Le comte de Vaudreuil
« Il n'y a que deux hommes qui sachent parler aux femmes, Lekain sur le théâtre et M. de Vaudreuil à la ville. »
Princesse d'Hénin1
Quarante ans avant Chateaubriand, Joseph-Hyacinthe-François de Paule de Rigaud, comte de Vaudreuil, gagna le surnom d'Enchanteur. Contrairement au grand écrivain, Vaudreuil ne s'imposa à l'admiration du beau monde qu'en vertu de ses fêtes splendides et de sa capacité personnelle de plaire. Bien que limité à un petit groupe de privilégiés, son ascendant eut des conséquences fatales pour la monarchie française.
Un beau portrait de Drouais de 1758 nous le montre à dix-huit ans, au moment de son entrée dans le monde : un jeune aristocrate au corps souple et élancé, vêtu avec une extrême élégance (col et poignets en dentelle blanche, pourpoint en velours bleu, gilet brodé d'or, souliers à boucle d'argent et talons rouges), les cheveux poudrés retenus dans la nuque et deux grands yeux sombres qui éclairent un visage aux traits réguliers d'une beauté presque féminine avec son front haut, son nez droit, sa bouche rouge et charnue, son menton gracieusement rond. De la main droite le jeune comte soulève l'extrémité d'une grande carte géographique et de l'index gauche il montre ses propriétés à Saint-Domingue, tandis que l'armure à ses pieds rappelle qu'il a embrassé la carrière des armes et participé à la guerre de Sept Ans sous les ordres du prince de Soubise. Semblable à une somptueuse carte de visite, le tableau décline toutes les qualités sociales – noblesse, beauté, richesse, élégance – destinées à assurer au jeune comte un brillant avenir. Tout discrets qu'ils soient, ses talons rouges le désignent comme un petit-maître à la mode2 . Dans les décennies suivantes, Vaudreuil prouva en effet qu'il savait jouer chacun de ces atouts avec une grâce qui n'appartenait qu'à lui, ce charme indéfinissable auquel peu de gens résistèrent.
Né en 1740 dans la colonie française de Saint-Domingue, Joseph-Hyacinthe-François descendait d'une des plus anciennes familles du Languedoc, mais aucun de ses ancêtres n'avait donné de prestige à leur nom par quelque entreprise remarquable, et son grand-père, Philippe de Rigaud, aussi bien que son père, Joseph-Hyacinthe de Rigaud, avaient cherché fortune outre-Atlantique. Le premier avait été gouverneur du Canada, le second – devenu commandant en chef des îles-Sous-le-Vent – avait épousé Marie-Claire-Françoise Guyot de La Mirande, veuve d'un riche colon de Saint-Domingue. C'est grâce aux vastes plantations de canne à sucre de sa mère et à l'exploitation des esclaves qu'à la mort de son père, Joseph-Hyacinthe-François, à peine âgé de vingt-quatre ans, disposa de rentes énormes qui lui permirent de mener sa vie à sa convenance. Laissant à son cousin, le marquis de Vaudreuil, la tâche de faire honneur à leur famille par une brillante carrière dans la marine, il se réserva d'exceller dans la vie mondaine. Il possédait toutes les qualités requises pour réussir à la cour comme à la ville. « Ardent, adroit à tous les exercices et jouissant d'une forte réputation de loyauté, rappellera le comte de Saint-Priest, c'était un vrai caractère français3 . » Brillant causeur, il racontait à merveille, improvisait des vers et des épigrammes qui forçaient l'admiration et chantait délicieusement les couplets à la mode. Mme Vigée Le Brun voyait en lui le modèle parfait de l'art de vivre en société : « Le comte de Vaudreuil avait beaucoup d'esprit, mais on était tenté de croire qu'il n'ouvrait la bouche que pour faire valoir le vôtre, tant il vous écoutait d'une manière aimable et gracieuse ; soit que la conversation fût sérieuse ou plaisante, il en savait prendre tous les tons, toutes les nuances car il avait autant d'instruction que de gaieté4 . » Le comte de Tilly, dont la bienveillance n'était pourtant pas le fort, lui reconnaissait « beaucoup d'esprit et de grâce, et des manières nobles ; il était heureux dans ses expressions et dans la tournure de ses phrases5 ». Vaudreuil possédait en outre un atout irrésistible pour une société éprise de théâtre. C'était un excellent comédien et il le prouva en rivalisant avec Molé lui-même dans les théâtres privés des plus grands seigneurs de l'époque : à Bagnolet chez le duc d'Orléans, à Petit-Bourg chez la duchesse de Bourbon, à Berny chez le comte de Clermont6 . La Correspondance littéraire le signalera à ses lecteurs comme « le meilleur acteur de société qu'il y ait peut-être à Paris7 ». Et il suffit de penser au vicomte de Ségur, au chevalier de Boufflers ou au comte de Ségur pour se rappeler combien la concurrence était rude. Mais le point fort de Vaudreuil était son ascendant sur le beau sexe. Et il savait s'en servir en cas de besoin.
Nous ignorons tout de sa relation de jeunesse de laquelle naquit en 1766 Marie-Hyacinthe-Albertine de Fierval, qu'il ne reconnut pas, mais dont il suivit l'éducation, veillant à lui trouver un mari et entretenant avec elle des rapports affectueux8 . Rien en revanche ne fut moins secret que le lien sentimental qui l'unit pendant plus de vingt ans à une cousine éloignée, Gabrielle-Yolande de Polastron qui, en 1767, avait épousé le comte Armand-Jules-François de Polignac. À en croire une légende familiale, on avait envisagé un mariage entre Vaudreuil et Mlle de Polastron, mais la jeune pensionnaire que le comte avait aperçue fugacement au parloir du couvent où elle était élevée n'avait pas trouvé grâce à ses yeux. Quand il la revit quelques années plus tard, mariée au comte de Polignac, elle était devenue si belle qu'il eut du mal à la reconnaître. Sa silhouette laissait peut-être à désirer9 , mais, avec un cou de cygne, elle était souple et élégante. Une cascade de boucles brunes encadrait un visage aux traits fins, un petit nez retroussé, une bouche vermeille aux dents éclatantes et de grands yeux bleus suavement étonnés. Il tomba amoureux d'elle et fut aimé en retour.
On l'a dit, la morale aristocratique se montrait indulgente envers les amours extraconjugales, surtout quand elles obéissaient aux raisons du cœur et respectaient les formes consacrées de la galanterie. Leur durée au fil des années – pensons au chevalier de Boufflers et à Mme de Sabran, ou au duc de Nivernais et à la comtesse de Rochefort – équivalait à une véritable légitimation sociale. « Il était convenu que Mme de Polignac avait M. de Vaudreuil. Cela suffisait pour que la femme qui engageait Mme la duchesse de Polignac à souper, engageât aussi M. de Vaudreuil ; elle aurait failli à la politesse et au bon goût sans cette attention, et aucune femme du grand monde n'y aurait manqué10 . » Nous ne savons pas quels étaient les sentiments personnels du comte de Polignac à ce sujet. Tilly affirme que « plus ami qu'amant de sa femme, il se contenta constamment de ce premier titre, et supporta sans humeur de n'en avoir pas d'autre11 ». Il est certain qu'à partir du début des années 1780, Polignac, sa femme et Vaudreuil formèrent un ménage à trois en toute complicité, partageant habitudes, divertissements, amitiés, centres d'intérêt. Et si, par égard pour la femme qu'il aimait, l'Enchanteur renonça à se marier, tout le clan Polastron-Polignac l'accueillit comme un membre de la famille.
Les Polignac comme les Polastron pouvaient se prévaloir d'arbres généalogiques respectables et avaient été au cours des siècles des serviteurs fidèles de la monarchie. Mais, comme Vaudreuil, ils manquaient d'ancêtres remarquables et n'appartenaient pas à la haute noblesse de cour. Au début du XVIII e siècle, le cardinal de Polignac avait donné un certain éclat à leur blason, sans en retirer toutefois d'avantages substantiels. Militaire de carrière, son neveu Armand-Jules-François était loin d'être riche, mais ni son épouse ni lui ne semblaient s'en plaindre. Ils résidaient habituellement à Claye, une propriété de campagne aux environs de Meaux, et passaient l'hiver dans un modeste appartement à Versailles. La modicité de leurs ressources ne les empêchait pas de vivre heureux en compagnie de leurs parents et amis. La seule personne de la famille qui affichait une quelconque ambition était Diane de Polignac, sœur du comte Jules, qui servait à Versailles comme « dame pour accompagner » de la comtesse d'Artois, mais c'est le charme indolent de Gabrielle-Yolande qui changerait le destin de Polignac.
Du baron de Besenval à Mme Campan, en passant par le comte de Tilly, la comtesse de Genlis ou la baronne d'Oberkirch, les contemporains de la comtesse Jules – comme on appelait ordinairement Gabrielle-Yolande pour la distinguer de sa belle-sœur, la comtesse Diane – n'ont pas manqué de l'évoquer dans leurs Mémoires. Et tous, indépendamment de leur jugement sur son rôle de favorite, reconnaissaient le pouvoir qu'exerçaient « son regard et son sourire célestes »12 ainsi que le caractère « angélique13 » de sa beauté. « Elle avait une de ces têtes où Raphaël savait joindre une expression spirituelle à une douceur infinie. D'autres pouvaient exciter plus de surprise et plus d'admiration, mais on ne se lassait point de la regarder14 », rappellera le duc de Lévis.
Le premier portrait que lui a consacré Mme Vigée Le Brun en 1782 confirme cette impression. Non seulement la peintre a donné à Gabrielle-Yolande de Polignac, alors âgée de trente ans, l'aspect d'une charmante adolescente, mais elle semble s'être totalement identifiée à elle. Très proche de l'autoportrait exécuté quelques mois avant, le portrait de la comtesse Jules confirme le nouveau canon de beauté féminine auquel Mme Vigée Le Brun invitait les femmes, en les représentant « comme elles rêvaient d'être admirées15 ». Une beauté innocente, sans fard ni poudre sur les cheveux, en simple négligé de mousseline, qui avait pour emblème un chapeau de paille. De retour d'Anvers où elle avait admiré les jeux de lumière sur le chapeau du célèbre portrait de Suzanne Fourment par Rubens16 , l'artiste ne s'était pas limitée à en porter un identique sur son autoportrait : elle avait voulu les mois suivants couronner du même chapeau de paille deux femmes aussi différentes l'une de l'autre que la comtesse du Barry et la comtesse Jules. Outre leur beauté hors du commun, l'ancienne favorite de Louis XV et l'amie de cœur de Marie-Antoinette partageaient la même aspiration à mener une vie moins artificielle et en harmonie avec leurs sentiments les plus intimes. Il serait intéressant de savoir lequel des deux portraits fut peint le premier : celui de l'ancienne courtisane, qui nous séduit par son sourire radieux et son regard complice ? Ou celui de « la plus belle, la plus douce, la plus aimable femme qu'on pût voir17 », qui se réfugie derrière une réserve timide ?
Mais la « figure céleste18 » de la belle Gabrielle-Yolande était-elle vraiment, comme semble nous le dire Mme Vigée Le Brun, le reflet fidèle de son âme ? Et fallait-il déranger les anges du ciel pour expliquer son charme ? Le pouvoir de séduction de la comtesse Jules n'obéissait-il pas plus simplement à cette esthétique du naturel qui dès le début de la civilisation mondaine avait eu pour fonction de masquer, avec un art devenu seconde nature, la séparation entre l'être et le paraître ? En rappelant que chez elle « pas la moindre chose ne paraissait empruntée à l'art, rien n'était factice19 », Tilly oubliait-il que déjà deux siècles plus tôt, Castiglione avait employé les mêmes mots pour définir l'art suprême de la nonchalance ? Et plutôt qu'expression d'une « bonne conscience20 », comme le supposait Mme d'Oberkirch qui l'avait rencontrée à l'apogée de sa faveur à Versailles, la sérénité de la jeune femme, son « calme inaltérable21 », sa douceur n'étaient-ils pas le fruit de la nonchalance ou, plus simplement, de l'indifférence ? Rien en effet ne semblait lui tenir réellement à cœur en dehors du cercle de ses proches. Et un de ses meilleurs amis, le baron de Besenval, qui n'avait pas besoin de garanties morales pour décider de ses sympathies, l'admettait entre les lignes22 . D'ailleurs, d'une intelligence médiocre – comme il ressort de plusieurs témoignages23 –, la jeune femme avait un éventail d'intérêts assez limité et le reconnaissait volontiers. « Jamais la présomption n'avait pu l'atteindre, et on lui entendait souvent répondre de bonne foi : “Ce que vous me dites là est au-dessus de ma portée”24 . » Aimant la tranquillité, « paresseuse25 » et dépourvue d'ambition personnelle, elle laissait à sa belle-sœur Diane, laide mais intelligente, la tâche d'intriguer pour la famille, et à Vaudreuil, devenu son amant, celle de lui dicter son comportement.
Les dons intellectuels ne constituant certes pas une priorité pour Marie-Antoinette, la beauté délicate et la grâce naturelle de Mme de Polignac suffirent à la conquérir. L'enthousiasme de la reine pour la princesse de Lamballe, au profit de qui elle avait rétabli la charge de Surintendante de sa maison, s'était refroidi et elle cherchait une nouvelle confidente auprès de qui s'épancher. « Elle se cherchait une amie comme elle eût cherché à remplir une place dans sa maison26 », rappellera perfidement Saint-Priest, et la reine trouva chez la comtesse Jules toutes les qualités qu'elle désirait. Elle la rencontra pour la première fois au printemps 177527 chez la comtesse d'Artois, où Diane de Polignac prêtait service, et exprima aussitôt le désir de la voir plus souvent au château. La comtesse lui ayant répondu avec beaucoup de simplicité que son mari et elle étaient trop pauvres pour fréquenter la cour, Marie-Antoinette y remédia.
C'est dans la correspondance secrète entre le comte de Mercy-Argenteau et Marie-Thérèse que nous pouvons constater l'irrésistible ascension des Polignac et l'inefficacité des efforts conjoints des conseillers de Marie-Antoinette, de sa redoutable mère et enfin de Joseph II lui-même pour l'entraver.
Dès août 1775, Mercy-Argenteau informait l'impératrice que sa fille « s'était prise pour une jeune comtesse Polignac d'un goût bien plus vif » que celui qu'elle avait montré pour les favorites précédentes, la princesse de Chimay, la comtesse de Dillon, la princesse de Lamballe, la princesse de Guémenée. Et, prévoyant le pire, il observait qu'il était impensable qu'on nomme dame de la reine une personne aussi jeune, qui n'avait jamais eu de charge à la cour et dont la famille « n'était pas en mesure de figurer à Versailles28 ». Un mois plus tard, l'ambassadeur était déjà sûr de disposer des preuves irréfutables pour démontrer à Marie-Antoinette « que la comtesse de Polignac sa favorite, n'a[vait] ni l'esprit, ni le jugement, ni même le caractère nécessaire à jouir de la confiance d'une grande princesse29 ». Et dans la lettre suivante, il ajoutait que la jeune femme avait « très peu d'esprit » et était « conduite par des entours fort dangereux »30 .
Puisque la liste de ses dames d'honneur était complète, Marie-Antoinette contourna l'obstacle et s'assura de la présence de sa favorite à Versailles en nommant, non sans scandale, le comte de Polignac son premier écuyer. Comme la charge était déjà occupée par le comte de Tessé, Polignac en recevait la survivance, c'est-à-dire le droit d'accompagner le comte dans l'exercice de ses fonctions pour en hériter ensuite au moment de son décès. Non seulement cela impliquait de doubler le coût d'une charge déjà très onéreuse, au moment précis où Malesherbes, depuis peu secrétaire de la Maison royale, essayait de réaliser des économies draconiennes, mais cela signifiait à la fois offenser le comte de Tessé, mari d'une Noailles, qui n'avait que quarante ans et remplissait parfaitement ses fonctions, et déchaîner l'indignation de la famille de son épouse, qui considérait comme apanage familial la charge de premier écuyer.
Consciente des critiques auxquelles elle prêtait le flanc et certaine que sa mère en serait aussitôt informée, Marie-Antoinette préféra lui annoncer la nouvelle en personne. Le comte de Polignac, assurait-elle, était d'excellente famille et avait une épouse qu'elle aimait « infiniment ». D'ailleurs son choix était aussi dicté par l'exigence politique de contenir les prétentions des Noailles, « qui sont une tribu déjà trop puissante ici »31 . C'était la première fois que Marie-Antoinette évoquait avec l'impératrice, même si ce n'était qu'en passant, l'existence de sa favorite, ignorant que le comte de Mercy-Argenteau l'avait précédée avec des informations bien plus détaillées. Comme il l'avait prévu dès le début, Mme de Polignac se révélait un très mauvais exemple pour la reine. La jeune comtesse qui jouissait maintenant de la « faveur la plus illimitée » prétendait « se mettre au-dessus de ce que les esprits faibles et corrompus appellent préjugés », elle affichait sans vergogne un amant, et sa « conduite en matière de dogme »32 exerçait une influence si néfaste sur la reine que l'abbé de Vermond voulait renoncer à son rôle de directeur de conscience et quitter la cour. Et que dire des « mortifications inimaginables » que l'abbé et lui avaient subies dans la malheureuse « affaire du comte de Tessé », où Marie-Antoinette était restée sourde à leurs conseils – des conseils qui auraient pourtant « mis à couvert toute apparence de légèreté ou d'injustice »33 –, se laissant manipuler par la comtesse de Polignac et son entourage. En outre, la favorite était une intrigante patentée : nièce du comte de Maurepas et liée à ce qu'on appelait le « parti Choiseul », elle jouait un double jeu et rapportait au vieux ministre les propos qui se tenaient dans le cercle de la reine.
Marie-Thérèse réussit à persuader l'abbé de Vermond de ne pas quitter sa charge, parce que sa fille, « qui court à grands pas à sa perte, étant entourée de bas flatteurs qui la poussent pour leurs propres intérêts34 », avait plus que jamais besoin de son aide. L'impératrice ne cessa de rappeler Marie-Antoinette à l'ordre, tandis que l'abbé et l'ambassadeur se prodiguaient en conseils. Joseph II lui-même, en visite à Versailles, mit sa sœur en garde contre sa docilité devant les exigences de la comtesse de Polignac et de son clan. Mais la « mise à sac35 », comme la définissait Mercy-Argenteau, ne faisait que commencer. Une première occasion se présenta en 1778, quand le roi forma la maison de Madame Élisabeth, sa sœur âgée de quatorze ans. Malgré sa réputation douteuse, Diane de Polignac s'adjugea la charge de dame d'honneur de la très vertueuse princesse, le comte d'Adhémar celui de premier écuyer, le comte de Coigny celui de chevalier d'honneur. Et Vaudreuil en profita par la suite pour assurer à son protégé Chamfort le poste de secrétaire36 . L'année 1780 s'avéra encore plus profitable. Louis XVI accorda une dot de huit cent mille livres à la fille de la favorite pour son mariage avec Antoine-Louis de Gramont, duc de Guiche, à qui il promit la charge de capitaine des gardes, puis il conféra au comte de Polignac le titre héréditaire de duc37 , très convoité, qui donnait à son épouse le droit au tabouret – c'est-à-dire l'autorisation de s'asseoir en présence du roi et de la reine –, en finançant pour lui l'achat de la baronnie de Fénétrange qui était assortie d'une rente de soixante-dix mille livres. Le père du comte, dont la présence était gênante pour la famille, fut nommé ambassadeur en Suisse. Quant à Vaudreuil – qui avait obtenu l'année précédente une pension de trente mille livres en dédommagement de la perte de ses revenus de Saint-Domingue, due à la cessation des échanges commerciaux provoquée par la guerre d'indépendance américaine –, il fut nommé en juillet inspecteur des troupes et, en décembre, Grand Fauconnier. La fauconnerie était tombée en désuétude depuis longtemps et les fonctions de Grand Fauconnier se limitaient à recevoir solennellement les gerfauts d'Islande, cadeau du roi du Danemark, ou les faucons en provenance de Malte. Toutefois, cette charge extrêmement honorifique était en général réservée à un membre de la grande noblesse qui s'était distingué au service de la couronne. Ces deux choix furent âprement critiqués : l'abbé de Véri estimait que le comte manquait des compétences militaires nécessaires pour remplir la première de ces charges38 et le marquis de Bombelles qu'il n'avait ni la naissance ni les mérites requis par la seconde39 .
En rapportant à Marie-Thérèse ces nouvelles désolantes qui indignaient l'opinion publique, Mercy-Argenteau citait pour la première fois le nom de l'amant de la comtesse de Polignac, dénonçant les cadeaux que la favorite extorquait pour lui. Chapitrée par sa mère, Marie-Antoinette se défendit en soutenant que Vaudreuil n'avait pas besoin de ses recommandations parce qu'il bénéficiait déjà de la protection de son beau-frère, le comte d'Artois40 , et que Mme de Polignac était très aimée du roi. Lequel du reste donna une preuve irréfutable de sa faveur à l'occasion de la naissance du dernier enfant de Gabrielle-Yolande. Ce fut la seule visite effectuée par le souverain dans une maison particulière après son accession au trône41 . Ce qui n'empêcha pas les mauvais esprits de se demander si l'on devait attribuer la paternité de l'enfant au comte de Vaudreuil ou à la reine42 . Mais le pire du scandale était l'indulgence sans limites de Marie-Antoinette, et non la désinvolture sentimentale de sa favorite, du reste inscrite dans les mœurs aristocratiques qui, on l'a dit, considéraient le mariage comme une affaire de famille et laissaient aux conjoints la liberté de disposer de leur cœur.
La première convaincue de l'opportunité de s'en tenir à cette conception du mariage était Mme de Polignac. Remise de son accouchement, elle fêta au cours du mois de juillet le mariage de sa fille Aglaé-Louise-Françoise, âgée d'à peine douze ans, avec le duc de Guiche, dont les attraits personnels laissaient beaucoup à désirer. Mais l'essentiel pour elle et son mari était d'assurer à leur fille, qu'ils aimaient tendrement, l'aisance financière et un nom illustre. Plus belle encore que sa mère, la petite Guichette ne tarderait pas à suivre son exemple en prenant un amant. En juin43 , le demi-frère de Mme de Polignac, Denys-Gabriel-Adhémar, comte de Polastron – « qui ne donnait pas des grandes espérances » mais « jouait du violon »44 –, avait épousé une beauté de quinze ans, Mlle d'Esparbès de Lussan, aussitôt surnommée Bichette, qui accroîtrait encore l'influence des Polignac en devenant à dix-sept ans seulement dame de palais de la reine et en retenant auprès d'elle comme amant le volage comte d'Artois. Dans la famille Polignac, c'étaient les femmes qui avaient le don de plaire en haut lieu.
À la fin de l'année, non content d'accumuler honneurs, charges et prébendes, le clan Polignac prouva qu'il était en mesure d'influer aussi sur les nominations ministérielles. Dûment instruite par Vaudreuil, Besenval et Adhémar, la favorite poussa Marie-Antoinette à soutenir la candidature du marquis de Ségur au ministère de la Guerre. Ce n'était pas une entreprise facile parce que Maurepas défendait un autre candidat, et, bien que sa valeur de soldat et son intégrité morale fussent indiscutables, Ségur semblait trop vieux pour affronter une tâche à laquelle il n'était pas préparé. Mais les Polignac ne laissèrent aucun répit à Marie-Antoinette qui, le matin de Noël, finit par arracher à Louis XVI la nomination de son protégé. Maurepas avoua à un ami que « cet ordre avait été le coup de poignard le plus sensible qu'il eût reçu de sa vie45 » : le « parti » de la reine avait gagné sa première bataille politique.
Emportée par une pneumonie fin novembre, Marie-Thérèse n'était plus là pour mettre en garde sa fille. Si la mort la priva de la joie de la naissance de ce Dauphin46 qu'elle avait si ardemment désiré, elle lui épargna l'humiliation de voir Marie-Antoinette déléguer à sa favorite la tâche de tenir cour dans son propre château. En 1782, à la suite de la terrible banqueroute de son mari, la princesse de Guéménée dut en effet présenter sa démission de la charge de Gouvernante des enfants de France et Marie-Antoinette voulut que Mme de Polignac la remplace. La favorite essaya de se soustraire à une responsabilité trop fatigante et trop lourde pour elle, mais les pressions de sa famille – auxquelles elle avait répondu en larmes : « Je vous hais tous à mort ; vous voulez me sacrifier47 » – furent relayées par une requête explicite du roi, soucieux comme toujours de satisfaire les désirs de sa femme. Obligée de céder, la duchesse se vit assigner le plus beau et le plus vaste des appartements de Versailles réservés aux courtisans. Bientôt l'affluence des visiteurs fut telle qu'on dut lui ajouter une longue galerie en bois. « Mme de Polignac recevra-t-elle toute la France ? demandait de Bruxelles le prince de Ligne au chevalier de Lisle. — Oui, répondait ce dernier, trois fois la semaine : mardi, mercredi, jeudi. Pendant ces soixante-douze heures, ballet général : entre qui veut, dîne qui veut, soupe qui veut. Il faut voir comme la racaille des courtisans y foisonne. On habite, durant ces trois jours, outre le salon, toujours comble, la serre chaude, dont on a fait une galerie, au bout de laquelle est un billard48 . »
Mais les quatre autres jours, les portes du salon ne s'ouvraient que pour les intimes et la favorite pouvait retrouver les plaisirs de la vie privée : « Elle menait une véritable vie de château, écrira le duc de Lévis, une douzaine de personnes formaient, avec sa famille, sa société : il y régnait une aimable liberté […] on y jouait ou faisait de la musique ; on causait ; jamais il n'était question d'intrigues ou de tracasseries, pas plus que si l'on eût été à deux cents lieues de la capitale et de la cour49 . »
Parmi les invités permanents, on comptait la comtesse Diane, la comtesse de Polastron, la comtesse d'Andlau, tante paternelle de la favorite, et sa belle-fille – l'amie intime de Mme de Sabran –, la belle Marie-Adélaïde d'Andlau, née Helvétius. Il y avait aussi le comte de Guînes, l'ami de Lauzun qui, pendant les années de son ambassade à Londres, n'avait pas fait parler de lui que pour ses amours avec Lady Craven : il avait été au centre d'un scandale financier retentissant50 dont il était sorti indemne grâce à la faveur royale et avait même été fait duc à son retour d'Angleterre. Enfin les trois Coigny : le duc, un beau gentilhomme aux cheveux blancs pour qui, murmurait-on, la reine avait eu un faible ; le comte, amant officiel de la princesse de Guéménée ; le chevalier, surnommé Mimi51 , infatigable faiseur d'anagrammes et « de nature gaie et aimable52 ». Enfin, il va sans dire que le prince de Ligne était accueilli à bras ouverts par tout le monde chaque fois qu'il était à Versailles.
Mais les trois personnalités centrales de cette société étaient le baron de Besenval, le comte d'Adhémar et, naturellement, le comte de Vaudreuil.
Ami de longue date des Polignac, Besenval les avait précédés à Versailles au début des années 1770 quand, à la suite de la disgrâce de Choiseul, le régiment des Gardes suisses dont il était lieutenant-général était passé sous le commandement du comte d'Artois. Inutile de dire que l'irrésistible baron s'était aussitôt assuré la faveur du jeune prince, gagnant également la sympathie de Marie-Antoinette53 . L'arrivée des Polignac avait relancé après un moment de froid sa cote auprès de la reine et Besenval en avait profité pour introduire les deux jeunes Ségur à la cour. Pour Mme Campan, le baron était « le conteur le plus agréable du cercle » où « la chanson nouvelle, le bon mot du jour, les petites anecdotes scandaleuses formaient le seul sujet d'entretien »54 .
Intelligent, audacieux, ambitieux, le comte d'Adhémar55 était bel homme. « Il chantait agréablement, jouait très bien la comédie, et faisait des jolis couplets56 », et, grâce à l'aide conjointe de Besenval, du marquis de Ségur et de Vaudreuil, avait réussi à faire reconnaître son ascendance nobiliaire, à épouser – pour s'en désintéresser aussitôt – une riche veuve beaucoup plus âgée que lui et à se faire nommer colonel-commandant du régiment de Chartres-Infanterie. Mme de Polignac, qui avait un faible pour lui, ferait le reste en lui assurant le poste d'ambassadeur à Londres, auquel aspirait également le duc de Lauzun.
Amant officiel de la maîtresse de maison, Vaudreuil tenait incontestablement la vedette, déployant toutes ses qualités mondaines – cette « galanterie recherchée », cette « politesse d'autant plus flatteuse qu'elle partait du cœur », cette « urbanité » et cette « gracieuse aisance » qui, rappellera Mme Vigée Le Brun, constituaient « le charme de la société à Paris »57 – et sauvant par ses talents de comédien la médiocrité des spectacles de théâtre dont Marie-Antoinette était l'animatrice infatigable58 . Le comte ne se limitait pas à contrebalancer par son inventivité et sa verve l'indolence de Mme de Polignac, il exerçait sur la favorite un ascendant impérieux, en lui prescrivant son comportement avec la reine.
C'était lui, appuyé par Besenval et la comtesse Diane, qui décidait des stratégies du clan et soufflait au fur et à mesure à sa maîtresse les requêtes à avancer auprès de Marie-Antoinette, liées en premier lieu à ses exigences économiques personnelles et à celles des membres de la famille Polignac. Mais Vaudreuil se livrait aussi à l'intrigue pure, comme fin en soi, car, avec Besenval, il adorait agir en coulisse, favoriser la carrière de leurs amis, faire et défaire les ministres. Dans ce but, ils veillèrent à éliminer du cercle les concurrents les plus redoutables, en commençant par le duc de Lauzun, et encouragèrent, du moins à en croire Saint-Priest59 , les amours de la reine avec Fersen qui, par son statut d'étranger, était préférable à un Français ambitieux. Bref, ils se prodiguaient en efforts pour que la maison de la favorite apparaisse à Marie-Antoinette comme une « île heureuse » préservée de l'atmosphère empoisonnée de la cour, où l'amitié régnait sans partage.
Repensant à ces années lointaines, le prince de Ligne a rappelé une scène entre la reine et la comtesse Jules qui ne pourrait mieux illustrer le climat enjoué qui régnait dans le cercle et le rapport d'incroyable familiarité qui s'était établi entre les deux amies : « Un jour que je leur faisais la chouette au billard60 , elles se disputèrent et elles se battirent pour savoir qui des deux était la plus forte. La reine prétendait que c'était elle. “C'est que vous faites la reine, disait son amie. Brouillez-vous, leur dis-je, croyez-moi. — Eh bien, si nous nous brouillons, dit l'une, qu'est-ce que vous ferez ? Oh ! je pleurerai bien, dit l'autre, je pleurerai, je pleurerai, mais je m'en consolerai, parce que vous êtes une reine61 .” » Et c'était justement pour l'oublier – « Quand je suis avec elle, je ne suis plus la reine ; je suis moi-même62 » – que Marie-Antoinette passait ses soirées chez la duchesse. Tandis que la souveraine s'abandonnait « au charme d'une vie monotone et tranquille63 », sa favorite avait pour tâche de lui exposer suavement les requêtes du clan, en faisant appel à sa sensibilité et en prévenant tout refus.
Mais quels étaient les véritables sentiments de Gabrielle-Yolande ? Éprouvait-elle une amitié sincère pour Marie-Antoinette ou était-elle une intrigante sans scrupules ? Fallait-il voir en elle une victime sacrificielle ou partageait-elle pleinement les ambitions de sa famille ? Il y a de telles divergences d'opinion entre ceux qui l'ont connue que, comme l'observe Simone Bertière, il est impossible de le dire64 : elle reste pour nous une authentique énigme. Mais nous savons qu'elle n'était pas toujours prête à obéir sans réserve aux consignes reçues, et dans ce cas, Vaudreuil ne se faisait pas scrupule de recourir à la manière forte. Tombant le masque de l'amabilité, l'Enchanteur révélait alors « son caractère violent, impérieux65 » et la rappelait à l'ordre dans des scènes terribles. Il ne restait plus à la duchesse qu'à pleurer et courber la tête. « Jamais homme n'a porté la violence dans le caractère aussi loin que lui », rappelle Besenval qui passait pourtant pour très colérique lui aussi. D'après le baron, Vaudreuil ne tolérait pas la moindre contrariété et « ses fureurs étaient encore moins le produit d'un sang aisé à s'enflammer que celui d'un amour-propre sans mesure, qui non seulement ne supportait aucune supériorité, mais même s'irritait de l'égalité66 ». Le Grand Fauconnier ne témoignait ainsi aucun respect à l'abbé de Vermond et traitait avec suffisance le ministre de la Maison royale, le baron de Breteuil, qui jouissaient tous deux de la confiance de la reine. Mais ils n'étaient certes pas ses seules victimes. Quand, scandalisé par son ton impérieux, le marquis de Castries lui avait rappelé qu'il s'adressait à un maréchal de France et ministre du roi, il s'entendit répondre : « Je ne puis l'oublier, c'est moi qui les ai faits : ce serait à vous de vous en souvenir67 . » Marie-Antoinette elle-même n'était pas tout à fait à l'abri de ses accès de colère. Un jour, montrant à Mme Campan sa magnifique queue de billard taillée d'un bloc dans une défense d'éléphant, brisée en deux, elle lui avait dit : « Voilà de quelle manière M. de Vaudreuil a arrangé un bijou auquel j'attachais un grand prix. Je l'avais posée sur le canapé, pendant que je parlais à la duchesse dans son salon ; il s'est permis de s'en servir, et dans un mouvement de colère pour une bille bloquée, il a frappé la queue si violemment contre le billard qu'il l'a cassée en deux. Le bruit me fit rentrer dans la salle ; je ne lui dis pas un seul mot ; mais je le regardai avec l'air du mécontentement dont j'étais pénétrée68 . » Cet incident toutefois lui avait confirmé que Vaudreuil était inapte à la charge de gouverneur du Dauphin à laquelle il aspirait alors69 . Et selon Mme Campan, Marie-Antoinette aurait commenté sagement : « C'est bien assez d'avoir agi selon mon cœur pour le choix d'une gouvernante et je ne veux pas que celui du gouverneur du dauphin dépende en rien de l'influence de mes amis. J'en serais responsable à la nation70 . »
C'était plus en accaparant les charges qu'en ponctionnant de l'argent que le clan Polignac desservait la monarchie française. Comme l'observera le comte de La Marck – ami et exécuteur testamentaire de Mirabeau –, qui pourtant ne les aimait pas, « le comte et la comtesse Polignac n'ont reçu que ce qu'il fallait au juste pour soutenir à Versailles une maison devenue pendant quelque temps la maison de la reine, et où le roi se montrait quelquefois […], mais il fallait à leurs amis et à leurs parents des places de la cour, des ambassades […]. Le mal, et c'était un mal grave, je le reconnais, c'est que ces places ne se donnaient pas à ceux qui les avaient méritées et qui les auraient bien remplies71 ».
Ce furent les nominations ministérielles arrachées dans les larmes qui suscitèrent les premières récriminations chez Marie-Antoinette, déclenchant derechef d'autres larmes. D'après Besenval, un jour où la reine reprochait à sa favorite de l'avoir « sacrifiée à des vues particulières » en l'incitant à soutenir la candidature du marquis de Ségur comme ministre de la Guerre, celle-ci n'hésita pas à répondre qu'« il ne convenait plus à ce qu'elle se devait de lui être attachée ; qu'elle allait partir sur-le-champ pour ne plus remettre les pieds à la cour, et que prenant ce parti, elle ne devait pas conserver les bienfaits qu'elle avait reçus d'elle ; que dès cet instant elle les lui remettait tous, jusqu'à la charge de son mari, qui ne l'en dédirait sûrement pas »72 . Devant cette froide détermination, Marie-Antoinette « finit par se jeter aux genoux de madame de Polignac, pour la conjurer de lui pardonner, et lui dire tout ce que le regret de l'avoir offensée, tout ce que l'amitié la plus tendre purent lui inspirer73 ». Les deux amies tombèrent en pleurant dans les bras l'une de l'autre. Et c'est peut-être à la vue de cette scène que, pénétrant dans la chambre de la reine sans se faire annoncer, le comte d'Artois s'était excusé « d'avoir troublé une telle scène d'amour74 », à voix assez forte pour que tout le monde entende. Rosserie ou simple gaffe, cette exclamation nourrit les calomnies qui circulaient déjà sur une relation saphique entre les deux amies, alimentées par la jalousie de la reine face au grand ascendant que Vaudreuil exerçait sur sa maîtresse75 .
De son côté, conscient de ne pas avoir séduit la reine, l'Enchanteur s'employa à gagner l'amitié du comte d'Artois, qu'il accompagna en Espagne dans une expédition militaire malheureuse, à l'été 1782. Le prince avait obtenu de Louis XVI l'autorisation de participer au siège de Gibraltar, qu'à la faveur de la guerre d'indépendance américaine Espagnols et Français tentaient de soustraire au contrôle anglais. Entourés d'une « nuée d'aides de camp empanachés qui voyaient dans la guerre le prolongement, non de la diplomatie, mais des fêtes galantes, des petits soupers et des intrigues de cour76 », Artois et Vaudreuil arrivèrent juste à temps pour assister le 13 septembre à la désastreuse attaque navale française contre la citadelle. Les embarcations chargées de munitions – les « batteries flottantes77 » – imaginées par un ingénieur militaire français pour écraser la résistance anglaise sous une tempête de feu ne résistèrent pas aux canonnades ennemies et explosèrent, entraînant dans une mort affreuse les centaines de marins et de soldats qui se trouvaient à bord. Quels que fussent les sentiments de Vaudreuil face à cet affreux spectacle, il aurait sûrement été surpris de lire ce que consignait dans son journal le valet de chambre qui l'avait accompagné en Espagne : « Que de larmes font répandre les conseils des Rois ! C'est du sein des plaisirs et de la mollesse, quelquefois d'après les caprices d'une maîtresse, que sont envoyés ces ordres sanguinaires qui dévouent à la mort des milliers de victimes […]. Si le spectacle affreux d'un tel carnage était présent à leurs yeux, s'ils entendaient les cris des mourants, les lamentations des pères et des épouses qui perdent leurs enfants et leurs maris, ils ne signeraient pas avec autant de légèreté l'arrêt de mort d'une multitude de braves […] mais Dieu a créé les rois dans sa colère […] heureuses sont les nations qui ont su s'affranchir de leur tyrannie, et qui sont assez sages pour se gouverner elles-mêmes78 . »
Le 21 novembre, Artois et sa suite étaient de retour à Versailles et Vaudreuil se lança dans le jeu d'influences souterraines qui, l'année suivante, évinça les partisans de Necker et assura à son grand ami, le comte Charles-Alexandre de Calonne, la charge de contrôleur général des Finances. Ce n'était pas un choix incongru car, sous des apparences de frivolité, Calonne avait l'intention de remédier au déficit en luttant contre la vénalité des charges et en répartissant les impôts de façon plus équitable. Parmi les projets à l'étude figurait une taxe sur les rentes terriennes, possessions de la couronne et du clergé comprises, appelée subvention territoriale, qui sera adoptée à la Révolution. Et si l'Assemblée des notables, qu'il convoqua pour vaincre la résistance du parlement et soutenir la réforme fiscale, ne parvint pas à trouver un accord, sa tentative laissa une trace. Les représentants des trois ordres appelés par le roi à discuter des réformes économiques nécessaires pour le bien du pays, « bien qu'on leur ait assigné le rôle d'un chœur muet, découvrirent soudain que, individuellement et collectivement, ils avaient une voix puissante – et que la France les écoutait. Cette brutale prise de conscience fut enivrante, et l'on peut considérer que, bien qu'on les écarte habituellement comme un ultime avatar de l'Ancien Régime, dans une certaine mesure, les Notables furent les premiers révolutionnaires79 ».
Le rapport privilégié avec celui qui détenait les clés du Trésor public se révélerait fort utile à l'Enchanteur. La « baguette magique » du ministre tira prêts et subsides des caisses à moitié vides de l'État, permettant à Vaudreuil de tenir à distance, certes provisoirement, ses créanciers. D'un autre côté, elle accentua « l'éloignement », pour ne pas dire « la répugnance »80 , que Marie-Antoinette éprouvait pour lui. La reine haïssait le ministre, bien que ce dernier eût tout fait pour se concilier ses bonnes grâces, et considérait Vaudreuil coupable d'avoir œuvré pour sa réussite et de l'avoir introduit chez sa favorite. En 1790, la reine raconterait au comte de La Marck qu'elle s'était un jour « hasard[ée] » à « exprimer à Mme de Polignac la déplaisance que lui inspiraient plusieurs des personnes qu'elle rencontrait chez elle »81 . Outre Calonne, ce « plusieurs » englobait-il Vaudreuil ? C'est plus que probable, vu que « Mme de Polignac, soumise à ceux qui la dominaient, et malgré sa douceur habituelle, n'eut pas honte de répondre à la reine : “Je pense que, parce que votre Majesté veut bien venir dans mon salon, ce n'est pas une raison pour qu'elle prétende en exclure mes amis”82 ».
Dès l'époque du salon de la marquise de Rambouillet, la noblesse française avait revendiqué le droit de vivre chez elle avec qui et comme elle l'entendait. Mais Mme de Polignac avait maintenant la prétention inouïe de le faire dans un appartement de fonction, dans le sanctuaire même de la monarchie absolue. C'était le monde à l'envers et la responsabilité en revenait à Marie-Antoinette la première. Ne s'était-elle pas entêtée à vivre son rêve d'une vie privée incompatible avec le cérémonial de Versailles ? N'avait-elle pas voulu adopter la vie de sa favorite ? Ne se montrait-elle pas incapable de la rappeler à l'ordre, préférant lui trouver des excuses plutôt que de remettre leur amitié en question ? C'est ce que Marie-Antoinette avait déclaré à La Marck : « Je n'en veux pas pour cela à Mme de Polignac ; dans le fond elle est bonne et elle m'aime ; mais ses alentours l'avaient subjuguée83 . » La déception n'en fut sans doute pas moins cuisante et, à partir de 1785, les Polignac perdirent le monopole absolu de la faveur de la reine. Par ailleurs, Marie-Antoinette n'était plus la jeune « tête au vent » que Joseph II avait dû rappeler à l'ordre. Les joies de la maternité, sa relation avec Fersen, la considération et l'amour croissants que lui manifestait son mari avaient enrichi sa vie affective, lui apportant indépendance psychologique et maturité de jugement. Tout en gardant un lien étroit avec celle à qui elle avait confié l'éducation de ses enfants, la reine se rapprocha de la princesse de Lamballe84 et se lia d'amitié avec la comtesse d'Ossun, sa nouvelle dame d'atours. La comtesse ne brillait pas non plus par son intelligence, mais, « parfaitement bonne et douce, et douée d'une haute vertu85 », elle était profondément désintéressée. « Dévouée de cœur et d'âme à la reine », elle désirait avant tout que celle-ci « se plût chez elle et fût contente d'elle »86 . Et ce fut le cas. Marie-Antoinette prit l'habitude de passer souvent la soirée dans ses appartements, ce qui provoqua le ressentiment des Polignac. C'est en vain que Mme d'Ossun, dont le frère avait épousé la fille de Mme de Polignac, se montra discrète et loyale à leur égard et qu'elle refusa toute intrigue. Le clan de la favorite se vengea en lançant des rumeurs tendancieuses sur leur bienfaitrice – « Mme de Polignac, dans ses entretiens intimes, la qualifiait quelquefois de femme perverse87 » – qui alimentèrent une légende noire dont ils seraient les premiers à payer les conséquences.
Le plus effronté et irresponsable de tous fut sans nul doute l'Enchanteur. En 1783 – nous en reparlerons –, le comte s'employa à ce qu'autorisation soit donnée à la Comédie-Française de jouer Le Mariage de Figaro . L'enthousiasme du public pour cette satire de la société d'ordres fut tel que Marie-Antoinette elle-même – qui pourtant avait voulu mettre en scène Le Barbier de Séville dans le petit théâtre du Trianon, en invitant Beaumarchais à la représentation88 – finit par comprendre la gravité de la provocation. L'année suivante, quand éclata le scandale du collier, Vaudreuil donna la mesure de son ingratitude en prenant parti pour le cardinal de Rohan. Mais il ne put empêcher la chute de son ami Calonne en avril 1787 ni éviter que sa disgrâce le touche. L'enquête ouverte sur les agissements du ministre des Finances, qui s'était réfugié à Londres, révéla que Vaudreuil avait abusé de son crédit et « puisé près d'un million sans justification quelconque dans le trésor public89 ». En outre, la suppression par souci d'économie de la charge de Grand Fauconnier et la banqueroute du baron de Saint-James, son banquier de confiance90 , le privèrent de ressources devant l'assaut de ses créanciers. Épaulé par les Polignac, le comte tenta de recourir de nouveau à l'intercession royale, mais cette fois Louis XVI se contenta de déclarer : « Ils n'ont qu'à payer, je n'entends plus être responsable de leurs folies91 . » Et Marie-Antoinette elle-même resta inflexible.
Courtisan intrigant et avide à Versailles, Vaudreuil se révélait à Paris un mécène éclairé et un authentique connaisseur. Son utilisation en ville des sommes extorquées à la faveur royale comme de sa fortune personnelle semblait l'absoudre de tout soupçon de vénalité. Fidèle à la tradition nobiliaire, le comte se faisait un point d'honneur de mener un train fastueux, de disposer de demeures magnifiques, de subventionner écrivains et artistes et de collectionner des œuvres d'art. Ses amis, le baron de Besenval, le comte d'Adhémar et le comte de Calonne étaient aussi collectionneurs mais n'avait pas sa compétence artistique ni sa largeur de vues. Son premier guide dans le monde artistique de la capitale avait été un cousin du côté paternel de dix ans son cadet, le comte de Paroy92 , qui avait su concilier les exigences de la carrière militaire et sa vocation la plus authentique. Doté d'une vaste culture artistique, c'était un miniaturiste et graveur habile, il dessinait bien et joignait une imagination infatigable à de remarquables talents d'artisan. De son atelier sortaient des gravures, des emblèmes, des décorations de fête, des lanternes magiques ou des longues-vues selon l'inspiration du moment. Non seulement Paroy initia Vaudreuil aux problèmes de la pratique artistique et à ses différentes techniques, mais, locataire rue de Cléry d'un appartement de l'hôtel Lubert, il le présenta à ses propriétaires. Jean-Baptiste-Pierre Le Brun – qui avait installé sa galerie à la même adresse – était un des marchands d'art parisiens les plus importants et les mieux informés, et son épouse, Élisabeth Vigée Le Brun – qui avait là son atelier – était une peintre reconnue. En 1778, à vingt-trois ans seulement, on l'avait demandée à Versailles pour faire le portrait de la reine. Mais d'autres artistes aussi avaient trouvé asile à l'hôtel Lubert, qui était devenu une véritable « ruche » : « Durant le jour les ateliers sont actifs, les tableaux entrent et sortent des magasins. Le soir, dans l'enthousiasme du travail accompli, on se réunit. De quoi parle-t-on encore ? De peinture93 . » C'est là que, vers 1780, devenu un habitué des soirées chez les Le Brun, Vaudreuil se passionna pour la peinture contemporaine, ses différentes tendances esthétiques et le débat théorique qui les sous-tendait, se liant d'amitié avec les artistes présents, se mettant à leur écoute, achetant leurs œuvres. Et si, très probablement, il ne commença sa collection d'art moderne qu'à son retour de l'expédition à Gibraltar avec Artois, tout laisse à penser qu'il était déjà depuis des mois l'amant de la maîtresse de maison.
Il semble94 que l'Enchanteur ait été le seul homme qu'Élisabeth Vigée Le Brun se soit autorisée à aimer, dérogeant à sa stricte discipline de travail et au solide bon sens qui la guideraient au cours de sa longue carrière. Et même si dans ses Souvenirs , écrits la vieillesse venue, elle s'abstient de toute allusion à sa vie sentimentale, l'image lumineuse de Vaudreuil – « l'un des hommes les plus aimables que l'on pût voir95 » – et le souvenir de sa générosité, de « son âme noble et pure96 » reviennent vibrants d'émotion. Même si les lettres que le comte lui écrivit d'Espagne et qu'elle conserva jalousement ne nous sont pas parvenues97 , nous savons que Mme Vigée Le Brun – qui tenait pourtant énormément à sa réputation – ne craignit pas de s'exposer aux médisances en se montrant en sa compagnie. En 1784, appelé pour redessiner le parc de la propriété de campagne que le comte avait achetée à Gennevilliers, Thomas Blaikie – le jardinier écossais à la mode, surnommé le Capability Brown français, que le comte d'Artois avait déjà sollicité pour Bagatelle – y avait croisé Élisabeth et déduit sans hésitation de son comportement qu'il s'agissait de la maîtresse du propriétaire98 . Deux ans après, écrivant au roi de Suède, Mme de Staël évoquait la relation entre Vaudreuil et Mme Vigée Le Brun comme étant de notoriété publique99 . Si publique que le poète Écouchard-Lebrun, dit Lebrun-Pindare, les célébrait ensemble, les désignant par leurs noms dans un poème intitulé L'Enchanteur et la Fée 100 .
Mme de Polignac ne sembla pas en prendre ombrage, et, quand elle était à Paris, elle ne manquait pas d'honorer de sa présence les soirées de l'hôtel Lubert. Leur relation n'empêchait pas le comte de jouir d'une solide réputation de libertin, et Chamfort célébrait ses « exploits amoureux101 » dans des vers franchement sacrilèges. D'ailleurs, il était tout à fait improbable qu'une duchesse se montre jalouse d'une artiste peintre. En tout cas, c'est dans les Souvenirs de cette dernière que nous trouvons l'écho des « loisirs » de Gennevilliers. Le comte avait loué, puis acheté cette demeure, à moins de dix milles de la capitale, au duc de Fronsac, fils du célèbre maréchal de Richelieu, pour y inviter à la chasse le comte d'Artois, et l'avait « embellie autant que possible102 », la dotant bien sûr d'un théâtre, construit « en bois de rose103 ». Élisabeth y avait joué, ainsi que son frère et sa belle-sœur, tous deux excellents comédiens amateurs, en compagnie d'acteurs et chanteurs professionnels réputés comme Mlle Dugazon et Garat, en présence du comte d'Artois et de sa suite104 . « Le dernier spectacle qui fut donné dans la salle de Gennevilliers, rappelle l'artiste, fut une représentation du Mariage de Figaro 105 . »
En effet, après plusieurs lectures privées à Paris et Versailles, la pièce avait été frappée du veto de Louis XVI – « C'est détestable, cela ne sera jamais joué106 » – et semblait destinée à ne jamais être montée, quand l'Enchanteur se mit en tête de « rendre au public un chef-d'œuvre qu'il attend avec impatience107 ». Avec l'aide du comte d'Artois et du clan Polignac, il arracha l'autorisation de la jouer dans son théâtre privé avec les acteurs de la Comédie-Française, après quelques amendements par la censure. Le 26 septembre 1783, au cri de « Hors le Mariage de Figaro point de salut108 », la pièce fut donc représentée pour la première fois à Gennevilliers en présence du comte d'Artois, de la duchesse de Polignac et de la fine fleur de la cour. Au dernier moment, une indisposition avait empêché Marie-Antoinette de se joindre à eux. Contrairement à ce qu'écrirait après coup Mme Vigée Le Brun109 , les invités ne montrèrent pas d'embarras aux tirades de Figaro dénonçant leurs vices et privilèges, et la comédie eut « un énorme succès110 ». Après tout, que pouvait importer à la « parfaitement bonne compagnie » – si empreinte de sa supériorité qu'elle s'offrait le luxe d'accepter la moquerie de ses inférieurs – qu'on l'accuse d'immoralité et d'abus de pouvoir, si on rendait justice à son élégance ?
Il semble que, « ivre de bonheur » pour les applaudissements reçus, Beaumarchais « courait de tous côtés, comme un homme hors de lui-même ; et, comme on se plaignait de la chaleur, il ne donna pas le temps d'ouvrir les fenêtres, et cassa tous les carreaux avec sa canne, ce qui fit dire, après la pièce, qu'il avait doublement cassé les vitres »111 . Sept mois plus tard, le 23 avril 1784, La Folle Journée était enfin montée à la Comédie-Française et restait neuf mois à l'affiche.
Vaudreuil pouvait à juste titre s'enorgueillir de ce triomphe personnel : il avait fait preuve d'esprit d'indépendance en imposant une fois encore ses choix à Versailles comme à Paris. Mais il n'entendait sûrement pas défendre la cause du tiers état. Si, dans la pièce de Beaumarchais, Figaro empêchait le comte Almaviva de se prévaloir du « droit du seigneur112 » pour le précéder dans le lit de sa femme, on ne peut pas dire que les paysans de Gennevilliers remportaient le même succès en matière de droit de chasse, que Vaudreuil exerçait sur ses terres en compagnie d'Artois. En 1789, les cahiers de doléances des habitants dénoncèrent les ravages que le gibier en liberté – qu'ils n'étaient pas autorisés à abattre – provoquait systématiquement dans les vignes et les récoltes, réduisant pas moins de trois cents familles à la mendicité. Plaintes que Vaudreuil et Artois ne s'étaient jamais donné la peine d'écouter. « Les flatteurs des princes ont dit que la chasse était une image de la guerre, écrivait Chamfort. En effet, les paysans, dont elle vient de ravager les champs, doivent trouver qu'elle la représente assez bien113 . » Et si le comte avait pris à la légère l'irrévérence subversive de la pièce qu'il avait si ardemment défendue, Beaumarchais de son côté, pour avisé qu'il était, n'avait pas compris que son protecteur si libre d'esprit suivait un code d'honneur très différent du sien. En effet, Mme Vigée Le Brun raconte qu'un jour l'écrivain était allé trouver Vaudreuil pour lui demander de soutenir un projet financier de son invention, lui offrant en cas de réussite une grosse somme d'argent : « Le comte l'écoute avec le plus grand calme, et quand Beaumarchais a tout dit : “Monsieur de Beaumarchais, lui répondit-il, vous ne pouviez venir dans un moment plus favorable ; car j'ai passé une bonne nuit, j'ai bien digéré et jamais je ne me suis mieux porté qu'aujourd'hui ; si vous m'aviez fait hier une pareille proposition, je vous aurais fait jeter par la fenêtre”114 . » Pour surprenant que cela soit, le génial auteur de comédies qui avait pratiqué tous les métiers et fréquenté tous les milieux n'avait pas encore compris ce que signifiait être un grand seigneur.
L'appui donné à Beaumarchais ne fut pas un geste isolé. À partir du début des années 1780, Vaudreuil témoigna un intérêt croissant pour le monde des arts et des lettres, se montrant un protecteur généreux et clairvoyant. Le mécénat était un trait distinctif de la haute noblesse et la considération dont jouissaient écrivains et philosophes dans la vie mondaine l'encourageait. De Talleyrand à Norvins, les mémorialistes n'ont pas manqué de souligner la familiarité surprenante qui, au nom du prestige intellectuel, s'était instaurée entre les différentes classes sociales. Mais le choix de Vaudreuil de fréquenter de préférence la « société des artistes et des gens de lettres les plus distingués115 » était semble-t-il dicté par un authentique respect et une profonde admiration. Le courtisan colérique et orgueilleux, capable d'arrogance avec les ministres du roi, était prêt à traiter ses protégés sur un pied d'égalité, les inviter à sa table et leur offrir son amitié. « Il trouve très bon, très simple qu'on ait du talent, du mérite, même de l'élévation, et qu'on soit honoré à ces titres116 », constatait l'acariâtre Chamfort, en voyant dans cette attitude la promesse d'un monde nouveau.
Dans le domaine des arts, l'essai de Colin B. Bailey nous permet de mesurer l'importance du mécénat exercé par Vaudreuil et la singularité de son parcours de collectionneur117 . Un parcours bref, moins d'une décennie, et marqué par deux ventes aux enchères importantes. La première remonte à novembre 1784, quand le comte décida de sortir de sa collection pour les vendre les « anciens maîtres » qui constituaient à l'époque – que l'on pense au duc de Brissac – la base de toute collection digne d'intérêt. Confiés aux mains expertes de Jean-Baptiste-Pierre Le Brun, les tableaux mis aux enchères atteignirent des sommes considérables, grâce entre autres au comte d'Angiviller, Surintendant des bâtiments du roi, qui acheta pour le compte de la Couronne trente-six œuvres de maîtres hollandais et flamands du XVII e siècle, déboursant trois cent mille livres. Nous ignorons si l'argent tiré de cette vente était destiné à faire taire les créanciers ou s'il devait financer les travaux de réhabilitation et d'embellissement du somptueux hôtel particulier de la rue de la Chaise que le comte avait acheté deux mois plus tôt. Pour Bailey, la bonne explication est plutôt celle que suggère Le Brun dans le catalogue des enchères, où il souligne ce que Vaudreuil n'avait pas mis en vente : « L'amateur n'a pu se refuser au plaisir de conserver l'école française. Cette espèce d'hommage qu'il rend à nos artistes et à ceux qui les ont précédés, le dédommage en quelque sorte de la privation qu'il s'est imposée118 . »
En effet, à partir du début des années 1780, le comte avait dirigé son ambition de collectionneur vers les artistes français. En se couvrant de dettes, il acheta à un rythme soutenu et au prix fort plus de quatre-vingts toiles de l'école française ancienne et moderne. Après avoir acquis par l'intermédiaire de Le Brun des chefs-d'œuvre comme la Bacchanale devant une statue de Pan de Poussin – dont le comte de Paroy exécuta une gravure exposée au Salon de 1787 – et Les Plaisirs de la danse de Watteau, Vaudreuil accumula entre 1784 et 1787 les œuvres des principaux peintres des XVII e et XVIII e siècles. En accord avec les orientations de la critique, l'Enchanteur entendait fournir une preuve concrète de l'existence d'une grande tradition picturale française qui, ayant rivalisé avec les Italiens grâce aux maîtres du Grand Siècle, affirmait désormais sa suprématie à l'échelle européenne. Il fallait pour cela vaincre l'idée, largement répandue, d'un déclin de la manière française au cours du XVIII e siècle, imputable à l'hypertrophie décorative de Boucher, et expliquer l'excellence de la peinture française à la lumière d'une fidélité ininterrompue au goût national. Pour montrer la diversité et la richesse des expériences dont celle-ci s'était enrichie au fil du temps, le comte s'en tint à un strict éclectisme, accrochant côte à côte des tableaux de style différent comme Hercule et Omphale de Boucher (1734) et Le Serment des Horaces de David (1784).
Naturellement, Vaudreuil commença sa campagne d'acquisitions d'œuvres contemporaines par celles de Mme Vigée Le Brun et se laissa guider par ses conseils et ceux de son mari. Après la reine, le comte fut le plus gros client de la peintre : il commanda au moins cinq portraits et sa collection comptait Vénus liant les ailes d'Apollon , le magnifique Autoportrait au chapeau de paille , deux portraits de la duchesse de Polignac, un de la duchesse de Guiche et une sensuelle Bacchante . Il commanda également de nombreux tableaux à des peintres comme Hubert Robert et Claude-Joseph Vernet à qui Élisabeth Vigée Le Brun vouait une grande admiration. Il soutint plusieurs artistes qui fréquentaient l'hôtel Lubert, depuis François-Guillaume Ménageot jusqu'à son cadet, bientôt célèbre, Jean-Germain Drouais. Et il compléta la pension du tout aussi jeune et prometteur sculpteur néoclassique Antoine-Denis Chaudet pour lui permettre de passer cinq ans à l'Académie de France à Rome. C'est probablement chez les Le Brun qu'il fit la connaissance de David. Le Guide des Amateurs et des Étrangers voyageurs à Paris de Thiéry, paru en janvier 1787, nous donne la preuve de la réussite du projet de l'Enchanteur. Avant de commencer la visite de l'hôtel de la rue de la Chaise et de décrire salle par salle les tableaux et les sculptures, ainsi que la profusion de meubles Boulle, bronzes dorés, lampadaires en cristal et objets précieux de fabrication française pour la plupart, Thiéry indiquait à ses lecteurs le principe directeur qui avait inspiré les choix du maître de maison : « L'amour de la patrie et pour les talents qu'elle produit, guidé par un goût exquis, écrivait-il, paraît avoir déterminé M. le Comte de Vaudreuil à rassembler une collection composée de tableaux des meilleurs maîtres de l'École française, qui puisse soutenir la comparaison des autres écoles et faire honneur à notre nation119 . »
Le mécénat de Vaudreuil se teintait résolument de patriotisme. Un quart de siècle après, même un révolutionnaire convaincu comme Pierre-Louis Ginguené rendra hommage à sa passion « pour tout ce qui honorait le nom français120 ». En effet, pour le comte, la France ne s'enorgueillissait pas seulement de la plus fastueuse cour d'Europe et d'un art de vivre supérieur, c'était aussi la patrie des Lumières, le pays à l'avant-garde de la civilisation. Les arts et les lettres lui apparaissaient comme autant de points forts essentiels de l'identité nationale. En parfait honnête homme, Vaudreuil soutenait avec la même conviction qu'il fallait s'en tenir fidèlement aux us et coutumes de son pays. L'anglomanie lui apparaissait comme une mode pernicieuse et il continuait à s'habiller et à monter à cheval à la française. Comme il ne se faisait pas faute de le rappeler au comte d'Artois, qui, dévoyé par Lauzun, avait adopté le style équestre d'outre-Manche, « il croyait qu'un Français ne devait prendre que les usages de son pays […] et qu'un homme de sa sorte ne doit jamais montrer du goût pour ce qui est étranger, mais donner l'exemple121 ». Pour lui les Anciens restaient les seuls modèles où le génie français pouvait se reconnaître pleinement, ainsi qu'en attestaient les chefs-d'œuvre du Grand Siècle. Il accorda par conséquent beaucoup de place dans sa collection à la peinture d'inspiration mythologique, historique et de paysage. En accord avec le goût néoclassique alors triomphant, il se procura une copie du Serment des Horaces , que le comte d'Angiviller avait commandé à David pour les collections royales, et son dernier achat fut une vue d'une ville antique de Pierre-Henri de Valenciennes, théoricien et précurseur de la peinture de paysage moderne.
Vaudreuil encouragea également Artois à suivre son exemple en soutenant une peinture d'avant-garde qui puisait dans l'histoire antique la métaphore d'une renaissance artistique et morale difficilement compatible avec l'ordre en place. Comme dans le cas du Mariage de Figaro , Vaudreuil continuait-il à ne pas mesurer les implications politiques des œuvres qu'il défendait ? Il n'était assurément pas le seul. Ses choix de collectionneur étaient partagés par une petite élite d'amateurs, qui s'opposeraient à la Révolution en 1789 alors qu'ils figuraient parmi les meilleurs clients d'artistes qui embrasseraient le credo républicain. Mais les collectionneurs des années 1780 pouvaient difficilement prévoir que la célébration des vertus antiques, alors générales, deviendrait un mot d'ordre révolutionnaire. En dernière instance, la signification d'un tableau pouvait varier selon le lieu auquel il était destiné et l'optique dans laquelle on le regardait. « Dans la maison du patricien du moins, écrit en effet Bailey, la mode, l'instruction et la préférence patriotique atténuaient la résonnance radicale du sujet historique et du style classique122 . » Nous pouvons en outre utiliser la même clé de lecture pour expliquer d'une façon plus générale la schizophrénie d'une société prête à applaudir ceux qui menaçaient son existence. Dans le climat des salons, les idées des écrivains, des philosophes, des moralistes les plus audacieux arrivaient filtrées par le respect d'un code esthétique partagé et finissaient par se réduire à un pur jeu de l'esprit. Ainsi, loin d'inquiéter par leur éventuelle incidence sur le réel, elles plaisaient par leur dimension de provocation intellectuelle.
L'espoir de succéder au comte d'Angiviller comme directeur général des bâtiments a peut-être accentué le caractère patriotique du mécénat de Vaudreuil. Prestigieuse et bien rémunérée, cette charge – que l'on pourrait considérer comme l'équivalent de ministre de la Culture aujourd'hui – recoupait les intérêts du comte et lui aurait permis de rétablir ses finances. Mais là aussi, comme pour la charge de Gouverneur du Dauphin, ses attentes furent trompées : non seulement il n'obtint pas sa nomination et perdit sa fonction de Grand Fauconnier, mais, avec la démission de Calonne, l'accès aux prêts du trésor royal lui fut barré. Écrasé de dettes, privé de l'appui de Louis XVI, le comte fut obligé de se défaire de son patrimoine. Pendant l'année 1787, il vendit Gennevilliers et la charge d'intendant de la capitainerie de chaise en attendant d'en faire autant avec l'hôtel de la rue de la Chaise, placé sous scellés à la demande de ses créanciers. Le 26 novembre, à la galerie de Le Brun, il mit aux enchères ses meubles, ses porcelaines et sa collection de tableaux. Mais pas tous : ceux de Mme Vigée Le Brun par exemple ne figuraient pas sur la liste des œuvres en vente.
Le comte ne se trouvait pas à Paris au moment de la dispersion de sa collection. Dès septembre, ayant chargé le duc de Polignac de payer ses créanciers, il était parti pour Rome avec son cousin Paroy, son protégé Ménageot – appelé à diriger l'Académie de France – et son filleul Auguste-Jules-François de Polignac, un enfant de sept ans. Accueilli avec tous les égards par l'ambassadeur de Louis XVI à Rome, le vieux et charmant cardinal de Bernis, Vaudreuil oublia ses tracas financiers en visitant la ville du pape, ses musées, ses célèbres collections archéologiques et ses antiquaires, en compagnie de ses deux guides experts. Il ne cessa de se passionner pour le prestige de l'art français, en commandant pour le Palazzo Mancini un moulage de l'Hercule Farnèse appartenant aux Bourbons de Naples. De retour en juin 1788 à Paris où il n'avait plus de toit, Vaudreuil trouva à se loger aux Tuileries, dans une petite dépendance de l'Orangerie, grâce au comte d'Angiviller. Il revint à la cour et à la ville, gai et brillant comme toujours : après tout, l'argent est fait pour être dépensé et, dans l'attente confiante d'en trouver à nouveau, il pouvait être très plaisant de mener une vie d'artiste.
Preuve en fut la soirée « à la grecque » organisée par Mme Vigée Le Brun pour fêter son retour. L'idée venait de sa lecture du Voyage du jeune Anacharsis en Grèce , évocation érudite et pittoresque de l'Antiquité par l'abbé Barthélemy – le fidèle ami de la comtesse de Choiseul –, qui, publié cette année-là, remportait un grand succès. Lisant la description détaillée d'un repas grec, Mme Vigée Le Brun décida d'en offrir un semblable aux invités qu'elle attendait ce soir-là. La scène mérite qu'on cite longuement le récit qu'en donna la maîtresse de maison dans une page de ses Souvenirs devenue célèbre : « Comme j'attendais de fort jolies femmes, j'imaginai de nous costumer tous à la grecque, afin de faire une surprise à M. de Vaudreuil et à M. Boutin123 , que je savais ne devoir arriver qu'à dix heures. Mon atelier, plein de tout ce qui me servait à draper mes modèles, devait me fournir assez de vêtements et le comte de Paroy, qui logeait dans ma maison, rue de Cléry, avait une superbe collection de vases étrusques […] Je nettoyai tous ces objets moi-même, et je les plaçai sur une table de bois d'acajou, dressée sans nappe. Cela fait, je plaçai derrière les chaises un immense paravent, que j'eus le soin de dissimuler en le couvrant d'une draperie, attachée de distance en distance, comme on en voit dans les tableaux du Poussin. Une lampe suspendue donnait une forte lumière sur la table ; enfin tout était préparé, jusqu'à mes costumes, lorsque la fille de Joseph Vernet, la charmante madame Chalgrin, arriva la première. Aussitôt je la coiffe, je l'habille. Puis vint Mme de Bonneuil, si remarquable par sa beauté ; Mme Vigée ma belle-sœur, qui, sans être aussi jolie, avait les plus beaux yeux du monde, et les voilà toutes trois métamorphosées en véritables Athéniennes. Lebrun-Pindare entre ; on lui ôte sa poudre, on défait ses boucles de côté, et je lui ajuste sur la tête une couronne de laurier, avec laquelle je venais de peindre le jeune prince Henry Lubomirski. […] Le comte de Parois avait justement un grand manteau pourpre, qui me servit à draper mon poète, dont je fis en un clin d'œil Pindare Anacréon. Puis vint le marquis de Cubières. Tandis qu'on va chercher chez lui une guitare qu'il avait fait monter en lyre dorée, je le costume ; je costume aussi M. de Rivière (frère de ma belle-sœur), Ginguené et Chaudet, le fameux sculpteur. L'heure avançait : j'avais peu de temps pour penser à moi ; mais comme je portais toujours des robes blanches en forme de tunique, il me suffit de mettre un voile et une couronne de fleurs sur ma tête. Je soignai principalement ma fille, charmante enfant, et Mlle de Bonneuil, qui était belle comme un ange. Toutes deux étaient ravissantes à voir, portant un vase antique et très léger, et s'apprêtant à nous servir à boire. […] À dix heures nous entendîmes entrer la voiture du comte de Vaudreuil et de Boutin, et quand ces deux messieurs arrivèrent devant la porte de la salle à manger, dont j'avais fait ouvrir les deux battants, ils nous trouvèrent chantant le chœur de Gluck : Le Dieu de Paphos et de Gnide , que M. de Cubières accompagnait avec sa lyre. De mes jours je n'ai vu deux figures aussi étonnées, aussi stupéfaites que celles de M. de Vaudreuil et de son compagnon124 . »
La vente de l'hôtel de la rue de la Chaise mit également fin à une cohabitation qui risquait de devenir embarrassante. Depuis au moins quatre ans, Vaudreuil hébergeait Chamfort, dont les idées politiques s'avéraient chaque jour plus inconciliables avec les siennes. Et, « sentant peut-être qu'ils seraient plus sûrs l'un et l'autre de la durée de leur amitié si le même toit ne les réunissait plus125 », ce dernier s'était installé dans un petit appartement aux arcades du Palais-Royal. C'est là que se donnaient rendez-vous tous ceux qui, comme lui, voulaient faire de la France un pays libre. En littérature comme en peinture, le seul impératif qui avait guidé jusque-là les choix de Vaudreuil était celui du goût. Pour lui l'élégance, l'audace intellectuelle, la maîtrise du style primaient sur les contenus idéologiques. Rien de plus significatif à cet égard que le témoignage de Pierre-Louis Ginguené. De convictions républicaines avouées, le fondateur de La Décade philosophique, littéraire et politique fut étroitement lié aussi bien à Ponce-Denis Écouchard-Lebrun qu'à Chamfort et, après leur disparition, se chargea de la publication de leurs œuvres. Malgré leurs idées politiques tous deux avaient reçu la protection de Vaudreuil, souligne Ginguené, et dans les deux cas le critique n'hésita pas à rendre hommage au libéralisme du comte dans des années où celui-ci était réduit à la pauvreté et à l'exil. Oublié aujourd'hui, Lebrun, dit Lebrun-Pindare, était considéré comme le plus grand poète lyrique de son époque et le jeune André Chénier – le seul qui mérite vraiment ce titre – trouvait ses odes sublimes. En attendant de mettre sa lyre au service de la Révolution, Lebrun fut sauvé de la misère où l'avait jeté le procès intenté par son épouse grâce à l'intervention de Vaudreuil qui obtint pour lui une pension de Calonne et le combla d'attentions. En remerciement, le poète le célébra dans L'Enchanteur et la Fée – « Aimer tous les arts fut sa gloire ; / Se faire aimer fut son bonheur126 » –, introduisit une strophe sur Gennevilliers dans son ode Le Triomphe de nos paysages 127 et le défendit contre ses détracteurs en lui rendant hommage dans plusieurs compositions poétiques128 , mais il ne fit jamais mystère de ses opinions politiques. Lebrun, raconte en effet Ginguené, avait l'habitude de lire aux invités de l'Enchanteur des extraits du poème qu'il composait sur La Nature ou le Bonheur philosophique et champêtre . Restée inachevée, cette œuvre marquait le début d'une « poétique nouvelle, engagée, citoyenne, préromantique » et énonçait « les vérités les plus hardies »129 sans que personne parmi les happy few – comte d'Artois compris – s'en montre troublé. Mais, rappelle Ginguené : « quand certaines idées paraissaient cependant un peu trop fortes, cet excellent M. de Vaudreuil disait d'un ton aimable que je n'ai jamais vu qu'à lui : ces poètes sont vraiment fous ! Mais les beaux vers ! Les beaux vers ! et il demandait à Lebrun une élégie ou sa Psyché , qui raccommodait tout130 ». Comme l'écrit Ginguené, admiratif, « jamais un grand ne mérita peut-être et n'inspira plus d'amitié ; jamais aussi Lebrun, qui était très susceptible de ce noble sentiment, n'en éprouva autant pour personne131 ».
L'amitié fut aussi la passion dominante de Chamfort, l'ultime illusion qui, malgré les multiples déceptions, résista longtemps à la fureur inquisitrice du moraliste. Il la vécut intensément et, parce qu'elle lui permettait de « réinventer » les relations humaines dans une société qui les avait oubliées132 , la célébra pour sa valeur salvatrice dans de nombreux écrits133 , discours de réception à l'Académie française134 compris. Dans cette « civilisation perfectionnée » dont il ne se lassa jamais de dénoncer l'imposture, Chamfort compta malgré tout sur des amis sûrs. Quand, en 1783, ayant coupé les ponts avec la vie littéraire et choisi de vivre retiré, il perdit la femme auprès de qui il avait trouvé la sérénité qui lui avait toujours manqué, Narbonne et Choiseul-Gouffier étaient venus à son secours et, après une visite au prince de Ligne à Belœil, l'avaient emmené en Hollande pour le distraire.
Son amitié pour Vaudreuil occupa une place à part. Les deux hommes s'étaient probablement connus en 1776, à l'époque où la tragédie de Chamfort, Mustapha et Zéangir , avait triomphé – « facilement, trop facilement135 » – à Versailles. L'écrivain jouissait alors de la protection du clan Choiseul, il fréquentait déjà le triumvirat formé par Narbonne, Talleyrand et Choiseul-Gouffier, et les occasions de rencontrer l'Enchanteur n'avaient assurément pas manqué. Mais l'année qui marqua définitivement leurs rapports fut 1784, quand, après le voyage en Hollande, Vaudreuil – qui « le recherchait et l'aimait de plus longtemps136 » – le ramena de sa campagne pour l'installer avec lui. Et quand Noël Aubin, un ami des années de bohème littéraire, lui demanda avec perplexité combien de temps cette situation pouvait se prolonger, Chamfort répondit : « C'est à la vie et à la mort137 . » Dans une lettre à l'abbé Roman, il était encore plus explicite : « Ma liaison avec le comte de Vaudreuil est devenue telle qu'il n'y a plus moyen de penser à quitter ce pays-ci. C'est l'amitié la plus parfaite et la plus tendre qui se puisse imaginer […] car on voit souvent des intérêts combinés produire entre des gens de lettres et des gens de la cour des liaisons très constantes et très durables ; mais il s'agit ici d'amitié, et ce mot dit tout dans votre langue et la mienne138 . »
Essayons de comprendre ce qui pouvait lier ces deux hommes si différents, qui semblaient n'avoir que leur date de naissance en commun.
En 1785, Vaudreuil et Chamfort avaient l'un et l'autre quarante-cinq ans, mais tout avait souri au premier dans une existence éhontément privilégiée, tandis que le second avait accumulé les échecs, dont Claude Arnaud a mis en évidence l'enchaînement dans une biographie remarquable139 .
Né à Clermont-Ferrand, fils naturel d'une dame de haut lignage et d'un obscur chanoine, le petit Sébastien-Roch avait été adopté par des parents d'origine très modeste – un épicier et une domestique – qui lui offrirent une enfance sereine et, grâce à une bourse d'études, il fréquenta le collège réputé des Grassins à Paris.
Beau, intelligent, volontaire, cultivé – il avait remporté le concours du meilleur étudiant du royaume –, le jeune provincial refusa d'embrasser la carrière ecclésiastique. Les raisons qu'il exposa au supérieur des Grassins rappellent celles du chevalier de Boufflers dans une circonstance analogue et constituent en soi un programme de vie : « Je ne serai jamais prêtre : j'aime trop le repos, la philosophie, les femmes, l'honneur, la vraie gloire ; et trop peu les querelles, l'hypocrisie, les honneurs et l'argent140 . » Résolu à être l'artisan de son destin, comme l'enseignait Voltaire, le jeune homme abandonna le nom de famille de Nicolas pour adopter celui plus belliqueux de Chamfort. Mais le souvenir humiliant de sa naissance illégitime continua à lui peser et ses protecteurs aristocratiques ne manquèrent pas de la lui rappeler141 . Alors qu'il n'avait que vingt-cinq ans, une maladie vénérienne mina la santé de cet « Hercule, avec les formes d'Adonis142 » qui brillait par ses prestations érotiques, ruinant son physique et mettant un terme au chapitre de l'amour et du plaisir. Pour lui désormais l'optimisme n'était plus de saison.
Rétabli, Chamfort se mit en quête d'un autre lui-même en se consacrant à la littérature. Il fréquenta les écrivains et les salons et bénéficia de la protection du très influent Duclos, secrétaire perpétuel de l'Académie française depuis 1755. Doté d'une solide culture humaniste et formé à l'école classique de l'imitation, il se mesura avec les genres littéraires les plus en vogue : comédies, tragédies, récits en vers, éloges académiques, apologues. Si ses personnages et ses intrigues manquent d'originalité et si son style est encore académique, les principaux thèmes de sa réflexion de moraliste – la critique de la civilisation des masques, la condamnation des Grands, l'analyse des relations entre riches et pauvres, l'éloge de l'amitié, la mise en garde contre l'amour – transparaissent déjà en filigrane143 . Favorisé par la pénurie de jeunes talents qui frappait une culture paralysée par le culte de Voltaire et Rousseau, Chamfort reçut des marques de reconnaissance flatteuses, mais le succès de son Mustapha et Zéangir à Versailles – la reine lui exprimant son admiration et lui accordant une pension – déchaîna la jalousie de ses rivaux. La première de la tragédie à Paris fut un fiasco retentissant. S'il n'était pas rare que le public de la capitale démente les verdicts de Versailles, cette fois la critique, à commencer par son ancien ami La Harpe, fut la première à fustiger Chamfort. Blessé dans son amour-propre, écœuré par la mesquinerie du monde littéraire, l'écrivain jura de ne plus rien publier et même son élection à l'Académie française en 1781 ne le fit pas changer d'avis. Déçu une fois de plus dans ses attentes, en proie au ressentiment et à l'amertume, Chamfort décida de « retirer sa vie tout entière dans lui-même144 », à la Rousseau, loin des venins de la société. Mais il n'était pas taillé pour la solitude, il avait besoin d'interlocuteurs sûrs auxquels se confronter et il trouva refuge chez Mme Helvétius à Auteuil. Dans la maison hospitalière de la veuve de l'auteur de De l'esprit , qui ferait le pont entre les derniers philosophes des Lumières et la nouvelle génération des idéologues, Chamfort retrouva de bons amis comme l'écrivain Thomas, l'éditeur Panckoucke, l'abbé Morellet. C'est chez Mme Agasse, à Boulogne, qu'il rencontra Marthe-Anne Buffon, une veuve d'une dizaine d'années plus âgée que lui, avec qui il rouvrira le chapitre des sentiments qu'il croyait définitivement fermé. Ce qui les unissait plus fort que de l'amour, c'était « une réunion complète de tous les rapports d'idées, de sentiments et de positions145 » qui les rendait indispensables l'un à l'autre. Dans la maison de campagne de Marie-Anne à Vaudouleurs, près d'Étampes, où ils s'étaient établis, Chamfort renacquit à la vie et découvrit qu'il pouvait être encore intensément heureux. Un bonheur qui ne durerait pas car, au printemps 1783, après six mois de vie commune, Mme Buffon mourut, jetant Chamfort dans le désespoir. C'est à Vaudouleurs, « devenu désormais horrible » pour lui, que Vaudreuil ira le chercher « en chaise de poste »146 pour le ramener rue de la Chaise.
Née d'une fascination réciproque, l'amitié entre Chamfort et l'Enchanteur fut le miroir où chacun des deux tenta de résoudre ses propres contradictions en se cherchant de façon narcissique dans l'image sublimée de l'autre. Malgré leurs divergences de caractère, d'idées et de statut social, les valeurs qu'ils partageaient – fierté, sens de l'honneur, esprit d'indépendance, générosité – les poussèrent à une émulation constante qui scella leur entente. Pour surprenant que cela paraisse – Mme Vigée Le Brun elle-même s'en étonnait147 –, Vaudreuil n'aimait pas la vie de cour. Était-ce lui ce M. de … qui déclarait : « La rareté d'un sentiment vrai fait que je m'arrête quelquefois dans les rues, à regarder un chien ronger un os : c'est au retour de Versailles, Marly, Fontainebleau que je suis plus curieux de ce spectacle148 » ? Et après tout, pouvait-il vraiment se sentir comblé par ses succès de courtisan ? Il se voulait chevaleresque et savait qu'il devait son pouvoir à des stratégies d'alcôve, à sa capacité de faire pression sur sa maîtresse et, à travers elle, sur la fragilité affective de la reine et sur la faiblesse de Louis XVI à l'égard de son épouse. Il aimait son pays mais usait de son crédit pour soutenir des ministres dont le principal mérite était de compter au nombre de ses amis. Il percevait la crise que traversait la monarchie mais préférait en ignorer la gravité et penser à son propre intérêt. « Vous n'avez pas de taie dans l'œil, mais il y a un peu de poussière sur votre lunette149 », n'hésitait pas à lui dire Chamfort. Paris lui permettait d'ôter le masque du courtisan, de prendre ses distances avec les intrigues, les bassesses, les compromis et de s'imposer à l'admiration d'un public exigeant par ses seules qualités : le goût, l'élégance, l'esprit, le charme du verbe. L'intérêt qu'il portait à la vie artistique et la possibilité de rendre enfin un hommage désintéressé au mérite le réconciliaient avec son amour-propre. Pour ce Vaudreuil honnête homme, la conquête de l'estime de Chamfort constituait une confirmation de sa propre valeur. Ce n'était pas seulement l'intelligence « électrique150 » si merveilleusement contagieuse de ce dernier qui fascinait l'Enchanteur, mais son intégrité morale, sa liberté de jugement, de même que – chose rare – son absence d'ambition personnelle et sa détermination à ne pas quêter de faveurs. Cet enfant du tiers état qui remettait en cause la société d'ordres avait beau être différent jusqu'à la provocation, il cultivait des manières élégantes d'aristocrate accompagnées d'une verve extraordinaire. Seul le don réciproque de l'amitié pouvait les réunir par-delà ce qui les opposait et, pour s'en montrer dignes, tous deux rivalisèrent en générosité et en intelligence. Le comte partait avec un net handicap, parce que la supériorité de sa condition sociale exacerbait la susceptibilité de Chamfort, exigeant de lui encore plus de tact et de délicatesse. Mais surmonter cette épreuve signifiait pour l'arrogant et irascible Vaudreuil remporter une victoire sur lui-même.
L'attirance que Chamfort éprouvait pour le comte était à son tour un exemple des contradictions qui caractérisaient son existence et que l'écrivain était le premier à souligner. « Ma vie entière, lisons-nous dans un passage célèbre, est un tissu de contrastes apparents avec mes principes. Je n'aime point les princes, et je suis attaché à une princesse et à un prince151 . On me connaît des maximes républicaines, et plusieurs de mes amis sont revêtus de décorations monarchiques. J'aime la pauvreté volontaire, et je vis avec des gens riches152 . » Dans le cas de Vaudreuil, le contraste n'était qu'apparent : chez l'Enchanteur, Chamfort avait rencontré son double.
Quand Nietzsche traça le portrait de Chamfort dans Le Gai Savoir après le « choc » éprouvé à la lecture de ses fragments, il trouva dans « la haine » que l'écrivain portait à « toute aristocratie de naissance » la seule explication lui permettant de comprendre qu'« un connaisseur des hommes et des masses, tel que Chamfort, se rangeât du côté des masses », qu'au lieu de rester « à l'écart par réaction et par renoncement philosophiques »153 , il prît parti pour la Révolution. Et on ne peut pas ne pas penser à Chamfort en lisant les réflexions de Nietzsche sur le « ressentiment154 » quelques années plus tard.
Ce n'était pas pourtant le ressentiment qui le poussait à stigmatiser l'inadéquation de la monarchie avec l'anachronisme scandaleux de sa hiérarchie sociale, l'imposture d'une Église sans foi et l'inégalité des citoyens devant la loi, mais l'espoir d'un monde meilleur. Comme tant de ses contemporains, il voulait un pays différent et il avait manifesté cette conviction dès sa jeunesse quand, éduqué à la vertu dans une famille honnête et travailleuse, consciente de ses capacités intellectuelles depuis l'époque du collège, fier d'être « du peuple », il voyait la vie devant lui riche de promesses. Certes, il ne pouvait raisonnablement regretter le fait que sa mère, en ne le reconnaissant pas, l'ait exclu d'une classe sociale qui avait perdu son sens et qu'il méprisait, mais il restait l'amertume qu'éveillait ce déni. En effet, si son père aussi avait été un grand seigneur – comme dans le cas de Lauzun, Narbonne ou Ségur –, ses parents n'auraient peut-être pas tenu à se débarrasser de lui. À cela s'ajoutait une fascination secrète pour ce que la noblesse considérait comme son signe de reconnaissance le plus sûr, c'est-à-dire son style. Il fut donc tenté de s'en emparer. Après tout, ne disait-on pas que c'était héréditaire ? Mais force lui fut de constater que, malgré ses prouesses de mimétisme, l'opération était périlleuse. Comme il avait pu y réfléchir dans son étude sur Molière155 , jouer un personnage d'une autre condition que la sienne signifiait s'exposer à la sanction redoutable du ridicule. Le rôle qui lui revenait n'était donc pas exempt de risques : pour avoir du succès dans le grand monde, beaucoup d'écrivains abdiquaient leur dignité et, semblables aux courtisanes et aux coquettes, faisaient de l'art de plaire un « métier156 ». La seule reconnaissance à laquelle pouvait aspirer l'écrivain honnête homme était celle du mérite, et Chamfort était pleinement conscient du sien. Mais comment ne pas éprouver d'aigreur en constatant que, dans une société fondée sur l'inégalité, cette confirmation était par force inégale et requérait un combat inégal ? « Ce n'est qu'avec beaucoup de peine, disait M. [c'est-à-dire Chamfort lui-même – N.d.A.], qu'un homme de mérite se soutient dans le monde sans l'appui d'un nom, d'un rang, d'une fortune : l'homme qui a ces avantages est, au contraire, soutenu comme malgré lui-même. Il y a, entre ces deux hommes, la différence qu'il y a du scaphandre au nageur157 . » Et quand il ironisait sur les « meringues158 » de Boufflers, comme il appelait les poèmes du chevalier, il ne pouvait pas imaginer que des privilégiés tels que ce dernier ou Lauzun éprouvaient la même amertume que lui à ne pas voir leur mérite reconnu.
L'amertume de Chamfort était combative. Déterminé à prendre sa revanche sur l'ordre social qui l'avait exclu, il choisit la conversation comme champ de bataille où nobles et intellectuels pouvaient s'affronter à armes égales. Bien sûr, il s'agissait d'une liberté codifiée qui, indépendamment du sujet abordé, se donnait pour objectif le plaisir et le divertissement, selon des stratégies bien précises comme la politesse, l'esprit, la galanterie, la complaisance, l'enjouement, la flatterie. Si les nobles jouissaient indubitablement de l'avantage d'en avoir intériorisé les règles dès l'enfance, elles n'en restaient pas moins les mêmes pour tous les participants. Comme le révèlent les Maximes , Chamfort les avait étudiées en profondeur, jusqu'à en connaître toutes les nuances et les limites, et s'en servit pour vaincre ses adversaires. L'écrivain n'était pas réfractaire à l'esthétique de la variété et de la légèreté qui marquait la conversation mondaine. Comme pour Voltaire, Mme du Deffand et tant d'autres de ses contemporains, le divertissement était le moyen, tout temporaire qu'il fût, de s'évader des drames de l'existence. Dans sa superficialité, la conversation mondaine était fausse, délibérément trompeuse : « Pour avoir une idée juste des choses, il faut prendre les mots dans la signification opposée qu'on leur donne dans le monde159 . » Il se servirait de ce même art de « détourner les choses160 » pour humilier ceux qui l'avaient humilié.
Chamfort était un causeur exceptionnellement doué et c'est dans la conversation que, comme l'écrit Claude Arnaud, « il était au mieux de lui-même, qu'il s'abandonnait sans réserve au plaisir161 ». Son « arme162 » fut donc l'exercice subtil de la plaisanterie qui exigeait un tact parfait et constituait une forme supérieure d'adulation163 . Il le déclare lui-même ouvertement : « C'est la plaisanterie qui doit faire justice de tous les travers des hommes et de la société. C'est par elle qu'on évite de se compromettre. C'est par elle qu'on met tout en place sans sortir de la sienne. C'est elle qui atteste notre supériorité sur les choses et les personnes dont nous nous moquons, sans que les personnes puissent s'en offenser, à moins qu'elles ne manquent de gaieté ou de mœurs. La réputation de savoir bien manier cette arme donne à l'homme d'un rang inférieur, dans le monde et dans la meilleure compagnie, cette sorte de considération que les militaires ont pour ceux qui manient supérieurement l'épée. J'ai entendu dire à un homme d'esprit : “Ôtez à la plaisanterie son empire, et je quitte demain la société.” C'est une sorte de duel où il n'y a pas de sang versé, et qui, comme l'autre, rend les hommes plus mesurés et plus polis164 . » Une fois sûr de son succès mondain, l'écrivain jouant d'audace passa à la provocation. Il feignit de vouloir fuir les personnes importantes pour qu'elles le recherchent et « pour se ménager le droit de les tancer plus à son aise165 ! » Avec l'assurance que lui donnait la conscience d'être plus intelligent que ses interlocuteurs, il n'hésita pas à « tout dire et penser bien haut devant ceux qui n'osent ou ne peuvent ni l'un ni l'autre, et qui vous sauront toujours gré de l'oser pour eux. Le plus sûr moyen de plaire et d'être à la mode, le voici : c'est de donner de l'esprit à ceux qui n'en auraient pas sans nous166 ». Le succès du Mariage de Figaro de son ami Beaumarchais – c'est lui qui l'avait présenté à Vaudreuil – ne répondait-il pas à cette logique ?
D'après Ginguené, sa supériorité verbale rendit l'écrivain plus indulgent envers les nobles qu'il fréquentait : « Il [en] trouvait moins insupportables les défauts et les ridicules, depuis qu'il avait acquis le privilège et qu'il s'était même fait auprès d'eux un mérite de les fronder167 . » Mais ses amis lettrés s'en indignèrent : « En même temps qu'il nous disait de vingt manières piquantes que les gens de la Cour étaient des sots, des oppresseurs insolents, des bas valets, des courtisans avides, et leurs femmes étaient des caillettes, et des catins, il nous parlait de Mme Jules, de Mme Diane et du duc de Polignac, et de l'évêque d'Autun et de M. Saisseval, et surtout de M. de Vaudreuil, dont il était le commensal et le divertisseur, comme de gens infiniment estimables, du plus beau caractère, de l'esprit le meilleur et le plus fin, le plus profond168 . » La contradiction était manifeste mais n'avait pas l'amour-propre pour seule cause. Cette société rétive à l'arbitraire, formée d'« automates » et de « marionnettes » condamnés à jouer toujours la même comédie, cette « scène de folies et d'iniquités qu'on appelle le monde »169 , l'indignaient tout en exerçant sur lui une attraction magnétique. Il se surprenait à reconnaître malgré lui le goût sûr de ses acteurs et l'à-propos de leurs reparties, à rire de leurs extravagances, à s'étonner de leur liberté d'esprit sans bornes. Sa rencontre avec Vaudreuil l'avait poussé à vivre cette contradiction jusqu'au bout. Plus forte que l'« inégalité des conditions », leur amitié avait abattu « la barrière qui sépare les âmes faites pour se rapprocher »170 : elle lui permettait de se sentir parfaitement à son aise dans la demeure la plus luxueuse et d'admirer sans réserve chez l'Enchanteur tout ce qu'il condamnait sur le plan idéologique. Aux yeux de Chamfort, Vaudreuil incarnait la quintessence du style aristocratique dans sa dimension mythique, hors d'atteinte du verdict de l'histoire. Beau malgré les marques laissées par la variole, il représentait par son élégance, son brio, son mépris de l'argent et sa réputation de libertin tout ce que Chamfort aurait voulu être à vingt ans, quand il avait gagné le surnom d'Hercule Adonis. Maintenant qu'il avait atteint la quarantaine, il ne pouvait pas ne pas admirer son mécénat éclairé, sa recherche de la perfection esthétique et la courtoisie exquise de ses manières. En lui accordant son amitié, Vaudreuil opéra son enchantement le plus puissant. En offrant à Chamfort une image idéalisée dans laquelle se réfléchir, il permit à son ami d'exorciser le rejet maternel et de prendre acte sans rancœur de ce qui aurait pu advenir, si le destin n'en avait décidé autrement.
L'hôtel de la rue de la Chaise fut ainsi pendant presque deux ans l'abbaye de Thélème où Chamfort réussit à vivre avec naturel sa double identité. N'était-ce pas « l'amitié entière » qui développait « toutes les qualités d'âme et d'esprit »171 ? Et l'amitié délicate que l'Enchanteur lui offrait – si délicate qu'elle était « blessée du repli d'une rose172 » – le mettait à l'abri de tout soupçon d'infériorité. Il accepta donc, lui si jaloux de son indépendance, le poste honorifique de secrétaire interprète du régiment des Suisses aux ordres d'Artois et l'augmentation, demandée par Calonne, de la pension annuelle qui lui avait été accordée pour Mustapha 173 . Il était assez riche désormais pour répondre à son bienfaiteur chagriné qu'il ne lui fasse pas l'amitié de solliciter un prêt de lui : « Je vous promets de vous emprunter vingt-cinq louis quand vous aurez payé vos dettes174 . »
Pour complaire à Vaudreuil et à ses invités, tout en préservant sa différence, Chamfort sublima son agressivité en jeu pour leur offrir – et à lui-même avant tout – le plaisir d'interpréter en authentique virtuose tous les divertissements de la tradition mondaine. Après avoir dénoncé leur caractère théâtral, il accepta de se donner en spectacle, en parfaite intelligence avec les réactions de son public. En se souvenant de ce moment de grâce, Noël Aubin nous a laissé une image de l'hôtel de la rue de la Chaise au plus fort de sa splendeur : « Là [Chamfort] vécut en original, pour trancher davantage avec des hommes qui se ressemblaient tous par l'amabilité, les grâces de l'esprit et le meilleur ton de société. C'était une espèce d'ours qui ne s'apprivoisait qu'en spectacle. Alors on obtenait de lui mille tours, mille gentillesses d'esprit. Il lisait, dans cette société, des aperçus rapides, des contes pleins de finesse, de légèreté, et de malice en applications. Chaque trait lancé arrivait à son but, était aussitôt recueilli ; rien n'était perdu pour cette société choisie qui relevait la moindre grâce avec le même charme qui l'avait fait naître. C'est pour elle qu'il imagina de peindre les soirées de Ninon , qu'il y récitait, en vers qu'on ne saurait trop regretter […]. C'était le sel attique ; c'était la grâce unie au savoir-faire ; une facilité qui cache d'autant plus d'art qu'elle est le sceau de la perfection175 . » Malheureusement, ces vers, ces récits, ces « portraits frappants de ressemblance176 », de même que sa relecture du siècle précédent à travers les lettres de Ninon de Lenclos, ne sont pas parvenus jusqu'à nous.
Si, après l'échec de Mustapha et Zéangir , Chamfort avait renoncé à publier, il n'avait toutefois pas cessé d'écrire. Au contraire, l'humiliation subie s'était révélée salutaire en l'émancipant des conventions littéraires dont il avait été prisonnier jusque-là. Le premier de la classe avait trouvé sa vocation la plus authentique : raconter la réalité contemporaine sans la médiation de la fiction théâtrale ou romanesque, ni de l'œuvre philosophique ou morale, ni même de la simple chronique journalistique. La forme qui se prêtait le mieux à la « représentation mimétique d'une société mondaine dépourvue de sens177 » était le fragment. À partir de la fin des années 1770, il nota donc sur des centaines de feuillets des maximes, des réflexions, des anecdotes, des portraits, des détails révélateurs des mœurs du temps. Ginguené était convaincu que Chamfort avait l'intention d'organiser ces milliers de morceaux en une seule et unique mosaïque. Et quand, à la mort de son ami, il décida de publier ce qui avait survécu au saccage de ses manuscrits, il suivit les indications portées sur un feuillet retrouvé parmi ses papiers et intitula l'ouvrage Produits de la civilisation perfectionnée .
Ce titre reflétait la double perspective de Chamfort, à qui la rue de la Chaise s'offrait comme un terrain d'observation privilégié. C'est là qu'il avait compris que la civilisation mondaine ne coïncidait pas nécessairement avec l'artifice, mais qu'elle pouvait trouver un sursaut de vie dans la grâce, le naturel, le dédain. C'était un défi renouvelé jour après jour et soutenu non par des « produits » – matière inerte, modelée dans un même moule –, mais par des hommes et des femmes qui avaient fait de l'émulation esthétique une seconde nature. Cela ne suffisait certes pas à justifier l'existence d'une société aliénée qui se survivait, mais tout en la condamnant, Chamfort ne pouvait s'empêcher de suivre son agonie avec fascination et, en même temps qu'il la racontait, de « l'aider à mourir178 ».
La Bruyère avait observé la vie des Grands à une distance déterminée par sa position subalterne, convaincu le premier de la nécessité d'une hiérarchie sociale aux frontières infranchissables. La Rochefoucauld avait pris les vertus et les vices de la société à laquelle il s'honorait d'appartenir comme unité de mesure de la nature humaine. Chamfort s'appropria la forme littéraire dont les deux grands moralistes avaient révélé l'extraordinaire efficacité pour renverser leur conception métaphysique de l'homme prisonnier de son égoïsme naturel et de la rigidité de l'ordre social. C'était plutôt l'absolutisme qui avait fait de la France un pays sans histoire. Son terrain d'enquête se limitait à la société de son époque, il n'englobait pas l'humanité tout entière. En partant du particulier, du détail révélateur, il voulait saisir l'influence que les institutions politiques et sociales exerçaient sur les mœurs et montrer comment les abus généraient la corruption179 . C'était justement à travers la parcellisation, la « déconstruction » du corps social en milliers de fragments que la « vérité ultime et intégrale de la monarchie »180 , son incapacité à gouverner, devait se révéler dans toute son évidence.
Nous ne savons pas jusqu'à quel point Chamfort informait Vaudreuil des projets de monarchie constitutionnelle dont il débattait dans la « petite maison » de Talleyrand rue de Bellechasse avec ses amis Narbonne, Choiseul-Gouffier, Lauzun, Lauraguais, ou de ceux beaucoup plus radicaux qu'il ourdissait avec Mirabeau, dont il était devenu inséparable depuis 1780. Quoi qu'il en soit, Chamfort donna à Vaudreuil Des lettres de cachet et des prisons d'État , la brochure que Mirabeau avait rédigée à partir de son expérience personnelle. Vaudreuil à son tour la fit lire à Louis XVI qui, « impressionné de l'étendue de son propre pouvoir181 », ordonna de fermer le donjon où, après d'autres, Mirabeau avait été reclus. Il est certain que l'écrivain avait l'habitude de parler de politique avec l'Enchanteur sans lui cacher ses convictions. Lui-même rappellera qu'ils étaient souvent d'avis opposés et évoquera en particulier leur « discussion très vive » de l'été 1786 sur le projet de réforme fiscale de Calonne ; pour autant ils ne cessèrent jamais de « s'entendre et s'aimer »182 . Quand, en novembre 1788, Necker convoqua la deuxième Assemblée des notables pour décider de la composition des états généraux et des modalités d'élection de leurs membres, le comte demanda à Chamfort, qui déjà dans le passé lui avait prêté sa plume pour une « bagatelle183 » anticléricale, d'en écrire une analogue contre la prétention du tiers état de doubler sa représentation de façon à contrebalancer celles du clergé et de la noblesse. Mais le temps était fini des discussions théoriques, et le moment venu pour tous deux de choisir leur camp. « Vaudreuil pensa et parla comme les hommes de sa caste184 », tandis que Chamfort se rangea du côté de son ordre au nom de la nation tout entière. La lettre qu'il écrivit à son ami pour se soustraire à sa requête marquait un point de non-retour dans leur relation : « Je vous assure qu'il me serait impossible de faire un ouvrage plaisant sur un sujet aussi sérieux que celui dont il s'agit. Ce n'est pas le moment de prendre les crayons de Swift et de Rabelais, lorsque nous touchons peut-être à des désastres […]. En effet, de quoi s'agit-il ? D'un procès entre vingt-quatre millions d'hommes et sept cent mille privilégiés […]. Ne voyez-vous pas qu'il faut nécessairement qu'un ordre de choses aussi monstrueux soit changé, ou que nous périssions tous également, clergé, noblesse, tiers-état ? […] On parle de dangers attachés à la trop grande influence du tiers-état ; on va même jusqu'à prononcer le mot de démocratie. La démocratie ! Dans un pays où le peuple ne possède pas la plus petite portion du pouvoir exécutif ! Dans un pays où le plus mince suppôt de l'autorité ne trouve partout qu'obéissance, et même trop souvent abjection ! Où la puissance royale ne vient que de rencontrer des obstacles de la part des corps dont presque tous les membres sont des nobles ou des anoblis ! Où le luxe le plus effréné et la plus monstrueuse inégalité des richesses laisseront toujours d'homme à homme un trop grand intervalle ! […] Pourquoi ne pas dire nettement, comme quelques-uns : “Je ne veux pas payer !” Je vous conjure de ne pas juger les autres par vous-même. Je sais que, si vous aviez cinq ou six cent mille livres de rente en fonds de terre, vous seriez le premier à vous taxer fidèlement et rigoureusement […] Et c'est ainsi qu'ils intéressent leur conscience à faire de l'oppression du faible le patrimoine du fort, de l'injustice la plus révoltante un droit sacré, enfin de la tyrannie un devoir […] Et vous voulez que j'écrive ! Ah ! je n'écrirais que pour consacrer mon mépris et mon horreur pour de pareilles maximes ; je craindrais que le sentiment de l'humanité ne remplît mon âme trop profondément, et ne m'inspirât une éloquence qui enflammât les esprits déjà trop échauffés ; je craindrais de faire du mal par l'excès de l'amour du bien. Je m'effraie de l'avenir185 . »
Dans son indignation, Chamfort change ici de registre : abandonnant le style épigrammatique, le moraliste d'esprit classique, qui comptait sur l'intelligence critique du lecteur pour interpréter les données souvent ambiguës d'une enquête qu'il présentait comme objective, cède le pas à un orateur doté du génie de la formule, qui n'admet pas la réplique. Pressé par l'urgence d'ouvrir les yeux à l'Enchanteur, l'écrivain résume la véritable signification des divisions qui déchirent le pays. Son « procès entre vingt-quatre millions d'hommes et sept cent mille privilégiés » armait ainsi la Révolution d'un mot d'ordre destiné à passer dans l'histoire. Mais quand il tente une dernière fois d'en appeler à la part la plus noble de la personnalité de Vaudreuil, il laisse parler son cœur avec beaucoup de délicatesse : « Je vous supplie, au nom de ma tendre amitié, de ne pas prendre à cet égard une couleur trop marquante. Je connais le fond de votre âme ; mais je sais comme on s'y prendra pour vous faire pencher du côté anti-populaire. Souffrez que j'en appelle à la noble portion de cette âme que j'aime, à votre sensibilité, à votre humanité généreuse. Est-il plus noble d'appartenir à une association d'hommes, quelque respectable qu'elle puisse être, qu'à une nation entière, si longtemps avilie, et qui, en s'élevant à la liberté, consacrera les noms de ceux qui auront fait des vœux pour elle, mais peut se montrer sévère, même injuste, envers les noms de ceux qui lui auront été défavorables ? […] Je vous parle du fond de ma cellule, comme je le ferais du tombeau, comme l'ami le plus tendrement dévoué, qui n'a jamais aimé en vous que vous-même […]. J'ai cru remplir le plus noble devoir de l'amitié en vous parlant avec cette franchise ; puissiez-vous la prendre pour ce qu'elle est, c'est-à-dire pour l'expression et la preuve du sentiment qui m'attache à tout ce que vous avez d'aimable et d'honnête, et à des vertus que je voudrais voir apprécier par d'autres, autant qu'elles le sont par moi-même186 . »
Mais l'imprudence avait été le mot d'ordre de Vaudreuil jusque-là et il était de toute façon trop tard pour parer au danger. Les craintes de Chamfort se vérifieraient bel et bien et, dix mois plus tard, l'Enchanteur prendrait le chemin de l'exil.