixante pages pour Ligne, deux cent trente pour Ségur – aussi précieux que différent. Ligne a raconté son expérience en neuf lettres, écrites au cours du voyage et envoyées à la marquise de Coigny – la « belle cruelle » aimée de Lauzun, que le prince courtisait aussi –, qui enregistrent en temps réel la succession rapide des impressions personnelles du voyageur. Comme les lettres que Boufflers avait écrites de Suisse à sa mère, celles de Ligne à son amie parisienne s'inspiraient de l'esthétique épistolaire mondaine, visant la surprise et l'amusement. Il savait que la marquise était un juge exigeant aussi bien en matière d'esprit que de style et qu'il ne fallait pas abuser de son attention. Pour sa part, Ségur se décida à raconter l'expédition en Crimée quarante ans plus tard, en mobilisant ses souvenirs et tout ce qui pouvait l'aider à combler les lacunes. Il avait sans doute gardé copie des rapports envoyés à l'époque à Versailles sur ce qu'il avait vu et entendu pendant son voyage et pouvait aussi exploiter les comptes rendus qu'en avaient donnés les journaux et les gazettes de la moitié de l'Europe. Entre-temps on avait publié les lettres de Ligne à la marquise de Coigny, qui, plus que toute autre source, durent stimuler sa mémoire.
À la différence de son ami, Ségur écrivait aussi à la lumière d'un passé plus récent et entendait fournir à ses contemporains un témoignage historique précis sur ce qu'avait été l'impérialisme de Catherine II. Pour les Français qui, en 1815, avaient vu les Cosaques abreuver leurs chevaux dans les fontaines de Paris, la Russie n'était plus un pays lointain, au charme exotique : c'était le pays qui avait vaincu Napoléon, et Ségur consacrait tout un volume de ses Mémoires à essayer de comprendre pourquoi. Il avait été ambassadeur à Saint-Pétersbourg à une époque où, « ainsi que le disait l'emphatique Diderot, la Russie n'était encore qu'un colosse aux pieds d'argile ». Depuis, pouvait-il écrire dans une conscience rétrospective, « on a laissé durcir cette argile, et elle s'est changée en bronze130 ». Mais, trop libéral pour croire que le despotisme puisse avoir un avenir, Ségur avait peut-être été le premier à en sous-estimer la menace. Fasciné comme ses contemporains par la nouvelle grande puissance républicaine et démocratique d'outre-Atlantique, il avait tardé à mesurer qu'à partir des années 1770 la Russie despotique de Catherine avait bousculé la vieille logique des monarchies d'Ancien Régime et qu'elle constituait, avec les États-Unis d'Amérique, l'autre grande puissance émergente dont l'Europe devrait tenir compte à l'avenir.
Sujet de l'Empire austro-hongrois et allergique aux idées nouvelles, Ligne était infiniment plus réaliste. Il avait une perception exacte des ambitions de Catherine, applaudissait personnellement à sa guerre à outrance contre les Turcs et ne pouvait ignorer l'importance politique du voyage en Crimée. Mais, dans ses lettres à Mme de Coigny, il se gardait bien d'aborder ouvertement ces problèmes et optait une fois de plus pour l'esthétique de la légèreté. D'ailleurs le choix de sa correspondante ne devait rien au hasard. En écrivant à la marquise, alors à l'apogée de son succès mondain, Ligne avait la certitude de toucher un cercle de lecteurs très large. Lues à voix haute, commentées, recopiées, ses lettres circuleraient de main en main, faisant les délices du beau monde parisien. Du cœur de la Russie, le prince régalait de sa verve la société mondaine la plus exigeante d'Europe et l'invitait à prendre acte du pouvoir démesuré de Catherine. Le voyage de propagande politique, qui avait pour objectif un nouvel équilibre en Europe centrale et orientale, semblait se réduire sous sa plume à une partie de plaisir entre amis. Mais la métaphore n'en était pas moins claire : quelle autre monarchie aurait pu se permettre pareil divertissement ? « La flotte de Cléopâtre est partie de Kiovie, dès qu'une canonnade générale nous a appris la débâcle du Borysthène. Si on nous avait demandé, quand on nous a vus monter sur nos grands ou petits vaisseaux, au nombre de quatre-vingts voiles, avec trois mille hommes d'équipage : “Que diable allaient-ils faire dans ces galères ?” nous aurions pu répondre : “Nous amuser ; et voguent les galères !” Car jamais il n'y a eu une navigation aussi brillante et aussi agréable131 . »
La première à être étonnée et heureuse de la magnificence du programme préparé pour elle par Potemkine fut l'impératrice, qui communiqua son contentement à ses compagnons de voyage, contribuant de façon décisive à l'enjouement de son petit cercle. Chacun de ses membres reprit son rôle avec une ardeur renouvelée : Cobenzl celui de l'aimable courtisan, Fitzherbert celui de l'Anglais caustique et mélancolique, et le Grand Écuyer Narychkine celui du bouffon. Ségur et Ligne possédaient un répertoire inépuisable de sujets de conversation et ne se lassaient pas d'improviser madrigaux, charades, proverbes, énigmes. Catherine elle-même avait une conversation brillante et nous connaissons par Grimm la « verve qui l'entraînait, [l]es traits qui lui échappaient, [l]es saillies qui se pressaient et se heurtaient pour ainsi dire en se précipitant les unes sur les autres comme les eaux limpides d'une cascade naturelle132 ». L'impératrice était prompte aussi à se moquer d'elle-même. Après avoir pris des leçons de prosodie auprès de Ségur, elle suscita l'hilarité générale en s'arrêtant à la deuxième rime. Emportée par l'euphorie, elle sema la panique parmi ses invités en leur proposant de la tutoyer. Pourquoi devaient-ils lui montrer plus d'égards qu'ils n'en manifestaient à Dieu ? Ligne se tira d'embarras en multipliant les « ta Majesté », les autres ne savaient que dire, « et la Majesté tutoyante et tutoyée avait toujours l'air, malgré cela, de l'autocrate de toutes les Russies, et presque de toutes les parties du monde133 ».
Mais quelle distraction pouvait soutenir la comparaison avec le spectacle qui se renouvelait jour après jour sous leurs yeux ? Ligne134 comme Ségur135 employaient le terme de « féerie », mais c'est surtout le comte qui nous fait comprendre la raison d'un tel émerveillement. Au fur et à mesure que le cortège naval s'enfonçait dans les régions – quelques années plus tôt encore inhabitées – gouvernées par Potemkine, les voyageurs voyaient se succéder sur les berges du fleuve « [d]es villes, [d]es villages, [d]es maisons de campagne, et quelquefois [de] rustiques cabanes, […] tellement ornés et déguisés par des arcs de triomphe, par des guirlandes de fleurs, par des élégantes décorations d'architecture, que leur aspect complétait l'illusion au point de les transformer à nos yeux en cités superbes, en palais soudainement construits, en jardins magiquement créés136 ». Les manœuvres de la cavalerie cosaque et des troupes d'élite de l'armée animaient les zones de campagne encore désertes. Le metteur en scène de ce spectacle de conte de fées était bien sûr Potemkine. « Il savait, par une espèce de prodige, lutter contre tous les obstacles, vaincre la nature, abréger les distances, parer la misère, tromper l'œil sur l'uniformité des plaines sablonneuses, l'esprit sur l'ennui d'une longue marche, et donner un air de vie aux déserts les plus stériles. Toutes les stations étaient mesurées de façon à éviter la plus légère lassitude ; il avait soin de ne faire arrêter la flotte qu'en face des bourgs ou des villes situées dans des positions pittoresques. D'immenses troupeaux animaient les prairies ; des groupes de paysans vivifiaient les plages ; une foule innombrable de bateaux portant des jeunes garçons et des jeunes filles, qui chantaient des airs rustiques de leur pays, nous environnaient [sic ] sans cesse ; rien n'était oublié137 . »
Le ministre de Catherine n'était pas seulement un grand illusionniste, un magicien du trompe-l'œil, à tel point que les « villages Potemkine » deviendront synonymes de façade en carton-pâte138 , son incroyable mise en scène aurait été impossible sans l'œuvre grandiose de colonisation et de développement commercial qu'il avait lancée dans les immenses territoires conquis. Ségur, le premier, était obligé de reconnaître que Potemkine avait quadruplé la population, attirant des colons de toutes les nationalités, qu'il avait développé l'agriculture et le commerce et que de vrais villages surgissaient spontanément un peu partout. Le voyage auquel il avait convié Catherine était pour Potemkine avant tout l'occasion de mesurer avec elle le chemin politique parcouru et les résultats obtenus139 . Certes il restait beaucoup à faire et il avait fallu déguiser la réalité, mais le spectacle qu'il lui offrait n'était pas entièrement une imposture : c'était le modèle du futur pays dont ils rêvaient tous deux et c'était aussi « l'invention d'un poète qui a connu, au moins une fois, l'ivresse de réaliser ses rêves140 ».
De la même façon, le roi de Pologne venu au-devant de Catherine à Kaniev, une ville ukrainienne sur le Dniepr, n'avait pas regardé à la dépense pour lui rendre hommage, consacrant « trois mois et trois millions pour voir l'impératrice pendant trois heures141 ». Le clou des réjouissances avait été un feu d'artifice qui simulait l'éruption du Vésuve. Si le spectacle se voulait l'allégorie de la puissance irrésistible de l'impératrice, l'idée ne fut pas de bon augure : six ans plus tard, avec le deuxième partage de la Pologne, Kaniev devenait territoire russe.
Cela faisait vingt-huit ans que Stanislas n'avait pas revu la seule femme qu'il eût jamais aimée et de qui, maintenant plus que jamais, dépendaient son destin et celui de son pays, et il espérait que Catherine se souviendrait du sentiment qui les avait unis. La rencontre eut lieu sur la galère impériale. À l'arrivée du roi, toute l'assistance se pressa vers lui « curieu[se] de voir les premières émotions et d'entendre les premières paroles de ces augustes personnages, dans une circonstance si différente de celle où ils s'étaient vus autrefois, unis par l'amour, séparés par la jalousie, et poursuivis par la haine142 ». Mais les attentes furent déçues, parce que, après avoir échangé avec lui un salut « grave, majestueux et froid143 », Catherine invita Stanislas à la suivre à l'intérieur du bateau pour une conversation d'une demi-heure, en la seule présence de Dmitriev-Mamonov. Nous ignorons ce que se dirent les ex-amants144 . Probablement Stanislas se plaignit-il de l'arrogance avec laquelle l'ambassadeur russe – ce comte Branicki qui avait supplanté Lauzun dans le cœur d'Izabela Czartoryska – dictait sa loi à Varsovie, suscitant un fort ressentiment contre la Russie, et demanda-t-il l'appui de Catherine pour réaliser les réformes nécessaires à la stabilité de son pays. Et il ne manqua sûrement pas de lui témoigner sa loyauté et son éternelle reconnaissance. Mais à en juger par l'expression mélancolique avec laquelle il ressortit de l'entretien, l'impératrice ne dut pas le rassurer beaucoup. Ce qui la troubla, ce ne fut pas de revoir son ancien amant – que d'ailleurs, comme l'écrivit Grimm145 , elle avait trouvé très changé –, mais d'assister à la scène de jalousie aussi furieuse qu'improbable à laquelle se livra Dmitriev-Mamonov. La déception n'empêcha pas Stanislas d'être fidèle jusqu'au bout à son personnage. Après le dîner, au moment de prendre congé, il avait cherché son chapeau des yeux, et quand Catherine, qui l'avait touvé avant lui, le lui avait tendu, il s'était exclamé avec galanterie : « Deux fois couvrir ma tête ! », faisant allusion à la couronne qu'il lui devait. « Ah, Madame, c'est trop me surcharger de bienfaits et de reconnaissance146 ! » L'impératrice ne se laissa pas émouvoir, elle ne participa même pas au bal donné en son honneur par Stanislas et avança son départ. « Pourquoi Catherine refusa-t-elle de s'attarder à Kaniev ? s'interroge l'historienne Isabel de Madariaga. Peut-être bien en raison de la gêne provoquée par la réunion avec un homme qu'elle avait aimé, puis traité ensuite avec tant de cruauté147 . » Mais la tsarine avait surtout hâte de rencontrer un souverain beaucoup plus important que le roi de Pologne, à qui elle entendait montrer ses conquêtes.
À Kaidak en effet, village tartare près duquel Potemkine projetait Ekaterinoslav – aujourd'hui Dnipropetrovsk –, une ville grandiose à la gloire de Catherine, l'empereur Joseph II, voyageant incognito à son habitude sous le nom de comte de Falkenstein, la rejoignit. L'impératrice posa la première pierre de l'église qui s'y dresserait, en invitant son illustre hôte à poser la deuxième.
Après avoir traversé les steppes, presque arrivés en Crimée, les voyageurs firent étape à Kherson, une autre des villes voulues par Potemkine, bâtie sur les ruines de l'ancienne colonie grecque. En un temps record, le prince y avait fait construire des fortifications, des casernes, des églises, des édifices publics et un port grandiose doté d'une imposante escadre. Bien qu'encore au stade de vaste chantier, la nouvelle ville avait attiré beaucoup de colons de diverses nationalités et était déjà un centre commercial florissant. À Kherson, les deux despotes éclairés discutèrent de l'éventualité d'une politique étrangère commune et confrontèrent leurs points de vue sur des problèmes cruciaux pour l'un et l'autre : la tolérance religieuse, le servage dans les campagnes, l'œuvre de civilisation des pays sur lesquels ils régnaient148 . Mais, d'après Ségur, au lieu d'influencer positivement Joseph II, le voyage en Crimée lui fit prendre conscience de la distance irrémédiable qui le séparait des méthodes de gouvernement de la tsarine de toutes les Russies. « Le strict incognito qu'il gardait, lui était aussi commode qu'utile pour mieux voir et pour mieux entendre149 », et il lui permettait de visiter librement les lieux où leur caravane s'arrêtait. Doté d'une forte personnalité et d'une culture solide, curieux de tout, l'empereur montra tout de suite – comme Ligne ne manquait pas de le signaler à la marquise de Coigny150 – qu'il appréciait la compagnie du comte. Au cours de leurs conversations, il laissa entendre à Ségur qu'il n'était pas disposé à seconder de façon inconditionnelle les projets de la puissance invitante. Il avait été favorable à l'annexion de la Crimée par la Russie, parce qu'ainsi ses États seraient à l'abri des attaques turques, mais l'ambition de Catherine de procéder à la conquête de Byzance représentait une menace pour des équilibres européens déjà précaires. Et s'il était disposé à saluer les progrès de la politique urbanistique et économique de Potemkine, il fallait rappeler aussi que tout était facile quand on puisait dans des réserves d'argent illimitées et qu'on disposait de la vie des hommes. Ce qui en Russie était normal aurait été impensable dans des pays comme la France et l'Allemagne : « Le maître ordonne ; des milices d'esclaves travaillent. On les paie peu ou point ; on les nourrit mal ; ils n'osent laisser échapper un murmure151 . »
De son côté, Ségur saisit l'occasion de défendre la politique pro-turque française, essayant de convaincre son interlocuteur que « la puissance colossale des Russes avait encore plus d'élévation que de bases solides152 ». Imprévisible, Potemkine était connu pour abandonner ses projets à mi-chemin et il manquait des qualités d'authentique administrateur. Toutefois, lui objectait l'empereur, si la politique intérieure de Catherine présentait de grands défauts, son immense pouvoir constituait un danger pour le reste de l'Europe : « Elle commande : les troupes se lèvent, les vaisseaux sont lancés. Il n'existe en Russie aucun intervalle entre l'ordre, quelque capricieux qu'il soit, et son exécution153 . »
Les conversations entre les deux souverains que Ligne rapportait à la marquise de Coigny n'étaient pas tout à fait de la même teneur. « Ils se contaient les choses les plus intéressantes. “N'a-t-on jamais voulu attenter à votre vie ? Moi j'ai été menacé. — Moi, j'ai reçu des lettres anonymes154 .” » Ou bien : « J'ai trente millions de sujets, à ce qu'on dit, en ne comptant que les mâles. — Et moi vingt-deux, répond l'autre, en comptant tout. — Il me faut, ajoute l'un, au moins une armée de six cent mille hommes, depuis Kamtchatka jusqu'à Riga, compris le crochet du Caucase. — Avec la moitié, répond l'autre, j'ai juste ce qu'il me faut. » Et sur la politique des autres têtes couronnées, ils avaient tous deux les idées très claires. « Plutôt que signer la séparation de treize provinces comme mon frère George [George III], affirmait Catherine en faisant allusion au traité de Versailles par lequel l'Angleterre avait reconnu l'indépendance des États-Unis, je me serais tiré un coup de pistolet. » « Et plutôt que de donner ma démission, comme mon frère et beau-frère [Louis XVI] en convoquant la nation pour parler d'abus [l'Assemblée des notables], je ne sais pas ce que j'aurais fait155 », répondait Joseph II.
Mais, concernant leurs projets, les deux augustes voyageurs restaient dans le vague. Même si Ligne avait l'art de tout transformer en jeu, son regard n'en était pas moins pénétrant : il avait été à bonne école d'ironie avec le « divin156 » Voltaire. « Leurs Majestés impériales se tâtaient quelquefois sur les pauvres diables de Turcs. On jetait quelques propos en se regardant. Comme amateur de la belle Antiquité et d'un peu de nouveautés, je parlais de rétablir les Grecs ; Catherine parlait de faire renaître les Lycurgue et les Solon. Moi, je parlais d'Alcibiade ; mais Joseph II, qui était plus pour l'avenir que pour le passé, et pour le positif que pour la chimère, disait : “Que diable faire de Constantinople ?”157 . » La « belle Antiquité », que les deux despotes éclairés évoquaient comme métaphore de leurs ambitions politiques, n'était pas celle de Lycurgue et Solon, mais celle d'Alexandre le Grand.
Malgré l'extrême liberté de ton de ses lettres, Ligne fut obligé de réserver pour ses Mémoires une anecdote qu'il ne pouvait pas raconter à la marquise de Coigny, parce qu'elle aurait aussitôt fait le tour de Paris et l'aurait mis en difficulté.
Dans une des premières étapes du voyage, le prince avait aidé le souverain à se tirer d'un embarras peu protocolaire. Au cours d'une promenade matinale, Joseph II avait, à l'en croire, « caressé, c'est-à-dire, pris peut-être un peu plus que sous le menton une fille158 », provoquant la fureur de son maître, qui non seulement l'avait rossée d'importance, mais avait menacé l'impudent voyageur de porter plainte contre lui auprès du gouverneur de la région. Pour éviter que l'incident ne soit rapporté à Catherine, Ligne, à qui l'impératrice avait accordé le privilège de porter l'uniforme de l'armée russe, s'était à son tour isolé dans un fenil avec la jeune fille. Ensuite, en insultant le maître dans diverses langues, il l'avait menacé de rapporter à la Petite Mère les mauvais traitements qu'il infligeait à sa servante. Comme, à son arrivée, Joseph II lui avait fait comprendre qu'il n'appréciait pas qu'un officier autrichien porte un uniforme étranger en sa présence, le prince ne résista pas à la tentation de prendre une petite revanche en lançant : « Voilà à quoi sert l'uniforme russe159 . »
Tandis que les deux souverains affichaient la plus affectueuse des amitiés et que Ségur et Fitzherbert les observaient avec inquiétude en essayant de comprendre jusqu'où Joseph II était disposé à seconder les ambitions « grecques » de Catherine, la féerie de Potemkine les transportait au pays des mille et une nuits. « Je ne sais plus où je suis, ni dans quel siècle je suis160 », s'émerveillait Ligne. Après les Cosaques du Don, c'étaient maintenant les cavaliers tartares qui se produisaient dans des exercices téméraires, tandis que des campements d'une magnificence asiatique, prêts à accueillir les voyageurs, surgissaient à l'improviste dans le désert. Et que dire de la stupeur de Joseph II et de Ségur qui, se promenant un soir dans le désert tartare, après avoir admiré une caravane de chameaux qui défilait au loin, avaient vu avancer vers eux une gigantesque tente161 ? Un instant, ils s'étaient crus pris dans un enchantement et ce n'est que dans un deuxième temps qu'ils s'étaient aperçus que la tente était portée par une trentaine de Kalmouks cachés à l'intérieur, qui l'avaient soulevée pour la déplacer.
Catherine et ses invités firent enfin leur entrée en Crimée, escortés des seuls guerriers tartares qui, quelques années plus tôt encore, semaient la terreur dans ses provinces, pour montrer que l'impératrice avait toute confiance en la loyauté de ses nouveaux sujets et qu'elle était prête à respecter leur religion et leurs coutumes.
La beauté lumineuse de la péninsule au chaud climat méditerranéen accueillit les voyageurs venus du nord dans une joyeuse étreinte. Ségur se souviendra avec émotion de ses vallées « riches de fleurs, de fruits, de bois, de ruisseaux, de cascades et de culture. Des arbres touffus de toute espèce, de riants bocages, des lauriers, des vignes qui se marient aux troncs des arbustes, des maisons de plaisance entourées de jolis jardins162 ».
L'impact avec le monde musulman à l'arrivée à Bakhtchissaraï, ancienne capitale tartare, ne fut pas moins chargé d'émotion. L'impératrice et ses invités s'établirent dans le palais des Khan et, tandis que Catherine ne cachait pas sa fierté de femme, de chrétienne, de souveraine à s'asseoir sur le trône des Tartares, Ségur et Ligne s'abandonnaient à des rêves voluptueux. Ils avaient été logés avec les deux autres ambassadeurs dans le sérail du dernier Khan. Le hasard avait réservé au prince « la chambre de la plus jolie des sultanes, et à Ségur celle du premier de ses eunuques noirs163 ». La pensée de Ligne allait non sans impertinence à son amie parisienne : « Ma maudite imagination ne veut pas se rider ; elle est fraîche, rose et ronde comme les joues de Madame la marquise164 . » De son côté, allongé sur son canapé, « accablé par l'extrême chaleur, et jouissant cependant avec délice du murmure de l'eau, de la fraîcheur de l'ombrage et du parfum des fleurs », Ségur s'abandonnait à « la mollesse orientale, rêvant et végétant en véritable pacha »165 . Non contents de rêver, les deux amis décidèrent de ne pas quitter le pays sans avoir vu une Tartare sans voile. Après une longue quête, ils finirent par réussir à surprendre trois paysannes, dénuées de toute beauté, assises au bord d'un ruisseau. S'étant aperçues de leur présence, celles-ci s'enfuirent en appelant à l'aide et obligèrent les deux imprudents à une fuite précipitée. Au lieu de s'en tenir là, les héros de cette mésaventure eurent la bêtise de la raconter à l'impératrice, laquelle, soucieuse de ne pas heurter la susceptibilité des musulmans, se fâcha au lieu de s'en amuser.
Parfaitement à son aise dans le rôle du satrape oriental, Potemkine se montra plus libéral. À la fin du séjour en Crimée, sortant du palais où logeait l'impératrice, Ségur eut la vision d'une jeune femme, vêtue à l'orientale, semblable à son épouse, et un instant – « l'imagination va vite […] dans le pays des prestiges » – crut que c'était vraiment elle. Le voyant « immobile comme une statue », et ayant appris pour quelle raison, Potemkine avait éclaté de rire : « Eh bien ! Batushka [mon petit père], cette jeune Circassienne appartient à un homme qui m'en laissera disposer ; et, dès que vous serez à Pétersbourg, je vous en ferai présent166 . » À quoi le comte dut lui expliquer qu'une « telle preuve de sentiment167 » risquait d'apparaître étrange à Mme de Ségur, mais, pour ne pas l'offenser, il accepta un enfant kalmouk – celui peut-être que nous apercevons assis derrière le comte dans une gouache charmante qui montre Ségur sur un traîneau attelé à deux chevaux blancs, sur fond de Saint-Pétersbourg enneigée168 .
C'est à Sébastopol, où Potemkine avait en réserve son coup de théâtre le plus extraordinaire, que Catherine couronna sa marche triomphale. À l'extrême sud-ouest de la péninsule de la Tauride, le prince avait construit en des temps records un immense port avec une amirauté et jeté les bases d'une ville qui s'annonçait imposante. C'est l'impératrice qui avait désigné l'emplacement sur la carte, choisissant elle-même son nom. Logés sur les hauteurs de la colline dominant le golfe, Catherine et ses invités dînaient quand les fenêtres de la salle à manger s'ouvrirent tout grand : « Alors, rappelle Ségur, le plus magnifique spectacle frappa nos regards : à travers une ligne de Tartares à cheval qui se séparèrent, nous aperçûmes derrière eux une baie profonde […] Au milieu de cette rade […] une flotte formidable, construite, armée, équipée en deux années était rangée en bataille en face de nous. Cette armée salua sa souveraine du feu de tous ses canons, dont le bruit éclatant semblait annoncer au Pont-Euxin qu'il avait une dominatrice, et que ses armes pouvaient en trente heures faire briller son pavillon et planter ses drapeaux sur les murs de Constantinople169 . »
Invité par Catherine à se prononcer sur ce qu'il avait vu, Ségur lui répondit qu'en créant Sébastopol elle avait achevé au sud ce que Pierre le Grand avait commencé au nord avec Saint-Pétersbourg. Il ne lui restait donc d'« autre gloire à conquérir que celle de vaincre la nature, en peuplant et en vivifiant toutes ces nouvelles conquêtes et ces vastes steppes que nous venons de traverser170 ». Mais désormais, tout le monde, à commencer par l'ambassadeur de France, savait que la gloire à laquelle aspirait l'impératrice était de chasser les Turcs de Byzance. Le spectacle naval auquel ils avaient assisté équivalait en effet à une déclaration de guerre.
La caravane impériale reprit le chemin de Saint-Pétersbourg, selon un autre itinéraire qu'à l'aller, mais pas moins riche de surprises. À Poltava, par exemple, Potemkine enthousiasma Catherine en lui offrant la reconstitution de la célèbre bataille qui avait marqué la victoire de Pierre le Grand sur Charles XII. Mais le temps n'était plus à l'euphorie. Le mécontentement suscité par les réformes de Joseph II avait poussé les Pays-Bas à la révolte, obligeant l'empereur à rentrer en hâte. De son côté, Catherine dut faire face à une terrible famine qui frappait durement une grande partie de ses provinces. Et d'autres urgences plus graves s'imposeraient dans un futur proche.
Le 13 août de la même année, acculé par les provocations de Catherine, l'Empire ottoman prit l'initiative de déclarer la guerre à la Russie. L'année suivante, c'était au tour de Gustave III de Suède de descendre dans l'arène contre l'impératrice qui s'opposait à ses visées sur la Norvège. Et tandis que la cour de Saint-James prenait ses distances avec elle, il était évident que Joseph II, le seul allié sur qui elle puisse compter, s'interrogeait sur la politique à suivre et sur l'éventualité d'un rapprochement avec la Prusse.
Les positions personnelles de Ligne et de Ségur devenaient du même coup délicates. En Belgique, la famille de Ligne avait pris l'initiative de se ranger ouvertement du côté de la révolte, rendant pour le moins délicates les relations du prince avec l'empereur. Ligne ne pouvait pas courir le risque d'être appelé à prendre les armes contre son propre peuple et il trouva une issue cohérente avec son irréductible individualisme : il retourna en Crimée combattre les Turcs aux côtés de Potemkine. Après tout, c'était là, à Parthenizza, « ce séjour enchanté » dont Catherine lui avait fait cadeau, que dans une parfaite solitude Ligne avait eu l'occasion de « rentrer en lui-même » et de faire « sans s'en douter une récapitulation de toutes les inconséquences de [s]a vie »171 . C'était là qu'il était descendu comme jamais auparavant dans les profondeurs de son être et qu'il avait éprouvé un de ses « charmants annullements […] où l'esprit se repose tout à fait, où l'on sait à peine qu'on existe172 ».
De son côté, Ségur comprit que la mission qui lui avait été confiée n'était plus d'actualité. Il avait réussi non sans difficulté à désamorcer le mécontentement répété de Catherine devant le soutien que la France apportait en coulisse à la Sublime Porte afin de décourager les ambitions de conquête de l'impératrice, mais le déclenchement de la guerre russo-turque sanctionnait l'échec de la politique de médiation menée par Vergennes. En outre, la mort du ministre des Affaires étrangères en février 1787 avait privé Ségur de son interlocuteur. Il tenta en vain de convaincre son successeur, le comte de Montmorin, d'adopter le projet de Catherine de constituer, en réponse à la triple alliance entre l'Angleterre, la Prusse et les Pays-Bas, une quadruple alliance incluant la France, la Russie, l'Autriche et l'Espagne173 . Mais Versailles ne recueillit pas la proposition et Ségur perdit tout espoir de sceller une entente politique entre la Russie et son pays. Il décida donc de demander un congé, et seule l'insistance de Catherine le convainquit de repousser son départ. Plus encore que l'inconfort de sa position, c'étaient les nouvelles arrivant de France qui le poussaient à rentrer. La convocation des états généraux l'avait comblé : le rêve de vivre dans un pays libre était enfin à portée de main. Mais il fallait savoir le réaliser, ne pas commettre de faux pas, empêcher que les forces de la réaction prévalent sur la volonté de renouveau, et il brûlait du désir de participer en personne à cette grande aventure. Il était convaincu d'être le mieux placé pour savoir ce qu'il fallait faire et la lettre adressée dix-neuf jours après le début des états généraux à son ami Boufflers ne laisse pas de doute à cet égard. Le chevalier avait quinze ans de plus que lui et une naissance plus illustre que la sienne, il avait été gouverneur du Sénégal, il jouissait d'une indiscutable réputation littéraire et il était connu pour son anticonformisme. Pourtant Ségur ne résistait pas à la tentation de lui donner une leçon de politique en des termes qui auraient sûrement surpris les ambassadeurs et les têtes couronnées dont il avait été le compagnon de voyage en Crimée : « À Pétersbourg, ce 24 mai 1789. Eh ! bien, mon cher chevalier, Catulle, Tibulle autrefois, aujourd'hui Démosthènes [sic ] : vous allez donc monter dans la tribune et rendre votre éloquence aussi utile à la patrie qu'elle a été agréable dans la société […] Prêchez la conciliation, l'union, la suite, la sagesse […] Tonnez contre la plus lourde erreur qu'on ait pu faire en politique, faites sentir que si les députés, au lieu de pouvoirs limités, n'ont pas de pleins pouvoirs, les États généraux seront nuls, et que si la minorité n'est pas autorisée à se soumettre à la pluralité sur tous les points sans exception, il ne peut y avoir de résultat. Représentez que les députés rassemblés et présidés par le roi renferment toute la souveraineté […] que la résistance à la volonté de la pluralité des États est un crime de lèse-nation qui ne peut nous conduire qu'à l'anarchie et au chaos. Parlez aussi politique ; ouvrez des yeux qu'on tient imprudemment fermés. C'est lorsqu'on rebâtit sa maison qu'il faut en défendre l'extérieur. C'est le moment où nous devrions prendre un langage qui ôte l'espérance que donne notre faiblesse. Donnez promptement de la force au pouvoir exécutif ; les Français oublient l'Europe, et moi qui suis une des sentinelles de la patrie, je vous crie qu'elle est en danger, que nos rivaux amassent la vengeance, forment une ligue menaçante, épuisant ceux qui pourraient nous secourir et que l'orage plane déjà sur nos têtes […] Adieu, mon cher chevalier. Je vous souhaite les plus brillants succès ; ne me souhaitez que le plaisir d'être libre assez tôt pour en être encore témoin174 . »
Ségur ne se trompait pas quand il prévoyait que les monarchies européennes se coaliseraient contre la France révolutionnaire, tentant de profiter de sa faiblesse. Pensait-il aussi à Catherine ? Pour l'heure, la réaction de la Sémiramis du Nord oscillait entre l'indignation et la peur. La nouvelle de la prise de la Bastille avait suscité un tel enthousiasme dans la population russe que la première réaction de l'impératrice fut d'éviter la contagion de l'épidémie libertaire par des méthodes qui lui étaient propres : censure, contrôle, intimidation. La position de Ségur était devenue objectivement insoutenable et la lettre qui le rappelait en France dut lui faire l'effet d'une libération.
Début octobre 1789, non sans émotion, le comte prit donc congé de l'autocrate de toutes les Russies qui, une fois de plus, lui témoigna sa bienveillance. Elle éprouvait pour lui de l'affection et de l'estime, mais elle ne se faisait aucune illusion sur ses idées politiques et désirait le mettre en garde contre lui-même. La sincérité était la dernière preuve d'amitié qu'elle pouvait lui donner : « Je vous vois partir avec peine : vous feriez mieux de rester près de moi, et de ne pas aller chercher des orages dont vous ne prévoyez peut-être pas toute l'étendue. Votre penchant pour la nouvelle philosophie et pour la liberté vous portera probablement à soutenir la cause populaire ; j'en serai fâchée, car moi je resterai aristocrate, c'est mon métier : songez-y, vous allez trouver la France bien enfiévrée et bien malade175 . »