1789
La lettre que Chamfort écrivit à Vaudreuil en décembre 1788 touchait le cœur du débat politique sur les institutions qui passionnait la France depuis trois mois et dont l'issue déciderait du destin du pays.
Le 25 septembre, en enregistrant la convocation des états généraux fixée par le roi en janvier de l'année suivante, le parlement de Paris s'était prononcé pour la division par ordre adoptée en 1614. Mais uni par l'aspiration commune à la bourgeoisie et au peuple d'obtenir, en reconnaissance de son importance numérique – les « vingt-quatre millions » de Chamfort –, une représentation égale à celle des deux autres ordres réunis, le tiers état avait réagi avec vigueur en invoquant le droit naturel et l'égalité entre les citoyens. Ainsi, le 5 octobre, Necker – revenu fin août au ministère des Finances – avait à nouveau convoqué l'Assemblée des notables de 1787 pour décider des modalités selon lesquelles les états généraux exécuteraient leur mandat.
Si Louis XVI ne s'était résigné à convoquer « la représentation » que sous l'urgence de la crise financière, pour beaucoup de Français « l'acte de représenter1 » prenait désormais une signification politique nouvelle, et ils voyaient dans la réunion des états l'occasion, si longuement désirée, de proposer les réformes structurelles nécessaires au pays. C'est pourquoi, loin d'apparaître comme un pur problème technique, le débat sur les règles qui régiraient la partie avait enflammé l'opinion publique. La Société des Trente s'était aussitôt constituée2 pour trouver la meilleure solution. Cette « conspiration d'honnêtes gens3 » formée à l'initiative d'un conseiller du parlement, Adrien-Jean-François Duport, épaulé par Mirabeau, comptait de nombreux magistrats parmi lesquels une autorité comme Duval d'Éprémesnil, des disciples des Lumières tels que Condorcet, Chamfort, Sieyès ainsi que des membres de la noblesse libérale. On retrouvait là beaucoup des noms que nous avons souvent évoqués dans les chapitres précédents : en premier lieu Lauzun, qui avait aidé Duport et Mirabeau à lancer la Société, et avec lui La Fayette, le vicomte de Noailles, les frères Lameth, La Rochefoucauld-Liancourt, Talleyrand. Pour eux, il s'agissait de continuer la « croisade » commencée en Amérique : « C'étaient des courtisans contre la cour, des aristocrates contre les privilèges, des officiers qui voulaient remplacer la dynastie par le patriotisme national4 . »
Au-delà de leurs divergences, les Trente étaient tous monarchistes, mais la plupart convenaient que s'en tenir aux anciennes lois du royaume constituait un anachronisme absurde et étaient convaincus qu'il fallait rédiger une constitution et reconnaître l'égalité de droits des citoyens. Leur préoccupation immédiate était de préparer les élections et d'établir un modèle de cahier de doléances à diffuser dans les bailliages. En matière de finance et d'économie, c'était le maître à penser de la rue de Bellechasse, le banquier Panchaud, qui indiquait la direction à suivre, diamétralement opposée à la politique de Necker. Et si le duc d'Orléans, qui de son côté présidait le Club de Valois, ne participait pas aux séances, il en était informé par Laclos.
Grâce aux pressions d'Éprémesnil, le 5 décembre, le parlement adopta une position neutre sur le problème de la représentation du tiers état, tandis que les notables ne reconnurent l'égalité numérique que pour la délibération sur les impôts. « Permettre à un peuple de défendre son argent, et lui ravir le droit d'influer sur les lois qui doivent décider de son honneur et de sa vie, c'est une insulte, c'est une dérision5 », s'indignait Chamfort, mais la bataille n'en était qu'à ses débuts.
L'écrivain s'y consacrerait avec enthousiasme, sans l'ombre d'une ambition personnelle, choisissant le rôle de conseilleur occulte. C'est lui par exemple qui suggérerait à l'abbé Sieyès le titre du pamphlet politique le plus célèbre de l'histoire française : Qu'est-ce que le tiers état ? Tout 6 . Publié au début de l'année suivante, troisième d'une série de textes éblouissants composés en trois mois7 , cet opuscule s'ouvrait sur les trois questions fatidiques : « Qu'est-ce que le tiers état ? Tout. Qu'a-t-il été jusqu'à présent dans l'ordre politique ? Rien. Que demande-t-il ? À être quelque chose » et poursuivait en définissant la nation comme « un corps d'associés vivant sous une loi commune et représentés par la même législature », dont la volonté générale avait à son tour force de loi. Avec cet écrit, la révolution que Chamfort avait évoquée en termes très vagues à Vaudreuil quelques semaines plus tôt entrait en scène avec le langage et le programme politique auxquels elle se tiendrait à l'avenir.
Avant la fin de l'année8 , le conseil des ministres décida de doubler la représentation du tiers état aux états généraux et annonça que le nombre de députés serait le plus possible proportionnel à la population et aux impôts de chaque bailliage. « Dans le fait, le nombre des députés n'avait rien de décisif tant que chaque ordre opinait séparément et conservait une voix égale9 », mais sur le plan des principes, c'était déjà une victoire éclatante.
« Ah ! Monsieur le Duc, écrivait fou de joie Mirabeau à son ami Lauzun, soyons aux États généraux, entrons à tout prix ; nous les mènerons et nous aurons des grandes jouissances qui vaudront mieux que tous les hochets de la Cour10 . »
Lauzun n'avait pas besoin qu'on l'encourage. Il s'était initié dès son jeune âge à la réflexion politique à l'école de Choiseul et avait acquis au cours de ses nombreux voyages une expérience directe des caractéristiques et des méthodes de gouvernement des différentes monarchies européennes. Ses séjours en Angleterre et l'aventure américaine avaient définitivement orienté ses sympathies vers une monarchie constitutionnelle fondée sur l'équilibre des pouvoirs, garante de l'égalité des droits civils et politiques pour tous les citoyens, ouverte à l'initiative individuelle et au mérite. Depuis son retour des États-Unis, il discutait avec ses amis – dans sa petite maison de Montrouge comme rue de Bellechasse, chez Talleyrand, ou au Palais-Royal, chez le duc d'Orléans, et maintenant avec les Trente – des réformes nécessaires à la France. La gravité de la crise économique, financière et politique qui avait frappé le pays et l'incapacité du gouvernement à y remédier lui offrirent enfin la possibilité d'agir. Le duc entra donc en politique avec le même enthousiasme, les mêmes idéaux, le même besoin d'affirmation ou de revanche que nombre de ses vieux amis qui prenaient maintenant la même voie que lui. Mais il avait besoin, comme du vivant du marquis de Voyer d'Argenson, d'une intelligence supérieure avec qui dialoguer et il choisit, à juste titre, Mirabeau, lequel pour sa part avait élu Chamfort comme maître à penser. Lauzun avait rencontré Mirabeau en 1769 en Corse, quand tous deux servaient dans l'armée envoyée par Choiseul réprimer l'insurrection de Paoli. Lauzun avait vingt-deux ans, Mirabeau vingt, et bien qu'à première vue tout semblât les séparer, ils étaient devenus excellents amis. Neveu d'un grand ministre, déjà promu officier, jouissant de la considération générale, Lauzun était, comme nous le savons, beau, élégant, parfait homme du monde, tandis que Mirabeau, au corps massif et au visage marqué par la variole, avait des manières de charretier. Le premier pouvait à cette époque envisager une carrière prestigieuse, disposait d'un patrimoine immense, était déjà connu pour ses exploits galants. Le second, traité comme un paria par un père tyrannique, manquait du nécessaire pour vivre et avait des habitudes de débauché. Pourtant beaucoup de choses les rapprochaient : ils étaient tous deux en conflit avec leur famille, et si celle de Mirabeau se livrait sans frein à tous les excès tandis que celle de Lauzun dissimulait ses mésententes et ses vices derrière la perfection du style, la rancœur de leurs deux rejetons était aussi intense. Mirabeau avait été répudié par son père légitime, Lauzun n'avait jamais été reconnu par son père naturel, et tous deux avaient subi la violence de leurs parents respectifs. Ils avaient alors décidé de ne compter que sur eux-mêmes, de se réinventer une existence à leur image, rebelles aux règles d'une société patriarcale dont ils avaient subi les abus dès leur jeune âge.
Lauzun « fut aussitôt fasciné par le sous-lieutenant Pierre Buffière, aveuglé par sa flamme et sa fougue11 », tandis que Mirabeau put admirer l'audace et l'esprit chevaleresque avec lesquels le duc se lançait dans sa première mission militaire. Ils cherchèrent l'un et l'autre à conquérir les faveurs de la belle Mme Chardon, la jeune épouse de l'intendant de Corse, et, vrai ou pas, prétendirent y avoir réussi, se découvrant frères en libertinage. Ils se retrouvèrent à Paris au début des années 1780, chez Panchaud, et, sans se laisser décourager par la réputation scandaleuse que traînait Mirabeau, Lauzun le présenta à Talleyrand, chanta ses louanges auprès d'Orléans, le recommanda à Calonne, lui prêta de l'argent et couvrit ses méfaits. Grâce à l'appui du duc, Mirabeau, en dépit de sa situation de paria, put se faire connaître et exercer une influence de plus en plus forte sur ceux qui aspiraient à des réformes capables de sauver la monarchie en la conformant aux exigences du présent. Après l'échec de la politique de Calonne, Mirabeau eut la certitude absolue que, pour sortir de la paralysie institutionnelle, il fallait refonder l'État en créant un contre-pouvoir en mesure de balayer les intrigues de cour et le « despotisme » ministériel. La convocation des états généraux fut l'occasion qu'il attendait.
Jusque-là, dans les académies, les salons ou les clubs privés, des fleuves de paroles avaient coulé ; Mirabeau, lui, passa à l'action. Pour arracher sa nomination de député, que son ordre lui refusait, il incendia la Provence de son éloquence, s'imposa aux autorités locales, se fit élire représentant du peuple et revint à Paris en triomphateur. Jacques de Norvins, qui avait vingt ans à l'époque, n'oublia jamais l'émotion que suscitèrent en lui « les mots sublimes et terribles » que Mirabeau avait adressés aux nobles provençaux qui n'avaient pas voulu de lui sur leur liste : « Ainsi périt le dernier des Gracques de la main des patriciens. Mais avant d'expirer, il lança de la poussière vers le ciel en attestant les cieux vengeurs, et de cette poussière naquit Marius, Marius moins grand pour avoir exterminé les Cimbres que pour avoir anéanti dans Rome l'aristocratie de la noblesse. »12 Lauzun aussi reconnut à cette époque que Mirabeau était un authentique génie de la politique et se laissa entraîner par son audace. Il se présenta comme député de la noblesse du Quercy et fut élu à une forte majorité. Il entama donc le dernier chapitre de sa vie, sous le nom de Biron qu'il avait pris à la mort de son oncle. C'est ainsi que nous l'appellerons désormais.
À la différence de Biron et de Mirabeau, le chevalier de Boufflers n'obtint pas de mission en Corse, mais à l'époque, la lutte armée de Pasquale Paoli contre les Génois l'avait rempli d'admiration. Ignorant que l'île était sur le point de passer sous domination française13 , il avait confié à la duchesse de Choiseul : « J'ai toujours eu la fantaisie des révolutions ; je serai bien aise de voir un pauvre peuple secouer un horrible joug. » Et un homme comme Paoli, dont la seule ambition était d'« assurer la liberté de sa nation », lui semblait « un digne successeur des Romains, et des Romains de la grande espèce »14 . L'Antiquité représenterait toujours pour lui une patrie idéale où il pouvait fuir les frustrations que lui infligeait une monarchie qui donnait le pas à la faveur sur le mérite. Au Sénégal, dans les moments de plus grand désarroi, il aimait penser que, né romain ou athénien, il aurait pu prouver ce qu'il valait. Maintenant que tout le monde prenait la vertu et la liberté antiques comme modèles d'une renaissance française, Boufflers pouvait enfin espérer que sa « fantaisie des révolutions » devienne réalité. Très tôt, le chevalier avait professé son admiration pour les pays qui jouissaient du « plaisir de faire eux-mêmes leurs lois » et où la terre était cultivée par « des mains libres »15 . Son esprit d'indépendance avait été conforté par la politique pro-parlementaire et anti-absolutiste de son oncle Beauvau et par le défi à l'autorité royale qu'avait lancé le clan Choiseul. Son expérience sénégalaise avait été pour lui la preuve définitive que la monarchie ne permettait pas à ses administrateurs de remplir efficacement et dignement leur mandat. D'ailleurs beaucoup de ses amis partageaient ses opinions et l'encourageaient à embrasser comme eux une carrière « bourgeoise », enfin affranchie de l'arbitraire de la faveur royale. Pourtant, quand le chevalier prit place comme représentant de la noblesse de Lorraine parmi les députés des états généraux, sa « fantaisie des révolutions » ne résista pas longtemps.
Retenu en Russie jusqu'à l'automne 1789, Louis-Philippe de Ségur ne put se présenter aux élections et délégua à son frère la tâche de défendre leur foi libérale commune. En réalité, il s'agissait pour le vicomte d'un choix presque obligé. Gentilhomme d'honneur du duc d'Orléans, avec qui il avait des liens de parenté et d'amitié, et protecteur de Laclos, Joseph-Alexandre se trouvait à « l'épicentre16 » de la guerre personnelle sans merci que le premier prince du sang avait déclarée à Louis XVI et Marie-Antoinette. En se portant candidat le premier, Orléans visait à faire élire à l'assemblée de la noblesse de Paris le plus grand nombre possible de ses partisans, de façon à contrebalancer ceux de Versailles. Comme d'autres intimes du Palais-Royal, le vicomte présenta sa candidature. Le prince remporta une victoire éclatante et Ségur fut élu comme deuxième délégué suppléant avec de bonnes probabilités de participer, tôt ou tard, aux travaux des états généraux. Joseph-Alexandre n'avait pas l'idéalisme de son frère et, profondément sceptique, donnait le meilleur de lui dans la critique irrévérente et la moquerie, l'ambition politique venant après ses aspirations littéraires. Malgré tout, il était bien conscient que, au-delà de la rancœur et du désir de revanche, le parti Orléans pouvait contribuer de façon significative à une monarchie constitutionnelle capable de répondre au besoin de renouveau du pays. Son avis était partagé par Besenval, qui s'était détaché des Polignac, mais dut reconnaître qu'« il était impossible de faire aucun fonds sur ce prince, ni de le mener à jouer le rôle que sa position et ses richesses lui rendaient si facile17 ».
Au moment de la convocation des états généraux, le comte de Narbonne espéra y siéger, mais sans succès. Il était d'âme trop noble pour jalouser ses amis élus et il continua à fréquenter assidûment La Fayette, Talleyrand, Biron, Mirabeau, les frères Lameth, et les assura de son soutien. Mme de Staël s'employa toutefois à le dédommager de cette exclusion en lui réservant une place d'honneur dans son salon de la rue du Bac, la coterie politique la plus influente de Paris. On notera que, seul parmi ses amis, Narbonne devint ministre sous Louis XVI.
Blessé par la décision du gouvernement qui, deux ans auparavant, l'avait exclu à grand bruit de l'Assemblée des notables, le duc de Brissac ne fut pas candidat pour représenter la noblesse d'Anjou aux états généraux. Il resta fidèle à son souverain, convaincu que son ordre ne s'accrocherait pas à une défense anachronique de ses privilèges.
Le comte de Vaudreuil pour sa part vit dans la convocation des états généraux un attentat contre l'autorité royale et une machination de Necker pour vaincre les résistances de la cour. Les faits lui donnèrent en quelque sorte raison.
Les premiers mois de 1789 furent consacrés à la préparation des états généraux dans un climat d'attente fébrile. Les centaines de publications sur la grande expérimentation politique en cours dont la France fut inondée montraient bien que les avis étaient partagés et l'avenir lourd d'inconnues. Tenaillée par un froid glacial et frappée par un manque cruel de travail, la population parisienne – grossie par un afflux de pauvres venus de province – payait les conséquences des récoltes désastreuses de l'année précédente et, malgré les efforts de Necker, était menacée de famine. Pourtant, rappellera Mme de La Tour du Pin, « jamais on ne s'était montré aussi disposé à s'amuser, sans s'embarrasser autrement de la misère publique18 », tandis que Norvins désignera de façon lapidaire l'épilogue inattendu de cette dernière saison mondaine : « On dansa partout à Paris pendant cet hiver, et la noblesse qui allait tout perdre, et la bourgeoisie qui allait tout gagner19 . »
Fidèle à son personnage, le vicomte de Ségur commença l'année en chantant des couplets à la louange de l'abbé Barthélemy, auteur du Voyage du jeune Anacharsis , à l'occasion d'une fête donnée par Mme de La Reynière. « Grâce à l'auteur on oublie / Tous les malheurs du moment, / Le passé par son génie / Nous console du présent20 », concluait le poème, bien que Joseph-Alexandre eût toute conscience que le passé était devenu la clé de lecture d'un présent dont lui-même dressait inlassablement la chronique en vers. Il put le vérifier une fois de plus en invitant chez lui une dizaine de jours plus tard un jeune auteur de théâtre qui montait, Marie-Joseph Chénier, lequel donna lecture de Charles IX ou l'École des rois , une tragédie interdite depuis deux ans par la censure. Ceci n'avait rien d'étonnant puisque la pièce, centrée sur le massacre des huguenots la nuit de la Saint-Barthélémy deux siècles plus tôt, dénonçait avec virulence les responsabilités conjointes du trône et de l'autel. Et peu importait que la dynastie régnante à l'époque fût celle des Valois, parce que en dernier ressort, l'accusation portait contre le pouvoir « sans contrainte » de la monarchie absolue. Pourtant les invités – parmi lesquels figuraient des hôtes de marque tels que la duchesse d'Orléans et le prince Henri de Prusse – trouvèrent que la pièce « était admirable21 ». Onze mois plus tard, portée par une opinion publique que Ségur avait confortée, Charles IX arriva enfin sur la scène du Théâtre Français22 . La pièce dut son triomphe au jeune comédien qui volait au vicomte les faveurs de Julie Careau, Talma. Son interprétation révolutionnaire du roi dégénéré et criminel23 inaugurait en France la saison du théâtre romantique. Les polémiques déchaînées par le spectacle menèrent à l'abolition de la censure royale, mais aussi à la scission de la troupe. On était le 4 novembre et Camille Desmoulins, présent dans la salle, déclara que Charles IX avait plus servi la cause de la Révolution que les journées d'octobre.
En ces premiers mois de 1789, le vicomte prit part aux discussions qui se tinrent au Palais-Royal au sujet des instructions qu'Orléans entendait donner aux représentants de ses bailliages. Leur rédaction fut confiée à Laclos, mais le duc insatisfait demanda à Sieyès – que Biron lui avait fait rencontrer en grand secret à Montrouge – d'en revoir le texte. L'abbé préféra écrire une nouvelle intervention et ses Délibérations , « véritable programme politique24 », furent publiées en même temps que les Instructions de Laclos. Reprenant les thèses de ses écrits antérieurs, Sieyès affirmait que les états généraux avaient pour finalité de donner une constitution à la France et que le tiers état, « seul dépositaire des pouvoirs de la nation », y jouerait un rôle déterminant.
Au succès de cette brochure dont le tirage atteignit les cent mille exemplaires s'ajouta la popularité acquise par Orléans auprès des Parisiens. Il est vrai qu'au cours de ce terrible hiver, le prince se distingua par sa générosité, distribuant vivres, bois et argent aux pauvres, aux sans-travail, aux veuves, aux orphelins, aux sans-abri. En outre, grâce à l'opération immobilière qui avait transformé le Palais-Royal en un vaste centre d'attraction, il pouvait se considérer comme le véritable roi de Paris. Sur les trois côtés de son jardin, le duc avait fait construire de longues galeries dont les arcades abritaient des restaurants, des cafés, des salles de lecture et de jeu, des magasins de luxe et de bimbeloterie à la mode ; il y avait même un cirque sur l'esplanade devant le palais. Aux étages, on pouvait louer des salons de luxe, des appartements de toutes les tailles et pour toutes les bourses. C'était une ville dans la ville où se donnaient rendez-vous selon les heures de placides familles bourgeoises et des gens du peuple, des travailleurs et des désœuvrés, des intellectuels et des étudiants, des joueurs, des voleurs, des prostituées. C'était surtout le miroir des humeurs populaires, une zone franche où, vraies ou fausses, les nouvelles circulaient sans contrôle et où tout le monde était libre de prendre la parole. « Là, on peut tout voir, tout entendre, tout connaître, écrivait non sans quelque inquiétude Mercier en 1783, les cafés regorgent d'hommes dont la seule occupation, toute la journée, est de débiter ou d'entendre des nouvelles, que l'on ne reconnaît plus par la couleur que chacun leur donne d'après son état25 . » À l'époque de cette transformation, Louis XVI avait taquiné son cousin en regrettant que ses nouvelles activités de « boutiquier » ne lui permettent plus de venir le dimanche à Versailles. Mais bientôt le roi s'apercevrait que le Palais-Royal devenait un anti-Versailles26 beaucoup plus influent que le sanctuaire même de la monarchie édifié par le Roi-Soleil à petite distance de la capitale.
Les six premiers mois de 1789 furent le moment de gloire d'Orléans. Le jour de l'ouverture des états généraux, il choisit son camp : « La place de député plutôt que celle de prince27 . » Il avait avec lui « pour le rassurer contre tout reproche, son cœur, le peuple qui le flatte et le philosophe ami de l'égalité qui l'applaudit28 ». Pendant un court laps de temps, il put ainsi se reconnaître pleinement dans le rôle du prince éclairé, libéral, défenseur des droits du peuple. Un rôle qui lui revenait par tradition familiale29 , auquel son cercle l'appelait et au nom duquel il s'opposait – comme régent ? comme lieutenant-général du royaume ? comme roi de rechange ? – à son cousin régnant. Mais il lui manquait le caractère, l'énergie, la trempe morale pour être à la hauteur de la tâche. Le courant orléaniste continua à se servir de lui pour mener la bataille monarchiste libérale jusqu'à la proclamation de la République30 , mais « après les instructions données à ses bailliages », le prince cessa pour Talleyrand d'« être un personnage politique actif […] Il n'était ni le principe, ni l'objet, ni le motif de la Révolution. Le torrent impétueux l'emporta comme les autres »31 .
Le vicomte de Ségur ne tarda pas à prendre ses distances avec un programme politique qu'il jugeait trop risqué. L'esprit démocratique n'était pas son fort. Il avait horreur du populisme et décida de combattre Orléans au sein même du Palais-Royal, en jouant sur un terrain où il ne craignait pas de rival : la conquête du beau sexe.
La duchesse d'Orléans s'était toujours soumise à la volonté de son mari, mais à partir du moment où le duc rendit publique sa nouvelle relation avec Mme Buffon – tout en laissant Mme de Genlis soustraire à son épouse l'affection de leurs enfants et décider de leur conduite – et où surtout il manquait à la loyauté due au roi, la descendante en ligne directe de Louis XIV s'éloigna d'un homme qu'elle avait tendrement aimé. Soutenue par son amie intime, la jeune marquise de Chastellux qui, restée veuve, était devenue sa dame de compagnie, la duchesse d'Orléans hissa dans ses appartements le drapeau de la tradition dynastique et religieuse, sous les applaudissements des fidèles de la maison d'Orléans qui ne se reconnaissaient plus dans les choix du duc.
Comme son père, le maréchal de Ségur, comme sa belle-sœur, la comtesse de Ségur, nièce adorée du marquis de Chastellux32 et maintenant intime de sa veuve, le vicomte décida de prendre le parti de la duchesse et de l'encourager à la résistance. Son assiduité était bien sûr motivée par l'espoir, même vague, qu'une prise de position vigoureuse de la duchesse d'Orléans ralentisse la périlleuse fuite en avant de son époux. Mais elle s'expliquait aussi par le charme féminin de la duchesse resté intact en dépit de ses maternités et de ses trente-cinq ans – « Une duchesse a toujours dix-huit ans », avait décrété une fois pour toutes la duchesse de Chaulnes – et par la beauté rayonnante de Mme de Chastellux. Laquelle avait sa préférence ? Difficile à dire, même si, grâce au journal de Gouverneur Morris, nous pouvons suivre ses visites au Palais-Royal jour après jour, pendant deux ans.
Homme de confiance de Washington et parmi les principaux rédacteurs de la constitution américaine, Morris avait trente-sept ans, un beau visage viril et une jambe de bois quand il arriva à Paris en février 1789, chargé par son gouvernement de négocier les modalités de remboursement de la dette américaine. Du 7 mars 1789 au 6 novembre 1792, il consigna tous les jours dans un style incisif ses rencontres, ses impressions, et le work in progress de la Révolution, dont il donne une chronique détachée et pénétrante. Ce témoin privilégié est pour nous particulièrement précieux parce qu'il a connu de près La Fayette, Talleyrand, les deux frères Ségur, Narbonne, Mme de Staël et leurs amis et qu'il donne sur eux des jugements percutants. Il nous aidera à les suivre dans certains moments clé de la chronologie révolutionnaire.
Le 27 mars, Morris fit la connaissance chez le baron de Besenval du vicomte de Ségur et se lia aussitôt d'amitié avec lui. Aux yeux de Joseph-Alexandre, Morris incarnait par sa fierté, son habillement austère et son « ton d'égalité républicaine33 » le prototype du citoyen américain dont son frère Louis-Philippe lui avait chanté les louanges à son retour des États-Unis. La fascination que, de son côté, Ségur exerça sur Morris fut de même nature. L'élégance et l'aisance mondaine de Joseph-Alexandre étaient la quintessence de la société décadente dont le diplomate américain devait apprendre à décrypter les codes pour accomplir sa mission. En outre, tous deux pragmatiques, désenchantés et libertins, ils se comprenaient d'instinct. À la fois rivaux et complices, ils courtisèrent assidûment, chacun dans son style, la duchesse d'Orléans et sa dame de compagnie. Mais nous ignorons si, en se feignant amoureux de Mme de Chastellux, Ségur entendait démentir les rumeurs qui lui attribuaient une relation avec la duchesse ou s'il désirait réellement gagner les faveurs de la marquise. De même, nous ignorons si, comme c'est probable, les espoirs de Morris de « consoler34 » la belle veuve se traduisirent dans les faits. Il est certain que Morris comme Ségur ne se faisaient pas d'illusions sur Orléans et s'efforçaient, avec l'aide de Mme de Chastellux, d'insuffler à la duchesse « plus de raison et de fermeté qu'elle n'en a[vait] naturellement35 » à l'égard de son mari.
Le temps que Morris consacrait au beau sexe n'avait pas pour seule fin de satisfaire ses robustes appétits sexuels : il avait vite compris qu'il se trouvait « au pays de la femme36 » et que les dames du beau monde constituaient une source inépuisable d'informations sur les stratégies toujours nouvelles des différentes factions politiques. Rien de plus instructif pour lui par exemple que sa relation avec Mme de Flahaut, qui était aussi jolie que libre d'esprit. La comtesse était la maîtresse de Talleyrand, dont elle avait eu un fils, et son salon était un des meilleurs observatoires politiques de la capitale. Mais la fréquentation de la comtesse de Ségur, de Mme de Chastellux et naturellement de Mme de Staël n'était pas moins utile. Les jugements que nous rencontrons dans le Journal du diplomate américain sont remarquables de précision, à commencer par la description de l'évêque d'Autun, « fin, rusé, ambitieux et méchant37 ». Le portrait de Necker est féroce : non seulement il est présomptueux et dépourvu de véritable intelligence politique, mais « il a une tournure et des manières de comptoir, qui contrastent fortement avec ses vêtements de velours brodé. Son salut, sa manière de parler, etc., disent : “C'est moi l'homme !”38 ». Morris en revanche révisera son verdict sur Mme de Staël – qu'il avait expédiée en décrétant : « Elle a absolument l'air d'une femme de chambre39 » –, pour accueillir sans trop d'enthousiasme les avances assez explicites de Germaine, et finir par admettre qu'elle ne manquait pas de génie, mais que sa conversation était trop « brillante40 » pour lui. L'ami La Fayette lui semblait terriblement vain, « fort au-dessous de ce qu'il a entrepris » et incapable de « tenir le gouvernail »41 en cas de tempête. Il pensait de Mirabeau que, « toujours puissant dans l'opposition, [il] ne sera[it] jamais grand dans l'administration42 ». Quant à Narbonne, qui hésitait entre « la voix du devoir et la conscience », Morris ne put s'empêcher de lui répondre que pour sa part il ne connaissait pas d'autre devoir que celui que lui dictait sa conscience, soupçonnant que celle de Narbonne « lui conseillera[it] de s'unir au parti du plus fort »43 .
D'ailleurs, s'il estimait que les représentants des élites n'étaient pas à la hauteur des responsabilités auxquelles ils aspiraient, son jugement global sur la société française n'était guère plus rassurant. Malgré son libertinage, Morris était fils de la culture puritaine d'outre-océan et pour lui la force politique d'une nation résidait avant tout dans son éthique. À Paris, l'incroyable corruption des privilégiés l'avait laissé sans voix. « Ce malheureux pays, égaré dans la poursuite des folies métaphysiques, présente au point de vue moral une immense ruine. Nous admirons l'architecture du temple, comme le reste d'une ancienne splendeur, tout en détestant le faux dieu auquel il était dédié44 . »
Narbonne n'était pas le seul de son ordre à se demander s'il devait écouter l'appel du devoir ou suivre la voix de sa conscience. C'était un dilemme cornélien dont le républicain Morris ne pouvait saisir la nature.
Le 6 mai, lendemain de l'ouverture solennelle des états généraux à Versailles, le tiers état avait demandé la vérification en commun des pouvoirs des députés et, ne l'ayant pas obtenue, s'était constitué le 17 juin en Assemblée nationale. Après avoir prêté serment, les députés s'attribuèrent le droit de voter les impôts et furent rejoints, deux jours plus tard, par les délégués du clergé, qui avaient décidé de délibérer avec le tiers état. C'était la naissance de ce contre-pouvoir que Mirabeau appelait de ses vœux. Le 20 juin, ayant trouvé la salle des séances fermée, les députés occupèrent la salle du jeu de paume, jurant de ne pas se séparer avant d'avoir donné une constitution au pays. Le 23 juin, à la fin de la séance solennelle où Louis XVI ordonna aux trois ordres de se réunir séparément, le tiers état et une partie du clergé refusèrent de quitter la salle. Bailly répondit au maître des cérémonies, le jeune marquis de Dreux-Brézé, qui invitait les députés à suivre l'injonction royale, que la nation réunie ne pouvait pas recevoir d'ordre. Pressé par Marie-Antoinette et Artois – convaincus non sans raison que c'était la dernière possibilité de récupérer le contrôle de la situation –, Louis XVI rejeta aussi le plan de réformes que lui proposait Necker : un vote par députés et non par ordres, système bicaméral à l'anglaise, égalité fiscale, droit de tous à tous les emplois.
Pour les représentants de la noblesse qui espéraient une monarchie constitutionnelle, le moment était donc venu de choisir leur camp. Dans le cas du chevalier de Boufflers, c'est Mme de Sabran qui décida. Dans une lettre du 24 juin, manifestement inquiète des intentions exprimées par son amant à l'issue de la dramatique séance de la veille, la comtesse lui lançait un appel éploré. Après l'avoir assuré qu'elle ne pensait qu'à son honneur, sa réputation et son bonheur, elle le pressait de réfléchir : « Que ferais-tu, mon enfant, dans cette abominable Assemblée, si jamais ta faiblesse et ta trop grande déférence à des conseils perfides que l'intérêt seul de M. Necker dicte aux dépens du tien, pouvaient t'y entraîner ? Dans quelle humiliation ne serais-tu pas, si ce parti-là suit le sort de tous les partis contraires à la justice et à la saine raison ! Ils iront assez loin, peut-être, pour être déclarés aux yeux de l'Europe entière, traîtres au roi et à leur patrie. On verra dans tout son jour l'hypocrisie, la fausseté, la perfidie, les menaces infernales de cet abominable Genevois, dont l'orgueil a voulu la France entière pour piédestal, sans les ailes du génie pour l'y placer et maintenir. Et quand même il devrait triompher, les membres de cette bonne et antique noblesse, si dévouée de tout temps à l'honneur et au soutien du trône et de la monarchie française, doivent-ils participer à une indigne victoire ? Est-ce ainsi que le maréchal de Boufflers en a remporté ? Que dirait-il dans un moment aussi critique et de quel parti crois-tu qu'il serait ? […] Au nom, dirai-je, de ton amitié première, au nom de ton intérêt et de ton repos, ne consulte que ta conscience et songe au sang qui coule dans tes veines. Adieu, mon enfant, adieu. Je meurs d'effroi en songeant que la plus chère partie de moi-même peut prendre un parti qui me fasse rougir45 . »
Les deux amants avaient toujours divergé en matière de politique. Entrée par son mariage dans une des plus anciennes et illustres familles du pays, fréquentant la cour depuis sa jeunesse, Mme de Sabran était décidée à défendre une position sociale dont l'avenir de ses enfants dépendait en grande partie. Son amitié avec les Polignac et ses liens avec la famille royale avaient été source de tension avec Boufflers qui, regardé avec suspicion à Versailles, avait payé au prix fort son esprit d'indépendance. Il s'était enorgueilli de l'ostracisme de la cour jusqu'au moment où, pour espérer épouser un jour la femme qu'il aimait, il avait dû se mettre en quête d'une charge prestigieuse. Les difficultés auxquelles il s'était heurté jointes à l'insistance de Mme de Sabran l'avaient convaincu d'accepter les bons offices des Polignac pour tenter de rentrer en grâce auprès des souverains. De son côté, la comtesse avait applaudi au retour de Necker dans l'espoir que le chevalier, ami de sa détestable fille, en tire quelque avantage. Mais en dépit de ces concessions réciproques, Mme de Sabran restait profondément conservatrice, tandis que le chevalier ne quittait pas ses positions de réformiste éclairé. D'ailleurs elle avait toujours préféré penser que les convictions libérales et philanthropiques de son bien-aimé n'étaient que de belles chimères et qu'elles devaient le rester. Mais à présent, consciente qu'elle ne convaincrait pas Boufflers sur le terrain de la confrontation politique, la comtesse avait choisi de livrer bataille au nom des sentiments qui les unissaient plutôt que des idées qui les séparaient. C'est l'amour qui lui imposait de rappeler à son amant ce qui devait lui être le plus cher : son honneur de gentilhomme. Comment le chevalier errant, qui avait rêvé de gloire pour qu'elle soit fière de lui, pouvait-il trahir son roi au moment du danger et souiller le nom glorieux de sa famille ? Par un chantage subtil, sans jamais dire explicitement qu'elle pourrait difficilement continuer à aimer un homme qu'elle ne respecterait plus, Mme de Sabran formulait dans sa lettre au chevalier les futurs mots d'ordre de la résistance aristocratique. L'honneur, le respect des ancêtres et la fidélité au souverain devaient passer avant toute autre considération, et ceci indépendamment des erreurs politiques commises par la monarchie. En invoquant l'honneur, la comtesse plaçait Boufflers dos au mur. Elle savait que c'était son bien le plus précieux, puisqu'elle avait été la première à en faire les frais. Par crainte de passer pour un chasseur de dot, le chevalier avait refusé de l'épouser, l'obligeant à trouver un arrangement avec sa conscience au risque de compromettre sa réputation. Certes, le chevalier aurait pu répondre au j'accuse de sa bien-aimée en objectant que l'honneur pour lui consistait à se battre pour une juste cause, mais il n'eut pas le courage de la décevoir à nouveau en lui infligeant une blessure qui risquait de ne pas se refermer. Ainsi le 25 juin, quand quarante-sept représentants de la haute noblesse, parmi lesquels figuraient nombre de ses amis46 , passèrent à l'Assemblée, Boufflers ne suivit pas leur exemple et se déclara contre la réunion des trois ordres.
Mais quand, deux jours plus tard, Louis XVI revint sur sa décision et ordonna aux deux premiers ordres de rejoindre le tiers état, Mme de Sabran revint à l'attaque. Dans une lettre du 24 juin, elle incita Boufflers à rester sur ses gardes et à ne pas se laisser influencer par ses amis, parce que c'était le duc d'Orléans – beaucoup plus dangereux que Necker – qui « infect[ait] les esprits par cette multitude à ses gages, à qui il [faisait] dire tout ce qu'il [voulait] dans le Palais-Royal », avec l'objectif « d'être dans peu le maître du royaume ». D'un autre côté, se démentant lui-même, le roi a perdu toute autorité et « si on le défend, ce sera malgré lui ». Lucide dans son pessimisme, la comtesse était consciente qu'« un jour, que dis-je, un seul instant peut changer tous les systèmes, et toutes les combinaisons dans une révolution qui n'a pour base que la folie d'un côté, et la faiblesse de l'autre »47 .
C'est bien du Palais-Royal que partit la révolution populaire. Le 28 juin, un groupe de soldats des Gardes françaises – un corps d'élite de trois mille six cents hommes chargé d'assurer la sécurité dans la capitale – déclara que pour aucune raison au monde ils ne tireraient sur la foule. Les mutins furent emprisonnés à l'Abbaye, mais, libérés par la foule et portés en triomphe au Palais-Royal, ils acceptèrent de revenir une nuit en prison avec l'assurance qu'on les relâcherait le lendemain. Le scénario aurait-il été différent si le commandement avait été assuré par Biron, que ses hommes adoraient, plutôt que par le marquis du Châtelet – le fils de la belle Émilie –, détesté par les soldats ? Devant l'insubordination grave du premier corps d'infanterie de la Maison du roi, le duc fut peut-être tenté de penser que c'était une bonne leçon pour Marie-Antoinette, qui l'avait privé par pur caprice d'une charge lui revenant de droit.
Tandis que le prix du pain, qui ne cessait d'augmenter depuis début juin, atteignait un niveau vertigineux, le déploiement progressif de troupes autour de la capitale alarmait la population. En effet, cédant aux pressions de sa femme, du comte d'Artois et des ministres les plus conservateurs, Louis XVI s'était résolu à imposer son autorité par la force et, le 11 juillet, remercia Necker sans aucun préavis. Quand il l'apprit, Gouverneur Morris courut supplier le ministre de se rendre aussitôt à Versailles pour avertir le roi – à l'évidence mal informé – de la gravité de la situation. Et comme Necker répondait qu'il était trop tard, il avait insisté : « Il n'est pas trop tard pour avertir le roi du danger dans lequel il se trouve, danger infiniment plus grand qu'il ne croit ; que son armée ne se battra pas contre la nation, et que s'il écoute les conseils violents, la nation sera sans aucun doute contre lui ; que l'épée lui a échappé des mains sans qu'il s'en aperçût, et que l'Assemblée nationale est maîtresse de la nation48 . »
Les prévisions de Morris se confirmeraient et le premier qui en prit conscience fut le baron de Besenval.
Louis XVI s'était débarrassé de Necker pour lancer une contre-révolution préparée à l'insu du ministre. Espérant reprendre le contrôle de Paris, le roi avait confié au vieux maréchal de Broglie le commandement général des troupes, avec pour tâche de créer une ceinture de sécurité autour de la capitale, et à Besenval – aux ordres du maréchal – celui des trois régiments déployés en des points stratégiques du périmètre de la ville et chargés d'entrer en action en cas de révolte. Un plan, comme l'expliquera le baron dans ses Mémoires, qui péchait dès le départ, parce qu'au lieu d'envoyer une armée compacte, équipée d'artillerie, prête à occuper Paris, on avait préféré répartir les soldats sans tenir compte du fait que les ruelles tortueuses des vieux quartiers ne permettraient pas une action militaire coordonnée.
Le baron n'apprit le limogeage de Necker que le 12 juillet, quand la nouvelle arriva à la capitale, créant la panique. C'était le début de trois journées cruciales pour le destin du pays. Les Parisiens, qui voyaient dans le ministre suisse la seule personne capable de leur épargner la banqueroute et la famine, descendirent aussitôt dans la rue, tandis qu'au Palais-Royal un jeune orateur improvisé, Camille Desmoulins, debout sur une table du café de Foy, lançait son célèbre appel : « Aux armes, aux armes citoyens, prenons des cocardes vertes, couleur de l'espérance ! » Au lieu d'empêcher le pillage des armureries, les Gardes françaises fraternisèrent avec la foule.
Besenval, qui nous a laissé sa version des faits dans ses Mémoires, ordonna alors à ses troupes d'occuper la place Louis XV – bientôt rebaptisée place de la Révolution –, mais les soldats arrivèrent en même temps que le cortège des manifestants portant les bustes de Necker et d'Orléans. Le prince de Lambesc, cousin de la reine, qui commandait en personne le Royal-Allemand, crut bon d'ordonner la charge, transformant une manifestation pacifique en émeute. Au cri de « Les Allemands et les Suisses massacrent le peuple ! », la foule bombarda les soldats de cailloux, tandis que les Gardes françaises affrontaient les hommes de Lambesc. « Ce fut la première fois qu'une force armée organisée affrontait les soldats du roi, déterminée à contre-attaquer. Plus surprenant encore, les Gardes constituèrent une force suffisante pour repousser les troupes de cavalerie des Tuileries. À partir de ce moment, la bataille se jouait pour la souveraineté de Paris49 . » Sans instructions de Versailles, « qui s'obstinait à regarder trois cent mille hommes mutinés comme un attroupement, et la révolution comme une émeute50 », Besenval, qui commençait à douter de l'obéissance de ses propres troupes, ordonna à ses soldats de se replier sur la rive gauche pour se rassembler au Champ-de-Mars.
Le lendemain, l'assemblée des électeurs de la capitale qui s'était constituée en comité permanent décida de veiller à la sécurité des Parisiens en créant une milice. Les armes du Garde-meuble furent réquisitionnées et une délégation alla demander au marquis Virot de Sombreuil, qui commandait la garnison des Invalides, de remettre ses trente-deux mille fusils. Sombreuil essaya de gagner du temps : il répondit qu'il devait demander l'autorisation de Versailles et avertit Besenval « qu'en un mot, il ne fallait pas compter sur les Invalides et que, si les canonniers recevaient l'ordre de charger leurs pièces, il les tourneraient contre l'appartement du gouverneur51 ». Des messages analogues arrivaient aussi du marquis de Launay, le gouverneur de la Bastille, forteresse que Besenval jugeait imprenable et où il avait fait mettre en sûreté le dépôt de munitions des Invalides.
Dans la nuit du 13, les insurgés incendièrent quarante des cinquante-quatre barrières qui contrôlaient l'entrée des marchandises dans la capitale et pillèrent les réserves de vivres du couvent Saint-Lazare. Le matin du 14, après avoir réclamé en vain des instructions à Broglie, Besenval réunit son état-major pour décider de la conduite à tenir. L'opinion générale fut que « cette effervescence devenait impossible à réprimer. D'autant que nos troupes s'ébranlaient visiblement ; qu'on les pratiquait , en dépit de notre vigilance ; et qu'un colonel m'assura, les larmes aux yeux, que son régiment ne marcherait point52 ».
Le matin même, la foule envahit les Invalides sans rencontrer la moindre résistance de la part de la garnison et, s'étant emparée des fusils et des canons, se dirigea vers la Bastille pour piller son dépôt de munitions. Convaincu que Launay était en mesure de se défendre, Besenval resta au Champ-de-Mars où lui arriva un message de Du Puget, lieutenant du roi à la Bastille, qui lui demandait d'envoyer au gouverneur, trop enclin à se rendre, l'ordre formel de défendre la forteresse coûte que coûte. Interceptée et lue à voix haute devant la foule en colère, la réponse de Besenval confirmait : « M. de Launay tiendra jusqu'à la dernière extrémité : je lui ai envoyé des forces suffisantes53 . » Ce n'est qu'en fin de journée qu'il apprit que la Bastille avait été prise et que la foule entendait maintenant converger vers le Champ-de-Mars pour le chasser de la capitale avec ses hommes. Sous la menace des canons que les Gardes françaises avaient placés de l'autre côté de la Seine, « affaibli par la défection, et certain de n'être bon à rien54 », Besenval se replia sur Sèvres, sans attendre les ordres du maréchal de Broglie. Ainsi se termina « cette terrible journée, qui fit connaître au peuple toute sa force et à la cour tout son danger55 ».
Le baron de Besenval avait soixante-huit ans et, malgré son indiscutable courage, finissait sa carrière en prenant la responsabilité d'ordonner sans combattre la plus humiliante des retraites. « Si j'engageais les troupes dans Paris, se justifiera-t-il dans ses Mémoires, j'allumais la guerre civile. Un sang précieux, de quelque côté qu'il coulât, allait être versé sans résultat utile pour le bien public. Toutes choses considérées, je crus que le plus sage était de retenir les troupes et de livrer Paris à lui-même. C'est à quoi je me déterminai, vers une heure du matin56 . » Les mauvaises langues ne manquèrent pas d'insinuer que Besenval n'avait pas livré bataille au moment de l'assaut contre les Invalides pour éviter que sa belle demeure de la rue de Grenelle, toute proche, ne soit pillée57 .
C'est le duc de La Rochefoucauld-Liancourt, Grand-Maître de la garde-robe, qui, arrivant à Versailles en fin de soirée, informa Louis XVI de la chute de la Bastille et de la terrible fin du marquis de Launay et du prévôt des marchands, dont les têtes avaient été portées en triomphe sur des piques. C'est encore le duc – à qui on attribue la fameuse réplique « Sire, ce n'est pas une émeute, c'est une révolution » – qui convainquit le roi de se rendre le lendemain à l'Assemblée nationale, accompagné de ses frères, pour annoncer le retrait des troupes massées autour de la capitale. Et c'est toujours lui qui demanda à son grand ami Talleyrand58 d'écrire la palinodie que devrait prononcer le roi. Rédigé par l'évêque d'Autun prêt à s'adapter à toute situation, cet appel habile à la collaboration des députés en vue de l'intérêt supérieur de la nation enthousiasma tout le monde. En le prononçant tête nue, Louis XVI reconnut de fait la souveraineté de l'Assemblée, supérieure à sa propre autorité. C'était la défaite définitive des partisans les plus intransigeants de la monarchie de droit divin : « Après ce qui vient de se passer, dénonçait Morris, on ne devrait pas permettre au comte d'Artois de rester en France59 . » Le lendemain, 16 juillet, le roi annonça la démission de Breteuil, plénipotentiaire secret de Louis XVI en Belgique, ainsi que le retour de Necker au ministère des Finances et, toujours sur sollicitation de La Rochefoucauld-Liancourt, le 17, se rendit en personne à Paris pour se réconcilier avec ses habitants. Comme le voulait la tradition des « entrées » royales, le tout nouveau maire, Jean-Sylvain Bailly, l'attendait porte de Chaillot pour lui offrir les clés de la ville. Les mêmes, eut-il soin de préciser, qui avaient été remises à Henri IV quand il avait « reconquis son peuple ». Maintenant, c'était Paris qui avait « reconquis son roi ». Après s'être entendu rappeler, certes sous forme d'hommage, que sa visite ne faisait que répondre à la volonté populaire, Louis gagna la mairie en passant sous les épées croisées de la Garde nationale, dont La Fayette avait pris le commandement, et laissa Bailly épingler la cocarde tricolore sur son chapeau. Alors seulement la foule cria à l'unisson : « Vive le roi ! » Pour Louis XVI, rappellera Norvins, cette visite à Paris « où il dut quitter les couleurs de sa famille et de sa couronne et prendre celles de la Révolution fut la première station de son calvaire. Il revint à Versailles portant sur son chapeau le signe de sa mort dynastique60 ». Morris pour sa part observait que si le roi n'avait pas été aussi faible, cette journée lui aurait servi de leçon pour le reste de sa vie. Mais influencé par de très mauvais conseillers, « il lui [était] impossible de ne pas mal agir61 ».
« La nuit dernière au soir, note Gouverneur Morris le même jour, le comte d'Artois, le duc et la duchesse de Polignac, M. de Vaudreuil, bref, tout le comité Polignac ont décampé, désespérés », ajoutant non sans malice : « Les voyages peuvent être utiles au comte d'Artois, […] il aurait raison de visiter des pays étrangers »62 . C'était une décision pour le moins opportune. Partisan de la manière forte, cible d'innombrables libelles, Artois était avec les Polignac – comme Chamfort l'avait prédit en son temps à Vaudreuil63 – en tête des listes de proscription des ennemis du peuple qui avaient circulé entre le 13 et 14 sous les arcades du Palais-Royal. Non seulement le roi n'était plus en mesure de garantir la sécurité de son frère et des amis de sa femme, mais leur présence constituait maintenant une menace de plus pour Marie-Antoinette elle-même. Depuis des années, l'ambassadeur autrichien signalait dans ses lettres le danger que représentait la présence des Polignac à Versailles : « Cette famille, écrivait-il à Joseph II, s'est rendue si odieuse par ses rapines et par l'abus qu'elle a fait de son crédit, que cela occasionne le déchaînement odieux et injuste dans lequel le public s'obstine à persévérer contre la reine64 . » Et maintenant que Marie-Antoinette s'était enfin résignée à sacrifier à l'opinion publique « ses alentours favoris », Mercy-Argenteau regrettait qu'« elle ne se fût décidée longtemps auparavant »65 .
Les adieux dans la nuit du 16 au 17 furent émouvants. Ceux de Vaudreuil marquèrent une sorte de retour en grâce : « Arrivé près de la Reine, se souviendrait-il, je posai un genou en terre et je balbutiai quelques mots d'adieu. Son visage daigna se pencher vers le mien. Je sentis ses larmes qui roulaient sur mon front : “Vaudreuil, me dit-elle d'une voix étouffée, d'une voix dont l'accent me restera toujours dans la mémoire, vous avez raison. Necker est un traître. Nous sommes perdus.” Je levai les yeux avec effroi pour la regarder. Elle avait déjà repris son air de calme et de sérénité. La femme s'était trahie devant moi seul ; le reste de la Cour ne vit que la souveraine66 . » À minuit, avant de quitter Versailles, la duchesse de Polignac reçut un dernier message de Marie-Antoinette : « Adieu, la plus tendre des amies ! Que ce mot est affreux ! Mais il est nécessaire ! Adieu ! Je n'ai que la force de vous embrasser67 . »
Pour ne pas attirer l'attention, Artois et les Polignac avaient choisi de suivre deux itinéraires différents : le comte irait vers les Pays-Bas, les Polignac vers la Suisse. Confronté au dilemme de suivre son prince ou la femme qu'il aimait, Vaudreuil estima que son devoir était d'escorter Artois parce que c'était lui qui courait le plus gros danger. Tandis que ses deux fils, le duc d'Angoulême et le duc de Berry, quittaient le château en carrosse, Artois s'éloigna à cheval, suivi par le capitaine de ses gardes, le prince d'Hénin, son premier écuyer, le marquis de Polignac, et quelques gentilshommes de son entourage en plus de Vaudreuil. Traversant la forêt, le petit groupe arriva à Chantilly où il prit place dans une voiture prêtée par le prince de Condé, dont les armoiries avaient été effacées en hâte, direction Valenciennes et la frontière du Quiévrain, qu'il franchit sans encombre, passant en Belgique. Ce n'est que début août que Vaudreuil retrouva les Polignac, qui s'étaient réfugiés en Suisse. Leur fuite avait été beaucoup plus mouvementée que la sienne et ils avaient couru plusieurs fois le risque d'être reconnus. Mais pour finir, le duc et la duchesse Jules avec leurs quatre enfants, la comtesse Diane et la comtesse de Polastron avec son enfant, s'étaient retrouvés au grand complet dans une villa à la campagne, à Gümblingen, à une lieue de Berne. Ne manquaient à l'appel que le duc de Guiche et le comte de Polastron, restés en France à la tête de leurs régiments. En revanche, les exilés recevraient bientôt la visite d'Artois, venu dans le plus strict incognito embrasser Mme de Polastron dont il se découvrait chaque jour plus amoureux. C'est de Gümblingen que, le 16 août, Vaudreuil envoyait des nouvelles de ses amis à Lady Foster : « Je les ai trouvés tous bien portants, bien courageux, supportant leurs revers avec la force et le calme que donne la bonne conscience […] Le temps seul peut réparer les malheurs dont nous gémissons, et le courage, l'amitié et la philosophie nous donneront la force nécessaire pour attendre cette heureuse époque68 . » Le comte ne pouvait imaginer que son attente durerait vingt-cinq ans.
Le départ du comte d'Artois et des Polignac, aussitôt suivis des princes de Condé et Bourbon, des Conti et des Rohan, marqua le début officiel de l'émigration. Entre cette date et la fin de la Terreur, cent cinquante mille personnes environ quittèrent la France pour chercher refuge dans les autres pays européens et aux États-Unis. L'émigré – néologisme qui apparut alors – devint une figure clé de l'époque révolutionnaire. L'émigration s'effectua par vagues successives qui répondaient à la radicalisation d'une « volonté générale » décidée à éliminer tous ceux qui barraient sa route – les partisans de l'absolutisme, les monarchistes libéraux, les Girondins –, mais elle ne se limita pas à l'aristocratie et au clergé. Sous la pression de la « grande peur », on vit émigrer, en plus des nobles et des riches propriétaires bourgeois, des membres de la petite bourgeoisie, des artisans, des ouvriers, des paysans69 . Prisonnier d'une situation politique de plus en plus difficile, Louis XVI adopta une attitude ambiguë par rapport à l'émigration, qu'il condamnait officiellement, mais encourageait en secret. La noblesse trahissait-elle en abandonnant le roi aux mains de ses ennemis et en fragilisant sa position par les déclarations belliqueuses auxquelles elle se livrait hors des frontières ? Ou était-ce le souverain qui s'était montré incapable de défendre ses plus loyaux sujets et maintenant se désintéressait de leur sort avec cynisme70 ? Et fallait-il remettre sur le trône l'oint du Seigneur ou le roi qui avait signé la constitution ? Le comportement de Louis XVI ne laissait-il pas supposer qu'il n'était plus en possession de toutes ses facultés et qu'on devait plutôt se tourner vers ses frères, Provence et Artois ? Questions, incertitudes, contradictions qui se révéleraient dans toute leur dimension dramatique à Coblence. Mais l'émigration de 1789 était encore « joyeuse », on l'imaginait de courte durée et ceux qui s'exilaient pouvaient emporter argent, bijoux, tableaux et objets précieux.
Une dizaine de jours après les Polignac, Besenval partit à son tour pour Berne. Son ingrate mission militaire dans la capitale l'avait exposé à la haine de la population, et Louis XVI en personne lui avait ordonné de rentrer en Suisse. Moins chanceux que les Polignac, le baron fut arrêté avant la frontière et placé sous surveillance dans la petite ville de Villenauxe. Il avait oublié d'emporter son congé officiel signé du roi et le conseil municipal refusa de le laisser repartir sans un nouveau passeport, visé par Versailles et la mairie de Paris. Il eut la grande chance que, ce 28 au matin, la voiture de Necker, rappelé par Louis XVI cinq jours à peine71 après son limogeage, passait à tombeau ouvert près de Villenauxe, en route pour Paris. Informé par un ami de Besenval de l'arrestation de son compatriote, le ministre écrivit au vol un billet où il donnait au baron toute liberté de se rendre en Suisse. Mais le conseil municipal refusa d'en tenir compte et livra Besenval aux commissaires venus de Paris, qui le ramenèrent à la capitale et l'enfermèrent à l'Abbaye, en attendant qu'on le juge. Necker ne s'avoua pas vaincu. Fort de l'accueil enthousiaste des Parisiens, rappelle sa fille avec admiration, « il monta dans la salle de l'Hôtel de Ville, rendit compte aux magistrats nouvellement élus de l'ordre qu'il avait donné pour sauver M. de Besenval ; et leur faisant sentir avec sa délicatesse accoutumée tout ce qui plaidait en faveur de ceux qui avaient obéi à leur souverain, et qui défendaient un ordre des choses existant depuis plusieurs siècles, il demanda l'amnistie pour le passé, quel qu'il fût, et la réconciliation pour l'avenir72 ». À la suite de l'intervention de Necker, l'assemblée de la mairie de Paris décida la libération de Besenval et le pardon de tous les ennemis, mais elle fut promptement rappelée à l'ordre par Mirabeau. Furieux du retour inattendu de Necker qui venait gêner ses projets ministériels, le « tribun » décréta qu'en réalité ces décisions étaient de la compétence de l'Assemblée et confirma aussitôt l'ordre de détention de Besenval dans l'attente de son procès. Mais en déclarant illégitimes les accusations portées contre le baron et en plaidant en sa faveur, Necker lui avait « sauvé la vie73 ».
Besenval croupit trois mois dans la forteresse de Brie-Comte-Robert, à une trentaine de kilomètres de la capitale. Malgré son désir de respecter la légalité, l'Assemblée procédait avec une extrême prudence, dans la crainte que la décision de libérer Besenval ne provoque une réaction de la rue, poussant le peuple à se faire justice tout seul. C'était arrivé le 22 juillet – le jour même où la municipalité de Paris avait décrété l'arrestation du baron – au conseiller d'État Foullon et à l'intendant Bertier de Sauvigny. « Le cas de Besenval avait pris la dimension historique du premier test de la justice révolutionnaire74 . » On décida enfin de confier l'instruction du procès pour lèse-nation au tribunal du Châtelet, formé de magistrats de la vieille école, appelés à juger en même temps quatre autres prévenus, qui avaient obéi aux ordres légitimes du roi avant que celui-ci ne reconnaisse l'autorité souveraine de l'Assemblée : l'ancien garde des Sceaux Barentin, le ministre de la Guerre Puységur et deux militaires, le maréchal de Broglie et le marquis d'Autichamp.
Transféré au Châtelet dans la nuit du 7 novembre, Besenval se sentit renaître. Après quatre mois dramatiques passés dans l'isolement et à la merci de l'humeur populaire, il bénéficia d'un régime carcéral adouci et put embrasser le vicomte de Ségur et son ancienne maîtresse, Mme de La Suze, retrouver ses amis et bâtir sa défense avec ses avocats.
Un charmant petit tableau d'Hubert Robert75 nous montre sa cellule au Châtelet. Le peintre – qui ne pouvait certes pas imaginer que ce ne serait que le premier des nombreux intérieurs de prison qu'il peindrait bientôt, non pas comme visiteur mais comme détenu – a focalisé son regard sur la grande fenêtre ouverte qui occupe presque tout le mur du fond ; un chien roulé en boule sur l'appui de la fenêtre regarde le spectateur du tableau. Si on oublie les barreaux en fer qui encadrent sans la gêner la vue sur la ville et la Seine, on se croirait dans un atelier d'artiste désargenté plutôt que dans un « horrible cachot ». Besenval ne figure pas sur le tableau, mais une serviette en cuir posée au pied du mur et portant son nom gravé nous dit que son propriétaire n'est pas loin. Pendant les trois mois qu'il passa au Châtelet, sa cellule fut envahie par les visiteurs, malgré la foule qui manifestait devant la prison en réclamant sa mort. Son valet de chambre l'agrémentait de fleurs prises dans la serre de la rue de Grenelle et ordonnait ses repas chez les meilleurs traiteurs parisiens. Gouverneur Morris, qui fut parmi les premiers à lui rendre visite et l'accompagna le 21 novembre avec le vicomte de Ségur et son frère Louis-Philippe, de retour de Russie, à la première audience au tribunal, note dans son journal : « Les charges contre lui sont ridicules, mais elles auraient été suffisantes pour le faire massacrer, s'il avait été livré à la justice sommaire du peuple76 . » D'ailleurs l'issue même du procès était tout sauf évidente : nombreux furent les témoignages à charge du baron, faux pour la plupart, et le climat des quatre audiences qui s'enchaînèrent entre le 21 novembre 1789 et le 21 janvier 1790 extrêmement tendu. L'habileté de son avocat, Raymond de Sèze, fut déterminante. Avec un courage égal à celui dont son client avait fait preuve au cours du procès devant un public déchaîné qui hurlait « À la lanterne Besenval ! À la potence Besenval ! », le futur défenseur de Louis XVI à la Convention prouva dans sa harangue finale que non seulement son client – victime d'une vile délation – était innocent, mais qu'il avait agi poussé par un haut sens des responsabilités, dans l'intérêt de tous les citoyens. « Son plaidoyer, dont les juges eux-mêmes ont demandé l'impression, rapportait le Journal de Paris , est le plus bel hommage qui puisse être rendu à la Constitution française77 . »
Lavé de toute accusation, Besenval, escorté par la Garde nationale, revint rue de Grenelle, où l'attendaient ses amis en liesse, et c'est cet épilogue heureux qui clôt ses Mémoires : « Et comme tout est pour le mieux, je ressentis en ce moment une émotion qu'aucune autre circonstance de ma vie ne m'avait fait éprouver78 . » Bien que ces épreuves n'eussent pas entamé son hédonisme souriant, sa santé proverbiale s'en ressentit gravement. Il avait déjà été frappé d'un malaise quand les caporaux des seize compagnies de Gardes suisses, flanqué chacun de deux soldats, étaient venus de leur propre initiative témoigner en sa faveur. Vaincu par l'émotion, il avait eu une crise cardiaque, qui serait suivie par d'autres. Revenu rue de Grenelle, le baron voulut un portrait de lui dans son salon, au milieu de ses tableaux et de ses porcelaines précieuses : il souhaitait laisser le souvenir d'un collectionneur, pas celui d'un militaire. Exécuté début 1791 par Henri-Pierre Danloux, Le baron de Besenval dans son salon de compagnie 79 a les mêmes dimensions que la Vue de la cellule du baron de Besenval d'Hubert Robert, avec qui il semble dialoguer. Assis sur une grande bergère, les jambes croisées, le buste légèrement penché en avant et son beau visage à la chevelure blanche de profil, le baron regarde en souriant devant lui, heureux d'avoir retrouvé le confort raffiné de son salon. Le bras droit sur le rebord de la cheminée en marbre richement sculptée, le baron appuie la joue dans la paume de sa main droite, tandis que la gauche tient une tabatière précieuse. Sur le mur derrière lui, on voit une dizaine de tableaux de sa collection, reproduits avec exactitude, reflétés par le haut miroir au-dessus de la cheminée. Typique des années 1770, son goût éclectique qui allait de la peinture flamande à l'école italienne en passant par la peinture française ancienne et moderne était désormais démodé et ses tableaux n'étaient pas de la qualité de ceux de son ami Choiseul. Pourtant, le portrait commandé à Danloux est « la seule peinture à l'huile réalisée au XVIII e siècle appartenant à un collectionneur privé français et exposée dans son cabinet80 ».
C'est dans ce havre de paix et de beauté que, chanceux jusqu'au bout, Besenval s'éteignit sereinement en plein drame révolutionnaire. Le soir du 12 juin 1791, le baron avait invité à dîner la famille Ségur au complet, son cousin, le baron de Roll, venu le voir de Suisse, et quelques collègues de la Garde suisse. C'est à l'un d'entre eux, Victor de Gibelin, que nous devons les détails de sa fin. Ne se sentant pas très bien, Besenval avait gardé la chambre, mais il rejoignit ses invités à la fin du dîner, enveloppé dans un drap blanc et proférant d'une voix sépulcrale : « C'est l'ombre du Commandeur qui vous rend visite. » Puis, satisfait de son bon tour, il salua ses hôtes et, accompagné par Gibelin, regagna son lit où, une heure après, il cessait de vivre81 .
Revenons en arrière à l'été 1789 et à la « grande peur » qui tenaillait la France après la prise de la Bastille. « Depuis quelque temps la terreur s'est emparée des esprits, écrivait Mercy-Argenteau à Kaunitz, elle est occasionnée par les violences que se permet le peuple dans les villes, même dans les campagnes ; le moindre soupçon, le moindre mécontentement décide de la vie d'un homme82 . » Les paysans se hâtèrent d'incendier les châteaux et surtout les archives où étaient conservés les droits du seigneur. Incapable de contrôler la violence populaire, l'Assemblée tenta de l'endiguer en accélérant les réformes : le 20 août, les droits féodaux furent abolis ; le 26, les derniers articles de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen furent approuvés ; le 10 septembre, mettant en échec le parti monarchiste, les députés se prononcèrent pour une chambre unique et, le 11, pour le veto suspensif du roi, tandis que Mirabeau, devenu la personnalité phare de l'Assemblée, soutenait le principe de l'hérédité du trône par droit d'aînesse. Louis XVI essayait de gagner du temps et s'abstenait de donner son accord. Mais à Paris, on ne parlait que de complots, on craignait de plusieurs côtés qu'un coup de force du gouvernement ne remette en discussion les droits obtenus. Entre-temps le pain se faisait rare. Dans ce climat, la nouvelle d'un banquet offert par les gardes du roi aux officiers du régiment des Flandres appelé en renfort à Versailles eut un effet incendiaire. Le 5 octobre, la population de la capitale, femmes en tête, décida d'aller chercher le roi à Versailles pour le soustraire à l'influence de la cour et lui demander de remédier à la famine. La Fayette essaya d'empêcher la marche, mais la Garde nationale lui désobéit et partit elle aussi pour Versailles, l'entraînant à sa suite. Au château on tint conseil et Saint-Priest83 proposa au roi soit de se réfugier en lieu sûr avec sa famille, soit de livrer bataille, mais Necker, qui trouvait humiliante l'idée d'un souverain en fuite, lui conseilla de rester. Mounier, alors président en fonction, le convainquit de signer les décrets pris par l'Assemblée au mois d'août, ainsi que la Déclaration des droits de l'homme. Mais il était trop tard. La foule se massa sans incidents devant le château en attendant les décisions – revenir à Paris et garantir l'approvisionnement en pain – que le roi avait renvoyées au lendemain. Mais à l'aube du 6 octobre, un groupe de révoltés en armes pénétra dans la cour par une entrée latérale. Les gardes du corps battirent en retraite, laissant des morts derrière eux. La foule enragée envahit alors le château, et le roi, avec la reine et le Dauphin, fut obligé de se montrer au balcon et de promettre de rentrer à Paris avec sa famille. Accourue à Versailles, Mme de Staël assista horrifiée à l'humiliation infligée aux souverains.
Presque aussitôt le bruit se répandit que, mêlés à la foule, Biron et Orléans avaient guidé la marche et l'assaut, et l'enquête ouverte contre eux par le Châtelet confirma cette hypothèse. Mirabeau lui aussi figurait parmi les prévenus. Le tourbillon de rumeurs et témoignages contradictoires sur le rôle joué par le premier prince du sang et le duc dans ces deux journées cruciales pour la monarchie ne nous permet pas de savoir ce qui se passa exactement84 . L'alibi trop détaillé fourni par Orléans – qui n'était parti pour Versailles, affirma-t-il, qu'après avoir reçu la nouvelle de l'invasion du château – n'est pas convaincant. Et nous savons que dans les mois où l'on parla avec insistance d'une fuite du roi, Mirabeau n'excluait pas l'hypothèse d'une régence du duc, de façon à garantir le passage à une monarchie constitutionnelle. Même s'il ne nourrissait aucune estime pour Orléans, il voyait d'un bon œil sa grande popularité et se servit de leur ami commun Biron pour l'encourager à persévérer dans son rôle de prince libéral. En revanche, Mirabeau redoutait l'ambition démesurée et le manque d'intelligence politique de La Fayette qui, après avoir escorté la famille royale à Paris, s'attribuait le double mérite d'assurer sa protection et de se faire l'interprète des volontés du peuple. Résolu à devenir le conseiller de confiance de Louis XVI et le garant de la constitution, le héros des Deux Mondes pensa que le comportement à peu dire suspect du duc d'Orléans lui fournissait l'occasion idéale de se débarrasser d'un rival redoutable, « sur le compte duquel il voulait mettre les crimes du 6 octobre qu'il n'avait su ni prévoir ni empêcher85 ». Et puisque l'Assemblée, inquiète de la nouvelle démonstration de force du mouvement populaire, avait demandé que soit ouverte une enquête sur les instigateurs présumés de la marche sur Versailles, La Fayette en profita pour soutenir l'existence d'un « complot Orléans », où trempaient le duc lui-même, Biron, Laclos et d'autres fidèles du Palais-Royal. Tandis que le Châtelet recueillait les témoignages, La Fayette affronta Orléans chez la marquise de Coigny, l'exhortant à partir pour Londres le temps que se dissipent les soupçons qui pesaient sur lui. Pour l'y encourager, Montmorin, le ministre des Affaires étrangères présent à leur rencontre, lui proposa une mission diplomatique. Partir valait un aveu de culpabilité, et Mirabeau et Biron tentèrent de convaincre le duc de refuser. Mais comme l'avait écrit le cardinal de Retz à propos d'un de ses aïeux, « pour être honnête homme il ne manquait à M. d'Orléans que le courage86 », et celui-ci, impressionné par une seconde série de menaces de La Fayette, plus violentes, s'embarqua pour l'Angleterre. Le marquis tenta la même opération contre Biron, qui lui répondit avec hauteur : « Si je suis coupable, qu'on me juge. » Mirabeau, qui avait pourtant été mis en cause, s'en réjouissait auprès de La Marck – « M. de Biron sort de chez moi ; il ne part point ; il a refusé parce qu'il a de l'honneur » –, vitupérant en revanche contre Orléans : « On prétend que je suis de son parti ; je ne voudrais pas de lui pour mon valet »87 . Même s'il était déçu par le comportement du duc, Biron lui conserva son amitié. En revanche, comme nous le verrons, il garda envers La Fayette une rancœur tenace.
Narbonne aussi se trouvait à Versailles en cette nuit fatidique, mais pour des raisons opposées à celles de ses amis. Informé de ce qui se passait, le comte, en sa qualité de chevalier d'honneur de Madame Adélaïde, s'était précipité au château pour prêter main-forte aux tantes du roi. Le lendemain, escortant à cheval leur carrosse dans le sinistre cortège qui emmenait la famille royale à Paris, le comte réussit habilement à le détourner et, aidé par la Garde nationale, conduisit sans incidents les deux princesses et sa propre mère au château de Bellevue. Depuis 1788, Narbonne était de garnison avec son régiment à Besançon, où il avait su imposer l'ordre et se faire respecter : « Son énergie, ses manières franches l'avaient rendu populaire dans toute la Franche-Comté88 . » Nommé avec l'appui de Talleyrand commandant des Gardes nationaux, il assura la tranquillité du département avec équité et courage. Preuve de sa réussite, le Petit dictionnaire des grands hommes de la Révolution de Rivarol lui consacrait en 1790 un portrait aussi venimeux que bien informé : « Cet ex-courtisan, s'étant avisé d'être citoyen, et voulant se distinguer à quelque titre que ce soit […] s'est fait patriote de province. Il s'est d'abord débarrassé de quelques grâces de l'ancienne Cour auprès de la fille du grand Necker, et il est parti, bien corrigé, pour la Franche-Comté […] et si cette province tourne en petit royaume, comme il y a lieu de l'espérer, ce qui peut arriver de pis à M. de Narbonne, c'est de la gouverner89 . » Mais, malgré ses sympathies constitutionnelles et l'influence exercée sur lui par Mme de Staël, Narbonne restait un monarchiste convaincu, profondément lié à la famille royale. Il eut l'occasion de le prouver quand les tantes de Louis XVI décidèrent d'émigrer. Les deux princesses y pensaient depuis longtemps et la constitution civile du clergé proposée par Talleyrand, qui leur fit craindre de ne plus pouvoir pratiquer leur foi religieuse, emporta leur décision. Elles demandèrent donc à Narbonne, en qui elles avaient toute confiance, de les accompagner à Rome où elles entendaient s'installer. Alors qu'il s'était déclaré à plusieurs reprises contre l'émigration et qu'il avait conscience de mettre en jeu la popularité dont il jouissait en Franche-Comté, il accepta sans hésiter. L'entreprise s'annonça malaisée. La municipalité de Paris refusa leur visa aux princesses, mais Louis XVI en personne signa leur passeport, qu'il fit ratifier par le ministre des Affaires étrangères, le comte de Montmorin. Il répondit simplement à Bailly, le maire, venu contester la décision des princesses, qu'en vertu de la Déclaration des droits de l'homme et au regard des lois de l'État tous les simples citoyens pouvaient voyager et sortir du royaume comme et quand ils l'entendaient. Ce qui n'empêcha pas la presse jacobine de pousser un cri d'alarme.
Le 19 février 1791, informées par un ami de Narbonne que le peuple se préparait à marcher sur Bellevue pour les ramener à Paris, les deux sœurs décidèrent de partir le soir même. Madame Adélaïde était accompagnée par la duchesse de Narbonne, Madame Victoire par la comtesse et le comte de Chastellux, respectivement sa dame de compagnie et son chevalier d'honneur. Ils avaient à leur suite huit valets, quatre pages, un chapelain, deux médecins et deux écuyers. Il semble90 que Narbonne ait tenté en vain de convaincre Madame Élisabeth, la sœur cadette de Louis XVI, de partir avec ses tantes. À Moret, juste après Fontainebleau, le comte de Chastellux ordonna aux chasseurs du Hainaut qui composaient l'escorte de charger la foule déterminée à bloquer le convoi. Colonel titulaire du régiment, le vicomte de Ségur n'était pas présent, mais il dut justifier devant l'Assemblée l'action de l'officier qui commandait le détachement et cela contribua à sa décision de quitter l'armée. Les choses se compliquèrent au troisième jour du voyage : tandis qu'elle traversait la Bourgogne, la caravane fut bloquée par la population d'Arnay-le-Duc qui, se substituant à l'autorité municipale, déclara qu'elle ne laisserait pas passer les tantes du roi sans un passeport de l'Assemblée nationale. Narbonne retourna en toute hâte à Paris pour remettre à son ami Mirabeau, alors président de l'Assemblée, la requête des princesses qui demandaient qu'on les traite selon le droit commun, comme n'importe quelles citoyennes. Le lendemain, après un débat exténuant de plusieurs heures, Mirabeau arracha l'accord des députés et La Fayette dut faire intervenir la Garde nationale pour disperser la foule qui s'était rassemblée devant les Tuileries en signe de protestation. Le décret de l'Assemblée ne suffit toutefois pas à débloquer la situation. À la population d'Arnay-le-Duc, manifestement fanatisée par des agents jacobins, s'étaient joints des manifestants de toute la région et il ne resta plus aux deux commissaires appelés de Dijon par Narbonne qu'à informer l'Assemblée qu'on bafouait sa volonté. Quand, le 3 mars, les délégués de la municipalité d'Arnay-le-Duc revinrent de Paris munis de l'injonction de l'Assemblée de respecter ses ordres, le comte avait déjà pris la précaution d'amadouer les plus virulents des manifestants par de généreuses gratifications et la caravane put reprendre sa route et traverser sans encombre la frontière sarde à Pont-de-Beauvoisin. Les obstacles rencontrés par les filles de Louis XV montraient bien que si les municipalités étaient prêtes à ignorer les décisions de l'Assemblée, elles étaient incapables de maîtriser la violence de la rue.
Les deux princesses arrivèrent à Rome mi-avril où elles furent accueillies avec tous les honneurs par leur vieil ami, le cardinal de Bernis. C'est là que Narbonne apprit la mort soudaine de Mirabeau, le 2 avril, et la tentative de fuite à Varennes du 20 juin, deux nouvelles qui le consternèrent.
Comme l'a écrit François Furet, avec Mirabeau disparaissait l'homme symbole de la Révolution, le seul peut-être qui aurait pu empêcher sa dérive. Convaincu que celle-ci avait accompli son devoir en fondant d'un côté la souveraineté du peuple, et de l'autre l'égalité des citoyens devant la loi, le tribun estimait que seul un pouvoir monarchique fort garantirait ces conquêtes devant l'Assemblée législative. Depuis 1790, par l'intermédiaire de La Marck, il était devenu le conseiller secret de Louis XVI, espérant réconcilier le roi avec la nation et convaincre la Révolution de composer avec la monarchie91 . La fuite à Varennes enterra cet espoir. Ses dernières paroles – « J'emporte avec moi le deuil de la monarchie, dont les débris vont devenir la proie des factieux92 » – furent prophétiques.
Début juillet, malgré les prières de sa mère et de Madame Adélaïde, Narbonne rentra en France, animé du « désir sincère de servir le Roi93 », dont le sort devenait chaque jour plus incertain. Son épouse en revanche décida de rejoindre la duchesse de Narbonne à Rome, emmenant l'aînée de leurs filles et laissant la plus jeune avec sa nourrice à Bellevue. Les deux conjoints ne vivraient dès lors plus jamais ensemble.
Début septembre 1791, Narbonne retrouva Mme de Staël à Paris. Tous deux voyaient dans la constitution – à laquelle Louis XVI s'était enfin résigné à prêter serment94 – la dernière planche de salut de la monarchie et s'élancèrent ensemble à son secours. Germaine, qui avait trouvé dans le « beau Louis » le héros dont elle rêvait, déploya toute son énergie pour propulser Narbonne sur le devant de la scène politique. Maintenant que son père avait quitté ses fonctions ministérielles et s'était retiré à Coppet, c'était son amant qui lui permettrait de jouer par personne interposée le rôle politique interdit aux femmes. Subjugué par l'intelligence supérieure de Mme de Staël, Narbonne se laissa entraîner par sa fougue. Pendant quelque temps, Germaine espéra que le comte succède à Montmorin, ministre démissionnaire des Affaires étrangères, mais ce projet se heurta au veto du roi et, surtout, de la reine, qui détestait cordialement aussi bien Narbonne que Mme de Staël. En revanche les souverains sollicitèrent Louis-Philippe de Ségur, qui, depuis son retour de Russie en janvier 1790, était à la recherche fébrile d'une nouvelle charge à la hauteur de ses ambitions.
Comme le lui avait prédit Catherine de Russie, le comte avait trouvé la France « bien enfiévrée et bien malade95 », ce qui avait ébranlé ses certitudes politiques. Revenant à Paris après pas moins de cinq ans d'absence, il manquait cruellement de repères. Besenval était en prison, son père abhorrait la Révolution et son frère la liquidait comme un phénomène d'envie sociale : « Voulez-vous savoir, disait le vicomte, ce que c'est qu'une révolution ? L'explication est tout entière dans ces mots : Ôte-toi de là que je m'y mette 96 . » Le scandale du Livre rouge (le registre des pensions accordées par Louis XVI à son entourage), qui avait éclaté peu après son arrivée, n'avait certes pas amélioré le climat familial. Sur la liste rendue publique en avril – mais pourquoi le roi ne l'avait-il pas brûlée, se demandait dans son exil un Vaudreuil catastrophé97 –, le maréchal de Ségur n'était pas le dernier. Au cours de son ministère, il avait obtenu des pensions et des gratifications pour lui-même, ses enfants et pas moins de onze membres de sa famille, en plus de la promesse d'un duché héréditaire qui reviendrait à son fils aîné. Le maréchal se défendit dans des lettres indignées envoyées aux journaux et le comte vola au secours de son père en vantant ses mérites de soldat et de ministre. Mais le gouvernement révolutionnaire demanda la restitution des sommes indûment perçues98 .
À Paris, Louis-Philippe avait retrouvé ses compagnons de l'aventure américaine – La Fayette, Biron, Broglie, les frères Lameth, le vicomte de Noailles – qui l'invitaient à les rejoindre dans ce grand défi consistant à forger un pays nouveau en accord avec les idéaux hérités des Lumières. Mais Ségur prit vite la mesure de la réalité : une situation politique difficile, des esprits partagés, un avenir incertain, et il se garda bien de prendre position pour tel ou tel parti. Il se déroba avec diplomatie aux pressions de La Fayette – « Je partage bien plus vos vœux que vos espérances99 » – et, oubliant que quelques mois plus tôt à peine il avait prêché l'engagement à Boufflers, adopta une politique de prudence. En attendant une charge conséquente, le comte mit à profit l'expérience qu'il avait acquise comme ambassadeur en Russie et s'inventa un rôle de médiateur d'une part entre la cour et l'Assemblée, d'autre part entre partisans de la monarchie constitutionnelle. Il tenta en premier lieu d'aplanir le conflit qui avait surgi entre La Fayette et Mirabeau au moment du « complot Orléans ». Mais après avoir promis de retirer les accusations d'instigation à la révolte que La Fayette avait lancées contre Mirabeau en témoignant devant le tribunal du Châtelet, le marquis ne tint pas parole. La rupture fut donc inévitable. En revanche Louis-Philippe devint un intermédiaire important entre Marie-Antoinette, qui l'avait couvert de faveurs à l'époque des Polignac, et ses amis de l'Assemblée. « Votre ami, écrivait Mirabeau à La Marck, mène absolument les affaires étrangères100 . » Ségur défendit en effet avec d'excellents arguments politiques le désir royal de renouveler le pacte familial qui scellait l'alliance entre la France et l'Espagne. Même si l'Assemblée finit par prendre la décision opposée, le comte avait gagné un crédit suffisant pour obtenir, le 29 mars 1791, sa nomination comme ambassadeur près le Saint-Siège. Mais Pie VI, indigné du projet de l'Assemblée d'annexer Avignon, restée jusque-là sous la juridiction du pape, refusa de recevoir l'ambassadeur français dans ses États et Ségur, qui avait déjà débarqué avec sa famille à Civitavecchia, dut reprendre le chemin de Paris. Joseph-Alexandre quant à lui avait tourné l'épisode à la plaisanterie dans un de ses calembours : « Mon frère n'est donc plus ambassadeur à Rome, mais ambassadeur à la Porte101 . »
La conclusion des travaux de l'Assemblée constituante et l'entrée en fonction de l'Assemblée législative le 1er octobre de la même année entraînèrent la démission de Montmorin et, comme cela avait déjà été le cas pour l'ambassade en Russie, Ségur et Narbonne se trouvèrent en compétition pour le même poste. Cette fois encore, Louis-Philippe l'emporta. En réalité, Marie-Antoinette avait choisi le marquis de Moustier, un royaliste intransigeant, qui avait décliné la proposition ; la reine s'était alors résignée à envisager Ségur comme solution de rechange. Pour elle, les constitutionnalistes étaient des traîtres et, au lieu de racheter le comte à ses yeux, les pas qu'il avait tentés en direction des députés libéraux pour trouver un accord – et cela à la demande de la reine elle-même – avaient augmenté sa méfiance102 .
Convoqué aux Tuileries, Ségur, pourtant conscient des difficultés qui l'attendaient, accepta la charge. Mais, le lendemain matin, alors que la nouvelle de sa nomination circulait déjà103 , il fit savoir qu'il y renonçait sans donner d'explication. Il semblerait qu'au terme de leur rencontre, le comte, qui se retirait à reculons comme l'exigeait l'étiquette, ait relevé la tête après la troisième révérence et ait aperçu dans un miroir l'expression contrariée de la reine au moment où elle lui tournait le dos104 . Il n'avait alors plus eu de doutes : puisque Marie-Antoinette ne lui accordait pas la moindre confiance, sa mission était vouée à l'échec105 . Et en effet, l'entreprise s'annonçait si désespérée que Gouverneur Morris « félicita106 » Mme de Ségur de cette décision. Le comte en eut la confirmation quand, cinq mois plus tard, Antoine Valdec de Lessart, le ministre appelé pour le remplacer, dut démissionner, accusé de trahison par l'Assemblée législative.
Narbonne et Mme de Staël firent preuve de plus d'audace que Ségur. Leurs espoirs se ravivèrent quand le ministre de la Guerre, Duportail, démissionna à son tour et que, instruite par l'échec de la tentative précédente, Mme de Staël demanda l'aide de Barnave, qui formait avec Duport et Alexandre Lameth le triumvirat à la tête des Feuillants, alors majoritaires à l'Assemblée107 . La reine, qui avait clairement signifié à Narbonne que sa candidature n'était pas vue d'un bon œil, fut incitée par le jeune député de Grenoble, devenu son paladin après la fuite à Varennes, à changer d'avis. « Le comte Louis de Narbonne est enfin ministre de la Guerre, d'hier, écrivait-elle à Fersen le 7 décembre. Quelle gloire pour Mme de Staël d'avoir toute l'armée… à elle ! Il pourra être utile s'il veut, ayant assez d'esprit pour rallier les constitutionnels et bien le ton qu'il faut pour parler à l'armée actuelle108 . » Et d'ajouter : « Quel bonheur si je puis un jour redevenir assez [sic ] pour prouver à tous ces gueux que je n'étais pas leur dupe109 . » Hargne à part, l'analyse de la reine ne manquait pas de perspicacité.
Narbonne se mit aussitôt au travail, établissant son programme en concertation avec Germaine et ses amis Talleyrand, Biron et La Fayette110 . Il misait sur une politique du centre avec les Feuillants, qui voulaient consolider les résultats de 1789 et établir un ordre fondé sur la propriété et sur l'égalité des possibilités et non des droits, et les Girondins, qui formaient l'aile constitutionnaliste de la gauche, en excluant l'extrême droite et les Jacobins111 . Il jugeait indispensable de prendre position contre les émigrés qui, revendiquant leur fidélité au trône et vilipendant la Révolution, aggravaient encore la position de Louis XVI. Son initiative visait aussi à gagner la faveur de l'opinion populaire pour qui les émigrés étaient des ennemis déclarés de la patrie qui, dans un complot avec les puissances étrangères, projetaient de restaurer par la force leurs privilèges perdus. Pour assurer son salut, la monarchie ne devait pas demander le soutien des autres princes européens, comme s'y employait en grand secret le couple royal, mais réaffirmer son autorité avec l'appui exclusif des Français. Il fallait donc reprendre les rênes de l'armée, restaurer la discipline, renforcer les frontières et relancer ainsi l'image d'un roi courageux et patriote, prêt à défendre par les armes le prestige de la nation. Narbonne vit dans la guerre le moyen le plus sûr d'atteindre cet objectif : une guerre de démonstration, rapide et à l'issue certaine, contre l'Électeur de Trèves, qui avait accueilli à Coblence les frères de Louis XVI et, à leur suite, un grand nombre d'émigrés décidés à repasser la frontière armés. Mais pour éviter que l'Autriche ne se porte au secours d'un État membre de l'Empire, il fallait s'assurer l'alliance de la Prusse et la neutralité de l'Angleterre. Dans ce but, le nouveau ministre demanda l'aide de Talleyrand et de Biron, les deux personnes en qui il avait le plus confiance. La correspondance de Biron112 avec Narbonne et Talleyrand reflète ce moment de grâce où les trois amis unirent leurs forces pour mettre en œuvre un projet politique capable de rétablir le sort de la monarchie dans le respect des principes de la constitution.
En 1791, Biron avait quarante-quatre ans – sept de plus que Talleyrand, huit de plus que Narbonne – et derrière lui une vie intensément vécue. Des trois, c'était le seul qui connaissait de l'intérieur le métier de la guerre, et c'est lui qui avait le plus voyagé, noué des relations dans toutes les cours d'Europe, collectionné le plus de maîtresses, accumulé le plus de dettes, poursuivi le plus de rêves. Depuis la dissolution de l'Assemblée constituante en octobre, déçu par son expérience de député, en rupture avec la famille royale à cause de ses liens avec le duc d'Orléans et souffrant d'une mauvaise santé, il avait repris du service actif à Valenciennes. Ajoutons qu'en échange du règlement de ses dettes il avait promis à son père de rester loin de Paris. De toute façon, depuis le départ de Mme de Coigny pour Londres, la capitale avait perdu pour lui son principal attrait.
Animée comme Biron d'un profond ressentiment à l'égard de la famille royale, intime du Palais-Royal, la marquise, prenant exemple sur le duc, s'était ralliée tout de suite au changement et suivait avec assiduité les travaux de l'Assemblée, commentant à voix haute les interventions les plus substantielles. Un jour, lassé de ces interruptions répétées de Mme de Coigny et d'une de ses amies, l'abbé Maury, éloquent défenseur des droits du trône et de l'autel, avait affiché toute sa misogynie en demandant au président de faire taire « ces deux sans-culottes ». Le terme113 avec lequel l'abbé avait voulu stigmatiser des femmes qui, en arborant hardiment un comportement réservé aux hommes, manquaient à la retenue de rigueur pour leur sexe, fit fortune comme synonyme de patriote révolutionnaire114 . Ce seraient pourtant des sans-culottes qui pousseraient Mme de Coigny à émigrer. Le matin où se répandit dans Paris la nouvelle de la fuite à Varennes, la marquise poussa jusqu'aux Tuileries avec un ami pour voir ce qui se passait. La prenant pour une espionne, les sans-culottes la malmenèrent et l'enfermèrent jusqu'au moment où Biron vint la délivrer. Le bruit courut qu'on l'avait fouettée : une violence entrée dans les mœurs révolutionnaires – Théroigne de Méricourt qui en fut victime finit à l'asile d'aliénés – et d'autant plus humiliante que les femmes à cette époque ne portaient pas de sous-vêtements. On peut s'étonner de la désinvolture avec laquelle Ligne commenta la mésaventure qui avait frappé son idole, mais les sympathies révolutionnaires de la hautaine marquise avaient dû l'indigner, et la sachant en sécurité à Londres il se permettait de se moquer d'elle :
Régnez en paix sur ces rivages ;
Remettez-vous de ces outrages,
Qui pourtant ne menaçaient pas
Votre tête, dit-on, mais vos secrets appas,
Que des gens curieux, prétextant la vengeance,
Voulaient voir et montrer, pour l'honneur de la France115 .
En revanche, le départ de Mme de Coigny dix jours après « les outrages » affligea Biron et les lettres nostalgiques que la marquise lui envoya de Londres témoignent de l'intensité de leur relation116 .
La nomination de Narbonne chassa l'humeur noire du duc en lui rendant l'espoir d'occuper une charge importante et de s'illustrer de nouveau au service de son pays. Élevés tous deux à Versailles, Biron et Narbonne se connaissaient depuis leur plus jeune âge, partageaient la même conception chevaleresque de l'honneur et se portaient une affection sincère. L'amitié entre Biron et Talleyrand était plus récente : ils avaient appris à se connaître et s'apprécier au cours des discussions chez Panchaud et leurs convictions politiques les rapprochaient. Les lettres du duc reflètent cette différence de degré d'intimité avec ses deux correspondants. Il tutoie Narbonne et vouvoie Talleyrand, il est explicite avec le premier, plus prudent avec le second, mais dans les deux cas il termine ses lettres par un « je t'/vous aime et je t'/vous embrasse de tout mon cœur117 ».
Dès son arrivée au ministère, Narbonne constitua trois grandes armées pour défendre les frontières : celle du Nord, sous le commandement de Rochambeau, chargée de tenir en respect les Autrichiens basés en Belgique ; celle du Centre, sous les ordres de La Fayette, qui devait mener l'offensive contre les émigrés ; et celle du Rhin, conduite par Luckner, prête à d'éventuelles interventions au-delà des frontières118 . Il chargea une quatrième armée – celle du Midi – de défendre la frontière de Gênes jusqu'à Nice. Biron, à qui Narbonne avait demandé quelle destination il préférait, lui répondit que son grand désir était de retourner en Corse, l'île où il avait effectué sa première mission militaire, mais il ne voulait pas de traitement de faveur et se déclarait prêt à servir partout où sa présence serait jugée utile, exception faite de l'armée du Centre. Il n'avait pas pardonné à La Fayette l'enquête du Châtelet et ne voulait pas plus entendre parler « de sa gloire que de ses sottises119 ». On décida donc qu'il resterait pour le moment à Valenciennes, sous les ordres de Rochambeau, qui avait déjà été son commandant en Amérique.
Se mettant au travail avec un enthousiasme renouvelé, Biron informa Narbonne de la situation dans l'armée et des problèmes les plus urgents – la discipline, l'entraînement des soldats et leur solde, les critères de sélection des cadres supérieurs – et lui suggéra de proposer tout de suite la promotion de Rochambeau et Luckner au grade de maréchal : promotion qui, en cas de guerre, leur donnerait une plus grande liberté d'action. Narbonne ne se limita pas à le remercier avec une politesse aristocratique pour ses lettres – « Continue-les-moi, je te prie et ordonne à jamais de ton serviteur et de ton ami120 » –, il suivit aussitôt son conseil, et le 27 décembre Louis XVI signait le décret de nomination des deux derniers maréchaux de France de l'ancienne monarchie.
Mais rien n'était comparable à l'énergie que déploya le ministre Narbonne : tout en faisant face à une situation politique complexe où il lui fallait obtenir aussi bien l'approbation du roi – à qui la constitution avait reconnu le rôle de chef suprême des armées – que celle de la majorité à l'Assemblée, il voulut inspecter les frontières en personne, établir des contacts directs avec les hauts gradés et motiver les soldats. « Narbonne est véritablement d'une perfection inconcevable, écrivait Biron à Talleyrand, il voit tout et il est bien pour tout le monde ; son voyage fera un prodigieux et excellent effet sur l'armée ; mais il faut qu'il soit en fer pour y résister, car il ne dort pas du tout et se fatigue beaucoup121 . » En effet, son voyage électrisa les troupes et, comme le général Louis Alexandre Berthier le déclara à Napoléon, mit un frein à l'émigration des officiers122 .
Mais bien vite Narbonne dut prendre acte que l'idée d'une guerre éclair contre la principauté de Trèves était dangereuse. Officiellement Louis XVI et Marie-Antoinette avaient adopté la position de Barnave et Lameth, chefs des Feuillants, le parti alors au gouvernement qui espérait l'aide de l'empereur Léopold pour résoudre pacifiquement le problème des émigrés en Allemagne. En réalité les souverains comptaient sur un conflit qui pousserait les puissances européennes à intervenir pour arrêter la Révolution. Dès l'époque de la fuite à Varennes, le roi avait écrit à Breteuil : « Au lieu d'une guerre civile, ce sera une guerre politique, et les choses en seront bien meilleures. L'état physique et moral de la France fait qu'il lui est impossible de soutenir une demi-campagne123 . » Informés des manœuvres secrètes du roi et de la reine, les Girondins aussi voulaient la guerre, invitant l'Assemblée à défendre la constitution par les armes. À l'inverse, les Jacobins, emmenés par Robespierre, s'opposaient avec virulence à une guerre qui, en cas de victoire, marquerait le triomphe de la Gironde et un regain de prestige du roi. Sans compter, ce qui était pire, que les démarches diplomatiques entreprises par Ségur à Berlin et par Talleyrand et Biron à Londres se révélèrent un échec total.
Biron avait d'emblée considéré comme une « sottise124 » qui ne laissait rien présager de bon le choix de Lessart, ministre des Affaires étrangères, en accord avec le roi et la reine, d'envoyer Ségur en Prusse. À vrai dire, les deux missions effectuées par Mirabeau en Prusse, suivies en 1788 par l'édition pirate de son Histoire secrète de la cour de Berlin , ne jouaient pas en faveur de celle qu'on confiait à présent au comte. Mirabeau avait utilisé de façon déloyale sa correspondance diplomatique avec Talleyrand pour mettre en lumière la profonde corruption de la cour prussienne et les tares morales et intellectuelles de Frédéric-Guillaume, appelé à succéder au grand Frédéric. Non seulement l'Histoire secrète disait vrai, mais, à la différence du roi philosophe, Frédéric-Guillaume, qui subissait l'influence de son favori Bischofswerder et de la secte des Illuminés, exécrait la pensée des Lumières et avait été prévenu contre Ségur par la cour française elle-même et par le baron de Breteuil125 .
Arrivé à Berlin le 9 janvier 1792, le comte fut reçu « de la manière la plus mortifiante par le roi de Prusse, par la famille royale et par conséquent par toute la cour126 » et, en butte à l'hostilité générale, ne tarda pas à découvrir qu'il courait à l'échec. On lui avait confié pour tâche de détourner la Prusse de la coalition antifrançaise en préparation. Mais le roi de France menait un double jeu puisqu'il affichait une politique de paix, tout en donnant des instructions à Breteuil pour pousser Frédéric-Guillaume à déclarer la guerre. Par ailleurs, le ministre des Affaires étrangères – émanation de Barnave et Lameth – et le ministre de la Guerre, qui convenaient pourtant tous deux de la nécessité de renforcer le prestige du roi et d'éviter l'intervention étrangère, misaient l'un sur la paix et l'autre sur une guerre démonstrative. La seule politique commune était la méfiance et le discrédit. Chacun avait ses agents et le moyen privilégié restait celui que la diplomatie secrète de l'Ancien Régime avait toujours utilisé : la corruption de l'entourage royal.
Ségur s'en tint aux instructions qu'on lui avait données et, reçu en audience par le roi, déploya toute sa diplomatie. Mais quand Frédéric-Guillaume lui demanda abruptement si les soldats français continuaient « à refuser toute discipline », le comte ne put s'empêcher de lui répondre : « Sire, nos ennemis en jugeront127 . » Quelques semaines suffirent à Ségur pour se rendre compte que la France ne pouvait pas compter sur la neutralité de la Prusse et que cette dernière négociait un traité défensif avec l'Autriche. Il n'avait pas d'aide à attendre non plus des initiatives parallèles d'un émissaire de confiance de Biron envoyé à Berlin à son insu128 . Le comte demanda donc à son ministre d'être rappelé et repartit pour Paris le 1er mars, fiévreux, atteint d'une grave affection pulmonaire et victime des calomnies les plus fantaisistes129 . Pourtant sa dernière dépêche de Berlin – qui fut aussi la dernière de sa carrière diplomatique – rendait honneur à sa lucidité d'analyste : « Nous sommes dans une crise effrayante ; la destinée des Français dépend de leur conduite. Si le désordre continue, si le gouvernement n'a pas la force qui lui est nécessaire, on nous regardera à la fois comme des voisins dangereux et comme une proie facile, et, dans cette supposition, toute la valeur française ne pourrait nous préserver des plus grands malheurs130 . »
La situation n'était pas meilleure sur le front anglais. Talleyrand avait proposé à Lessart d'envoyer Biron à Londres en « mission secrète », parce que personne ne connaissait le pays mieux que lui et ne pouvait compter sur un cercle de relations aussi large. Le ministre des Affaires étrangères lui ayant objecté qu'« un ami de M. le duc d'Orléans ferait mauvais effet dans le moment actuel » – ce qui était une façon de dire qu'il n'obtiendrait pas l'accord du roi et de la reine –, Talleyrand avait accepté de prendre sa place. Mais il demanda à son ami de l'aider pour cette première mission diplomatique dans un pays où il n'était jamais allé : « Je vous demanderai pourquoi […] vous ne feriez pas une visite de quatre jours à Mme de Coigny – cela me ferait grand bien131 . » Biron attrapa la balle au bond et, le 18 janvier, Talleyrand le retrouva à Valenciennes, porteur d'une lettre de Narbonne132 qui lui annonçait sa promotion comme lieutenant-général et lui confiait la mission d'acheter en Angleterre quatre mille chevaux dont l'armée avait un besoin urgent. La grande compétence du duc en ce domaine justifiait pleinement ce choix, mais il était difficile de conserver un secret à Paris et, dès le 10 janvier, Gouverneur Morris notait dans son journal que la mission de l'évêque d'Autun à Londres consistait à « faire contrepoids à l'Autriche, et offrir à l'Angleterre l'Île-de-France et Tabago [sic ] ». Et il commentait : « C'est de bien mauvaise politique133 . »
Les deux amis s'embarquèrent ensemble à Calais le 22 janvier et, dès leur arrivée à Londres, passèrent à l'action. Pour préparer Talleyrand à sa rencontre avec Pitt, Biron lui avait remis une note134 où il se livrait à une analyse comparée de la situation économique et politique des deux pays et de l'intérêt réciproque de trouver un accord. Le duc était convaincu que seule une entente franco-anglaise pouvait garantir la paix en Europe. C'était une idée que Talleyrand partageait pleinement et qu'il ne concrétiserait que quarante ans plus tard, de retour à Londres comme ambassadeur de Louis-Philippe. Mais les Anglais étaient inquiets des dimensions que prenait cette Révolution qu'ils avaient encouragée en coulisses et qui menaçait à présent de s'étendre à toute l'Europe. Le gouvernement Whig regardait avec anxiété la sympathie qu'éprouvaient pour elle les radicaux, sensibles à la propagande de Thomas Paine et James Mackintosh. Décidé à attendre et à tirer le meilleur parti de la crise française, qui était pain bénit pour le commerce anglais, Pitt se limita à une déclaration générale de neutralité. Il ne prit guère en considération la proposition avancée par Talleyrand d'une alliance entre la France et la Grande-Bretagne, contraire au pacte familial invoqué par les Tuileries. C'était ce que Biron avait prévu : pour cette raison, il avait soutenu la nécessité de prendre contact avec les représentants de l'opposition, où il comptait de nombreux amis, de façon à appuyer la cause française au parlement. Mais il n'avait pas pu remplir son programme, parce que quelques jours après son arrivée, on l'avait incarcéré pour dettes.
Les difficultés avaient commencé dès son débarquement à Douvres, quand il avait découvert que tous les journaux rapportaient le motif de sa visite. La première conséquence avait été d'augmenter déraisonnablement le prix des chevaux, rendant insuffisante la somme dont il disposait. La seconde d'alerter un certain Foyard, maquignon qui réclamait une vieille dette et qui, le 6 février, l'avait fait arrêter. C'était en réalité une somme assez modeste que Biron aurait pu régler si cette demande n'avait été suivie d'une avalanche de titres de crédit, faux la plupart, qui augmentaient l'addition de façon vertigineuse clouaient en prison dans l'attente d'une caution très élevée. Rien de tout cela n'était le fruit du hasard : le duc était tombé dans un piège. Pour lui, il s'agissait d'une vengeance perpétrée par les ultra-monarchistes de mèche avec les émigrés installés à Londres135 ; pour Mme de Coigny, d'un complot orchestré à Paris – par la cour ? par Narbonne lui-même ? – dans l'espoir de se débarrasser de lui un certain temps136 . La marquise nourrissait aussi des soupçons sur Talleyrand qui, à son avis, ne se battait pas pour son ami et, paresseux non moins qu'avare, faisait semblant de ne pas disposer des fonds nécessaires pour la caution137 . Mais il était délicat pour le gouvernement de voler au secours du duc, puisque son voyage n'était pas officiel, sans compter que le scandale suscité par son arrestation ne facilitait pas la mission de Talleyrand.
Par chance, Biron avait d'autres lettres de créance. Les dettes n'entachaient ni son honneur de gentilhomme ni sa réputation chevaleresque et nombreux étaient ceux en Angleterre, à commencer par George III, qui n'avaient pas oublié le beau geste de l'oncle dont il portait le nom. Pendant la guerre américaine, celui-ci avait payé les dettes de l'amiral Rodney emprisonné à Paris, permettant au commandant britannique de retourner vaincre les Français sur les mers138 . La marquise de Coigny lui offrit ainsi ses diamants « en gage, en vente, en caution, quand et comme il vous plaira139 », et elle n'était pas la première. Le prince de Galles, le duc de York et Lord Stormont se déclarèrent prêts à se porter garants pour lui, tandis qu'un Français qui lui était un parfait inconnu et son ami Lord Rawdon déposaient les quatre mille cinq cents livres sterling demandées pour sa remise en liberté. Le bilan de cette aventure n'en restait pas moins amer : « La désastreuse et inutile course que tu m'as fait faire en Angleterre est enfin terminée, écrivait-il de retour en France à Narbonne, je ne te reproche aucun des malheurs qui en résultent ni la longue et insupportable suite qu'ils auront pour moi ; je t'observerai seulement, que si je connaissais moins ta loyauté et ton amitié […] je pourrais soupçonner la plus atroce des perfidies et j'aurais le droit de rendre mes soupçons publics […] je suis heureux de n'avoir à me plaindre que de ta légèreté140 . »
Narbonne se montra sincèrement désolé de cette mésaventure et Biron retourna à l'armée. La guerre contre l'Autriche que les trois amis avaient essayé de toutes les façons d'empêcher semblait désormais inévitable et était « peut-être la seule ombre d'espérance141 » qui leur restait. Les atermoiements du roi, la faiblesse du gouvernement, les nouveaux désordres populaires provoqués par l'incessante augmentation des prix convainquirent Narbonne de se rapprocher de la Gironde. Poussé par Mme de Staël et fort de la popularité dont il jouissait à l'Assemblée, le comte demanda un entretien privé à la reine pour lui exposer son programme politique fondé sur le respect de la constitution et une fidélité inconditionnelle au roi. Mais quand il avança sa candidature comme Premier ministre, il s'entendit demander par la reine « s'il était fou142 ». Narbonne tenta alors, toujours en concertation avec Mme de Staël, de recourir à l'appui de ses généraux. Il invita Rochambeau, Luckner et La Fayette à informer l'Assemblée des mesures et des dépenses nécessaires pour se préparer à la guerre, en excitant la fibre patriotique des députés. Puis, forçant la main au roi, il les admit au conseil des ministres. Enfin, il joua le tout pour le tout en menaçant de démissionner si son rival, le ministre de la Marine, Bertrand de Molleville – qui sabotait la constitution et finançait l'émigration en sous-main –, gardait son portefeuille. Mais est-ce lui, comme l'affirma Molleville, qui fit publier dans le Journal de Paris les lettres de solidarité que lui avaient envoyées les généraux ? Ou bien, comme le déclara La Fayette, un de ses amis à qui il les avait montrées ? Ou encore, comme le rapporta la Correspondance politique , la décision émanait-elle de Mme de Staël143 ? Émile Dard a-t-il raison de soutenir qu'il s'agit d'une sorte de coup d'État militaire qui préfigurait celui du 18 Brumaire, mais auquel la France n'était pas encore prête144 ? Ou Narbonne entendait-il seulement clarifier sa position devant l'opinion publique ? Irrités à juste titre par ces fuites et confortés par un revirement de dernière minute de La Fayette, les autres ministres réagirent en réclamant la démission de Molleville et le limogeage de Narbonne. Résigné désormais à une politique du pire, le 10 mars, Louis XVI ordonna au comte de remettre son portefeuille à Grave, nouveau ministre de la Guerre. D'ailleurs quinze jours plus tard, aucun de ses collègues n'avait plus son fauteuil.
Les jeux étaient faits et le 20 avril la France déclarait la guerre à l'Autriche. Une guerre dont Narbonne avait été l'apprenti sorcier et qui ensanglanterait l'Europe pendant vingt ans.
Pour une fois, la nouvelle fut accueillie avec le même enthousiasme par les patriotes révolutionnaires, les monarchistes purs et durs et les monarchistes constitutionnels. Pour les uns, la guerre sanctionnerait aux yeux de l'Europe la légitimité de la France issue de la Révolution, pour les autres, elle ramènerait l'ordre et sauverait la monarchie, même si ses perspectives seraient différentes. Ceux qui l'attendaient avec le plus d'impatience étaient les milliers d'émigrés qui, depuis des mois, avaient afflué des quatre coins de la France à Coblence – Chateaubriand rappellera que son nom latin était en effet Confluentia145 – pour servir dans l'armée des princes. Grands seigneurs et petite noblesse de province, bourgeoisie du barreau, prêtres réfractaires, commerçants, militaires, paysans, tous fuyant la violence jacobine, étaient décidés à libérer la France du fléau révolutionnaire. Tous professant une inébranlable foi monarchiste, tous désireux de restaurer l'Ancien Régime, tous attendant avec confiance un ordre du comte d'Artois et du comte de Provence pour se lancer dans la guerre sainte.
Parmi les très nombreux témoignages de ceux qui participèrent à cette croisade tragique, les lettres de Vaudreuil au comte d'Artois mettent en lumière les illusions, l'inexpérience, l'irresponsabilité, l'aveuglement politique qui causèrent son échec, portant le coup de grâce à la monarchie et dictant la condamnation à mort du couple royal. La correspondance entre Vaudreuil et Artois – dont seules quelques lettres du second nous sont parvenues – commença en septembre 1789, quand, laissant le prince en sécurité à Bruxelles, le comte avait rejoint les Polignac en Suisse. Dès la première lettre, Vaudreuil réaffirmait à Artois une dévotion dont il ne se départirait jamais : « Je vous jure que la preuve d'attachement que je donne à mes amis en restant avec eux sans vous est aussi forte que celle que je vous ai donnée en partant avec vous sans eux ; mais vous savez nos conventions, et je vous les rappelle : au moindre mot, je vole auprès de mon cher prince146 . » En attendant, il continuerait à analyser avec lui l'évolution de la situation politique et à se prodiguer en recommandations et conseils. Au seuil de la cinquantaine, après une vie consacrée à la satisfaction de son plaisir et devant un avenir plus qu'incertain, le moment de la contrition était venu pour lui aussi. Mais il ne suffisait pas de pleurer « nuit et jour la dégradation de [s]a folle patrie et les malheurs de la Maison Royale147 », pour la gloire de laquelle il était prêt à verser tout son sang. Il fallait aussi réfléchir aux raisons de cet état de fait et à la façon d'y remédier. C'est sans doute parce qu'il désirait inciter le peu méditatif Artois à réfléchir que Vaudreuil lui exposa systématiquement ses opinions, lettre après lettre. Mais il se rendit compte bien vite qu'il écrivait ainsi sa défense devant la postérité. Il pria donc « son » prince de conserver leur correspondance, car, affirmait-il, « elle servira un jour à me faire juger comme je crois le mériter148 ».
Artois s'était établi avec sa famille et sa suite à Turin, où son beau-père, Victor Amédée III de Savoie, lui avait offert hospitalité et soutien, tandis que Vaudreuil et les Polignac, considérés avec réprobation par les habitants de Berne comme responsables des troubles dans leur pays, avaient été obligés de quitter la Suisse pour passer l'hiver à Rome. Pendant ce deuxième séjour dans la ville éternelle, le comte était trop préoccupé pour reprendre contact avec des artistes et des antiquaires. La prudence en effet lui imposait, comme aux Polignac, devenus le symbole de toutes les abominations de Versailles, de mener une vie très retirée. Ils ne fréquentaient donc pas cette première émigration « joyeuse » qui s'était réfugiée en Italie sous des dehors de Grand Tour et où se signalaient par la beauté, l'élégance et le brio la duchesse Aimée de Fleury – qui malgré ses succès ne parvenait pas à oublier Lauzun –, la princesse de Monaco, née Choiseul-Stainville et Mme Vigée Le Brun, qui avait fui Paris le soir du 6 octobre parce que sa position de peintre préférée de Marie-Antoinette la rendait hautement suspecte. Bien que dans ses Souvenirs l'artiste souligne qu'elle avait évité par prudence – Rome fourmillait d'espions – de fréquenter les Polignac et ne parle pas d'une rencontre avec Vaudreuil, nous savons que l'Enchanteur et la Fée149 réussirent à se voir en secret plusieurs fois. Le comte n'écrivait-il pas à Artois que son « bon ange » lui avait fait la grâce de conduire à Rome cette Mme Le Brun qu'il aimait « tendrement »150 ? Mais la personne qui pendant ce séjour romain l'aida à affronter avec lucidité et bon sens le drame que vivait la monarchie française et à définir la ligne de conduite à suggérer à Artois ne fut pas son ange gardien mais le cardinal de Bernis.
Apprenant à Turin la nouvelle de « l'affreuse journée du 6 octobre151 » et du retour forcé du roi dans la capitale, Artois avait lancé sa croisade contre la Révolution en demandant l'aide des têtes couronnées d'Europe. Il avait commencé par l'empereur Joseph II, en lui adressant de Moncalieri une lettre où la naïveté le disputait à l'insolence. Poussé par le devoir, l'honneur, le patriotisme à s'éloigner de son pays, il avait vécu « dans le silence et dans la retraite », tant que son frère avait bénéficié d'« une liberté apparente ». Mais maintenant que Louis XVI était prisonnier aux Tuileries, son « silence deviendrait un crime » et sa « sagesse une lâcheté », et il se permettait de prendre l'initiative d'écrire à Sa Majesté pour lui dire qu'il n'imaginait pour elle « rien de plus grand, rien de plus noble, rien enfin de plus utile… que de secourir son beau-frère, de délivrer sa sœur, et de rendre au plus fidèle allié de V. M. l'état et la puissance nécessaires à la tranquillité de toute l'Europe »152 . Joseph II, avec qui Louis XVI et Marie-Antoinette entretenaient déjà une correspondance secrète dans laquelle ils ne se lassaient pas de dénoncer les ingérences des princes, répondit à Artois en le rappelant durement au premier de ses devoirs, l'obéissance. « Ni aristocratique, ni démocratique », l'empereur se limitait à constater que son beau-frère ne manquait pas des moyens nécessaires pour protester contre les décisions de l'Assemblée et que jusque-là il s'était montré « parfaitement d'accord avec la Nation » en approuvant toutes ses initiatives. Qui donc pouvait s'arroger le droit d'« élever sa voix contre tout ce qui a été décidé et sanctionné par l'autorité la plus incontestable au monde, savoir : par le Roi réuni avec la Nation, représentée légalement par ses députés » ? Artois et les princes qui avaient décidé de quitter la France devaient comme tous les autres citoyens se soumettre « à tout ce que le Roi avec la Nation trouvera bon de statuer ». Après cette première affirmation de principe, qui ôtait toute légitimité à l'initiative d'Artois, l'empereur lui rappelait le rôle funeste qu'avait eu jusque-là ce parti aristocratique dont – fallait-il le préciser ? – le prince était devenu le principal point de référence. Ce parti qui, « faible par lui-même et hors de faire le bien qu'il entrevoit et désire, n'a encore de consistance que pour faire le mal ». Quelle bêtise de penser « réparer les maux de votre patrie et de soulager la situation du Roi » en recourant à la guerre civile ! La première erreur des princes était d'abandonner le souverain en fomentant des divisions et il n'y avait qu'une seule façon d'y remédier : « se rapatrier » pour « effacer de l'opinion publique toute idée de l'existence d'un parti contraire ou soi-disant aristocratique, en vous réunissant tous à concourir au bien de l'État, et en soumettant votre façon de l'envisager à celle du grand nombre qui fait l'autorité »153 . Joseph II omettait d'ajouter, et ce n'était pas un hasard, que mener une contre-révolution armée avec l'appui des puissances étrangères était la façon la plus sûre de renforcer le gouvernement révolutionnaire et de créer une fracture irrémédiable entre les émigrés et le reste du pays.
C'était précisément le point sur lequel, fort de l'expérience de quarante ans acquise par Bernis, Vaudreuil insistait dans ses lettres à Artois au cours de ce séjour romain : « Toute influence étrangère ne ferait que réunir la nation entière […]. Je suis épouvanté des dangers que courraient le Roi et la famille royale, prisonniers dans la capitale, si les puissances étrangères, à votre instigation, se mêlaient de nos affaires intérieures […]. Quant aux puissances rivales ou ennemies de la France, il serait dangereux et il paraîtrait criminel de s'adresser à elles154 . » Vaudreuil cherchait aussi à mettre en garde Artois contre Calonne155 qui, de son exil londonien, se préparait à prendre sa revanche et devenir le « ministre des Affaires étrangères » de l'émigration à Coblence. Vaudreuil, qui à l'époque l'avait soutenu tant dans la faveur que dans la disgrâce, était maintenant obligé de rappeler à Artois que la réputation de l'ancien contrôleur des Finances était irrémédiablement compromise, et insurmontable l'aversion que la reine lui portait. Mais le prince ne l'écoutait plus, sourd à la recommandation qui revenait, obsédante : ne prendre aucune initiative sans l'agrément du roi et de la reine, parce que « les servir malgré eux est impossible ; car alors vous seriez un rebelle et responsable de tous les crimes que ces efforts feraient commettre156 ». D'ailleurs il fallait admettre, insistait Vaudreuil, que c'est « l'opinion qui a commencé la révolution » et que c'est « l'opinion qui doit opérer la contre-révolution », mais pour voir cette dernière s'imposer, il fallait attendre « l'épreuve de la misère, de nouvelles calamités, de nouveaux excès de l'anarchie pour en faire sentir toute l'horreur et ramener les peuples au désir, au besoin de l'autorité »157 . La prévision de Vaudreuil se révélerait exacte, mais neuf ans devaient encore passer avant que Bonaparte restaure l'autorité et mette fin à la Révolution par le coup d'État du 18 Brumaire. En attendant, les émigrés qui s'en étaient remis à l'autorité factice d'Artois endurèrent la plus douloureuse et humiliante des épreuves pour la plus ancienne noblesse d'Europe : la perte de leur honneur.
Non seulement Artois ne tint pas compte des conseils de l'Enchanteur, mais il finit par lui communiquer ses illusions. En novembre 1790, après avoir accompagné les Polignac à Venise, le comte retrouva Artois, les Condé et Calonne à Turin et se laissa séduire par leurs projets. Après l'échec de l'insurrection de Lyon – dont par ailleurs Vaudreuil avait dénoncé « les plans prématurés et mal concertés158 » –, les princes, en désaccord ouvert avec Louis XVI, étaient plus que jamais décidés à prendre la tête de la contre-révolution en misant sur l'aide du nouvel empereur Léopold II. Privé désormais du conseil de Bernis, atterré par le consentement de Louis XVI aux décrets les plus inacceptables de l'Assemblée, le comte se persuada de la nécessité d'ignorer les indications des Tuileries et d'adopter la stratégie de Calonne. On note un changement de ton radical dans sa correspondance avec Artois à partir de son retour à Venise en mai 1791. « En proie à une véritable fièvre morale, il multiplie les lettres, se surprend à fredonner le Ça ira , comme un chant de guerre contre les Jacobins, et il s'écrie avec l'accent d'un paladin en quête d'aventures : “Je crois que j'irais seul attaquer les ennemis, tant je les méprise159 ”. » Une lettre à son cousin, écrite probablement à la fin de cette même année, montre bien qu'il ne nourrissait désormais plus de doutes sur le fait que l'Europe entière prendrait les armes contre la Révolution : « Le moment est arrivé où la réunion de tous les souverains détruira l'échafaudage d'une constitution présentée par la philosophie moderne, mais véritablement imaginée par la cupidité. » Ce n'est qu'une question de temps, soutenait-il, mais « il faudra toujours finir par frapper ». Dans cette attente, il formait « les vœux les plus ardents pour le rétablissement de l'ordre et du bonheur public », et se déclarait décidé à ne pas remettre les pieds dans sa patrie tant que ne seraient pas rétablies « les bases de la constitution française et monarchique ». En attendant, sa place était aux côtés des princes « dont la loyauté et les vertus ont excité et forcé l'admiration »160 .
La fuite à Varennes permit aux princes de prendre leurs distances avec la politique des Tuileries et d'agir ouvertement de façon autonome. Contrairement au roi, le comte de Provence réussit à quitter la France et, ayant retrouvé Artois, décida avec lui d'accepter l'hospitalité de leur oncle maternel, l'Électeur de Trèves. Le 7 juillet 1791, annoncés par une salve de canons et accompagnés de leurs suites respectives, les deux princes entrèrent solennellement dans Coblence, faisant de la petite ville allemande au confluent entre le Rhin et la Moselle la capitale de l'émigration.
« Mon ami, on se croirait à Versailles161 », confia Vaudreuil au marquis de Clermont-Gallerande en arrivant à Coblence, où on l'invita à entrer dans le Conseil des princes. L'« enthousiasme » du comte pouvait faire sourire mais, à sa façon, l'observation était vraie. Tandis que des milliers d'émigrés des conditions sociales les plus diverses, ayant abandonné tout ce qu'ils avaient de plus cher, sans argent et sans ressources, affluaient dans l'Électorat de Trèves pour défendre la monarchie et découvraient que rien n'était prêt pour les accueillir, Monsieur et le comte d'Artois tenaient chacun une cour comme à l'âge d'or de Versailles. La « maison » des deux princes n'aurait pu être plus grandiose et comptait « des pages, nombreuse livrée, des sentinelles à leur appartement, à peu près cent couverts par jour », note, effaré, dans son journal un émigré de la première heure, le comte d'Espinchal. On avait rétabli, précise-t-il, le rituel de Versailles et « cinq jours la semaine, les princes ont un grand dîner et reçoivent toute la noblesse et les présentations des arrivants », dans le respect de la plus stricte étiquette. « Enfin, on ne manque à rien de ce qui peut rappeler les abus de la cour et indisposer la noblesse des provinces contre les courtisans et les insolents162 . »
Le premier à s'en inquiéter était Calonne, qui voyait se volatiliser les fonds destinés à la guerre. La haute noblesse qui était accourue à Coblence menait un train de vie fastueux, dépensant l'argent qui lui restait, dans la certitude que d'ici quelques mois elle rentrerait en France et reprendrait possession de ses biens et de ses privilèges. Quant aux critères présidant au choix des officiers pour l'armée en formation, on avait gardé les préférences malheureuses introduites par le maréchal de Ségur : plus que le grade et la compétence, c'était l'ascendance nobiliaire qui comptait, et, condition sine qua non, une attestation de foi monarchique indéfectible. Une forme de « jacobinisme à l'envers » auquel se heurteraient ces monarchistes constitutionnalistes – les monarchiens – que la Terreur força à émigrer et qui voulurent s'enrôler dans l'armée de Coblence. Le cas du duc de Lévis est exemplaire : ex-capitaine des gardes de Monsieur, coupable d'avoir partagé les espoirs de la noblesse libérale à l'Assemblée, il fut rejeté par la commission de sélection des officiers. Lévis se rabattit sur l'armée autrichienne où, grâce à la recommandation du prince de Ligne, il réussit à s'enrôler sous un faux nom, comme simple soldat163 . C'est une préoccupation de nature sociale qui le poussa bien à contrecœur à prendre les armes contre son propre pays : la conviction, comme il l'écrivait à sa femme, que s'il ne le faisait pas, il leur serait difficile, la guerre terminée, de retourner vivre en France « avec quelque espèce de considération164 ». La crainte de voir un membre de sa famille déroger aux impératifs du devoir et de l'honneur poussa aussi l'évêque de Laon à insister auprès de Mme de Sabran pour que son fils Elzéar rejoigne l'armée des princes. Après de longues hésitations, la comtesse se décida à écrire au comte d'Artois pour demander qu'Elzéar – qui n'avait pas une trempe de guerrier – soit désigné comme aide de camp et son soulagement dut être grand quand elle apprit que le jeune comte assisterait le duc de Polignac qui représentait les frères du roi à la cour de Vienne165 .
Dans ce royaume d'opérette où, prisonnière du passé, l'aristocratie française vivait son été de la Saint-Martin, haines, divisions, complots florissaient. Artois, Provence et Condé avaient chacun leur parti et poursuivaient des stratégies différentes. Incomparablement plus intelligent qu'Artois, dissimulateur et rusé, Monsieur attendait son heure, laissant son frère cadet lancer des appels, distribuer des promesses intenables, répandre l'optimisme avec son amabilité et son aplomb chevaleresque, dans l'attente confiante que l'Autriche et la Prusse se décident à entrer en guerre. Sur un point toutefois les trois princes étaient d'accord : le roi n'était plus en mesure d'exercer sa libre volonté et il leur revenait de défendre les intérêts de la monarchie. Pour leur part, Provence et Artois avaient en commun une inexpérience totale en matière militaire. Condé était le seul prince à connaître le métier des armes et en avait donné la preuve pendant la guerre de Sept Ans. Indigné par la légèreté et l'inconséquence de ses deux cousins, Condé ne tarda pas à prendre ses distances et se retira à Worms, où il leva une armée qui porta son nom pendant huit ans et gagna une réputation d'héroïsme à laquelle les officiers républicains eux-mêmes rendirent hommage166 . On ne peut pas en dire autant de l'armée de Coblence, quand l'heure de se battre fut venue. Le casus belli fut la déclaration de Pillnitz167 , publiée après la fuite à Varennes, où l'empereur d'Autriche et le roi de Prusse se limitaient à communiquer que, « ayant entendu les désirs et les représentations de Monsieur et de monsieur le comte d'Artois », ils considéraient « la situation où se trouve actuellement le roi de France comme un objet d'intérêt commun pour tous les souverains d'Europe »168 . Elle avait beau être empreinte de la plus grande prudence, cette déclaration constituait une interférence indue dans la vie politique d'un autre pays, et la France lui donna une réponse politique en déclarant la guerre le 20 avril 1792.
Entraînés malgré eux dans un conflit où les coûts et les risques semblaient supérieurs aux éventuels avantages, l'Autriche et la Prusse se gardèrent bien d'accorder aux exilés français un rôle de premier plan dans les opérations militaires. Tandis que ceux-ci espéraient marcher en rangs serrés à l'avant-garde de l'armée de coalition et reconquérir leur pays au nom du roi de France, Brunswick, qui détenait le commandement suprême des forces armées et considérait les émigrés comme une gêne inutile, les répartit en trois unités distinctes. Les quatre mille hommes emmenés par le duc de Bourbon durent rejoindre les troupes autrichiennes stationnées aux Pays-Bas, les cinq mille de Condé retrouvèrent Esterházy à Fribourg, et les dix mille qui formaient l'armée des princes, conduits par le vieux maréchal de Broglie, furent incorporés dans l'arrière-garde de l'armée de Brunswick pour marcher sous ses ordres sur Paris. Parmi les volontaires de la dernière heure se trouvait François-René de Chateaubriand qui avait rejoint l'armée des princes après le début de la guerre. En 1792, l'écrivain, alors âgé de vingt-quatre ans, « ne se souciait guère du sort de Louis XVI, qu'il tenait en piètre estime, et, malgré ses opinions “libérales”, encore moins de la Révolution en marche169 », mais il se rangea aux idées de Malesherbes, qui jugeait nécessaire que la noblesse d'épée réponde à l'appel aux armes lancé par les frères du roi. « Mon zèle, reconnaîtra plus tard Chateaubriand, surpassait ma foi ; je sentais que l'émigration était une sottise et une folie […]. Mon peu de goût pour la monarchie absolue, ne me laissait aucune illusion sur le parti que je prenais170 . » En revanche l'armée des princes lui a inspiré des pages célèbres où se mêlent pietas et indignation. Formé de grands seigneurs, l'état-major brillait par l'élégance des uniformes, le scintillement des armes, l'abondance des vivres : « On ne voyait que fourgons remplis de comestibles ; on n'apercevait que cuisinières, valets, aides de camp. Rien ne représentait mieux la cour et la province, la monarchie expirante à Versailles et la monarchie mourante dans les bruyères de Du Guesclin171 . » La troupe, elle, frappait Chateaubriand par sa pauvreté digne. En effet, les nobles de province qui avaient obéi à l'impératif de l'honneur comme le mythique héros de la guerre de Cent Ans constituaient « un assemblage confus d'hommes faits, de vieillards, d'enfants172 » qui parlaient tous les dialectes. Mal équipés, sans armes, sans argent, les émigrés civils servaient aux côtés des militaires transfuges de l'armée française, où l'on comptait beaucoup d'officiers enrôlés comme simples soldats, dans une pagaille de vieux uniformes et de tenues pittoresques. « Cet arrière-ban, tout ridicule qu'il paraissait, avait quelque chose d'honorable et de touchant, parce qu'il était animé de convictions sincères […] Toute cette troupe pauvre ne recevant pas un sou des princes, faisait la guerre à ses dépens, tandis que les décrets achevaient de la dépouiller et jetaient nos femmes et nos mères dans les cachots173 . » Prêts à se sacrifier pour leur roi, les émigrés n'avaient pas prévu que leurs alliés autrichiens les traiteraient avec mépris, disposant d'eux comme de troupes subalternes, ni que leurs compatriotes les accueilleraient comme des « ennemis de la liberté, aristocrates, satellites de Capet174 » quand eux-mêmes se pensaient des libérateurs. Ils s'attendaient à entrer triomphalement dans Paris, pas à subir l'humiliation de la retraite sous un déluge de pluie et de boue après la défaite de Valmy. Ils pouvaient encore moins imaginer qu'au moment même où, après la déposition de Louis XVI, la France subissait la Terreur et qu'on confisquait les biens des émigrés, Monsieur et Artois accepteraient la requête du roi de Prusse de dissoudre leur armée. Le dernier ordre des princes qui, le 23 novembre 1792, enjoignait aux soldats de se retirer « où ils voulaient », sans aucune indemnité, avait un goût d'ultime camouflet. Ruinés pour la plupart, les émigrés ne pouvaient pas rentrer en France où ils étaient condamnés à mort par contumace, et les autres pays européens se montraient peu enclins à les recevoir. L'armée autrichienne n'était pas non plus disposée à accueillir ceux qui auraient voulu continuer à se battre.
Si les frères du roi, comme l'écrivit le marquis de Marcillac, ne laissèrent à leurs soldats « que le désespoir pour ressource175 », le prince de Condé se montra d'une tout autre trempe. Quand l'empereur lui demanda de congédier ses hommes, il se limita à répondre : « Il faudra les tuer jusqu'au dernier ! » Vienne n'osa pas insister176 .
Vaudreuil participa à la campagne des princes dans l'état-major d'Artois mais, en l'absence de lettres – sa correspondance s'interrompt dans les mois cruciaux du conflit –, nous ignorons comment il vécut l'échec d'une guerre sur laquelle il avait concentré toutes ses espérances. Dans les lettres suivantes, nous ne trouvons pas un seul mot sur les humiliations et les souffrances des émigrés qu'il avait contribué à envoyer au désastre. Sa préoccupation dominante restait la politique, même s'il était obligé de reconnaître ses erreurs. En avril encore, il était convaincu qu'au moment d'entrer en France « les Princes et les émigrés ser[aie]nt en première ligne, et que les troupes autrichiennes et prussiennes ne ser[aie]nt que comme auxiliaires177 ». Mais, mi-juin, il commençait à nourrir de sérieux doutes sur la loyauté de la cour de Vienne178 et finit par avouer : « Que de couleuvres, grands dieux ! Vienne nous a fait avaler179 ! » Malgré la force de sa fidélité à Artois, les déclarations de son « preux » après le désastre – « Mais crois que mon âme est toujours la même ; je porte le nez plus haut que jamais, et je défie l'univers entier de m'abattre, ou même de me décourager180 » – n'avaient plus le pouvoir de le rassurer. « Il m'a tant bercé d'illusions, confiait-il au comte d'Antraigues, que j'ai perdu une grande partie de ma confiance181 . » Les nouvelles qui arrivaient de France – fin de la monarchie, détention de la famille royale au Temple, victoires de l'armée révolutionnaire, élection de la Convention – contribuèrent à jeter Vaudreuil dans un état de prostration grave. Se sentant inutile après la dissolution de l'armée de Coblence et l'éloignement de Calonne qui avait mis au service des princes la fortune de sa femme, il prit congé d'Artois et rejoignit les Polignac qui entre-temps s'étaient installés à Vienne. Là, le 6 mars 1793, ayant appris la mort de Louis XVI, il écrivit à Lady Foster qui lui demandait des nouvelles de sa santé : « J'apprends la plus déchirante catastrophe, la mort funeste du meilleur des hommes et des rois, du bienfaiteur de mes amis. Les détails de cette mort, le courage de ce monarque infortuné, la cruauté atroce, incroyable, de ses ennemis, ce testament sublime, le plus beau monument qu'un homme puisse laisser de ses vertus morales et chrétiennes, les dangers de la Reine et de toute cette auguste famille, la honte, le déshonneur ineffaçable de mon pays, tous ces objets funèbres ont tellement fermenté dans mon cœur et dans mon esprit qu'il a bien fallu succomber182 . » Vaudreuil éprouva-t-il le remords d'avoir contribué au discrédit de la famille royale et failli à l'obéissance qu'il devait à Louis XVI en embrassant les choix velléitaires et ambitieux d'Artois qui avaient infligé le coup de grâce au souverain ? Ou n'y avait-il de place dans sa douleur que pour le souvenir des années heureuses où les Polignac avaient vécu en étroite symbiose avec Marie-Antoinette ? Toutefois ce n'est pas le comte qui « succomba » à la nouvelle de la mort de la reine, mais la duchesse Jules. Malade depuis longtemps, « victime de ses chagrins, de son attachement, de sa reconnaissance183 », l'amie intime de la souveraine s'éteignit à Vienne le 5 décembre 1793, à quarante-quatre ans. Comme beaucoup de ses compagnons d'infortune, Vaudreuil le sceptique, l'anticlérical, trouva secours dans la religion. Il suivait dans cette voie sa maîtresse qui pourtant dans le passé n'avait pas caché son agnosticisme. Entraînée par l'exemple de sa belle-sœur, la comtesse de Polastron encouragerait aussi la conversion du comte d'Artois. Le libertinage passait décidément de mode. « Elle est allée rejoindre ses augustes bienfaiteurs, qui sans doute ont obtenu, pour le prix de leur martyre, que cette amie fidèle […] fût réunie à eux pour toujours dans le sein de Dieu même », écrivait le comte à Lady Foster, en lui annonçant la mort de sa bien-aimée. Pour lui, qui restait parmi les vivants, l'exil devenait avant tout un état d'âme : « Je reste seul au monde, sur cette terre odieuse, sans objet, sans espoir […] je n'ai plus rien, je ne suis rien. J'étais tout pour elle ; je possédais tout en elle ! Je ne désire même plus que faiblement le bonheur de mon pays si barbare, si ingrat. Quel bien puis-je désirer, puisque elle n'en jouira pas ! »184
En octobre 1791, les travaux de l'Assemblée constituante terminés, le chevalier de Boufflers décida d'émigrer. Il aurait quitté Paris bien avant s'il ne s'était pas senti tenu d'assumer jusqu'au bout le mandat que lui avait confié le bailliage de Nancy. Son expérience de député qui l'avait obligé à prendre position sur des réformes beaucoup plus radicales que celles auxquelles il était préparé avait été traumatisante. D'une nature tolérante et pacifique, le chevalier misait sur une politique modérée, propre à concilier la fidélité à la monarchie avec les exigences de renouveau, et il fut douloureusement frappé par le climat de violence qui s'était installé entre les différents partis, envenimant les travaux de l'Assemblée. « Il semble à mon âme, écrivait-il dès 1789 à Mme de Sabran, qu'elle est un voyageur, naturellement sain et délicat, qui se trouve obligé à passer une longue nuit dans un caravansérail, entre des pestiférés et des lépreux. J'espère bien ne gagner ni la peste, ni la lèpre, mais n'est-ce rien que le dégoût185 ? » Boufflers ne manquait pas du courage nécessaire pour défendre ses opinions, mais, virtuose de la conversation, il était piètre orateur. Il ne savait pas improviser à la tribune, ce qui l'obligeait à lire ses discours, et son style était trop élégant, sa voix trop faible, ses manières trop polies pour s'imposer à l'attention d'une Assemblée où tonnait un Mirabeau186 . Cela ne l'empêcha pas de jouer pleinement son rôle de député187 , avec une pondération et un bon sens qui, on ne s'en étonnera pas, lui valurent l'approbation de Gouverneur Morris188 . Anticlérical et libre penseur, le chevalier proposa entre autres un projet de réforme du clergé récusant les vœux perpétuels, mais il s'opposa à la nationalisation des biens du clergé voulue par Talleyrand. Il soutenait en effet que priver l'Église de ses moyens de subsistance ne répondait pas à la volonté de la nation et que la vente de ces biens non seulement léserait les intérêts de ses créanciers – pensait-il à ses propres bénéfices ? –, mais ferait s'effondrer le marché foncier, favorisant à de dangereuses spéculations aux dépens des paysans et de l'agriculture. Après l'approbation du décret, il réclama des mesures empêchant les nouveaux propriétaires de raser les forêts pour s'enrichir. En outre, fidèle à l'esprit de l'Encyclopédie , Boufflers encouragea la création d'un conservatoire national des arts et métiers et fit voter un décret visant à protéger les découvertes dans le domaine de l'industrie et du commerce par l'instauration de brevets garantis par l'État189 . Il veilla aussi à introduire un système de bourses pour encourager les « arts nobles » et les « arts utiles », surtout au bénéfice des artistes190 .
Au plan strictement politique, le chevalier défendit à plusieurs reprises le droit exclusif de Louis XVI à prendre des décisions gouvernementales : à son avis, l'Assemblée devait se limiter à légiférer. « Tout ceci, écrivait-il à Mme de Sabran sans renoncer à ses références littéraires, me représente la Thébaïde où deux frères, le Pouvoir législatif et le Pouvoir exécutif , enfants inconciliables d'un père aveugle, le Peuple , ensanglantent la terre de leurs combats191 . » En 1790, il avait fondé avec Malouet, La Rochefoucauld-Liancourt, Clermont-Tonnerre, Lally-Tollendal et d'autres amis le Club des Impartiaux qui se proposait de « ramener l'ordre, la paix et la sécurité ; c'est le seul moyen de sauver la patrie, de garder la foi promise et due aux créanciers de l'État, de ranimer le commerce et de rétablir la perception des revenus publics, sans lesquels on verrait bientôt périr la Constitution elle-même et la liberté192 ». Un tel programme deviendrait bientôt obsolète. Du reste le Club s'était dissous depuis longtemps au moment de la fuite à Varennes. Et puis, comment aurait-on pu parler d'une « monarchie libre » quand « le roi ne peut plus sortir de son château et les Français ne peuvent point sortir de France. Et Dieu sait par où l'on en sortira ! »193 ? Contrairement à son roi, le chevalier réussit fin novembre à franchir sans encombre la frontière suisse et, début 1793, rejoignit Mme de Sabran à Rheinsberg, la résidence d'Henri de Prusse. Dans une lettre du 22 janvier, le comte Maximilien de Lamberg informait Casanova de l'arrivée du chevalier au château, indiquant qu'il l'avait entendu déclarer que la France verrait bientôt la fin de la crise et que « le roi [serait] plus roi que jamais194 ».
La comtesse de Sabran n'avait pas attendu la fuite à Varennes pour quitter le pays avec son fils Elzéar. Du reste, l'accueil que le frère du grand Frédéric lui offrait ainsi qu'au chevalier s'annonçait comme la moins douloureuse des émigrations, comme « une léthargie assez douce195 ». Cultivé et profondément francophile, le prince Henri était en effet heureux de compter sur la collaboration de ces deux virtuoses de la vie mondaine pour insuffler à sa petite cour le véritable « esprit de société » parisien. En échange d'une hospitalité pleine d'égards, qui les mettait à l'abri de toute préoccupation économique, les deux amants devaient simplement persévérer dans leurs vieilles habitudes : converser, improviser des vers, composer des canevas théâtraux, jouer la comédie, inventer des passe-temps intelligents. De passage à Rheinsberg, Mme Vigée Le Brun les avait trouvés en pleine activité196 . Mais il n'était pas facile d'afficher une inaltérable bonne humeur quand des nouvelles de plus en plus terribles arrivaient de France. Mme de Sabran avait laissé à Paris sa fille Delphine, qui se retrouverait en prison après avoir assisté héroïquement son beau-père, le général de Custine, et son jeune mari, tous deux envoyés à la guillotine. Peu après, la sœur bien-aimée du chevalier connaîtrait le même sort197 . Une vieille relation de Boufflers, le général Dampmartin, de passage à Rheinsberg, fut frappé par son changement : « Le célèbre chevalier, si piquant d'imagination, si original de talent, si facile d'humeur, si heureux de caractère et si parfait d'obligeance ; ce chevalier possédait l'esprit français par excellence ; mais cet esprit qui avait fait les délices de la cour de Lunéville, de celle de Versailles et des salons de Paris, soutenait mal chez les Prussiens l'épreuve de l'expatriation. Il était semblable à ces fleurs ornées des couleurs les plus variées que les feux du ciel vivifient, mais dont les rigueurs d'un âpre climat dessèchent les charmes : son silence habituel n'était interrompu qu'à d'assez longs intervalles, et pour lors jaillissaient des mots ou neufs, ou fins, ou gais, ou d'une douce malice, mais toujours ingénieux. Pour bien saisir le sel de la plupart il était nécessaire d'avoir […] bu des eaux de la Seine 198 . » Henri de Prusse aussi finit par se lasser de ses hôtes, et Boufflers et Mme de Sabran durent éprouver « combien la saveur est amère / du pain d'autrui, et combien c'est dur chemin / que de descendre et de monter l'escalier d'autrui199 ».
En se remémorant les jours terribles qui avaient marqué la fin de la monarchie, Narbonne confia à Villemain « qu'il n'aurait pas laissé le Roi attendre le 10 août, ni peut-être le 20 juin dans le château des Tuileries, et qu'armé d'un titre et d'un reste de pouvoir, il aurait trouvé retraite pour Louis XVI, non pas à l'étranger, mais à la frontière200 ». Nous savons en effet que même après sa démission forcée du ministère de la Guerre, le comte tenta de sauver la famille royale, échafaudant avec Mme de Staël un plan d'évasion audacieux. Après avoir été limogé par le roi et s'être défendu des attaques des Jacobins en illustrant avec éloquence son action de ministre devant l'Assemblée, le comte avait retrouvé La Fayette à Metz et repris son poste dans l'armée. Mais fin mai, son ami le renvoyait à Paris suivre les developpements politiques entraînés par la guerre. Comme l'avait prévu Barnave, les premières défaites subies par l'armée française sur le front belge – à Tournai, le général Dillon avait été massacré par ses soldats et Biron obligé de se replier sur Valenciennes – déchaînèrent la réaction populaire et poussèrent le pouvoir à l'extrême gauche. Craignant une invasion étrangère et la trahison de Louis XVI, exaspérée par le veto qu'il avait opposé à la déportation des prêtres réfractaires, une foule en armes envahit les Tuileries en chantant des couplets farouches contre « M. et Mme Veto », imposa au roi le bonnet phrygien et le garda en otage pendant des heures avec sa famille. Quand, malgré tout cela, le roi refusa de retirer son veto, le mouvement populaire, excité par L'Ami du peuple de Marat, réclama à grands cris sa déposition. En prévision à pire, Narbonne et Mme de Staël encouragèrent le couple royal à fuir. Parmi les nombreux projets plus ou moins réalisables qui s'étaient succédé après Varennes, celui qui avait germé dans l'esprit fertile de Germaine était assez ingénieux : Mme de Staël ferait mine de vouloir acheter la propriété de Lamotte, mise en vente par le duc d'Orléans et située en position stratégique sur la côte normande ; elle y effectuerait donc de nombreux repérages, voyageant toujours dans la même berline et selon le même itinéraire, s'arrêtant aux mêmes endroits, en compagnie d'un présumé homme d'affaires, de deux femmes de chambre et d'un enfant ayant la corpulence des membres de la famille royale et toujours vêtus de la même façon. Narbonne les accompagnerait à cheval, déguisé en page. Postillons et gardes aux postes de contrôle s'habitueraient ainsi à ces allées et venues et relâcheraient leur surveillance. Le moment venu, le roi, la reine, Madame Élisabeth et le Dauphin monteraient dans la berline habillés comme leurs doublures et, escortés par Mme de Staël et Narbonne, pourraient arriver au château de Lamotte sans éveiller la curiosité et de là s'embarquer201 . Leur proposition ne fut pas retenue : Louis XVI avait fini par se persuader de la loyauté du comte, mais autant lui que Marie-Antoinette se méfiaient de Mme de Staël et préféraient écouter leurs conseillers qui considéraient les constitutionnels comme des traîtres. Ils ne voulurent pas examiner non plus le plan d'évasion conçu par Montmorin, en accord avec Liancourt, alors commandant des troupes en garnison à Rouen. Un an après, Talleyrand écrirait de Londres à Mme de Staël : « Après Varennes, la royauté a été sauvée par le parti constitutionnel ; le 10 août, elle a été perdue par le parti aristocratique qui s'est opposé jusqu'au dernier moment à ce que le Roi fût à Rouen202 . » Les monarchistes intransigeants conservèrent leur haine pour les constitutionnels même après le 10 août. Au début du mois, le manifeste de Brunswick, qui menaçait de mettre Paris à feu et à sang s'il était fait violence à Louis XVI et sa famille, et le refus de l'Assemblée de procéder à la destitution du roi déchaînèrent la fureur du peuple qui prit d'assaut les Tuileries. Narbonne, Mathieu de Montmorency, La Tour du Pin-Gouvernet, Lally-Tollendal, François de Jaucourt, Stanislas de Clermont-Tonnerre et d'autres gentilshommes constitutionnels accoururent au château défendre le souverain, mais jusque dans le danger extrême les purs et durs refusèrent leur aide. Mme de Staël rappellera dans les Considérations sur la Révolution française le désespoir de Narbonne et de ses amis libéraux condamnés à l'impuissance : « Incapables cependant, malgré le refus qu'on leur faisait subir, de se rallier au parti contraire, ils erraient autour du château, s'exposant à se faire massacrer pour se consoler de ne pouvoir se battre203 . » Ceci dit, les premiers qu'on massacra furent les Gardes suisses, pendant que le château était mis à sac et que le roi et sa famille cherchaient refuge à l'Assemblée. Incapables désormais de contrôler une situation qui leur avait totalement échappé, les députés suspendirent Louis XVI de ses fonctions et l'emprisonnèrent au Temple. Tandis que les massacres continuaient, s'ouvrit la chasse aux suspects. Restée seule à l'ambassade après le rappel de son mari en Suède et malgré sa grossesse avancée, Mme de Staël alla de maison en maison offrir son aide aux amis qu'elle savait menacés : Mathieu de Montmorency, La Tour du Pin-Gouvernet et Beaumetz se cachèrent en effet rue du Bac. Mais elle ne put rien pour Stanislas de Clermont-Tonnerre qui, le soir même, fut défenestré de la demeure où il avait trouvé refuge.
Narbonne fut plus chanceux. Recherché par les Jacobins, il réussit à courir chez Mme de Staël où, invoquant Dieu et la Sainte Vierge, il implora l'aide du chapelain de l'ambassade, le pasteur protestant Charles-Christian Gambs, qui, après le départ de Staël, était devenu le représentant de la Suède auprès du gouvernement français. Malgré ses ferventes convictions républicaines, celui-ci le cacha quatre jours sous l'autel de la chapelle204 . Le courage et le sang-froid de Mme de Staël firent le reste. Comme elle le racontera elle-même, elle accueillit sans se démonter les commissaires venus perquisitionner chez elle à la recherche de suspects, leur rappelant qu'ils se trouvaient dans un siège diplomatique et violaient le droit international. Profitant de leurs faibles connaissances en géographie, elle les persuada que, la Suède confinant avec la France, ce pays se vengerait par une attaque immédiate et elle trouva la présence d'esprit de faire de l'humour sur l'absence de fondements de leurs soupçons. Enfin, mobilisant toute sa capacité de séduction, Germaine réussit à les convaincre. « Je les reconduisis ainsi jusqu'à la porte, se souviendra-t-elle, et je bénis Dieu de cette force extraordinaire qu'il m'avait prêtée dans cet instant205 . » Il fallait maintenant trouver au plus vite le moyen pour Narbonne – contre qui un mandat d'arrestation avait été lancé entre-temps – de sortir de l'ambassade sans être vu et de quitter la France. Le chapelain, lui aussi désireux de se débarrasser du comte, présenta à Mme de Staël un médecin allemand de vingt-quatre ans, Justus Erich Bollmann, venu en France admirer les progrès de la Révolution. Conquis par la « franchise chevaleresque » de Narbonne, qui même dans le danger gardait toute sa gaîté et ses manières d'homme du monde, et attiré par le caractère romanesque de la situation – « une femme enceinte et prête d'accoucher, qui se lamente sur le sort de son amant […] ses larmes, un homme en danger de mort, l'espoir de le sauver […] le charme de l'extraordinaire, tout cela agit à la fois206 » –, Bollmann accepta d'organiser la fuite du comte et de l'accompagner outre-Manche. Parfaitement pensé, le plan fonctionna à merveille. Narbonne quitta l'ambassade déguisé en charretier, passa la nuit chez Bollmann et le lendemain, munis de faux passeports anglais et affichant la plus grande désinvolture, les deux voyageurs sortirent sans encombre de la capitale, franchirent les nombreux postes de contrôle le long du trajet et arrivèrent sains et saufs à Boulogne, où ils s'embarquèrent pour Douvres. Le 23 août, le comte arrivait à Londres.
À trente-sept ans seulement, Narbonne pouvait considérer sa carrière politique terminée, et son exil avait le goût amer de la défaite. Aucune de ses attentes n'avait été remplie. Il avait cru, tout comme Mme de Staël, que la Révolution mènerait à la monarchie constitutionnelle avec deux chambres législatives et le pouvoir exécutif confié au roi, mais avait dû se résigner à une chambre unique et à la limitation du pouvoir royal. Et en misant sur l'action militaire pour redonner de la force et du prestige à Louis XVI, il avait appuyé une guerre qui se révélait fatale à la monarchie. Certes, il n'était pas le seul à s'être trompé : Talleyrand, Biron, La Fayette avaient nourri les mêmes espérances, mais aucun d'eux n'était aussi intimement lié à la famille royale ni ne vivait aussi profondément le deuil de la monarchie. Si ses amis étaient responsables de leurs choix, le comte, lui, ne pouvait pas ne pas se demander si les siens auraient été aussi hasardeux sans l'influence de Mme de Staël. Maintenant que l'aventure politique qui les avait si étroitement liés se soldait par un échec, que restait-il de leur compagnonnage sentimental ? La seule certitude que Narbonne n'avait pas perdue était son honneur de gentilhomme, et il s'en servit comme guide dans la longue traversée du désert qui l'attendait. Il endura donc l'expatriation forcée, la pauvreté, l'incertitude de l'avenir avec l'élégance et la nonchalance qui l'avaient caractérisé à la cour et à la ville et qui étaient devenues chez lui une seconde nature. Mais rien ne pouvait le défendre contre l'angoisse qui le tenaillait devant le crescendo de la violence révolutionnaire.
Au cours des premières semaines londoniennes passées dans la demeure que Talleyrand avait louée à Kensington Square, confiant à Mme de La Châtre le rôle de maîtresse de maison, Narbonne trouva un antidote à la dépression en cherchant un logement pour ses compagnons d'exil et lui. Le 15 septembre Talleyrand arrivait à Londres. Muni d'un passeport dans les règles obtenu de Danton, il ne figurait pas sur la liste des émigrés. Il fut suivi par Mathieu de Montmorency, Pierre-Victor Malouet et François de Jaucourt, tous trois sauvés par Mme de Staël et, petit à petit, par d'autres députés de la Constituante comme le marquis de Lally-Tollendal, le duc de Liancourt, le comte de Beaumetz. La demeure de Kensington Square devenait pour eux tous un lieu de rendez-vous et Justus Erich Bollmann, qui y avait été accueilli à bras ouverts en tant que sauveur de Narbonne, était ébahi de la liberté, de l'intérêt et du brio de leurs conversations207 . Contrairement aux usages britanniques, les femmes, qui avaient épousé les convictions politiques de leurs amants, y participaient : il y avait Mme de Flahaut, qui avait quitté la France après les massacres de septembre grâce à l'aide de John Wycombe, lequel avait succédé dans son lit à Talleyrand et Morris ; la belle et brillante princesse d'Hénin, qui vivait séparée de son mari et était liée à Lally-Tollendal ; et naturellement Mme de La Châtre, qui aimait François de Jaucourt, dont elle avait eu un enfant.
Pourtant, au-delà du soulagement de se retrouver vivants, en lieu sûr, et de leur recours au rite magique de la conversation pour exorciser la nostalgie de la patrie perdue, Narbonne et ses amis étaient conscients des nombreux dangers que présentait pour eux la capitale britannique. Restée neutre, l'Angleterre réservait aux expatriés français un accueil beaucoup plus cordial que les autres pays, compatissant à leurs malheurs et prodiguant des secours aux plus démunis. En outre Narbonne jouissait de l'avantage non négligeable d'y avoir séjourné plusieurs fois, d'en parler parfaitement la langue et de compter de nombreux amis à Londres. Il fut aussitôt reçu par des représentants en vue de la gauche parlementaire – Charles James Fox, Lord Grenville, Lord Erskine –, qui partageaient les grandes idées de la Révolution française et soutenaient, en opposition à Pitt, une politique de réformes radicales. Mais si l'aristocratie Whig sympathisait avec Narbonne et ses amis constitutionnels, ceux-ci étaient regardés avec suspicion par le gouvernement tory et surtout tenus à distance par les émigrés de la première heure. Les Noailles, Choiseul, Beauvau, Mortemart, Fitz-James, Duras, Osmond et beaucoup d'autres membres de la vieille noblesse française qui, dès 1789, avaient choisi l'Angleterre comme lieu d'exil et fréquentaient la haute société londonienne et les milieux de la cour étaient unanimes pour considérer les nouveaux venus comme responsables de la dictature jacobine et de la chute de la monarchie. Non seulement ils ne les aidaient en rien, mais ils soumettaient « les traîtres » à une féroce campagne de dénigrement208 . La proclamation de la République, l'emprisonnement du roi et les massacres du 2 septembre ne firent qu'exacerber la situation, suscitant dans l'opinion publique anglaise une vague d'indignation qui grandirait avec le procès et la condamnation à mort de Louis XVI. Miss Berry, la jeune protégée d'Horace Walpole – qui avait succombé au charme de la civilisation mondaine française –, en dénonçait maintenant toutes les faiblesses intrinsèques dans une parodie du Credo : « Je crois en les Français, créateurs de la mode ; je reconnais leur supériorité dans la conversation et leur suprématie dans la danse. Je crois en leur fanatisme pour ce qui est nouveau, et non en l'enthousiasme pour ce qui est grand, et je n'attends ni cohérence dans leurs projets, ni constance dans leurs sentiments. Je crois en le Roi, le plus faible et le plus blessé des mortels, et en la Reine, son égale dans la souffrance et dans la compréhension ; et en le Dauphin, dont le règne ne viendra jamais. Je crois également en la folie des Princes, en la bassesse de leurs conseillers, en la cruauté et en la folie de leurs ennemis. Je n'attends ni résurrection de l'ordre, ni régénération de la morale, et je ne guette ni la venue de la liberté, ni la permanence de leur constitution. Amen209 ».
D'abord Mecque des libéraux, comme l'a écrit Ghislain de Diesbach, Londres « est devenue la capitale du royalisme le plus intransigeant, le dernier bastion de cet Ancien Régime qui réunit plus de partisans, maintenant, qu'il en comptait trois ans plus tôt210 ». Pour fuir l'hostilité des monarchistes purs et durs et ne pas augmenter les difficultés du gouvernement, mais aussi pour des raisons d'économie, de nombreux réfugiés cherchèrent à se loger hors de la capitale. Lally-Tollendal, la princesse d'Hénin et Liancourt retrouvèrent Mme de Genlis à Bradfield Hall, à mi-chemin entre Aylesham et Londres, sous l'aile protectrice du démocrate francophile Arthur Young. Pour sa part, avec l'argent que lui avait envoyé Mme de Staël, Narbonne décida de louer Juniper Hall, une vaste et confortable maison de campagne près du village de Mickleham, dans le Surrey, à vingt-cinq miles de Londres, et s'y installa avec Mme de La Châtre, Jaucourt, Mathieu de Montmorency, Charles de Lameth. Bientôt un autre grand ami de Narbonne les rejoindrait, le général d'Arblay, ex-chef d'état-major de La Fayette. Pour sa part, la duchesse de Broglie, qui avait fui la France après l'arrestation de son mari, le général Charles-Louis-Victor de Broglie, loua un modeste cottage tout près de Juniper Hall. Son fils Achille-Léonce-Victor-Charles âgé de sept ans à l'époque deviendra un jour le gendre de Mme de Staël. Arrivée la dernière, le 25 ou le 26 janvier 1793, Germaine passera à Juniper Hall « quatre mois de bonheur échappés au naufrage de la vie211 », trouvant en ce lieu « le paradis terrestre212 ». Elle allait pourtant y introduire la pomme de la discorde. Pendant presque un an, Juniper Hall fut un laboratoire où l'on expérimenta toutes les formes de la vie affective – la passion, l'amour, la pitié, l'amitié, l'honneur, le devoir – et où plusieurs histoires tressèrent une extraordinaire comédie sentimentale, où s'affrontèrent deux caractères nationaux profondément différents, l'Anglais puritain qui servira de modèle à l'Europe bourgeoise du siècle suivant et l'aristocrate français mondain, parvenu au terme de son parcours historique. On a conservé la trace écrite de cette partition à plusieurs voix grâce à l'activité épistolaire des personnages principaux, tout comme on peut en saisir l'écho dans les romans de Mme de Staël. Mais ce sont les correspondants anglais qui nous en ont laissé la chronique la plus détaillée.
Dès le début, l'arrivée des réfugiés français dans la paisible et bucolique vallée du Surrey avait suscité la curiosité du voisinage. William Lock et son épouse Frederica Augusta passaient de longues périodes de l'année à Norbury Park, la plus belle maison du district, qui dominait Juniper Hall d'une colline sur la berge opposée de la Mole. On disait – étranges géométries du destin – qu'il était un enfant naturel de Louis XV élevé à Londres et sa femme une filleule de Frédéric le Grand. Riches, cultivés, généreux mécènes, les Lock étaient des libéraux convaincus et vivaient, malgré une différence d'âge importante, une idylle conjugale fondée sur la convergence de leurs idéaux et la transparence de leur cœur. Tous deux réservèrent un accueil chaleureux aux nouveaux venus, leur offrant une amitié qui ne faiblirait jamais. Démocrates et admirateurs fervents de La Fayette, les Phillips ne furent pas en reste. Grands amis des Lock, ils vivaient dans un gracieux cottage de West Humble, à une heure de marche de Juniper Hall. Malesworth Phillips servait dans la marine tandis que son épouse Susanna – qui avant son mariage avait été une musicienne prometteuse – se consacrait à l'éducation de leurs trois enfants. Eux aussi avaient fait un mariage d'amour, mais les extravagances du mari et les difficultés économiques qui en avaient découlé avaient eu raison de leur entente initiale. En revanche, Susanna pouvait compter sur la solidarité sans bornes de sa sœur aînée, Fanny Burney, qui contrairement à elle ne s'était pas mariée et était l'auteur de deux romans à succès, Evelina et Cecilia , qui n'avaient toutefois pas amélioré son niveau de vie. Après cinq années éprouvantes comme dame de la garde-robe de la reine, charge qui lui valait une modeste pension, Fanny était retournée vivre avec son père, l'illustre musicologue Charles Burney, à qui elle vouait une admiration empreinte de respect. Très liées, les deux sœurs s'écrivaient assidûment. Intelligentes, cultivées, curieuses de tout, elles abordaient dans leur correspondance les sujets les plus variés, mais à partir de début octobre, leur attention fut accaparée par les « détails passionnants de la Colonie française213 ». Introduite par Mrs Lock à Juniper Hall début novembre, Susanna put enfin faire la connaissance de ses nouveaux voisins, qui la fascinèrent. Non seulement c'étaient des patriotes intrépides qui avaient risqué leur vie pour leurs idéaux, mais ils avaient le même âge qu'elle – aucun n'avait dépassé les quarante ans – et étaient tous affables, spirituels et merveilleusement exotiques. Elle se hâta de les décrire, un par un, à sa sœur, en commençant par Mme de La Châtre, seule femme du groupe. Sans être une beauté, elle était élégante, cultivée, pleine d'esprit, « lively and charming 214 ». Comme elle le reconnaissait elle-même, la comtesse fuyait non seulement la Terreur mais aussi un mari exécrable qui, d'idées politiques opposées aux siennes, avait rejoint les princes à Coblence. Le soupçon n'effleura même pas Mrs Phillips, impressionnée par tant d'indépendance, que Mme de La Châtre était la maîtresse du comte de Jaucourt, présent à Juniper Hall. Impatiente de le connaître pour avoir entendu vanter son éloquence quand il siégeait à l'Assemblée constituante, Susanna ne fut pas déçue et le trouva « comique, amusant, sincère, spontané et plaisant », bref, tout simplement « delightful »215 . Le plus jeune du groupe était « M. de Montmorency, ci-devant duc, qui fut parmi les premiers à donner l'exemple en sacrifiant son intérêt personnel à ce que l'on considérait alors comme l'intérêt général.216 » en proposant à l'Assemblée l'abolition des titres. À ce sujet, Susanna rapportait à sa sœur une anecdote qui donnait un aperçu des traits d'esprit incisifs dont Talleyrand régalerait bientôt les réunions de Juniper Hall. On venait de lui raconter que quelques jours après le beau geste de Montmorency, Talleyrand l'avait appelé par son nom de famille, Mathieu Bouchard. « “Mais je suis Montmorency”, s'écria le jeune duc, citant aussitôt ses illustres ancêtres qui avaient combattu à Bouvins et à Saint-Denis. “Oui, oui, mon cher Mathieu, l'interrompit l'homme d'esprit, vous êtes le premier membre de votre famille à avoir déposé les armes.”217 »
Mais la vedette était tenue par Narbonne : beau, grand seigneur, courtois et infiniment mélancolique, ses amis ne tarissaient pas d'éloges à son sujet. Il avait incité le général d'Arblay à le rejoindre, racontait Mme de La Châtre à Susanna, dès qu'il avait appris que son ami, incriminé comme bras droit de La Fayette et réduit à la misère, cherchait asile à l'étranger : il serait heureux de partager avec lui le peu d'argent qui lui restait. Bel homme, ouvert et viril218 , d'Arblay était le moins sophistiqué et brillant du groupe, mais il frappait par une gentillesse délicate qui allait droit au cœur. Après les premières visites de courtoisie, les échanges entre Juniper Hall, Norbury Park et West Humble s'intensifièrent. Les invitations informelles et les journées enchanteresses se multiplièrent, tandis que croissaient l'étonnement et l'admiration des Anglais pour un style de vie capable de survivre à tant de malheurs. Il y avait matière à roman dans les lettres que Susanna et les Lock envoyaient à Londres, sans savoir qu'ils fournissaient à Fanny Burney les premiers éléments de ce qui serait sa plus belle histoire. Monarchiste intransigeante, partageant les positions rigoureusement tory d'un père austère qui regardait la Révolution française avec les mêmes yeux que son ami Edmund Burke, Fanny ne partageait pas les enthousiasmes progressistes des Phillips, mais les nouvelles que Susanna et les Lock lui envoyaient sur les Junipériens exercèrent sur elle un attrait irrésistible. Elle ne ferait leur connaissance qu'en janvier, quand elle rejoignit enfin sa sœur à West Humble. Moins d'un an après, défiant la désapprobation paternelle et en dépit du plus élémentaire bon sens, elle épousa le général d'Arblay.
Tandis que les deux sœurs, lectrices passionnées de Mme de Sévigné et fidèles à une esthétique épistolaire qui faisait de la lettre « la conversation des absents », donnaient de ce genre littéraire une version britannique dans le style Jane Austen, Mme de Staël entretenait avec Narbonne une correspondance enflammée. « Lettres brûlantes et à brûler – a fine moral lesson too (« une bonne leçon de morale »)219 », écrirait des années plus tard Mme d'Arblay sur l'enveloppe qui les contenait. Narbonne les avait très probablement confiées à d'Arblay au moment de quitter l'Angleterre et elles étaient restées dans les papiers du général, échappant ainsi à la destruction que les descendants de Mme de Staël avaient opérée des lettres reçues de Narbonne ainsi que d'une grande partie de sa correspondance amoureuse. Heureusement Fanny n'osa pas brûler celles de Germaine et les garda, avec ses propres papiers et ceux de son mari dans une malle métallique d'où elles émergeraient un siècle plus tard220 .
« Ah ! qu'il est heureux le jour où l'on expose sa vie pour l'unique ami dont notre âme a fait choix ! le jour où quelque acte d'un dévouement absolu lui donne au moins une idée du sentiment qui oppressait le cœur par l'impossibilité de l'exprimer221 ! » En évoquant le moment exaltant où elle avait sauvé la vie de Narbonne en exposant la sienne, Mme de Staël n'avait pas une vision juste d'elle-même. À en juger par les cent cinquante lettres qu'elle enverrait à son amant après sa fuite, ce n'était pas la capacité d'exprimer ses sentiments qui lui faisait défaut, c'était plutôt Narbonne qui se montrait incapable de répondre de façon appropriée à sa passion.
Écrites de Paris où elle resterait jusqu'au 3 septembre pour prêter secours à d'autres amis en danger, les premières lettres de Germaine ne laissent aucun doute : « Je ne sais que t'adorer, te regretter et donner la vie à ton enfant222 . » Pour cet enfant, le deuxième qu'elle aurait de Narbonne et qui devait bientôt naître, elle avait renoncé à suivre son amant à Londres et était retournée en Suisse. L'atmosphère qui régnait à Coppet était sinistre. Sourde aux supplications de ses parents, elle était restée à Paris après le départ de son mari et le soulagement des Necker de l'avoir à nouveau avec eux n'avait d'égal que leur indignation pour sa relation scandaleuse avec Narbonne. Sa mère ne lui adressait plus la parole et, malgré l'indulgence sans borne, qu'il lui avait toujours montrée, son père ne lui épargnait pas ses reproches. Mais elle était prête à subordonner son adoration filiale à son amour pour Narbonne : « Je vous dirais une horreur, avouait-elle au comte peu de temps après son arrivée, c'est que je ne serai jamais à lui de toute mon âme, tant qu'il ne partagera pas mon sentiment pour vous223 . »
Mais Germaine dut rapidement s'interroger sur les sentiments de Narbonne. Pourquoi ses lettres étaient-elles aussi rares ? Savait-il ce qu'était la passion ? Suffisait-il de l'inspirer pour la connaître224 ? Elle ne perdait pas une occasion de lui rappeler la sienne – « un genre de passion qui absorbe tout mon être » – avec le ton et le langage des héroïnes de tragédie. Mais elle avait beau faire appel à « ce cœur si pur où repose toute [s]a destinée225 », décliner inlassablement ce qu'il représentait pour elle – « vous, toi, ange, époux, amant, ami […] tout226 » –, Narbonne continuait à se montrer évasif, détaché, prudent.
Si c'était l'avenir qui le préoccupait, elle était prête à le rassurer. Passant sans embarras du registre du sublime à celui du pragmatisme bourgeois, Mme de Staël se livrait à une petite comptabilité : elle espérait obtenir assez de son père pour ne pas renoncer au train de vie qui leur était nécessaire, pour autant il ne lui semblait pas indispensable de divorcer de leurs conjoints respectifs. Les seules ressources sur lesquelles Narbonne pouvait compter étaient les biens de son épouse, dont elle n'avait pas de raison d'être jalouse. Et de son côté, elle savait bien que divorcer de Staël lui coûterait cher. Au fond, un mariage avec Narbonne n'aurait de sens que s'il comportait des avantages économiques pour tous les deux227 . Elle espérait qu'une normalisation de la situation politique leur permettrait de rentrer un jour en France, « sinon, l'Amérique ensemble ; l'Amérique, si ton cœur en sait supporter la solitude, est encore le paradis avec toi228 ». Même une nouvelle aussi tragique que l'annonce du procès de Louis XVI ne lui faisait pas perdre de vue ses propres intérêts. Par exemple, la défense du roi229 que son père avait décidé d'envoyer à la Convention lui semblait très belle, « très digne d'estime sous plusieurs rapports », mais terriblement inopportune. Dictée par le besoin d'occuper la scène, l'intervention de Necker ne pouvait rien changer au destin de Louis XVI et fournissait au contraire aux Jacobins une excellente excuse pour ne pas lui rembourser le prêt qu'il avait consenti à la France dans le passé. En envoyant un exemplaire de ce texte à Narbonne, Germaine avouait sans aucune gêne : « Je suis très inquiète de son effet sur la fortune. Mon Dieu que je serais triste si elle me manquait ! […] l'amour de mon père pour l'éclat et le roi, deux choses si différentes, coûterait bien cher à notre bonheur230 . » À l'évidence, Germaine ne s'était pas encore aperçue que Narbonne, partageant les positions de Necker, s'apprêtait à lui causer des soucis encore plus graves. Pour surprenant que cela puisse paraître, Mme de Staël prouvait qu'elle ne connaissait pas le comte. L'amour n'avait jamais fait partie de ses priorités et c'étaient l'ambition et la passion politique qui avaient scellé son union avec elle. Maintenant que toutes deux s'étaient écroulées comme un château de cartes, c'était la tragédie de la monarchie qui l'absorbait entièrement. La saison de l'héroïsme finie, les projets de bonheur conjugal que sa maîtresse lui proposait, l'allusion aussi insistante qu'indiscrète – et qui ne rentrait assurément pas dans les règles de l'adultère aristocratique – aux enfants nés de leur relation, son exaltation sentimentale et ses calculs de fille de banquier étaient incompatibles avec la façon d'être du comte et donnaient pour implicite un engagement qu'il n'avait pas. Mais comment se soustraire aux demandes d'une femme qui lui avait sauvé la vie et à qui il vouait une immense reconnaissance ? L'éloignement lui permettait de différer le problème, mais pas pour longtemps. Après avoir donné le jour le 20 novembre à un enfant qui comme elle vivrait pour l'aimer et lier encore plus étroitement leurs deux « inséparables destinées231 », Mme de Staël se montrait plus décidée que jamais à le rejoindre en Angleterre.
En ce mois de novembre, les préoccupations de Narbonne étaient de tout autre nature. L'annonce du procès du roi, accusé d'intelligence avec l'ennemi et tenu pour responsable des défaites de Longwy et Verdun, avait jeté Juniper Hall dans la consternation. Le comte avait proposé aux ministres constitutionnels, qui se trouvaient alors à Londres, de rédiger « une Déclaration en commun, pour réclamer, aux termes de la Constitution de 1791, la responsabilité des actes de leurs Ministères, et l'autorisation de venir à la barre de la Convention se défendre chacun, en son nom, et pour sa part, dans le procès du Roi232 ». N'ayant pas réussi à les convaincre, Narbonne demanda à la Convention un sauf-conduit pour rentrer à Paris témoigner au procès et revendiquer comme personnelles toutes les initiatives qu'il avait prises au cours des trois mois où il avait été ministre de la Guerre. Ses amis d'Arblay, Lally-Tollendal, Liancourt et Malouet suivirent son exemple. La Convention ayant repoussé toutes les requêtes, il envoya alors un texte – La Déclaration de Louis de Narbonne, ancien Ministre de la Guerre, dans le procès du Roi 233 – à Tronchet et Malesherbes qui avaient pris la défense du roi. Un témoignage qui démentait l'accusation – la plus grave du procès – d'une entente secrète entre Louis XVI et les puissances étrangères. Malesherbes remercia plusieurs fois le comte, l'assurant qu'il avait montré sa déclaration au souverain, lequel en avait été « touché et même attendri234 », mais lui avait recommandé de ne pas la rendre publique par crainte de le compromettre. Précaution inutile car Narbonne se hâta de la publier à Paris comme à Londres, l'envoyant aux membres de la Convention. Quand elle apprit le bruit qu'avait suscité la lettre du comte à la Convention, Mme de Staël vit dans le geste de son amant non pas un acte de fidélité extrême au souverain qui l'avait tenu sur les fonts baptismaux et avec qui il avait passé son enfance, mais une cruauté perpétrée à son endroit. « Vous m'avez donné le coup mortel, Mr de Narbonne, lui écrivait-elle le 2 décembre. Je croyais que ma vie valait plus à vos yeux que la plus folle, la plus inutile, la plus dangereuse des démarches, soit pour le roi, soit pour vous. Mais il faut que le besoin de paraître vous ait rendu féroce […] Quel homme a le droit de déchirer à plaisir le cœur qui l'aime, de lui donner d'intervalle en intervalle les douleurs, les angoisses de la mort ? Le devoir factice de se montrer, de faire parler de soi, bien plus que d'être utile, peut-il se comparer à cette barbarie ? Je n'en puis plus ; je vous hais, je vous méprise et je meurs dans les souffrances de l'enfer des damnés […] Si vous mettez les pieds en France, à l'instant même je me brûle la cervelle235 . »
Avant la fin de l'année, Mathieu de Montmorency, Mme de La Châtre et Jaucourt rentrèrent en France pour tenter de sauver ce qui pouvait l'être avant l'entrée en vigueur du décret de la Convention du 22 octobre qui prévoyait le bannissement perpétuel des émigrés et la confiscation de leurs biens. Les adieux, auxquels avaient pris part les Phillips et les Lock, avaient été émouvants. Le soir suivant leur départ, Narbonne et d'Arblay avaient été invités à dîner à Norbury Park maintenant que Mme de La Châtre était partie, les amis anglais voulaient savoir si son mari était vraiment un monstre comme elle l'affirmait. Non sans embarras, d'Arblay tentait d'expliquer que La Châtre avait des manières un peu brusques, mais que c'était quelqu'un de très bien, quand un domestique vint avertir Narbonne qu'on le demandait. Quelques instants plus tard, le comte rentra en compagnie d'un petit homme à l'habillement incongru et aux manières directes qui n'était autre que M. de La Châtre. Congédié sans un sou de l'armée des princes, La Châtre était arrivé à Londres après un voyage aventureux et avait recherché sa femme et son fils, qu'il n'avait pas vus depuis deux ans. Ce coup de théâtre abasourdit tout le monde, mais La Châtre réussit à étonner encore plus l'assistance. C'était effectivement un homme brusque : il ne cilla pas en entendant qu'il n'avait manqué sa famille que d'un jour et, au mépris des règles les plus élémentaires de la politesse, s'installa au chaud, devant la cheminée, n'accordant d'attention qu'à Narbonne. « Ils ne s'étaient pas vus depuis le début de la Révolution, s'empressera de rapporter Susanna Phillips à sa sœur, et, puisqu'ils avaient été de bords différents, il était curieux de les voir à présent, dans leur malheur respectif, se retrouver en bons amis. » La Châtre raconta comment il avait fui en catastrophe en Angleterre, se retrouvant sans un sou, et commenta sa rencontre manquée avec son fils par un « Dieu sait si je le reverrai dans les quarante ans à venir » qui émut les Anglais ; mais tout de suite après « il poursuivit assez gaiement en se moquant de ses amis constitutionnaires, et M. de Narbonne, avec bien plus d'esprit et non moins de bonne humeur, le raillait en retour sur le parti de Brunswick. “Eh bien, dit M. de La Châtre, chacun son tour. Vous fûtes le premier à être ruiné. Vous avez conçu une constitution qui ne tient pas debout. — Pardonnez-moi, s'écria promptement M. d'Arblay, elle n'a jamais été essayée. — Elle a tout de même été écartée, cela ne fait aucun doute à présent, répondit M. de La Châtre, et il ne nous reste qu'à mourir joyeusement de faim tous ensemble”236 . » Quels que fussent ses torts envers son épouse, le visiteur inattendu ne manquait pas d'humour.
La nouvelle du départ de Mme de La Châtre contraria en revanche Mme de Staël, qui comptait sur la présence de son amie pour justifier sa visite à Juniper Hall. Pour autant cela ne la détourna pas de son projet, dont elle ne se laissa dissuader ni par ses parents ni par Narbonne, lequel tentait de lui faire au moins repousser son voyage. Germaine n'écoutait qu'elle-même : « Le moment est venu, écrivait-elle à son amant, de choisir entre toi et le reste de l'univers et c'est vers toi que tout mon cœur m'entraîne. Puisse le don de ma vie embellir la tienne, puissai [sic ]-je ne pas perdre à tes yeux par les sacrifices mêmes que je fais à ma passion, puisse [sic ]-tu, s'ils altèrent à jamais ma réputation, estimer encore celle qui n'a reconnu pour loi que son amour237 . » Narbonne n'avait plus qu'à se résigner.
À Juniper Hall, Mme de Staël trouva une bien sombre ambiance : Narbonne et d'Arblay avaient vécu dans l'angoisse le procès de Louis XVI, et l'annonce de sa mort, le 21 janvier, les avait plongés dans le désespoir. C'est à ce moment que Fanny Burney, en visite auprès de sa sœur, fit enfin leur connaissance. Après avoir tant entendu parler du courage, de la dignité et de l'affabilité des Junipériens, elle avait cessé de les considérer comme de dangereux révolutionnaires, et leur douleur la convainquit de la sincérité de leur foi monarchique. « M. de Narbonne et M. d'Arblay ont presque été détruits, écrivit aussitôt Fanny à son père, ils répètent inlassablement qu'ils sont français et, bien qu'ils soient parmi les hommes les plus accomplis et les plus élégants que j'aie jamais vus, ils nous brisent le cœur par leur incompréhension face à ce pays coupable. “— Est-ce vrai, crie M. de Narbonne, que vous conservez encore quelque amitié, M. Lock, pour ceux qui ont la honte et le malheur d'être nés français ?” Pauvre homme ! Il porte tous les symptômes de la jaunisse, et M. d'Arblay, à la réception de cette inexpiable nouvelle, s'est changé en une nuit, comme par quelque sortilège, lui qui avait si belle figure et si bon visage, en un homme maigre et misérable238 . »
En réalité, Narbonne avait espéré jusqu'à la dernière minute une intervention anglaise pour défendre Louis XVI, sollicitant aussi bien ses amis de l'opposition que Pitt ; mais quand ce dernier s'était enfin décidé à le recevoir, il lui avait déclaré que « l'Angleterre ne pouvait s'exposer à intercéder en vain sur une telle chose et devant des tels hommes239 ».
Après s'être imposée par la force, Mme de Staël ne tarda pas à se faire pardonner, ramenant à Juniper Hall le souffle de la vie. Rassurée par la proximité de son amant et abandonnant le registre tragique, elle donna à nouveau le meilleur d'elle-même, s'intéressant à tout, conversant, débattant, écrivant, lisant et ne cessant de surprendre et enchanter par le spectacle toujours nouveau de son infatigable intelligence. « Mme de Staël, fille de M. Necker, est maintenant à la tête de la pauvre colonie d'aristocrates français établie près de Mickleham, écrivait avec enthousiasme Fanny Burney à son père. C'est l'une des premières femmes que je rencontre qui possède de telles capacités et une intelligence si extraordinaire240 . »
Son arrivée attira à Juniper Hall les amis constitutionnels : la princesse d'Hénin, Lally-Tollendal, Malouet, les frères Lameth et, naturellement, Talleyrand, lequel s'imposa tout de suite « avec son pouvoir de divertissement dans l'information et dans la raillerie » comme « l'un des premiers membres de ce groupe exquis », obligeant Fanny, qui avait entendu des horreurs sur lui à Londres, à changer d'opinion241 . Dans le beau salon aux panneaux de bois élégamment sculptés en pur style Adam – que le visiteur de Juniper Hall peut encore admirer aujourd'hui242 –, les exilés français s'entretenaient, lisaient à voix haute leurs écrits pour les commenter ensemble, offrant à leurs invités anglais « un merveilleux spectacle par excès d'agrément243 » et les mêlant à leurs divertissements. Mme de Staël se lança à la conquête de Fanny, dont elle appréciait les romans, en lui écrivant des lettres en anglais, tandis que le général d'Arblay proposa à la jeune femme de lui donner des cours de français en échange de cours d'anglais. Ils prirent ainsi l'habitude d'échanger chaque soir des compositions libres où chacun écrivait dans la langue de l'autre, instaurant un rapport de complicité qui ne tarda pas à se transformer en amour.
Mais les jours de Juniper Hall et de son utopie étaient comptés. L'indignation suscitée par la condamnation à mort de Louis XVI et, fin janvier, l'entrée en guerre de l'Angleterre contre la France rendirent encore plus problématique la position des constitutionnels qui avaient cherché refuge en Grande-Bretagne. Une nouvelle loi, l'Aliens Act , exposait maintenant les émigrés français jugés dangereux à être emprisonnés ou expulsés sans procès, et Londres était le théâtre d'une véritable chasse aux sorcières. C'est dans ce climat que le docteur Burney reçut la lettre d'un ami de la famille qui lui exprimait sa plus vive appréhension pour « l'intimité » de leur chère Fanny avec l'« infâme » Mme de Staël, une « Diabolic Democrate » et une « Adulterous Demoniac », qui avait rejoint en Angleterre son amant Narbonne dans le seul but d'ourdir avec lui de nouvelles intrigues244 . Le vieux musicologue qui avait constaté avec inquiétude l'enthousiasme croissant de sa fille pour les Junipériens lui ordonna de ne plus voir Mme de Staël et de revenir au plus vite à Londres. Fanny obéit à l'injonction paternelle, non sans exprimer « horreur et indignation » devant la l'« incessante persécution d'individus ruinés et désolés245 », essayant de clarifier les positions politiques des constitutionnels, qu'elle jugeait désormais tout à fait légitimes, et insistant sur la nature purement intellectuelle du lien entre Narbonne et Mme de Staël avec des arguments, à savoir le peu de charme de la dame et la beauté du comte246 , qui n'auraient peut-être pas été appréciés par l'intéressée. L'arrivée de « l'atroce ambassadrice247 » en Angleterre avait soulevé une marée de commentaires hostiles et Fanny ne pouvait pas s'offrir le luxe de s'exposer à des critiques qui mettaient en péril la pension que la reine lui accordait. En outre – coup dur pour son puritanisme –, elle commença à soupçonner que les relations entre Mme de Staël et Narbonne n'étaient peut-être pas si innocentes.
En réalité, ce que craignait le plus Fanny était de compromettre sa relation avec d'Arblay, et donc, de retour à Londres, elle s'arma de courage et lui écrivit pour lui confier combien la présence de Mme de Staël nuisait à Narbonne et comme il lui était difficile de la défendre : « “Elle n'est ni Emigree, ni banni – c'est M. de N[arbonne] qui la séduit de son Mari et de ses Enfans ! ” – C'est vainement que je parle du mœurs de son pais ; on ne me réponde jamais que “Elle est Femme, elle est Mere ! ” [sic ]248 . » Ainsi, poussé dans ses derniers retranchements, le pauvre d'Arblay ne trouva rien de mieux que de jurer sur son honneur que « sans pouvoir assurer que la liaison de Mme de S. et de Mr de N. n'ait pas été la plus intime possible », il pouvait néanmoins affirmer qu'« en ce moment cette liaison n'est que de l'amitié la plus respectable »249 . Il n'en fallut pas plus pour que Fanny se tienne désormais à prudente distance d'une personne qu'elle continuerait à admirer mais ne pouvait plus estimer. Mme de Staël finit par comprendre les raisons pour lesquelles Fanny avait cessé de la fréquenter et en fut blessée, mais elle navigait dans des sphères trop supérieures pour lui en garder longtemps rancune. Du reste, quelques jours passés à Londres lui firent toucher du doigt que sa présence en Angleterre était désormais injustifiable et elle se résigna à envisager le retour. Pour sauver les apparences et gagner du temps, elle écrivit à son mari en lui demandant de venir la rejoindre. M. de Staël se limita à l'assurer qu'il lui enverrait une personne de confiance qui l'attendrait à Ostende pour l'escorter en Suisse. Malgré tout, Germaine réussit à prolonger son séjour en Angleterre jusqu'à la fin du mois de mai.
En rien intimidée par les accusations dirigées contre Mme de Staël, Mrs Phillips continua à fréquenter assidûment Juniper Hall et à rendre compte de ses visites à sa sœur. De son côté, Fanny rédigeait à l'intention de Susanna un journal où elle la tenait informée des progrès de son histoire d'amour avec d'Arblay. Maintenant qu'elle connaissait assez bien les Junipériens, cette dernière pouvait percevoir les signes de crise dans la relation entre Mme de Staël et Narbonne. Malgré sa courtoisie habituelle, le comte laissait transparaître un certain embarras pour la désinvolture de sa maîtresse, tandis que celle-ci s'irritait de son apathie et de sa réticence à former des projets pour l'avenir250 . Seule la nouvelle de la trahison du général Dumouriez – lequel, sachant qu'il devrait payer la défaite de Neerwinden de la guillotine, avait annoncé qu'il voulait marcher sur Paris pour restaurer la légalité251 – raviva un instant les espoirs du comte. Mais, comme c'était déjà arrivé à La Fayette, l'armée n'avait pas suivi Dumouriez, qui dut se réfugier à l'étranger, et Narbonne était retombé dans son inertie. En revanche l'avenir était plus que jamais au centre des préoccupations de Germaine, affairée à réunir les conditions nécessaires pour que Narbonne et Talleyrand – inscrit désormais lui aussi sur la liste des proscrits – puissent la suivre en Suisse.
Tensions, réticences et accès de mélancolie n'empêchaient pas les Junipériens de donner le meilleur d'eux-mêmes dans la conversation, et Susanna, totalement sous le charme, avait exprimé son admiration à Mme de Staël. « La conversation en France, lui avait répondu Germaine, n'est pas simplement un moyen de communication des idées et des sentiments, ou un échange d'instructions sur la marche de la vie ; c'est un instrument sur lequel nous aimons à jouer et qui réjouit et fortifie l'esprit, ainsi que le fait la musique dans certains pays ou le vin dans d'autres252 . » Des propos qui annoncent presque à la lettre la fameuse définition qu'elle en donnera, des années plus tard, dans De l'Allemagne et qui montrent avec quelle précision et intelligence Susanna rapportait à sa sœur ce qu'elle voyait et entendait. De son côté, Bollmann, en visite à Juniper Hall au printemps, relève avec finesse deux façons différentes de converser : « Narbonne plaît, mais fatigue à la longue ; on pourrait au contraire écouter Talleyrand pendant des années. Narbonne cherche à plaire et on le sent ; Talleyrand parle sans le moindre effort et vit constamment dans une atmosphère de tranquillité parfaite et de contentement. Le langage de Narbonne est plus brillant ; celui de Talleyrand plus gracieux, plus fin, plus coquet. Narbonne n'est pas l'homme de tout le monde ; les personnes sentimentales ne peuvent le souffrir ; il n'a sur elles aucune prise. Talleyrand, sans être moins corrompu moralement que Narbonne, peut toucher jusqu'aux larmes même ceux qui le méprisent. Je connais à ce propos des exemples frappants253 . »
Mme de Staël partit fin mai et, au moment de la quitter à Douvres, Narbonne l'assura qu'il ferait tout pour la rejoindre le plus vite possible en Suisse. Pendant leurs quatre mois de vie commune à Juniper Hall, le comte n'avait pas osé remettre en question leur relation : il détestait les scènes et, incapable de tenir tête à Germaine, il évitait de la contredire, espérant que sa résistance passive finirait par la décourager. Talleyrand avait peut-être raison quand il affirmait que Narbonne manquait du courage nécessaire « à prendre un parti » et qu'il ne possédait que « le courage qui est de la bravoure »254 . Du moment que sa maîtresse s'était décidée à partir, il n'avait aucune hâte de se remettre sous sa coupe et trouva différents prétextes pour repousser son propre départ.
C'est à son retour en Suisse, quand le charme d'une cohabitation à l'abri des regards, dans la quiétude de la campagne anglaise, se fut évanoui, que Mme de Staël se rendit compte qu'elle n'était plus aimée. « J'ai la certitude que votre cœur ne m'aime plus que d'habitude et de reconnaissance255 », lui écrivit-elle deux mois après leur séparation, mais la résignation ne rentrait pas dans ses habitudes. Les quatre-vingts lettres qu'elle envoya dès lors à Narbonne fixent le schéma du drame que Germaine rejouerait à l'intention des différents hommes pour lesquels elle s'enflammerait après lui. Le beau Louis avait été le premier, celui qu'elle avait aimé avec toute la passion de ses vingt ans et, dans la tentative extrême d'entamer son indifférence, Mme de Staël n'hésita pas à recourir au mépris, aux insultes, aux reproches, aux menaces, au chantage. S'il ne partageait pas ses sentiments, c'est qu'il était incapable d'aimer : « Jamais vous n'entrez dans la situation des autres ; votre esprit se livre, mais votre cœur ne sort jamais de lui-même256 . » Sa conduite était « au dernier degré de la légèreté d'un Français de la cour257 ». Il n'était pas un homme, mais « un enfant tigre », sa faiblesse le rendait « atroce »258 . Il ignorait ce qu'était la reconnaissance : « Faut-il avoir la bassesse de vous rappeler ce que j'ai fait pour vous, ma vie exposée, donnée de tant de manières259 ? » Et encore : « Votre atroce ingratitude est encore moins vil [sic ] que tout ce que vous imaginez pour la cacher. Ma vie, ma fortune, ma réputation, mon repos, tout vous a appartenu260 . » Il n'avait pas de cœur : « Tu me rends folle, tu es le plus barbare des hommes, je ferais pitié à Marat261 . » Il était d'une « atrocité froide » : « J'entends mieux Robespierre que vous. »262 Il n'était qu'un assassin cynique : « Viens donc plaisanter sur la tombe de la malheureuse dont tu dévores le sang et les pleurs ; homme cruel, que tu m'as fait du mal263 ! » Mais même quand elle passait des accusations aux supplications, sa douleur était insupportablement mélodramatique : « Après une nuit de larmes, j'ai été prier Dieu sur le berceau de mon fils ; il s'est réveillé, je l'ai conjuré de demander que son père eût pitié de moi ; sa petite voix a répété ces paroles et il s'est endormi264 . »
Mme de Staël ne se suicida pas comme elle en brandit la menace et son chagrin d'amour ne l'empêcha pas de continuer à veiller aux nombreux impératifs de sa vie, aussi contradictoires qu'essentiels. Si, dans ses lettres à son amant, Germaine se livrait sans pudeur au désespoir, dans l'Essai sur les passions qu'elle avait commencé à Juniper Hall, l'expérience vécue avec lui devenait matière à réflexion morale. Pourtant, au moment même où elle théorisait la nécessité de résister à l'appel des passions, elle cédait à l'une des plus basses en se vengeant de Narbonne dans une nouvelle à clé – Zulma 265 – où le comte, aisément identifiable, n'apparaissait certes pas sous son meilleur jour. En août, elle donnait la première grande preuve de son talent d'écrivain avec ses magnifiques Réflexions sur le procès de la Reine , que Talleyrand se chargea de faire publier à Londres. En même temps, Germaine savait bien que la liberté sentimentale d'une femme avait un prix et elle était prête à le payer avec un sang-froid absolu. Alors qu'elle suppliait Narbonne d'avoir pitié d'elle et de leurs enfants, elle proposait à M. de Staël de reprendre la vie commune au nom de leurs intérêts respectifs, trouvant sa consolation dans un nouveau roman d'amour. En effet, dès septembre, le comte Ribbing, le très beau Suédois qui avait fui son pays pour avoir participé à l'assassinat de Gustave III, avait accaparé son attention, devenant son amant en février de l'année suivante. Germaine ne se désintéressa pas pour autant du sort de ses amis et de leurs familles. Tandis que la Terreur battait son plein, elle mobilisa le réseau diplomatique de son mari et, en payant grassement, réussit à tirer de prison pour la deuxième fois ses chers Jaucourt et Mathieu de Montmorency, et à sauver la mère de Mathieu, la vicomtesse de Laval, et une vingtaine de personnes avec elle. Elle eut aussi la satisfaction de mettre en lieu sûr la deuxième fille du comte, restée en France avec sa nurse. « Fiez-vous à mon cœur, écrivait-elle à Narbonne dans la dernière lettre qu'elle lui adressa. Ah ! Mon Auguste ne m'est pas plus cher ; ce que j'aime en lui, n'est-il pas en elle ? Ma chère petite, je l'aurai, et personne que vous ne me l'ôtera266 . » C'était une jolie façon de quitter la scène tête haute, en affirmant sa supériorité morale sans pour autant renier l'amour qu'elle lui avait porté.
Parmi les nombreuses raisons que Narbonne invoqua pour différer son voyage en Suisse figura le désir légitime d'aller se battre à Toulon. Fin juillet, la ville s'était insurgée contre la Convention et avait ouvert ses portes aux Anglais de l'amiral Hood. C'est alors que Talleyrand projeta avec Narbonne et d'Arblay de réunir tous les ex-députés de la Constituante et de former un exécutif dont Narbonne ferait partie comme ministre de la Guerre de façon à donner une légitimité politique à la révolte, garantissant des élections libres pour conjurer le danger d'une dérive réactionnaire. Le gouvernement anglais refusa cette proposition, au grand soulagement de Fanny Burney, devenue depuis peu Mme d'Arblay, et sur fond de énième crise d'hystérie de Mme de Staël. Talleyrand avait tenu son amie informée point par point de son projet. Or, non seulement Germaine l'avait trouvé insensé, mais elle était convaincue que « l'évêque » – cet homme dépravé « dont les jeux sont la vie et la mort267 » – tramait dans son dos et dressait Narbonne contre elle. Elle cacha ses soupçons à l'intéressé, avec qui elle entretenait une intense correspondance à l'insu de Narbonne, et déversa toute son indignation sur son amant. « Si vous allez à Toulon sans venir ici auparavant, je vous jure que je me tuerai. Prenez à présent le parti que vous voudrez , mais sachez que vous êtes le plus misérable des hommes en préférant les plus folles idées aux devoirs les plus réels [… ] L'évêque seul peut vous entraîner par ses perfides conseils268 . »
Mais Talleyrand était pour Mme de Staël une irrésistible sirène et il abondait dans son sens : « C'est pour vivre avec vous que je fais tous mes arrangements269 », lui assurait-il, et Germaine continua à bâtir pour lui des projets d'émigration en Suisse. Le 25 janvier 1794, l'ordre du gouvernement anglais de quitter le pays sous les cinq jours le prit au dépourvu270 et devant la difficulté de trouver asile en Europe il décida de s'embarquer pour les États-Unis. « Quand on fait son cours d'idées politiques, c'est un pays à voir, écrivait-il à Mme de Staël en lui annonçant son départ. C'est à trente-neuf ans que je recommence une nouvelle vie : car c'est la vie que je veux ; j'aime trop mes amis pour avoir d'autres idées […] J'ai à montrer combien j'ai aimé la liberté, que j'aime encore, et combien je déteste les Français271 . » À vrai dire, c'étaient ses amis qui s'inquiétaient pour lui, beaucoup plus qu'il ne se mettait en peine pour eux. En apprenant la nouvelle de son expulsion, Narbonne s'était hâté d'en informer d'Arblay – « Concevez-vous rien de plus cruel, et une situation plus déplorable ? Que va-t-il devenir272 ? » –, se précipitant ensuite à Londres pour plaider la cause de son ami. Toutes ses tentatives pour être reçu par Pitt ou George III furent vaines, mais il réussit à retarder son départ de quelques semaines. Alors qu'il se débattait lui-même dans de graves difficultés économiques – pour vivre il avait dû vendre sa belle collection de bronzes –, il obtint un prêt pour Talleyrand, qui de son côté avait mis aux enchères sa précieuse bibliothèque, en donnant pour garantie ses propriétés de Saint-Domingue, et fit tout ce qu'il put pour lui, vantant auprès de ses amis « son calme, son courage, presque sa gaieté273 ». De son côté, devenu conseiller de Napoléon, Talleyrand ne bougerait pas le petit doigt pour aider Narbonne à réintégrer l'armée et ne défendrait pas Mme de Staël – à qui il devait son retour en France et son poste de ministre des Relations avec l'étranger – des foudres de l'empereur. La Restauration venue, il tournerait le dos à d'Arblay, à qui il avait pourtant promis une amitié éternelle274 . Narbonne avait trop d'élégance pour relever l'ingratitude de Talleyrand et il préféra parler d'une « résignation trop grande sur le malheur de ses amis ». Son indulgence était toutefois plus cinglante que l'indignation : « Il s'habituait à leur disgrâce, comme à sa propre élévation, et finissait par trouver, en cela, chaque chose à sa place. Son esprit ingénieux lui fournissait mille raisons de patience pour autrui275 . » La Rochefoucauld n'avait-il pas dit : « Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d'autrui276 » ? Mais à en juger par le portrait perfide que Talleyrand tracerait de Narbonne dans ses Mémoires, il ne s'agissait pas seulement d'indifférence : le poids de la gratitude qu'il devait au comte lui sembla peut-être si lourd qu'il le poussa à lui refuser toute crédibilité morale et à se débarrasser de lui en niant jusqu'à leur amitié. Dans sa jeunesse, écrivait Talleyrand, son nom avait souvent été associé à celui du comte de Choiseul-Gouffier et du comte de Narbonne, tandis qu'en réalité seul le premier avait été son ami. Le caractère du second empêchait qu'on le considère comme tel : « M. de Narbonne a ce genre d'esprit qui ne vise qu'à l'effet, qui est brillant ou nul, qui s'épuise dans un billet ou dans un bon mot. Il a une politesse sans nuances ; sa gaîté compromet souvent le goût, et son caractère n'inspire pas la confiance qu'exigent des rapports intimes. On s'amusait plus avec lui qu'on ne s'y trouvait bien. Une sorte de grâce, que mieux que personne il sait donner à la camaraderie, lui a valu beaucoup de succès, surtout parmi les hommes spirituels et un peu vulgaires. Il plaisait moins aux hommes qui mettaient du prix à ce que dans notre jeunesse on appelait le bon ton277 . »
C'est avec une vive surprise que, quelques mois après le départ de Talleyrand, Narbonne reçut une invitation à déjeuner du Premier ministre, qui l'avait jusque-là toujours soigneusement tenu à distance. Pitt le reçut avec beaucoup de cordialité en privé, dans sa maison de campagne, et le comte en comprit vite la raison. Contrairement à ce qu'il voulait faire croire, son hôte ne s'intéressait pas du tout à son opinion sur la situation politique française, mais cherchait des informations précises de nature militaire. Il tenait pour acquis que Narbonne, qui avait trouvé refuge en Angleterre, se rangeait de son côté dans le conflit contre la dictature féroce qui ensanglantait la France. Et qui mieux qu'un ex-ministre de la Guerre pouvait indiquer la stratégie gagnante pour briser la résistance des armées révolutionnaires ? L'enjeu – Pitt le souligna avec force – était « une question de vie ou de mort pour la civilisation ». Contenant son indignation, Narbonne lui répondit que « l'honneur était encore dans le camp de la République », que « l'excès du péril pouvait la rendre indomptable et que dans la tyrannie intérieure qu'elle subissait, au nom de la liberté, elle était passionnée pour l'indépendance de son territoire ». Certes, avec Dumouriez ou Biron, elle avait perdu de grands généraux, mais Pitt pouvait être sûr que « ces hommes-là manquant, demain il s'en fera d'autres par la vertu de la terre ; il en sortira du pavé des rues, comme il en est venu des châteaux. Personne ne vous livrera le secret et la force de la France, affirmait-il fièrement. Ce secret et sa force sont partout ». Quant aux informations qu'on lui demandait, concluait-il, il lui était impossible de ne pas les considérer comme incompatibles avec son honneur de soldat et de gentilhomme : « Je hais, comme vous, monsieur, la politique sanguinaire du Comité de la Convention ; je n'en attends pour moi que la proscription et la mort. Mais si de mon administration de la guerre et des souvenirs qu'elle m'a laissés, je tirais un seul mot nuisible à la défense militaire de mon pays, je me croirais un traître, et je le serais ; j'aime mieux n'être qu'un réfugié, chassé bientôt peut-être de son exil, comme il l'a été de sa patrie. »278
Aux prises avec une guerre chaque jour plus exigeante et difficile, Pitt n'apprécia pas la leçon que lui donnait Narbonne et il le sacrifia, comme il l'avait fait avec Talleyrand, à la haine des conservateurs et des émigrés. Quelques semaines plus tard, le comte reçut l'ordre de quitter le pays. Après avoir fait de son mieux pour défendre les intérêts de sa femme à Saint-Domingue, alors ensanglantée par la révolte des Noirs, il prit congé de d'Arblay et des amis de Juniper Hall avec beaucoup d'émotion et, le 20 juin 1794, s'embarqua pour la Hollande avec un passeport espagnol, auquel il avait droit en tant que fils d'un Grand d'Espagne. Un mois plus tard, il rejoignait Mme de Staël à Mézery, une bourgade non loin de Lausanne. Ils ne s'étaient pas vus depuis un an.
« Il est venu, j'ai rompu tous mes liens avec lui279 », se hâta-t-elle d'écrire à Ribbing, soutenant dans les lettres suivantes que Narbonne avait essayé de renouer. Jusqu'à quel point pouvons-nous la croire ? Le comte tenait-il encore à elle ou affichait-il par esprit de chevalerie un désappointement de circonstance ? Peut-être, selon une tactique qui lui était habituelle, Mme de Staël espérait-elle éveiller la jalousie de Ribbing, qui montrait déjà des signes de lassitude inquiétants. En tout cas, elle avait réservé un accueil affectueux à Narbonne. Les liens qui les unissaient étaient encore très forts et, après avoir traversé la Révolution ensemble, ils purent en ces derniers jours de juillet vibrer encore à l'unisson en apprenant la chute de Robespierre. Mais la fin de la Terreur sonna aussi le glas de leur entente politique. En effet, sous l'influence de Benjamin Constant, qui venait de faire irruption dans sa vie, Mme de Staël se déclarerait en faveur d'une France républicaine, tandis que Narbonne resterait fidèle à la monarchie. Néanmoins la fascination que le comte exerçait sur Mme de Staël demeurait et Benjamin Constant, qui, dans sa passion obstinée et apparemment sans espoir pour Germaine, craignait un retour de flamme – tandis que Ribbing ouvertement en fuite ne constituait plus un danger –, fit tout pour que Mme de Laval rende la chose impossible.
De presque vingt ans l'aînée de Mme de Staël, la vicomtesse était, au dire d'Aimée de Coigny, « la plus piquante, la plus gaie, la plus absolue et la moins bonne des femmes280 ». Elle avait été dès les années 1770 un personnage en vue du beau monde parisien et s'était distinguée par sa liberté d'esprit dans une époque où le libertinage était pourtant effréné. La liste de ses amants comptait entre autres Lauzun, Talleyrand, Narbonne, Calonne, et elle avait su conserver d'excellents rapports avec chacun d'eux. Persévérante en amitié, elle ne l'était pas moins dans la haine. « Ennemie passionnée de Mme de Staël281 », que ce soit à cause de l'hostilité qu'elle avait manifestée à la politique de Calonne ou de son ascendant sur son fils Mathieu, la vicomtesse avait envers elle une dette de reconnaissance, pour fâcheuse qu'elle fût. Non seulement son ennemie lui avait sauvé la vie, mais elle lui avait aussi offert l'hospitalité ainsi qu'à ses amis les plus chers, partageant affectueusement sa douleur pour la mort de son fils cadet, l'abbé Hippolyte de Montmorency, que Germaine n'avait pas réussi à sauver de la guillotine. L'arrivée de Narbonne balaya les scrupules de Mme de Laval. Jusque-là « si malheureuse, si triste, si douce […] elle prit tout à coup l'attitude d'une femme outragée plutôt que passionnée qui réclame son bien » et fondit sur le comte comme « une colombe de proie »282 . Elle avait été la maîtresse du beau Louis avant Mme de Staël et, en dépit de ses cinquante ans, elle sut le reconquérir. Mme de Staël ne pardonna pas à Narbonne cette deuxième trahison qui scella leur rupture définitive. C'est aux côtés de Mme de Laval que le comte affronta les longues années difficiles qui l'attendaient encore. Après sa relation tumultueuse avec Mme de Staël et ses efforts pour suivre le rythme de son intelligence infatigable, Narbonne, qui avait désormais renoncé à la politique et à l'ambition, dut trouver l'élégante légèreté de la vicomtesse, sa vie mondaine et ses manières de grande dame infiniment reposantes et en harmonie avec cette civilisation aristocratique à laquelle il appartenait par la naissance et dont la Révolution avait sanctionné la fin. Dans les épreuves qu'il endura, ce style de vie, qui était une impérieuse nécessité esthétique, devint pour lui une forme de résistance morale à laquelle il ne dérogea jamais. Après Thermidor, il recommença à échafauder des projets : « Quant à moi, confiait-il à son ami d'Arblay, dès que je suis rayé, j'irai embrasser ma vieille mère et toute ma famille ; mais je reviendrai ensuite pour voir de faire quelque chose car il faut vivre. Je n'ai rien d'autre que la santé et quelques années devant moi, il faut travailler pour parer à la vieillesse. Ce que je ferai m'est impossible à te dire283 . » Il comptait sur l'aide de Mme de Laval pour alléger cette épreuve.
En février 1791, ces mêmes Français de Londres qui se préparaient à lancer l'anathème contre Mme de Staël n'hésitaient pas à fêter Mme du Barry qui, pourtant, vingt-cinq ans plus tôt, avait indigné Versailles. Le simple fait d'avoir été la favorite de Louis XV apparaissait maintenant comme une solide garantie de son attachement à la sainte cause de la monarchie. En réalité, la comtesse n'avait pas traversé la Manche pour fuir les Jacobins mais pour récupérer les bijoux qu'on lui avait volés à Louveciennes. Le vol avait eu lieu dans la nuit du 10 au 11 janvier de cette même année, tandis que Mme du Barry se trouvait à Paris pour une grande réception donnée par Brissac à l'occasion de l'Épiphanie. À cette époque, la capitale était relativement tranquille et le duc n'avait pas changé de mode de vie. Profitant de l'absence de Mme du Barry et avec la complicité du Garde suisse chargé de la surveillance du château, les voleurs étaient entrés par une fenêtre du deuxième étage et avaient fait main basse sur les bijoux les plus précieux que la comtesse gardait sous clé dans sa chambre. Mme du Barry était rentrée en hâte à Louveciennes et une enquête avait aussitôt été ouverte, mais les voleurs semblaient s'être volatilisés. Sur le conseil de Brissac, et avec l'aide de son bijoutier de confiance, Mme du Barry avait dressé la liste détaillée des joyaux volés et l'avait fait imprimer et diffuser à plusieurs centaines d'exemplaires, promettant une récompense de deux mille louis à qui les retrouverait. L'information arriva jusqu'au baron Layon de Symons, le principal marchand de diamants de Londres, à qui les malandrins, n'osant pas revendre leur butin en France, étaient allés peu après proposer un premier lot de pierres précieuses. Symons comprit tout de suite, à leur grosseur et à leur taille, que les diamants qu'on lui proposait pour un prix dérisoire appartenaient à Mme du Barry et, comme c'était « l'un des rares joaillers honnêtes de la ville284 », il les acheta, demandant à ses vendeurs de revenir le lendemain avec les autres bijoux dont ils lui avaient parlé. Mais cette fois, la police attendait les malfaiteurs, qui finirent en prison. Aussitôt avertie qu'on avait retrouvé ses bijoux, Mme du Barry partit les récupérer à Londres, accompagnée de son bijoutier et de quatre domestiques. Brissac, qui ne pouvait pas quitter les Tuileries, l'avait fait escorter par un de ses aides de camp, d'Escourre, et avait insisté pour payer les frais du voyage, soutenant avec l'esprit de chevalerie qui lui était coutumier que si elle n'avait pas eu la bonté d'accepter son invitation à passer la nuit à l'hôtel de la rue de Grenelle, le vol n'aurait pas eu lieu. Les bijoux avaient toujours été la grande passion de Jeanne. Elle aimait la beauté lumineuse des pierres précieuses, dont elle savait évaluer avec une certitude absolue la rareté, les dimensions, la perfection de la taille, choisissant avec goût la monture qui les mettait le mieux en valeur. Mais au-delà du plaisir esthétique, elle éprouvait un attachement viscéral pour les bijoux. Toutes ces pierres précieuses qu'elle avait amassées avec avidité depuis le début de sa faveur étaient l'attestation irréfutable de sa beauté, de sa capacité de séduction, la confirmation de sa valeur intrinsèque, de son « prix », comme auraient dit les précieuses un siècle plus tôt. Et pour quelqu'un comme elle qui avait connu la pauvreté, elles étaient aussi la garantie de ne jamais retomber dans l'indigence, d'être libre de vivre comme elle l'entendait. Elle engagea donc avec détermination la longue et complexe procédure juridique nécessaire pour récupérer son trésor. Accueillie par le maire de Londres en personne, elle identifia avec l'aide de son joaillier les bijoux retrouvés, fut confrontée aux voleurs – dont un seulement s'était déclaré coupable – et porta plainte contre eux. Entre-temps, elle fréquenta la fine fleur de l'émigration, de la vicomtesse de Calonne (dont le mari était alors à Coblence) au baron de Breteuil (ministre pendant cent heures, entre le renvoi de Necker et la prise de la Bastille), en passant par l'ancien ministre Bertrand de Molleville (le ministre de la Marine ennemi de Narbonne) et le duc de Rohan-Chabot (grand ami de Brissac). L'aristocratie anglaise elle-même ne manqua pas de lui faire bon accueil, à commencer par le puissant duc de Queensberry, qui avait fait sa connaissance à Paris quand elle était encore une courtisane de haut vol et qui voulut la présenter au prince de Galles – ancien compagnon de libertinage du duc d'Orléans –, lequel était très curieux de la rencontrer. Mais quand, entre avril et mai de la même année, Mme du Barry revint à Londres pour la deuxième fois, la situation s'était compliquée. En effet la loi anglaise ne prévoyait pas de juger des personnes ayant commis un délit dans un autre pays et – à l'exception de celui qui avait avoué et était anglais – les voleurs furent remis en liberté. En outre, l'un d'eux, un Français nommé Levet qui n'avait cessé de clamer son innocence, intenta un procès contre le bijoutier anglais qui les avait dénoncés. La comtesse dut donc se préparer à revenir en Angleterre.
Ni Mme du Barry ni Brissac ne semblèrent se soucier de l'écho que le vol des bijoux et les fréquents voyages de Jeanne suscitaient dans la presse révolutionnaire. Pourtant, avec le départ des tantes de Louis XVI fin février, le soupçon de complot était devenu un syndrome contagieux qui n'épargnait personne. Généreux et optimistes, les deux amants n'avaient rien à se reprocher : ils avaient accueilli avec enthousiasme la convocation des états généraux et les journées d'octobre n'avaient pas modifié leur attitude. Comme tous les grands seigneurs libéraux, le duc était persuadé que le pays avait besoin de réformes substantielles et tenait pour acquis que la voie nécessaire pour les réaliser comportât des épisodes de violence. Mais à son avis, il s'agirait d'incidents isolés qui – comme il l'écrivait à sa maîtresse – n'influeraient pas « sur les vrais points principaux qu'attend toute la France285 ». Et que pouvait redouter Mme du Barry qui, bien avant la Révolution, avait donné preuve à Louveciennes d'un incontestable civisme ? Les convictions progressistes des deux amants et leur accord avec la politique de Necker s'accompagnaient toutefois d'une fidélité absolue à la monarchie. Après la marche sur Versailles et l'assaut contre le château, Mme du Barry avait recueilli et soigné à Louveciennes deux gardes blessés qui y avaient cherché refuge. Marie-Antoinette lui avait exprimé sa reconnaissance et, mettant de côté toute rancœur, Mme du Barry lui avait répondu que « les jeunes blessés » n'avaient d'« autre regret que de n'être point morts avec leurs camarades pour une Princesse aussi parfaite, aussi digne de tous les hommages que l'est assurément Votre Majesté ». Et elle renouvelait la proposition qu'elle lui avait faite au moment où les notables s'étaient réunis pour faire face au déficit de l'État : « Louveciennes est à vous, Madame. N'est-ce pas votre bienveillance et votre bonté qui me l'ont rendu ? Tout ce que je possède me vient de la famille royale […] Je vous l'offre encore, Madame, avec empressement et toute sincérité : vous avez tant de dépenses à soutenir et des bienfaits sans nombre à répandre. Permettez, je vous en conjure, que je rende à César ce qui est à César. »286 Une grande dame n'aurait su mieux faire.
Le 6 octobre, Brissac était allé attendre Louis XVI entouré d'un cortège de piques à son arrivée aux Tuileries et, « sans égards aux vociférations de la populace », s'était agenouillé devant le souverain et lui avait baisé la main, bien que le roi, laissant transparaître « un effroi qu'il n'avait pas pour lui-même », l'implorât : « Que faites-vous là ! Éloignez-vous, mon ami : ils vous regardent, ils vous massacreront »287 . Dès lors, en qualité de colonel des Cent-Suisses – les gardes du corps du roi –, Brissac servit aux Tuileries. La fuite à Varennes le prit de court. On avait préféré ne pas l'informer du projet parce qu'on craignait qu'il n'en parle à Mme du Barry288 . C'est devant le retour forcé de Louis XVI et cette ultime humiliation de la monarchie qu'il cessa d'espérer. Il n'écouta pas ses amis qui lui conseillaient d'émigrer, rappelant « le mot de la reine Marie-Antoinette, pour une fois royale, “qu'un gentilhomme est toujours à sa place quand il est auprès du roi”289 ». Du reste, rien n'aurait pu le séparer de Mme du Barry, à laquelle il ne se lassait de répéter : « Je vous écris dans un seul mot qui les renferme tous : je vous aime et pour la vie, malgré les dieux et leur envie290 . » Et quand, de plus en plus isolé et vulnérable, Louis XVI lui demanda d'assurer le commandement de sa nouvelle garde personnelle, « confiant dans sa valeur et expérience au fait des armes […] et surtout en sa fidélité et affection particulière à notre personne291 », le duc ne put qu'accepter puisque l'enjeu était la sécurité du roi. Sa tâche consistait à créer, comme le prescrivait la nouvelle constitution, un corps de trois mille hommes provenant de l'armée ou de la Garde nationale en remplacement des Cent-Suisses. Le roi avait le droit de choisir un tiers des effectifs et Brissac veilla à enrôler des officiers fidèles à la monarchie, dont beaucoup avaient quitté leurs régiments pour ne pas devoir prêter serment à la constitution, parvenant à former ainsi une unité d'élite forte, disciplinée et de toute confiance. Mais le duc n'acceptait pas l'inertie du roi devant la gravité de la situation et il finit par l'encourager à réagir. Louis XVI lui répondit qu'il fallait attendre : c'est le peuple qui, las des désordres, le remettrait à sa place et il fallait que la noblesse suive son exemple. « Sire, se permit d'objecter Brissac, cela vous est facile, avec vingt-cinq millions de liste civile, mais nous, nobles, qui n'avons plus rien et qui avons tout perdu et tout sacrifié pour vous servir, il ne nous reste que deux partis : de nous réunir à vos ennemis pour vous détrôner ou de faire la guerre et de mourir au lit d'honneur, et Votre Majesté sait bien que si on m'en croit, c'est ce dernier parti que nous prendrons292 . » Il fut le premier à faire les frais de l'attentisme du roi. L'entrée en guerre contre l'Autriche, la mobilisation armée des émigrés, les premières défaites et la crainte de nouvelles tentatives de fuite de la famille royale contribuèrent à rendre ce qui devait être la Garde constitutionnelle du roi fortement suspecte. Beaucoup de soldats provenant de la Garde nationale démissionnèrent et les clubs et la municipalité demandèrent l'ouverture d'une enquête. Finalement, le 29 mai 1792, l'Assemblée législative décida de la dissoudre avant même qu'elle fût entrée en fonction. Et François Chabot, le terrible prêtre défroqué qui votera la mort du roi, dénonça Brissac pour avoir introduit dans ce corps « un esprit inconstitutionnel et antirévolutionnaire293 », obtenant son arrestation. Louis XVI qui, fidèle à son mandat de roi très chrétien, comptait recourir au veto contre le décret sur la déportation des prêtres réfractaires, ne voulut pas envenimer davantage le conflit avec l'Assemblée et préféra ne pas s'opposer à une décision qui concernait sa sécurité personnelle. Par conséquent – comme le rappellera avec amertume Saint-Priest –, il abandonna à son destin le « généreux294 » Brissac. Comme le montre la copie authentifiée de l'acte d'accusation contre le duc conservée dans les archives familiales295 , Louis XVI fut obligé de signer le décret qui le privait de celui qui avait pour tâche de le défendre, mais, apprenant dans la nuit la décision de la Convention, il se hâta d'envoyer le jeune duc de Choiseul, alors de service au château, informer Brissac – qui logeait aux Tuileries – de son arrestation imminente, l'exhortant à fuir. Le duc ne suivit pas le conseil royal. Déshonorante, la fuite lui semblait aussi un aveu de culpabilité, or il n'avait rien à se reprocher. Il passa la nuit à écrire une longue lettre à Mme du Barry et demanda à son ordonnance, le chevalier de Maussabré, de la faire porter à Louveciennes296 . Arrêté à six heures du matin, il fut aussitôt transféré à Orléans, où venait d'être installée la haute cour nationale de justice, appelée à juger tous les crimes dénoncés devant l'Assemblée législative, et le 2 juin, Maussabré put informer Mme du Barry que le duc y était arrivé sans encombre.
Consciente de la gravité des accusations portées contre son amant et sachant que leurs lettres étaient soumises à la censure, la comtesse lui rappelait sa « tendre et fidèle amitié », ornant ses pages d'attestations de civisme : « Je sais que vous n'avez rien à craindre si la raison et la bonne foi régnaient dans cette assemblée […]. Votre conduite a été si pure depuis que vous êtes aux Tuileries qu'on ne pourra vous rien imputer. Vous avez fait tant d'actes de patriotisme qu'en vérité je ne sais pas ce qu'on peut trouver à redire297 . » De son côté, Mme du Barry reçut une lettre de la fille de Brissac, à cette époque émigrée à Spa, qui s'adressait à elle pour avoir des nouvelles de son père et lui demander conseil sur un éventuel retour en France. Tous les préjugés que l'orgueilleuse duchesse de Mortemart avait pu nourrir à l'encontre de l'Ange furent balayés par le profond sentiment de solidarité qui unit les deux femmes dans l'adversité. « Ne trouvez pas mauvais, écrivait Mme de Mortemart à Mme du Barry qui lui avait manifesté son intention de se rendre à Orléans, que cette marque d'attachement pour celui qui m'est si cher vous acquière des droits éternels sur mon cœur, et agréez, je vous prie, l'assurance des sentiments que je vous ai voués pour la vie298 . » Sans renoncer aux litotes et aux euphémismes voulus par les formes, Mme de Mortemart s'inclinait devant l'amour que Mme du Barry portait à son père et lui offrait une amitié qui ne se démentirait jamais.
Bien que les voyages fussent devenus dangereux, Mme du Barry partit sans hésiter pour Orléans, où elle réussit à obtenir l'autorisation de voir son amant qui avait été placé dans une cellule de l'ancien couvent des Minimes. Le moral de Brissac restait haut : il avait fait installer à ses frais dans le réfectoire en ruine un jeu de volant qui était à la disposition de tous les prisonniers et il passait son temps à lire et faire des collages. Les visites de Mme du Barry le remplirent de joie. Il affronta son procès – qui commença le 14 juin – soutenu par la certitude que les accusations qui le visaient étaient sans fondement. Brissac écrivait mal mais « parlait fort bien », et il répondit à ses juges avec une fierté militaire. Quand on lui demanda de décliner son identité, il s'imposa aussitôt au respect en déclarant : « Soldat depuis ma naissance, ayant servi dans tous les corps299 . » Mais l'annonce de la prise des Tuileries le 10 août et de la chute de la monarchie ne laissa plus de doute sur le sort qui l'attendait. Le 11 août, Brissac rédigea son testament : il nommait sa fille sa légataire universelle, mais ajoutait un codicille concernant une personne qui lui était très chère « et que les malheurs des temps peuvent mettre dans la plus grande détresse300 ». Ce codicille concernait bien sûr Mme du Barry, à qui le duc assurait une rente annuelle de vingt-quatre mille livres comme « faible gage de mes sentiments et de ma reconnaissance, dont je lui suis d'autant plus redevable que j'ai été la cause involontaire de la perte de ses diamants301 ». Tout de suite après, il écrivit une dernière lettre à la comtesse : « Oui, vous serez ma dernière pensée. Nous ignorons tous les détails. Ah ! Cher cœur ! Que ne puis-je être avec vous dans un désert ! Puisque je n'ai pu être qu'à Orléans, où il est fort fâcheux d'être, je vous baise mille fois et mille fois. Adieu cher cœur302 . » Le procès contre Brissac et les cinquante-neuf autres détenus en attente de jugement était encore loin quand les sections et les clubs jacobins de la capitale firent pression sur l'Assemblée et la Commune pour qu'on juge les prévenus à Paris, car la Haute Cour de justice d'Orléans, coupable d'avoir relaxé quatre accusés et laissé évader un prisonnier, était devenue suspecte elle aussi. Ainsi, le 2 septembre, jour où commençait le massacre des prisons, l'Assemblée ordonna le transfert des prisonniers d'Orléans au château de Saumur. C'est Claude Fournier, dit l'Américain, qui avait obtenu de guider le convoi. Ce révolutionnaire fanatique, tristement célèbre pour sa férocité, avait montré depuis la prise de la Bastille à celle des Tuileries qu'il savait manipuler avec habileté la violence populaire. Et c'est à la justice du peuple qu'il entendait livrer les ennemis de la Révolution qu'on lui avait confiés. Le 4 septembre, après avoir fait monter les prisonniers réduits à une cinquantaine sur sept chariots découverts escortés par cent quatre-vingts Gardes nationaux, Fournier se dirigea non vers Saumur comme il en avait reçu l'ordre, mais vers Paris, où la Terreur battait son plein. Mais quatre jours plus tard, à Arpajon, il fut rejoint par deux émissaires de l'Assemblée qui lui intimèrent l'ordre de dévier sur Versailles, l'informant qu'on le tiendrait pour responsable de « ce qui pourrait arriver aux prisonniers que l'on veut juger légalement303 ». Cependant, à Versailles, où les prisonniers firent leur entrée le 9 septembre, vers midi, les forces de l'ordre perdirent le contrôle de la situation. Une foule menaçante, excitée par des sans-culottes accourus de Paris, les attendait près du château. Brissac eut le temps de passer devant la maison qu'habitait Mme du Barry à l'époque où il l'avait connue et d'arriver à la hauteur de son propre domicile avant qu'une multitude d'hommes armés de sabres, piques et baïonnettes prennent d'assaut le convoi. Fournier et la Garde nationale s'éclipsèrent, abandonnant les prisonniers aux mains des assassins. Brissac se trouvait sur le troisième chariot, facilement identifiable dans son habit bleu clair à boutons jaunes, « les cheveux roulés, une queue, des bottes aux pieds, assis sur la paille, tenant son chapeau à la main304 ». Il était, avec l'ancien ministre des Affaires étrangères Lessart, le prisonnier le plus important, et les assaillants s'en prirent aussitôt à lui. Voici comment, sur la base du témoignage de ses deux domestiques, un de ses descendants racontera sa fin : « Voici Brissac face à face avec une affreuse mort. Il arrache un couteau, puis un bâton, assomme ses assaillants qui lui portent de terribles blessures au nez, à la bouche et au front. Son habit bleu est déchiré, sa perruque une éponge pourpre. Il s'aveugle dans son propre sang, n'est plus qu'un géant rouge aux yeux crevés qui, toujours debout, fait tournoyer son terrible bâton. C'est un hallali féroce que termine un coup de sabre mortel et que suit une curée chaude : on lui arrache le cœur que ses assassins promènent à Versailles en disant : “Ce cœur que vous voyez là, ça vient de Brissac, il s'est battu comme un enragé, mais il y a passé comme les autres”305 . » Une rumeur veut que, d'abord fichée sur une pique et portée en triomphe dans les rues de Versailles, la tête de Brissac ait été jetée dans le jardin de Louveciennes306 .
La mort atroce de l'homme avec qui elle avait vécu les quinze années les plus sereines de sa vie soumit Mme du Barry à rude épreuve. « Une destinée qui devait être si belle, si grandiose. Quelle fin ! Grand Dieu ! » écrivait-elle à la fille du duc dans une lettre de condoléances où elle lui confiait : « Le dernier vœu de votre malheureux père fut que je vous chérisse comme une sœur » ; en la remerciant, Mme de Mortemart ne manquait pas de lui assurer qu'elle l'aimerait « en sœur »307 tant qu'elle vivrait. Pourtant, malgré l'ampleur de son désespoir, Mme du Barry ne cessa d'aimer la vie. « Au milieu des horreurs qui m'environnent, ma santé me soutient. On ne meurt pas de douleur308 », écrit-elle à un ami. Et elle n'avait certes pas oublié ses diamants, qui n'étaient pas encore rentrés en sa possession. Il se trouve qu'à Londres, les juges réclamaient sa présence parce que le bijoutier grâce à qui on avait retrouvé ses bijoux la citait à comparaître. Symons lui réclamait les deux mille louis promis en récompense. Ainsi, vers la mi-octobre, un mois à peine après la mort de Brissac, Mme du Barry repartit. Elle avait pris soin de remplir toutes les formalités nécessaires pour ne pas être inscrite sur la liste des émigrés et s'était munie d'un passeport délivré par la mairie de Louveciennes, validé par le département de Seine-et-Oise et le directoire de Versailles, ainsi que d'une lettre informant ladite mairie de son voyage. Elle était accompagnée par La Bondie, neveu de D'Escourre, sa femme de chambre personnelle et deux domestiques, ainsi que par la duchesse de Brancas, elle aussi dotée d'un passeport en règle. Mais les précautions de Jeanne s'arrêtèrent là. Installée dans une belle demeure près de Berkeley Square, elle recommença à fréquenter les émigrés sans tenir compte du fait que depuis sa dernière visite londonienne, la situation politique française avait radicalement changé. Avec l'entrée en vigueur du décret du 9 novembre 1791, c'était un crime d'entretenir des relations avec les émigrés, soupçonnés de conspirer contre la patrie et passibles de la peine de mort. Or, depuis le début de cette affaire de vol, Jeanne avait dérogé aux règles les plus élémentaires de la prudence. On peut penser qu'elle ne prit la mesure de l'incroyable quantité d'erreurs qu'elle avait commises qu'assise au banc des accusés devant le tribunal révolutionnaire. Ne s'était-elle jamais demandé quel rôle jouait vraiment le diligent Irlandais qui le premier l'avait informée de la réapparition de ses bijoux, conseillant Symons sur la conduite à tenir et faisant arrêter les voleurs ? Après avoir voyagé à travers l'Europe, Nathaniel Parker-Forth avait fait fortune en France à la fin des années 1770, comme connaisseur en chevaux, fournissant les écuries du duc de Chartres en destriers, chiens et jockeys anglais. Ses relations étroites avec les princes du sang et leurs entourages en avaient fait, au moment de la guerre américaine, un espion du gouvernement anglais, qui lui avait confié des missions diplomatiques à Versailles. Et quand il s'était établi à Londres avec la charge honorifique de juge de paix, il avait continué à séjourner fréquemment à Paris où il avait une maison, faisant des affaires de toute sorte et renseignant le gouvernement britannique. Intime du duc d'Orléans et son amphitryon à Londres, Parker-Forth était au courant de ses ambitions politiques et de ses manœuvres contre la famille royale et pouvait en rendre compte à Pitt, qui se servit de lui pour fomenter les désordres révolutionnaires et déstabiliser le gouvernement français, ainsi que le savaient bien les ambassadeurs français à la Cour de Saint-James. Maintenant, dans ce nouveau scénario politique, Parker-Forth avait trouvé un moyen pour s'enrichir en sus de l'espionnage, en aidant les royalistes français à émigrer et à transférer leurs capitaux en Angleterre, raison pour laquelle le gouvernement révolutionnaire le surveillait. Il avait su gagner la confiance de Mme du Barry qui, n'étant jamais sortie de France, ne parlait pas anglais, ignorait tout du Common Law et s'en remit entièrement à lui. C'est Parker-Forth qui s'occupa du procès ainsi que de l'organisation de ses quatre séjours sur le plan pratique, que ce fût pour le logement, les domestiques ou la fourniture de liquidités.
Tout comme Jeanne ne s'était jamais posé de questions sur son aimable mentor londonien, le soupçon ne l'avait jamais effleurée que, dès son premier voyage outre-Manche, chacun de ses mouvements et de ses contacts était observé et consigné par un agent secret des Jacobins, un certain Blache-Dumas, qui à l'époque enseignait le français en Angleterre. Sous les regards également vigilants de l'espion anglais et de son confrère français, Mme du Barry fréquenta les expatriés plus encore que les fois précédentes, reçut leurs condoléances pour la mort de Brissac, leur rendit visite, les invita à dîner, joua avec eux aux cartes tard le soir comme si tout ce monde était encore à Paris. Était-ce seulement le besoin de se distraire qui la poussait à un comportement aussi imprévoyant ? Ou la fin tragique de son amant et la chute de la monarchie l'avaient-elles entraînée dans le camp de la contre-révolution ? De quoi parla-t-elle avec Narbonne et Talleyrand qu'elle rencontra dès son arrivée à Londres309 ? Et si son geste courageux d'assister en grand deuil à la messe de funérailles célébrée à la mémoire de Louis XVI à l'ambassade espagnole était certainement dicté par son attachement à la famille royale, des doutes sérieux planent sur les sommes d'argent énormes qu'elle s'était fait transférer à Londres. Le premier versement de deux cent mille livres fut dévolu au cardinal de La Rochefoucauld pour assister les prêtres réfractaires qui avaient émigré par milliers en Angleterre ; le second, du même montant, alimenta un prêt au duc Louis-Auguste de Rohan-Chabot, alors à Londres, qui était très impliqué dans l'insurrection vendéenne. Par ailleurs, ces deux opérations avaient été exécutées par des banquiers parisiens, les Vendenyver, experts dans l'envoi de fonds aux émigrés. On peut donc se demander s'il s'agissait vraiment de l'argent de Mme du Barry – à l'époque notoirement endettée – ou si elle avait simplement servi de prête-nom. Avait-elle choisi consciemment de financer la lutte contre la dictature jacobine ou quelqu'un avait-il abusé de sa naïveté et de son bon cœur ? Une chose est certaine : Jeanne n'entendait pas émigrer et, le 27 février 1793, son procès contre Symons terminé310 , elle rentra précipitamment en France sans même attendre la restitution de ses bijoux. Elle avait appris que, sur la base d'une dénonciation qui la donnait pour émigrée, Louveciennes avait été mis sous scellés et elle entendait lever l'équivoque au plus vite. Étant donnée l'incertitude de l'époque, elle ne devait pas être mécontente que ses diamants restent en sûreté en Angleterre. Comme l'Angleterre et la France étaient officiellement en guerre depuis le 1er février, elle demanda à Pitt un laissez-passer pour embarquer à Douvres et répondit au ministre qui essayait de la convaincre de ne pas partir qu'elle ne voulait pas trahir l'engagement pris quand elle avait reçu son passeport. « Eh ! Bien, madame ! Vous connaîtrez le sort de Regulus311 », s'écria Pitt en prenant congé d'elle, sans imaginer que ce serait un Anglais qui réclamerait sa tête.
De retour chez elle après cinq mois d'absence, Jeanne découvrit que s'était installé à Louveciennes un inconnu qui la détestait. Il s'appelait George Greive, était natif de Newcastle et, après avoir tenté sans succès plus d'un métier, était devenu révolutionnaire professionnel. Il s'était entraîné en Amérique, aux côtés des insurgés, avant de venir en France où, embrassant la cause jacobine, il avait décidé de se forger une réputation en envoyant à la guillotine une victime exemplaire, susceptible d'exciter l'imagination et de déchaîner l'indignation. Greive, qui n'avait jamais rencontré Jeanne, ne nourrissait aucune rancœur personnelle à son endroit. En outre, depuis plus de vingt ans, l'ancienne favorite était retirée de la vie publique. Elle appartenait désormais au passé et ne constituait plus un objectif politique : Marie-Antoinette l'avait remplacée depuis longtemps dans l'imaginaire collectif. Si l'aventurier anglais lui voua une haine implacable, corrompant ses domestiques, dressant la population contre elle et la bombardant d'accusations, c'est parce que le scandale suscité par le vol des bijoux avait transformé la châtelaine de Louveciennes en un trophée de guerre. « Cette énumération éblouissante de diamants, de rubis, de perles ; ce tableau de pierreries, de bijoux sans nombre ; ces magnifiques promesses de pièces d'or par milliers, devaient éveiller l'attention, stimuler l'envie et appeler de dangereuses évocations d'un passé encore récent312 . » Les journaux s'intéressèrent à elle, rappelèrent son passé de courtisane, s'indignèrent de ces flots d'argent soutirés aux caisses de l'État et insinuèrent qu'il s'agissait en réalité d'un vol simulé dans le seul but de pouvoir transférer ses bijoux en Angleterre313 . Greive vit dans la dernière favorite de l'Ancien Régime l'occasion de dresser un vaste réquisitoire contre les abus de la monarchie française. Il avait fait des études de droit dans sa jeunesse et possédait un indéniable talent oratoire qu'il mit à profit tant dans ses délations contre Mme du Barry à la mairie de Louveciennes, au département de Seine-et-Oise et à la Commune, que dans un virulent pamphlet intitulé Égalité controuvée 314 , se présentant comme « Greive, défendeur officieux des braves Sans-Culottes de Louveciennes, ami de Franklin et de Marat, factieux et anarchiste de premier ordre, et désorganisateur du despotisme dans les deux hémisphères depuis vingt ans315 ». Mais, malgré son éloquence, ses dénonciations répétées, l'évidence des preuves, Mme du Barry continuait à tirer son épingle du jeu. Elle avait réussi à récupérer son château ; la mairie comme le département et la commune s'étaient exprimés en sa faveur et n'avaient pas entamé de procédure ; les habitants de Louveciennes s'étaient à nouveau rangés de son côté, et même un témoin clé comme Salanave, le cuisinier limogé, lui avait écrit une lettre d'excuses.
Pour sa part, ayant mesuré quel ennemi dangereux elle avait trouvé en Greive, Mme du Barry s'efforça à la discrétion : avec l'aide de Morin, son majordome de toute confiance, elle relégua au grenier les portraits de la famille royale, cacha la nuit dans le parc l'argenterie et les nombreux bijoux qui lui restaient, continua à recevoir ses amis et connaissances qui n'avaient pas émigré et vécut une dernière histoire d'amour avec Rohan-Chabot – preuve que malgré ses cinquante ans, Jeanne était encore capable de susciter des passions violentes, comme en témoigne une lettre du duc parvenue jusqu'à nous316 .
Greive put revenir à la charge grâce à la loi promulguée le 17 septembre 1793, qui prévoyait l'arrestation immédiate de tous les suspects et instituait le tribunal révolutionnaire en même temps que des comités révolutionnaires de surveillance et des groupes de sans-culottes chargés de traquer les traîtres à la patrie et les ennemis du peuple. Le justicier anglais ne perdit pas de temps : il obtint du Comité de sûreté générale de mener une enquête sur Mme du Barry et, cinq jours à peine après l'entrée en vigueur de la loi, muni d'un mandat d'arrestation en règle et escorté par les gardes, il fit irruption dans le château, prenant Mme du Barry totalement au dépourvu. À la vue de son persécuteur, la pauvre femme s'était réfugiée dans sa chambre et tentait de brûler des lettres, mais Greive l'entraîna de force et, ayant posé les scellés sur le château, la fit monter dans une voiture pour la conduire lui-même en prison. Tandis qu'enfermée à la prison de Sainte-Pélagie Jeanne en appelait au Comité de sûreté générale, en protestant qu'elle était « livrée entre les mains d'un homme qui s'[était] autrement déclaré son ennemi317 » et qui l'avait traitée de façon indigne, celui-ci avait pris ses quartiers au château, passant au peigne fin ses papiers, contrôlant minutieusement ses comptes, notant tout ce qui pouvait servir à prouver son activité antirévolutionnaire. Pour étayer ses accusations, il bénéficia de la précieuse collaboration de Blache-Dumas, l'ancien espion londonien qui, expulsé d'Angleterre en vertu de l'Aliens Act au début de la guerre, était devenu commissaire du Comité de sûreté générale de qui dépendait maintenant le sort de Jeanne. Nous ignorons depuis combien de temps les deux hommes se connaissaient et on a même avancé l'hypothèse qu'ils étaient à l'origine du vol des bijoux. En tout cas, ils étaient faits pour s'entendre, partageant le même fanatisme, le même désir de revanche contre un ordre social qui les excluait et la même absence de scrupules. Des sentiments similaires poussèrent Zamor – le serviteur indien qui, entré au service de Mme du Barry encore enfant, lui avait servi de page pendant les glorieuses années versaillaises – à leur prêter main-forte. Déraciné de son lieu la naissance et sans possibilité de s'intégrer dans un pays où il avait été importé comme un divertissement exotique, Zamor nourrissait un ressentiment aigu pour sa condition de marginal et avait embrassé avec enthousiasme la foi révolutionnaire. Greive sut trouver les mots pour le convaincre de trahir Mme du Barry qui l'avait pourtant couvert de bienfaits.
Quand deux membres du Comité de sûreté générale l'interrogèrent enfin, Jeanne se contredit plusieurs fois, prise au dépourvu devant les questions préparées par Greive318 . Un des points centraux de l'interrogatoire concernait ses relations avec les Vendenyver, et quand elle comprit que les banquiers avaient été arrêtés, elle fut prise de panique et eut du mal à trouver des réponses satisfaisantes. Convaincu de sa culpabilité, le Comité de sûreté générale la déféra au tribunal révolutionnaire, qui la convoqua le 19 novembre. Deux mois après son arrestation, elle comparut pour la première fois devant ses juges en même temps que Vendenyver et ses deux fils. L'interrogatoire fut mené par René-François Dumas, vice-président du tribunal révolutionnaire, en présence du ministère public représenté par Antoine Fouquier-Tinville, qui mit dix jours à rédiger son réquisitoire. Le 4 décembre, la prévenue fut transférée à la Conciergerie, considérée comme « le vestibule de l'échafaud319 », et, deux jours plus tard, son procès s'ouvrit. On l'accusait d'avoir conspiré contre la Révolution et financé la lutte armée de ses ennemis en envoyant de Londres, où elle avait émigré, des sommes exorbitantes320 . Après avoir, dans un ultime sursaut de coquetterie, menti sur son âge en se rajeunissant de huit ans, Jeanne écouta à son tour les mensonges et les vérités déformées des nombreux témoins à charge. À elles seules les déclarations de Greive, Blache-Dumas et Zamor auraient suffi à la condamner321 . Le 7 au soir, Fouquier-Tinville prit la parole. Préparé avec le plus grand soin, son réquisitoire, qu'il veillerait à faire publier322 , conférait au procès une « valeur symbolique323 ». À moins de deux mois de l'exécution de Marie-Antoinette, la dernière des favorites était appelée à rendre des comptes. La Révolution, tonnait Fouquier-Tinville, ne faisait pas de différence entre la reine scélérate et la « Laïs célèbre par la dissolution de ses mœurs […] à qui le libertinage seul avait fait partager les destinées du despote », parce que leur dépravation avait été semblable et que semblable devait être leur punition. Tout le passé de Jeanne revenait de façon implacable dans le réquisitoire du ministère public : « L'infâme conspiratrice qui est devant vous, pouvait au sein de l'opulence acquise par ses honteuses débauches vivre au sein d'une patrie qui paraissait avoir enseveli, avec le tyran dont elle avait été la digne compagne, le souvenir de sa prostitution et du scandale de son élévation. Mais la liberté du peuple a été un crime à ses yeux […]. En frappant du glaive de la loi une Messaline coupable d'une conspiration contre la patrie, non seulement vous vengerez la République de ses attentats, mais vous arracherez un scandale public et vous affirmerez l'empire des mœurs qui est la première base de la liberté des peuples324 . »
L'avocat de Mme du Barry était Chauveau-Lagarde, qui avait déjà défendu avec habileté et courage Marie-Antoinette, Charlotte Corday, Mme Roland et de nombreux accusés illustres. Mais la culpabilité de la prévenue était tenue pour acquise et quand, à onze heures du soir le 7 décembre, les juges rentrèrent dans la salle et qu'on lut la sentence qui la condamnait à être exécutée à onze heures du matin le lendemain, Jeanne était la seule à ne pas y être préparée. Elle poussa une légère plainte et s'évanouit. Le lendemain matin à dix heures, Mme du Barry demanda à voir ses juges et pendant trois heures leur énuméra toutes les cachettes de ses trésors325 . Lui avait-on promis la vie sauve en échange ? Est-ce pour cette raison que lorsqu'on la fit monter dans la charrette où l'attendaient les trois Vendenyver elle cria qu'elle était victime d'une erreur, que pendant tout le trajet elle continua à crier et pleurer, qu'elle refusa de monter sur l'échafaud où on dut la hisser de force et qu'elle protesta de son innocence jusqu'au bout, implorant pitié ? Pourtant, quand Louis XV avait contracté la variole, Jeanne avait prouvé qu'elle ne craignait pas la mort, l'assistant jusqu'au bout, sans se soucier de la contagion possible, et récemment elle avait aidé plus d'une personne à ses risques et périls326 . Mais, en fille du peuple, elle ignorait ce qu'était la fierté aristocratique et, devant une mort injuste et cruelle, fit appel aux sentiments de la foule venue assister à son supplice. « Elle est la seule femme, parmi toutes les femmes que ces jours affreux ont vues périr, qui ne put soutenir l'aspect de l'échafaud, écrira Élisabeth Vigée Le Brun, une autre fille du tiers état qui avait immortalisé sa radieuse beauté. Elle cria, elle implora sa grâce de la foule atroce qui l'environnait et cette foule s'émut au point que le bourreau se hâta de terminer le supplice. Ceci m'a toujours persuadée que, si les victimes de ce temps d'exécrable mémoire n'avaient pas eu le noble orgueil de mourir avec courage, la terreur aurait cessé beaucoup plus tôt327 . »
Pendant sa détention, Mme du Barry avait certainement eu l'occasion de se souvenir – d'une façon bien différente de celle de Fouquier-Tinville – de ses années insouciantes de libertinage avec une vieille connaissance de cette lointaine époque. Il s'agissait de Biron, arrivé à Sainte-Pélagie deux mois avant Jeanne. Il avait été, quand elle vendait encore ses charmes et qu'il s'appelait Lauzun, un de ses clients les plus jeunes et les plus attirants. Le duc avait dû garder des habitudes de galanterie jusqu'en prison puisque Mme Roland, détenue elle aussi à Sainte-Pélagie, refusait de répondre à un mari jaloux qui lui demandait si le général Biron allait souvent en visite au « quartier des dames328 ». Si c'était le cas, il ne fait pas de doute que l'Ange l'accueillait avec le même sourire qu'elle lui avait réservé quand ils s'étaient retrouvés à Versailles. Et ils ne devaient pas manquer de sujets de conversation. Mais comment Biron était-il arrivé en prison ?
En février 1792, de retour de sa malheureuse expédition londonienne en compagnie de Talleyrand, le duc avait rallié à Valenciennes le quartier général de l'armée du Nord, où il servait comme lieutenant aux ordres du maréchal de Rochambeau. Moins de trois semaines plus tard, la démission forcée de Narbonne conduisit à la formation d'un nouveau gouvernement, non plus feuillant, mais girondin, avec Dumouriez au ministère des Affaires étrangères et Grave à celui de la Guerre. Biron connaissait Dumouriez depuis longtemps et il entama aussitôt une correspondance avec le ministre pour lui exposer ses convictions. Le duc défendait une politique de paix, mais pour l'appliquer il fallait inspirer le respect à l'Autriche et à la Prusse et renforcer les frontières, à commencer par la frontière belge : « Nous serions alors en mesure de déclarer au roi d'Hongrie que nous désirons maintenir la Paix, mais que à sa première réponse ambiguë, à la première marche de ses troupes qui pourrait nous inquiéter, nous entrerons dans le Brabant329 . » Il fallait en faire autant avec l'Angleterre, placer à Brest une flotte de vingt navires prêts à appareiller pour l'Inde. Pour ce qui le concernait, comme il l'avait déjà indiqué à Narbonne, à part son souhait de retourner en Corse, il n'avait pas « d'autre ambition que de servir utilement la chose publique330 ». Dumouriez s'était hâté de l'assurer de son soutien – « Il y a longtemps que nos opinions et nos sentiments s'accordent » –, ajoutant qu'il entendait faire de lui « un des plus forts arcs-boutants de [s]a machine politique et militaire »331 . Mais le ministre devrait vite réviser ses positions. Pour des raisons certes opposées, la Gironde comme les Tuileries voulaient la guerre et, d'un autre côté, en Autriche, François II, qui avait succédé à Léopold II sur le trône de Hongrie et de Bohême, était nettement moins pacifiste que son père. Non seulement une campagne militaire victorieuse stopperait l'épidémie révolutionnaire, mais elle lui permettrait de consolider sa position en Allemagne en lui assurant la couronne impériale. Quand à la Prusse, elle offrait son soutien à l'Autriche et préparait le terrain pour un nouveau partage de la Pologne.
Puisque le 20 avril la France avait pris l'initiative de déclarer la guerre, Dumouriez décida de miser sur une action militaire agressive de façon à prendre l'adversaire par surprise. Pour sa part, conscient de la situation difficile de l'armée – formée pour moitié de volontaires novices dans le métier des armes, avec un encadrement décimé par l'émigration –, Rochambeau était partisan d'une stratégie défensive, mais il se vit contraint d'envahir la Belgique. Comme il doutait que l'opération puisse être un succès, il essaya de limiter les dégâts en gardant le gros des troupes en position de défense et en procédant avec la plus grande prudence. Il confia l'offensive à trois colonnes militaires aux ordres de Biron, Dillon et Carles, qui devaient pénétrer en territoire ennemi en marchant respectivement sur Mons, Tournai et Furnes. Dumouriez et Biron lui-même étaient persuadés que les Belges, depuis longtemps hostiles au gouvernement de Vienne, accueilleraient à bras ouverts les messagers de la liberté et que dans les rangs mêmes de l'armée autrichienne on compterait de nombreuses désertions en faveur de la France. Non seulement il n'en alla pas ainsi, mais ce furent les soldats français qui désobéirent à leurs chefs. La frontière traversée et le premier objectif militaire atteint, les soldats de Biron furent pris de panique pendant la nuit après une alerte totalement injustifiée et s'enfuirent. Biron réussit à reprendre le contrôle de la situation et conserver les positions acquises, mais Dillon fut massacré par ses soldats qui, aux premières salves échangées avec les avant-postes ennemis avaient perdu la tête, se croyant trahis, et s'étaient mutinés.
Devant l'échec d'une opération militaire qui lui avait été imposée par Paris, Rochambeau démissionna au grand regret de Biron et fut remplacé par le maréchal Luckner. Le nouveau commandant – à qui, soit dit en passant, Lajard, le nouveau ministre de la Guerre, avait donné carte blanche – opta pour une stratégie défensive : décevant l'Assemblée, il rappela les troupes sur leurs positions de départ. La priorité de l'armée du Nord était maintenant de défendre la Lorraine devant l'avancée de l'armée de Coblence. La menace d'invasion du territoire national eut comme effet immédiat de radicaliser la lutte politique, et Biron fut pris dans un engrenage dont il était désormais prisonnier. En l'espace de deux ans le duc servit successivement dans cinq armées différentes, répondant à au moins sept ministres de la Guerre, en régime monarchique comme républicain332 .
Avec sa nomination comme commandant suprême de l'armée du Rhin, Biron entama la dernière aventure de sa vie333 . Le commandement d'une grande armée était une responsabilité à laquelle il ne se sentait pas porté et ce n'était pas un hasard s'il avait refusé celui de l'armée des Alpes que Narbonne lui avait offert en son temps, et celui de l'armée du Nord que lui avait proposé Dumouriez334 . Mais la troisième fois, il n'avait pas su dire non. Il ne s'agissait plus de prouver sa valeur de soldat sur le champ de bataille, mais de prendre des décisions stratégiques, de coordonner l'action des généraux et des hauts gradés placés sous ses ordres, d'organiser une armée formée de volontaires enthousiastes mais inexpérimentés et de professionnels dont la loyauté n'était pas à toute épreuve. En outre, pour lui, la guerre n'avait jamais constitué une fin en soi mais une arme au service de la diplomatie, et sa vraie passion – celle qu'il avait partagée avec Mirabeau, Talleyrand et Narbonne – avait toujours été la politique. Pourtant, l'enfant gâté de l'Ancien Régime se révéla à la hauteur de la tâche.
Les événements du 10 août et la chute de la monarchie placèrent Biron – comme beaucoup d'autres officiers qui avaient prêté serment à la constitution par fidélité au roi – devant un grave cas de conscience. Le duc ne voulut pas abandonner son pays et ses soldats et se résigna à accepter la république comme un fait accompli. Sa priorité était de défendre la France de la coalition de puissances étrangères qui menaçait sa souveraineté, et la décision immédiate qui s'imposait à lui n'était pas choisir entre la monarchie ou la république, mais entre lutter contre l'envahisseur ou passer à l'ennemi. Et comme le modèle constitutionnel de type anglais pour lequel ses hommes et lui s'étaient battus n'avait pas fonctionné, il lui restait à espérer que la formule américaine donne de meilleurs résultats335 . Moins cohérent que lui, le républicain La Fayette crut pouvoir sauver la monarchie en marchant sur Paris avec son armée, mais ses soldats ne le suivirent pas et il dut se livrer aux Autrichiens. Biron ne se faisait aucune illusion sur son cas personnel. Les méthodes politiques de la Convention étaient incompatibles avec ses convictions libérales et il savait que ses compétences professionnelles n'effaçaient pas aux yeux des Jacobins la tare de sa naissance aristocratique. Il se sentait de plus en plus un survivant dans un monde qui lui était profondément étranger. Ses meilleurs amis avaient émigré, beaucoup avaient connu une mort atroce, et il avait perdu l'espoir de revoir Mme de Coigny. D'ailleurs leur correspondance cesserait bientôt car, dans une Europe en guerre, il était devenu difficile de s'écrire. À en juger par la dernière lettre de la marquise qui nous soit parvenue, la chute de Louis XVI ne lui avait pas arraché une larme. « Sauf les massacres publics et particuliers, qui font toujours horreur à penser comme à voir, la conséquence directe de la déchéance me trouverait très philosophe, et je ne croirais pas le royaume perdu, parce qu'un roi qu'on soupçonne de conspirer contre lui n'est plus chargé de le défendre. » C'était de voir « la guerre civile et la guerre étrangère établies à la fois dans ce malheureux pays » qui l'angoissait et lui faisait dire, en avance sur Mme Roland : « Ô Liberté, quel mal tu nous causes pour les biens que tu nous as promis. » Biron, donc, ne pourrait plus trouver de soutien dans le réalisme politique de son idole, ni se laisser bercer par sa mélopée précieuse. Elle avait pris congé de lui par ces mots : « Adieu, croyez que mon cœur, mon âme et mon esprit sont tout à vous et en vous. »336
La seule femme restée à ses côtés pour lui apporter un peu de réconfort dans les rares moments volés à un travail exténuant était la douce et discrète Charlotte Laurent, qui depuis de nombreuses années le suivait comme son ombre. La jeune comédienne au maigre talent – dont, en 1785, la Correspondance littéraire avait signalé l'entrée à la Comédie par ces mots : « On dit qu'elle est moins froide partout ailleurs qu'au Théâtre. C'est M. le duc de Lauzun qui prend soin d'elle337 » – avait été pour Biron une maîtresse conciliante, à qui il n'était pas tenu de manifester les égards imposés par la comédie de la séduction mondaine. On peut toutefois s'étonner de ce que Mlle Laurent n'avait ni esprit ni beauté, l'explication – trop peu chevaleresque – que le duc aurait donnée à un ami qui lui demandait les raisons de son choix laissant incrédule : « Si vous saviez comme elle est bête et comme cela est commode ! On peut parler devant elle des choses les plus importantes, avec une sûreté338 ! » Certes, au fil des années, Mlle Laurent était devenue pour Biron une présence nécessaire. Quand, à la fin de l'Assemblée constituante, le duc reprit du service à Valenciennes, c'est elle qui veilla à l'intendance de ses résidences et de ses gens, fit avec grâce339 les honneurs de la maison à l'occasion des déjeuners et des réceptions que le général offrait quotidiennement à ses officiers, et surtout prit soin de lui. Biron avait toujours été de santé délicate, mais désormais les crises de foie, les douleurs d'estomac et la goutte ne lui laissaient pas de répit, et Mlle Laurent s'était révélée excellente infirmière.
Biron sut s'opposer avec succès à l'avancée du duc de Brunswick qui, le 2 août, avait traversé le Rhin à Mannheim avec une armée de trente mille hommes. Mais il se heurta vite à l'ambition du général Custine – beau-père de la fille de Mme de Sabran – qui, fort de la popularité gagnée avec la reddition de Mayence, entendait prendre sa place à la tête de l'armée. Pour éviter un conflit d'autorité, Jean-Nicolas Pache, le nouveau ministre de la Guerre, décida de confier à Biron le commandement de l'armée d'Italie, en dépit des protestations des commissaires de la Convention, qui, s'étant rendus en inspection à Strasbourg, avaient recueilli des appréciations enthousiastes sur son travail.
Avant d'aller à Paris chercher les instructions relatives à ses nouvelles fonctions, le duc apprit que son épouse, qu'il n'avait pas vue depuis quinze ans, risquait d'être inquiétée pour avoir voulu émigrer. Après le 10 août en effet, Amélie de Boufflers avait cherché refuge d'abord en Angleterre, puis en Suisse, avant de revenir en France pour éviter la confiscation de ses biens. Biron adressa alors une lettre ouverte à la Convention en revendiquant dans un geste chevaleresque ses responsabilités de mari : « Un fidèle soldat de la République ose demander aux représentants du peuple de fixer leurs regards sur l'affreuse position d'une femme, qu'un instant de délire, dont elle peut administrer les preuves, expose au malheur d'être rejetée du sein de la patrie. Citoyens, cette femme est la mienne. Séparé de biens, éloigné d'elle depuis quinze ans, je sens, pour la première fois, avec de douloureux remords, que, sans la distance mise entre nous par les circonstances, plus confiante, plus rassurée, fière peut-être du patriotisme de son mari, cette femme, plus malheureuse que coupable, n'eût jamais mérité d'attirer sur elle la sévérité des lois340 . »
Amélie de Boufflers pria son beau-père, le duc de Gontaut, de faire savoir à son mari qu'elle avait été « fort touchée » de son désir de lui être utile, mais aussi combien elle jugeait inopportune son initiative qui avait eu pour résultat d'attirer sur elle l'attention des autorités. De plus, la requête d'indulgence avancée par le duc équivalait à une reconnaissance de culpabilité341 . Décidément, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, les deux conjoints étaient destinés à ne pas se comprendre.
Mi-décembre, Biron regagna Paris où il obtint une permission de plusieurs semaines pour se rétablir. Il s'installa avec Mlle Laurent à l'hôtel de Saint-Marc, dans la rue du même nom, et alla rendre visite à son père qui, non moins indigné par ses dettes que par ses choix politiques, l'accueillit froidement. Son séjour dans la capitale coïncida avec le procès de Louis XVI, que le duc suivit la mort dans l'âme. Non seulement Biron trouvait cette initiative juridiquement inacceptable du moment que la constitution de 1791 avait établi l'inviolabilité du roi, établissant que la seule peine dont il était passible était la déchéance de ses droits, mais il se demandait avec angoisse quel serait le comportement d'Orléans au moment de la sentence. Il éprouvait pour le duc un sentiment fraternel et était très attaché à ses enfants. Le duc de Chartres – le futur Louis-Philippe –, qui l'avait eu pour commandant à Valenciennes, rendra justice dans ses Mémoires à l'« ancienne, constante et fidèle amitié » que Biron avait portée « jusqu'à son dernier soupir »342 à son père et, par transition, à son frère Montpensier et à lui. Élu à la Convention et rebaptisé Philippe Égalité, le cousin de Louis XVI se trouvait dans une position extrêmement difficile. Comme l'écrit Évelyne Lever, « la révolution allait beaucoup plus loin qu'il ne l'avait prévu […] Il s'en rendit parfaitement compte lors des massacres de septembre, lorsque les assassins traînèrent jusqu'à lui le cadavre affreusement mutilé de la malheureuse princesse de Lamballe343 ». Sans parti derrière lui, ballotté par une situation en constant changement, il siégeait avec la Montagne – le groupe politique radical de Robespierre qui occupait les places les plus hautes à gauche de la salle – et s'abstenait de prendre la parole. Il espérait par ce choix se protéger des attaques des extrémistes, mais c'est la Gironde qui, pour mettre la Montagne en difficulté, réclama son expulsion du pays avec tous les Bourbons. Et quand, après un débat d'une grande violence, la Convention décréta que – exception faite de Philippe Égalité – tous les Bourbons-Capets avaient une semaine pour quitter la France, Orléans, qui n'avait jamais eu un sens de l'honneur très développé, décida qu'il ne lui restait plus qu'à se battre pour sa survie. Au moment du procès du roi, ses enfants et ses amis les plus proches, à commencer par Biron, conscients de la fragilité de son caractère, tentèrent de le convaincre de ne pas commettre l'irréparable en votant la mort de son cousin. Au-delà de la différence évidente de perspective, les souvenirs du futur Louis-Philippe et ceux de Grace Elliott rendront compte du même drame. Le premier – qui sous les ordres du général Kellermann s'était distingué à Valmy et Jemmapes pour son courage et ses connaissances militaires et jouissait d'une solide réputation de patriote – raconte ses tentatives répétées pour convaincre son père de trouver une excuse et ne pas participer au procès. Mais l'issue de leurs entretiens n'avait guère été rassurante. Effrayé et désorienté, le duc n'était plus en mesure de se soustraire aux injonctions de la Montagne qui le tenait à sa merci. Il n'accueillit pas la proposition de son fils de sauver sa vie et son honneur en émigrant avec toute la famille aux États-Unis. Chartres était reparti désespéré pour le front, laissant à son frère Montpensier la tâche d'arracher à leur père au moins la promesse de ne pas voter la mort du souverain344 . L'empêcher de commettre cette ignominie, ce fut aussi l'objectif de Biron, qui connaissait trop bien son ami pour espérer obtenir plus et usa de son ascendant, avec l'aide de Miss Elliott. Biron avait demandé à la belle courtisane anglaise – qui, après avoir été la maîtresse d'Orléans, était devenue son amie intime – d'inviter le duc chez elle pour lui parler en privé. C'est elle qui rapporte la teneur de cette conversation des années plus tard, dans son Journal de ma vie durant la Révolution française . « J'espère, monseigneur, que vous voterez pour la mise en liberté du roi », avait attaqué la jeune femme. « Certainement, et pour ma propre mort… », avait rétorqué Orléans avec colère. Biron était alors intervenu sur un ton qui n'admettait pas de réplique : « Le duc ne votera pas. Le roi en a mal usé toute sa vie avec lui, mais il est son cousin, et il feindra une maladie pour rester chez lui, samedi, jour de l'appel nominal, qui doit décider du sort du roi345 . » Orléans les avait assurés qu'il ferait ainsi et que rien au monde ne l'obligerait à voter contre un membre de sa famille.
La Montagne en avait décidé autrement. Le 16 janvier, jour où la Convention devait se prononcer sur la peine à infliger au roi, deux de ses députés allèrent chercher le duc au Palais-Royal, en lui disant qu'il ne pouvait pas fuir ses responsabilités sur une question aussi grave. Dans la soirée, Miss Elliott rejoignit Biron à l'hôtel Saint-Marc, lequel, en compagnie de son fidèle aide de camp Rustan, de Mlle Laurent et de Dumouriez, attendait les résultats du vote. L'anxiété se teinta vite d'épouvante : les informations qui arrivaient toutes les demi-heures donnaient nettement l'avantage aux voix en faveur de la peine capitale et la nouvelle que le duc d'Orléans, manquant à toutes ses promesses, s'était présenté à la Convention pour approuver lui aussi la mise à mort de son cousin les laissa sans voix. « Le pauvre Biron qui était, hélas ! républicain, avait presque un accès de désespoir », et Rustan, qui n'avait pas émigré pour rester à ses côtés, « arracha son uniforme et le jeta dans le feu, en disant qu'il rougirait de le porter désormais »346 . Orléans attendit d'être rentré au Palais-Royal pour pleurer sur sa honte. Son fils cadet le trouva écroulé dans son bureau : « Montpensier, lui dit-il en sanglotant, je n'ai pas le courage de te regarder […]. Je ne conçois plus comment j'ai pu être entraîné à ce que j'ai fait347 . »
Le 23 janvier, deux jours après l'exécution de Louis XVI, Biron partit pour Nice prendre le commandement de l'armée d'Italie, obtenant d'emmener le jeune Montpensier348 et les généraux Sheldon et Mieszkowski qui l'accompagnaient depuis son expédition au Sénégal. En vue de la guerre contre l'Angleterre, il avait pour mission de défendre la Corse, les Alpes maritimes et la côte, du Rhône jusqu'au Var. Mais pour l'heure, le plus urgent était de protéger Nice de l'attaque des troupes austro-piémontaises. Sa correspondance avec Paris349 montre bien les difficultés énormes auxquelles il lui fallut de nouveau faire face. Comme déjà à l'armée du Rhin, Biron n'avait pas reçu les instructions promises, l'armée manquait de tout, la moitié seulement des vingt mille soldats était en mesure de se battre et il fallait de toute façon apprendre le métier et la discipline à la troupe. Cela ne l'empêcha pas de se consacrer à sa nouvelle tâche avec le zèle qui le caractérisait. Loin des horreurs de la capitale, immergé dans le lumineux paysage méditerranéen qui lui était cher, appelé à se battre à nouveau pour défendre la Corse, Biron eut un instant la sensation d'avoir retrouvé une patrie qui justifiait ses choix. La défaite française inattendue en Sardaigne et l'assassinat du représentant français à Rome furent pour lui l'occasion d'attirer l'attention du ministre des Affaires étrangères Lebrun sur la « nécessité de renforcer l'Armée d'Italie si l'on envisage une diplomatie française active dans la péninsule350 ».
Mais la principale préoccupation du gouvernement révolutionnaire était de veiller à sa propre sécurité et, le 8 avril 1793, Biron reçut l'ordre du Comité de salut public d'arrêter Montpensier et de le conduire à Marseille sous bonne escorte. En larmes, Biron en informa le prince, âgé de dix-huit ans à l'époque, et l'aida à détruire tous les documents qui pouvaient se révéler compromettants351 . Tous deux ne découvrirent les raisons de cette arrestation qu'en apprenant que le général Dumouriez et le duc de Chartres s'étaient réfugiés à l'étranger après leur tentative avortée de pousser l'armée à marcher sur Paris. Dumouriez avait déclaré qu'il voulait rétablir la constitution de 1791 et restaurer la monarchie, reconnaissant pour roi le petit Louis XVII, alors emprisonné au Temple. Mais beaucoup de gens subodoraient que le véritable objectif était plutôt d'installer les Orléans sur le trône, et la Convention donna aussitôt l'ordre d'arrêter tous les Bourbons qui se trouvaient encore sur le territoire national. C'est ainsi qu'à Marseille, à la forteresse de Notre-Dame-de-la-Garde, Montpensier put embrasser son père et Beaujolais, son benjamin. Transférés peu après au Fort-Saint-Jean, plus sûr, les trois Orléans passèrent ensemble six mois de régime carcéral dur jusqu'au 23 octobre, quand le duc prit affectueusement congé de ses fils pour être emmené à Paris et comparaître devant le tribunal révolutionnaire sous l'accusation de haute trahison. Philippe Égalité, qui avait été rigoureusement tenu à l'écart des intentions de Dumouriez et de Chartres, crut jusqu'au bout qu'il prouverait qu'il était totalement étranger à tout complot antirévolutionnaire, ignorant que Fouquier-Tinville avait décidé de son sort avant même de l'interroger. Pourtant, le 6 novembre, il écouta sa condamnation à la guillotine « avec autant d'indifférence que s'il se fût agi d'aller à l'Opéra352 » et affronta la mort avec la détermination et le courage qui lui avaient toujours manqué dans la vie.
Juste après l'arrestation de Montpensier, Biron dut faire face à une mutinerie de ses troupes éprouvées par le froid et la faim et alarmées par la trahison de Dumouriez. Il ne rétablit l'ordre que grâce à son ascendant personnel sur les soldats, mais ne cacha pas à Paris la gravité de la situation et la nécessité de tenir compte de leurs besoins. Ces dix jours de révolte, écrivit-il au nouveau ministre Bouchotte, « sont peut-être ceux où j'ai le plus essentiellement servi la République353 ». Mais la République le remercia en lui confiant le commandement de l'armée des Côtes de La Rochelle, occupée à réprimer l'insurrection vendéenne. Biron en fut consterné : on l'obligeait à quitter une armée avec laquelle, en quelques semaines, il avait déjà remporté de beaux succès militaires et au sein de laquelle il comptait de nombreux collaborateurs de confiance. Et il ne pouvait « s'éloigner sans peine » de la Corse – « cette nouvelle Patrie que j'avais adoptée et qui m'avait adopté elle-même » – à qui il adressait « [s]es regrets de ne pouvoir plus lui consacrer [s]es services »354 . Et surtout, en Vendée, il ne s'agissait plus de défendre la France de l'agression étrangère mais de mener une guerre fratricide. Biron fut probablement tenté de démissionner et, dans un premier temps, il déclara que son état de santé – en effet de plus en plus inquiétant – ne lui permettait pas d'assumer sa nouvelle mission. Mais il était couvert de dettes et l'armée lui donnait de quoi vivre et constituait son ultime protection, puisque son amitié pour le duc d'Orléans l'avait rendu irrémédiablement suspect. On peut se demander pourquoi la Convention l'avait choisi pour une tâche aussi délicate. La réponse que donne Clément C. Velay dans sa belle biographie, semble convaincante : le gouvernement révolutionnaire, qui avait hâte de résoudre le problème de la Vendée et n'excluait pas encore la possibilité d'arriver à un accord avec les insurgés, comptait aussi sur les capacités diplomatiques dont Biron avait donné la preuve dans ses postes précédents, en sus de ses capacités militaires. Mais le coup d'État du 2 juin porta à une radicalisation de la Terreur et à la décision d'écraser toute résistance. Les qualités pour lesquelles Biron avait été choisi devinrent suspectes : « Il ne sera plus considéré comme l'homme de la situation, mais comme un traître en puissance355 . »
Ayant vécu l'expérience d'une guerre d'occupation à l'époque de son expédition corse, Biron savait comme il est difficile de vaincre la résistance de combattants entièrement dévoués à leur cause, soutenus par la population et connaissant parfaitement le terrain. Retrouvant la même situation en Vendée, avec le facteur aggravant de la guerre civile, il opta pour une stratégie où le recours à la force s'accompagnerait de la recherche d'un compromis acceptable pour les deux parties. Il réaffirma cette position dans les dépêches qu'il envoyait régulièrement au ministre de la Guerre, dénonçant l'indiscipline des soldats, leur inexpérience et les vexations auxquelles ils soumettaient la population, de même que le rôle néfaste de « l'innombrable quantité d'agents et sous-agents du pouvoir exécutif. Il est très connu qu'ils sont partout, enlevant chevaux et voitures, et insultant les propriétaires et sans que cela tourne au profit de l'armée356 ». Il s'agissait de dangereux démagogues « qui prêchent partout l'insubordination, l'insurrection et le partage357 », et les revers essuyés à Doué, Saumur et Angers découlaient exclusivement de l'inadaptation de l'armée républicaine : au lieu de chercher à affronter en terrain découvert un ennemi insaisissable, il fallait l'encercler et réduire progressivement son rayon d'action.
Le gouvernement était arrivé à une autre conclusion. Pour clore sans tarder l'épisode vendéen, il fallait adopter un « plan d'agir en masse358 » et Paris demanda à Biron de s'organiser en conséquence. Avec beaucoup de courage, le duc se déclara prêt à démissionner ou à servir sous les ordres d'un autre général. Mais tant qu'il aurait la responsabilité de l'armée, il serait toujours « pénétré de ce principe qu'un républicain doit, quand il est convaincu qu'il fait une chose utile, risquer de porter sa tête sur un échafaud comme l'exposer au milieu des combats359 ». Avant de susciter la réprobation de la Convention, la prise de position du duc gênait les ambitions de Ronsin, un comédien raté qui avait embrassé la foi républicaine, développant une passion pour les questions militaires. Envoyé en Vendée par le Comité exécutif début mai, chargé de l'approvisionnement de l'armée, Ronsin voulut se mêler aussi de l'aspect opérationnel, prônant une offensive de vaste envergure. Traité comme un incompétent par Biron360 , il décida de se venger. Exploitant la grogne de tous ceux contre qui Biron avait pris des mesures disciplinaires – à commencer par un meneur dénommé Rossignol –, Ronsin répandit la rumeur selon laquelle le commandant en chef de l'armée se réfugiait derrière des arguments techniques fallacieux pour favoriser la contre-révolution par un immobilisme pernicieux. Ronsin comme Rossignol utilisèrent la caisse de résonance des clubs de sans-culottes parisiens auxquels ils étaient tous deux liés. Et Robespierre, qui pour sa part comptait sur l'appui des clubs pour se débarrasser de Danton, écouta leurs accusations. Conscient d'avoir perdu la confiance du Comité de salut public et las de lutter contre une logique perverse qui faisait passer les enjeux politiciens avant l'intérêt du pays, Biron invoqua son état de santé pour demander à être relevé de ses fonctions361 . Le 26 juillet il fut convoqué pour rendre compte de son action au Conseil exécutif et, quatre jours plus tard, il était déjà à Paris.
Aussi bien le ministre de la Guerre Bouchotte, que Gasparin, Barère et Hérault de Séchelles, qui le reçurent au Comité de salut public, l'invitèrent à rédiger un rapport sur les initiatives qu'il avait prises pendant les six semaines de son commandement en Vendée. Il obtempéra, demandant qu'on lui reconnaisse le fait d'avoir régulièrement informé l'exécutif des difficultés rencontrées, d'avoir toujours agi avec son accord, d'avoir en somme mis en œuvre tout ce qui était en son pouvoir pour servir la république362 . Mais le domestique de Biron, qui était allé chez le copiste retirer les exemplaires du rapport, fut arrêté alors qu'il revenait à l'hôtel de la Paix, Chaussée d'Antin, où le duc logeait. Le soir même, Biron était incarcéré à Sainte-Pélagie avec Mlle Laurent et le fidèle Rustan363 .
Tant qu'il avait occupé ses fonctions de général, le duc avait mis un point d'honneur à servir son pays en respectant à la lettre les règles imposées par la déontologie militaire, sans tenir compte des idées, préjugés et intérêts de ses différents interlocuteurs. Après son arrestation, il envoya encore à la Convention, au Comité de salut public et à Hérault de Séchelles des lettres où il réaffirmait la justesse de son action et sa non-implication dans quelque complot que ce fût. Il avait pris l'habitude depuis sa jeunesse de rédiger des comptes rendus, des rapports, des analyses politiques et diplomatiques et il continua jusqu'au moment où, n'obtenant aucune réponse, il comprit que ses explications n'intéressaient personne et que l'accusation de trahison portée contre lui n'était qu'un prétexte pour l'éliminer. Il était clair que la France désormais n'avait plus besoin de généraux comme lui ou comme son ami et rival Custine qui, le 28 août, sous le coup d'une accusation similaire, le précéderait à la guillotine. D'ailleurs Biron connaissait trop bien les menaces qui pesaient sur le pays pour ne pas se rendre compte que seule la main de fer de la Terreur pouvait sauver la république. Il fallait – comme l'a écrit son meilleur biographe – « attendre la dictature de Robespierre et surtout l'efficacité de Carnot pour que, graduellement, l'armée soit mieux équipée et que, officiers et soldats apprennent leur nouveau métier364 ». Son devoir de commandant rempli jusqu'au bout et libre désormais de toute responsabilité, Biron redevint un homme de sa caste et éleva entre ses ennemis et lui la barrière infranchissable du mépris. « Il y a trop longtemps que ces gens-ci m'ennuient ; ils vont me faire couper le col, mais au moins tout sera fini365 », déclarerait-il à Beugnot. Pendant les cinq mois qu'il passa à Sainte-Pélagie dans l'attente de son procès, le duc s'en remit aux bons soins de Mlle Laurent et de son aide de camp, il s'entretint aimablement avec les autres prisonniers, lut, but de nombreuses bouteilles de vin, passa le plus clair de son temps allongé sur son lit, montrant un désintérêt total pour son sort.
Enfin, le 29 décembre, il comparut devant le tribunal révolutionnaire où, tout en sachant que l'interrogatoire était une pure formalité et que son sort était déjà décidé, il nia sèchement avoir « jamais favorisé de fait ni d'intention366 » aucune conspiration antipatriotique. D'ailleurs ne le considérait-on pas coupable simplement de sa naissance ? Dans son réquisitoire, en l'absence de la moindre preuve pour étayer l'accusation de trahison, Fouquier-Tinville l'accusait d'être « né dans la caste des ci-devant privilégiés ; ayant passé sa vie au sein d'une cour corrompue, à ramper servilement sous un maître, n'a pris le masque du Patriotisme, comme les traîtres Custine, La Fayette, Dumouriez et tant d'autres que pour tromper la Nation aux intérêts de laquelle il paraissait se dévouer, et abuser plus sûrement de la confiance qu'elle lui donnait pour la remettre dans les fers du despotisme367 ».
Prononcée deux jours plus tard, sa condamnation à mort reprenait point par point les accusations du réquisitoire et jugeait Biron coupable d'avoir agi en Vendée comme « une colonne de l'armée ennemie » et avant encore, quand il commandait l'armée d'Italie, d'avoir voulu « en courtisan habile d'un tyran futur » prendre « sous ses ordres, le fils du traître Orléans, qui n'avait voté la mort du despote que pour le remplacer lui-même »368 , mais aussi d'avoir été complice de la trahison de Dumouriez. Biron accueillit la sentence en souriant et, de retour à la Conciergerie, prit congé des autres prisonniers en attente de jugement avec un « Ma foi, mes amis, c'est fini, je m'en vais ». Puis, prenant plume et papier, écrivit « sans rature, d'une écriture ferme et assurée369 » deux lettres d'adieu. Dans la première, adressée à la citoyenne Laurent à Sainte-Pélagie, il exprimait à la jeune femme restée si longtemps à ses côtés sa préoccupation de la laisser seule et sans appui : « Quelques heures encore et mon sort sera terminé ; ma chère et malheureuse amie, tu seras plus à plaindre, car tes souffrances ne finiront pas sitôt et tu me pleureras longtemps. Si je pouvais entrevoir pour toi quelque bonheur dans l'avenir, cet espoir adoucirait beaucoup mon sort370 . » Toutefois, il espérait que « l'unique amie371 » qui lui restait au monde – allusion claire à Mme de Coigny et ultime déclaration du sentiment exclusif qu'il lui vouait –, ainsi que son père s'occuperaient d'elle. La même requête revenait dans la deuxième lettre, adressée à son cousin, le marquis de Gontaut372 , mais destinée en réalité à son père. Biron passait par l'entremise du cousin auquel il était le plus lié – le marquis était déjà venu à son secours quand il avait été emprisonné pour dettes à Londres – pour faire acte de soumission filiale auprès de ce « vieux monstre373 » avec qui il était en conflit depuis toujours. Après toutes ces années d'éloignement, il choisit pour exprimer le sentiment qu'il lui devait le langage simple et naïf de l'enfant qu'il était quand son père, ne sachant à qui le confier, l'emmenait à Versailles. « Je suis condamné, je mourrai demain dans des sentiments de Religion dont mon cher Papa m'a toujours donné l'exemple et qui sont dignes de lui. Ma longue agonie reçoit beaucoup de consolation de la certitude que mon cher Papa n'abandonnera pas à des malheurs de toute espèce la citoyenne Laurent à l'amitié de qui j'ai dû tant de soulagement dans mes peines. J'ai chez moi, à Montrouge, deux femmes anglaises qui sont chez moi depuis vingt ans et qui sont détenues comme prisonnières depuis le décret sur les étrangers, elles n'avaient d'autre soutien que moi, je les recommande aux secours et à l'extrême bonté de mon cher Papa, je l'aime, je le respecte et je l'embrasse pour la dernière fois de tout mon cœur. Biron374 . » La cérémonie des adieux achevée, Biron redevint lui-même. Après avoir dîné de bon appétit, il passa la soirée en lisant et s'endormit sereinement. Le lendemain matin, après s'être habillé avec soin, il se fit apporter des huîtres et du vin d'Alsace et invita le geôlier à trinquer avec lui. À l'arrivée du bourreau, il le pria de le laisser finir ses huîtres et lui offrit à boire en lui disant aimablement : « Vous devez avoir besoin de forces au métier que vous faites. » Puis, calme et hautain, comme le Don Juan de Baudelaire375 , il monta sur la charrette pour son dernier voyage.
Jusqu'à l'automne 1793, la famille Ségur avait échappé à la chasse aux suspects et ce n'est qu'en octobre que le Comité de salut public décida de prendre des mesures. Le 13 en effet, le vicomte fut incarcéré à Saint-Lazare et, un mois plus tard, le vieux maréchal envoyé à la prison de La Force. Le comte eut plus de chance. Après sa mission désastreuse à Berlin sous le ministère de Narbonne, malade et déprimé, Louis-Philippe s'était retiré avec sa femme et ses enfants à Fresnes, dans la propriété de campagne de son beau-frère d'Aguesseau, à quelques milles de la capitale. Il s'y trouvait le 10 août et au moment des massacres de septembre, mais début décembre, apprenant que son nom figurait sur la liste des émigrés, il était revenu à Paris, chez son père. Arrêté deux fois, il en réchappa, d'abord grâce à l'intervention d'un ami, puis grâce à son propre courage. Il avait refusé de monter la garde du roi, prisonnier au Temple, et, aussitôt dénoncé, avait été conduit devant le Comité de section où il s'était hardiment défendu. « J'ai été, dit-il à ses juges, l'ambassadeur de ce malheureux prince ; il m'a comblé de ses bontés ; je ne pouvais me joindre à ses geôliers, m'exposer à tirer sur lui, s'il avait tenté de briser les fers376 . » Ému par ses paroles, le tribunal improvisé l'avait applaudi. Le procès du roi le poussa à prendre contact avec les députés de la Convention qu'il connaissait pour tenter de le sauver et il quitta définitivement Paris avant son exécution en emmenant le maréchal. Il avait acheté sur le conseil du précepteur de ses enfants, originaire du lieu, une petite propriété à Châtenay, près de Sceaux, où il s'installa avec sa famille. Quand, en novembre, les commissaires de la Convention vinrent chercher le maréchal, Louis-Philippe demanda en vain à prendre sa place et resta à Châtenay, assigné à domicile. La Révolution l'oublia et il vécut les années suivantes dans une extrême pauvreté, cultivant des pommes de terre, donnant des cours à ses enfants, écrivant des nouvelles, des vaudevilles, des comédies dans l'espoir d'en tirer profit un jour.
À la différence de son frère, le vicomte de Ségur continua longtemps à brocarder la Révolution. Après la prise de la Bastille et les mésaventures de Besenval, il avait cessé de fronder Versailles pour mettre sa verve satirique au service de la monarchie, à son avis seule forme de gouvernement capable de répondre aux exigences du pays. « Il faut que les gens qui tiennent à l'ancien système, se disent bien que la révolution est faite ; il faut que les partisans du nouveau, se disent et conviennent que l'on a été trop loin », écrivait-il dans son Essai sur l'opinion, considérée comme une des principales causes de la Révolution de 1789 , prouvant que sa légèreté se doublait d'une bonne dose de lucidité et de bon sens. L'opinion publique ne devait plus être guidée par des « têtes brûlées », mais par des hommes capables et responsables parce qu'une chose était certaine : « Plus que jamais, d'ici à quelques années, l'opinion va décider de notre gouvernement, de notre sort […] La liberté d'écrire, de penser, ouvre un champ sans limite au choc des opinions […] Aucun système n'est bien établi ; il faudra cependant qu'il y en ait un, auquel le plus grand nombre se réunisse ; et ce sera celui qui réglera nos destinées377 . » Tout ceci ne l'empêchait pas de constater que les idéaux réformistes s'étaient révélés une chimère et que la passion politique avait « gâté son Paris », transformant « la capitale du plaisir en un foyer de disputes et d'ennui »378 . Comme il était devenu plus difficile de s'amuser dans les salons, il choisit de le faire dans les colonnes des journaux. Gabriel de Broglie a reconstitué le rôle de premier plan du vicomte dans La Feuille du jour , un quotidien de huit pages in-octavo, dont le premier numéro sortit le 1er décembre 1790. Le fondateur, Pierre-Germain Parisau, était un original qui savait mille métiers mais dont la passion dominante était le théâtre. Le rédacteur, Jean-Baptiste Desprès, un homme de lettres intelligent et cultivé qui avait été secrétaire du baron de Besenval, avait invité le vicomte à collaborer. Bien que royaliste et conservatrice, La Feuille du jour n'était pas une tribune idéologique mais « un journal piquant en anecdotes et en plaisanteries sur tous les partis379 » et ses rédacteurs manifestaient leurs convictions politiques de façon apparemment fortuite, en marge des multiples faits d'actualité dont le journal rendait compte. C'était une formule qui permettait une grande liberté d'intervention, où « le ton était vif, la polémique acérée, mais la gaieté et la galanterie n'étaient jamais absentes380 », et le vicomte s'y trouva parfaitement à son aise. Il recourut pour épingler la Révolution aux formes littéraires brèves – l'anecdote, la maxime, l'aphorisme – que de son côté Chamfort maniait pour dénoncer des comportements comme le sien. Les interventions étaient anonymes, mais le style de Ségur équivalait à une signature. Exprimée sous forme de simples avis rapportés, la gravité de la situation politique s'imposait avec l'évidence démystifiante de l'ironie et du paradoxe : « Ce qui me dégoûte, disait une femme d'esprit, c'est de songer que ce qui se passe aujourd'hui sera l'Histoire, un jour » ; « le grand malheur de notre législature, c'est que tout est prématuré. Est-il bien sûr qu'il ne faille pas préparer les hommes à la liberté, à l'égalité, comme on les prépare à l'inoculation ? »381 . Ses textes revêtaient parfois un caractère plus personnel, en lien avec des événements familiaux. D'autres enfin étaient de purs et simples règlements de comptes. En avril 1791, à l'occasion du mariage de Julie, il publia une annonce fort peu galante : « Le sieur Talma vient d'épouser Mlle Julie, veuve de MM. A, B, C, D, etc.382 . » Et il commenta la mort du comte d'Adhémar, ami intime de la duchesse de Polignac, protégé de Besenval et de son père, mais coupable d'être un constitutionnel, par ces mots : « Cet enfant gâté du pouvoir arbitraire est mort démagogue383 . »
Il continua surtout à écrire des comédies et à les faire jouer au Théâtre-Français – maintenant Théâtre de la Nation – où, dès 1787, il avait débuté comme auteur professionnel avec Rosaline et Floricourt 384 . Le 20 janvier 1790, la première de son proverbe Le Parti le plus gai, ou à bon chat bon rat , marqua le retour à la scène de sa grande amie Mlle Contat, qui s'était retirée sur l'Aventin pour protester contre le coup de force par lequel Talma, ignorant l'interdiction de la censure et le règlement de la Comédie, avait représenté Charles IX de Marie-Joseph Chénier. Mais la réconciliation entre les sociétaires qui avaient choisi la Révolution et ceux qui étaient restés fidèles à la monarchie ne dura pas. À Pâques de la même année, la troupe se scinda définitivement. À la suite du décret du 13 janvier 1791 qui mettait fin au vieux monopole théâtral, Talma quitta la Comédie et, entraînant à sa suite Mme Dugazon, Mme Vestris, Mlle Vanhove et quelques autres comédiens, s'installa dans la nouvelle salle du Palais-Royal, rue de Richelieu, débutant avec un Henri VIII , toujours de Chénier. La rivalité entre les deux troupes se transforma en guerre et la vieille Comédie-Française avec Mlle Contat, Mlle Raucourt, Dazincourt et Fleury tint tête comme elle put à l'extraordinaire talent dramatique de Talma et à sa révolution théâtrale385 . Si avec Le Parti le plus gai et l'année suivante Le Retour du mari 386 , le vicomte persévérait dans la comédie en vers, mettant en scène des couples aristocratiques aux prises avec les problématiques pour eux inédites de l'amour conjugal, dans Le Fou par amour 387 , un drame historique en rimes suivies, il allait au-devant des nouveaux goûts du public, qui tentait d'exorciser la violence quotidienne avec des histoires d'amour et de mort situées dans des couvents et des châteaux en ruine.
Alors qu'il avait joué toute sa vie avec l'amour et que la société où il avait papillonné de conquête en conquête révélait sa fragilité, le vicomte découvrait la douceur d'un sentiment stable. Au seuil de la quarantaine en effet, il se lia avec Reine-Claude Chartraire de Bourbonne, une belle et riche aristocrate de trente ans, qui, mariée à douze ans avec le comte d'Avaux, vivait depuis longtemps séparée de son mari, complètement absorbé dans ses recherches ésotériques388 . La duchesse d'Abrantès, qui la rencontrerait sous le Directoire, la définit dans ses Mémoires comme « la plus noble des amies, la plus digne des femmes389 », et l'élégante discrétion avec laquelle elle mena sa relation avec le vicomte semblerait le confirmer. Elle divorça390 , sans éprouver la nécessité de se remarier, et n'alla pas vivre avec le vicomte, mais continua à habiter la belle demeure des d'Avaux à l'hôtel des Mesmes. En janvier 1793, la comtesse mit au monde un enfant que Ségur reconnut et à qui il donna son nom. Contrairement aux deux enfants nés de sa relation avec Julie, dont il se désintéresserait complètement par haine envers leur mère, il suivit l'éducation du petit Alexandre-Joseph et en fit son unique héritier.
Après la fuite à Varennes, Ségur dut cesser de plaisanter avec la Révolution. Le 10 août, quand les sans-culottes firent irruption chez Parisau et détruisirent le matériel typographique de La Feuille du jour , le vicomte, qui pourtant avait déclaré : « Quand on a cent mille livres de rente, on n'émigre pas391 », envisagea de s'embarquer pour Saint-Domingue, où il possédait des propriétés héritées de sa mère. En fin de compte il ne partit pas mais, sachant que sa collaboration à La Feuille du jour lui avait attiré la haine des Jacobins, il essaya de se soustraire aux perquisitions en se cachant dans les environs de Paris et en changeant souvent de logement quand il se trouvait en ville. Précautions inutiles car, le 13 octobre, il fut arrêté et incarcéré à Saint-Lazare où, dix jours plus tard, Desprès le rejoignait. La comtesse d'Avaux ne voulut pas entendre raison et partagea sa détention. Le vicomte ne manqua pas de lui déclarer sa gratitude en vers :
Ah ! Peut-on oublier cette adorable
Qui, contre elle n'ayant ni délit ni soupçon,
Force sans nul effroi les murs de la prison,
Demande, obtient des fers et, méprisant la vie,
Vient soigner un ami, si tendre, si fidèle,
Mourant, non des maux, mais d'être éloigné d'elle392 ?
Dans les premières semaines de sa détention, Joseph-Alexandre fut aussi réconforté par les échos du grand succès que remportait un Roméo et Juliette 393 mis en musique par Steibelt sur un livret de son cru et joué le 19 octobre 1793 au Théâtre Feydeau. Cette adaptation, une des premières394 , constituait en soi un défi. Tandis que l'odieux Talma, contrevenant aux règles du bon goût classique, se proposait de restituer au théâtre de Shakespeare son sublime tragique395 , Steibelt et Ségur avaient choisi de traiter Roméo et Juliette en opéra-comique, en alternant parties chantées et parties récitées et en misant sur un ton enlevé. Le vicomte, avait ramené le texte original de cinq à trois actes, diminué de moitié et actualisé les personnages – le frère devient un avocat, la nourrice une confidente – et opté pour une fin heureuse. Pour le vicomte, l'amour était indissolublement lié à la joie, et le livret déclinait des thèmes présents dans la plupart de ses pièces : l'amitié, l'obéissance filiale, le désir de choisir son conjoint. La tragédie n'avait jamais été dans les cordes de Joseph-Alexandre et ce n'est qu'en prison qu'il comprit tout le tragique de la réalité qui l'entourait désormais. Transformé en prison sous la Terreur, l'ancien couvent de Saint-Lazare, non loin de la porte Saint-Denis, était un vieil édifice de trois étages qui pouvait loger plus de sept cents détenus et comptait, à côté des contre-révolutionnaires véritables ou présumés de toute condition sociale – nobles, prêtres, militaires, magistrats, médecins, écrivains, artistes, comédiens396 –, de nombreux détenus de droit commun. Hubert Robert, qui avait été arrêté comme Ségur en octobre, a représenté son imposant escalier central, les longs couloirs qui desservaient les cellules, la vaste cour, peuplés d'une foule de prisonniers occupés à se promener, converser, vaquer à leurs activités quotidiennes. En effet, Saint-Lazare était la prison parisienne où les conditions de vie étaient les plus supportables : les prisonniers avaient la permission de circuler librement, la correspondance avec l'extérieur était autorisée, les plus riches pouvaient bénéficier d'une cellule individuelle, la meubler eux-mêmes et faire venir leurs repas de l'extérieur. Les cellules des étages supérieurs disposaient de grandes fenêtres sans barreaux et Roucher, le poète, écrivait à sa femme que la vue y était magnifique et « l'air plus pur que celui des champs397 ». Mais en avril 1794, le régime se durcit : les détenus ne furent plus autorisés à sortir des cellules ni à communiquer avec l'extérieur, meubles et objets personnels furent confisqués, les repas se prirent en commun. Le quotidien des prisonniers pâtissait de la présence des « moutons », espions qui rédigeaient la liste des conspirateurs présumés à envoyer devant le tribunal révolutionnaire. « Un comité secret d'infâmes délateurs, / Jusqu'au fond des prisons, préparait nos supplices398 », écrira le vicomte de Ségur, se rappelant combien cette cohabitation forcée était répugnante. Le matin, à échéances de plus en plus rapprochées, un commissaire donnait lecture publique de la liste des détenus appelés à comparaître le jour même devant le tribunal révolutionnaire. Adieux et départs se déroulaient sous les yeux de tout le monde. Le vicomte de Ségur quitta Saint-Lazare le 26 mai pour être transféré à la prison de Port-Libre, mais il eut certainement le temps de croiser au réfectoire ou à l'heure de la promenade une jeune amie des temps heureux : Aimée de Coigny, duchesse de Fleury arrivée à Saint-Lazare le 15 mars.
Nigretta avait connu bien des vicissitudes depuis le moment où nous l'avons laissée à Naples en novembre 1791, écrivant à Biron nonchalamment allongée sur une chaise longue et bercée par la rumeur de la mer399 . Pendant plusieurs mois elle avait fréquenté la cour de Ferdinand IV et de Marie-Caroline en compagnie d'une autre jeune et belle aristocrate française, la princesse de Monaco, fille de cette comtesse de Choiseul-Stainville qui avait été le premier amour de Lauzun. Wilhelm Tischbein, peintre et directeur de l'académie de peinture de Naples, se souviendra dans ses Mémoires que « dans le monde et les fêtes, on les rencontrait toujours ensemble se tenant par le bras » et que, « l'une blonde l'autre brune », elles formaient un couple splendide. Tischbein raconte aussi une expédition sur le Vésuve en leur compagnie, destinée avec le recul à prendre une valeur prophétique. Le but de l'excursion était un ermitage sur les pentes du volcan, mais quand la joyeuse et élégante compagnie arriva, l'ermite se mourait. La princesse de Monaco, qui était très religieuse, voulut assister à ses derniers instants. « Ah ! dit-elle à ses compagnons, aurons-nous une fin aussi tranquille et qui nous entourera à l'heure de notre mort ? Cet homme avait certainement une belle âme : qu'est-ce qui a pu le pousser à se retirer seul avec son âme et sa douleur ! Il a fui le monde et à sa dernière heure, un beau monde l'a entouré. » Peu après, Tischbein lut dans le journal que « la princesse de Monaco avait dû poser son cou sur la guillotine la veille du jour où cet enragé [Robespierre] avait été exécuté ; avant, elle avait coupé sa belle chevelure, en priant qu'on l'envoie en Allemagne à son mari […]. Malheureuse, quelle fin fut la tienne et quels gens t'entourèrent400 ! »
Pour sa part, Aimée avait trop envie de vivre pour penser à la mort. L'Anglais aussi beau qu'un Hercule antique qui participait à l'expédition était venu remplacer le duc de Biron dans son cœur. Fils du « célèbre auteur de Hermes et d'autres ouvrages sur la langue et les arts401 », Lord James Harris Malmesbury avait alors quarante-six ans et était un brillant diplomate. Après une ambassade à Berlin – où il s'était lié d'amitié avec Biron402 –, Malmesbury avait représenté l'Angleterre à Saint-Pétersbourg et, en 1792, se trouvait à La Haye. En visite à Naples, il était tombé sous le charme de la duchesse de Fleury, laquelle, de retour à Paris, attendait un enfant. « Comme de raison, il l'aime avec passion, et en parle avec enthousiasme. Elle est toujours à Paris, et il lui propose sa maison à Londres pour venir faire ses couches, car enfin elle est grosse de quatre mois403 », écrivait à Biron la marquise de Coigny qui, à Londres, avait reçu les confidences de Lord Malmesbury sur sa cousine. Nous ignorons si et quand Nigretta mit au monde un enfant et ce qu'il advint de lui, mais nous savons, d'après ce qu'elle dirait à Walpole, que le 10 août, au moment de la prise des Tuileries, elle se trouvait à Paris et qu'elle habitait près de la prison de l'Abbaye, puisque le 2 septembre elle avait entendu les cris des prêtres qu'on y massacrait404 . Elle réussit toutefois à se procurer un passeport en échange d'une montre en or et se réfugia en Angleterre. À Londres, où Horace Walpole décréta qu'elle était « la plus jolie Française » qu'il eût rencontrée405 et où la bonne société lui ouvrit les bras, elle ne renoua pas avec Lord Malmesbury mais perdit la tête pour un compatriote à la réputation sulfureuse. Aimée devait avoir un faible pour les hommes beaux, parce que le comte Casimir Mouret de Montrond était la beauté personnifiée – au point que cette caractéristique mentionnée comme signe particulier sur son passeport406 –, exception faite d'un détail déplaisant : l'auriculaire de sa main droite, toujours gantée, était détaché de la paume jusqu'au poignet. Ce qui ne l'empêchait pas d'être un redoutable bretteur, si bien que depuis qu'il avait tué en duel le comte de Champagne qui l'avait accusé de tricher, personne ne se hasardait plus à contester ses gains trop faciles au jeu. « Il vit sur son mort », persiflerait Talleyrand, qui l'appelait « l'Enfant Jésus de l'enfer »407 . Quand Nigretta s'éprit de lui, en cet automne 1792, Montrond n'était pas encore « l'âme damnée408 » de l'ancien évêque d'Autun – qui en ferait « son commensal, son conseiller et son confident », le chargeant des « missions les plus secrètes et les plus tordues »409 , depuis l'agiotage jusqu'à l'espionnage en passant par le double jeu politique –, mais le meilleur ami du duc de Fleury. Il avait dû se réfugier à Londres parce qu'il avait milité dans le Parti constitutionnel avec Théodore de Lameth – dont il avait été l'aide de camp – La Fayette, Narbonne et d'autres membres de la jeunesse dorée libérale, et il avait aussi mené bataille en faveur de la monarchie dans Les Actes des Apôtres , le journal qui, jusqu'au 10 août, tint tête à la presse révolutionnaire410 . Quand le décret de la Convention du 22 octobre, qui prévoyait le bannissement perpétuel des émigrés et la confiscation de leurs biens, poussa Nigretta comme tant d'autres exilés à rentrer en France, Montrond la suivit et les amants s'enfermèrent à Mareuil-en-Brie, le château célèbre pour ses splendides jardins qu'elle possédait en Champagne. Leur présence ne passa pas inaperçue et pendant l'hiver 1793 ils furent tous deux arrêtés et interrogés, réussissant toutefois à se tirer d'affaire. Aimée divorça et reprit son nom de jeune fille pour montrer qu'elle n'avait rien à voir avec un mari qui se battait dans l'armée contre-révolutionnaire et déploya tout son charme féminin pour convaincre Biron de l'aider. Elle lui demanda de témoigner qu'elle avait passé chez lui à Strasbourg les semaines qu'elle avait en réalité vécues en Angleterre et de lui permettre de se réfugier, si la nécessité s'en faisait sentir, dans la « petite-maison » de Montrouge qui avait abrité leurs amours411 . Dans les nombreuses lettres qu'elle lui écrivit, elle affirma avec une belle impudence que ses sentiments à son égard étaient inchangés – « Je suis encore votre Nigretta. Je vous aime toujours, et, à la lune près, je vous chéris autant qu'à Montrouge412 » –, l'invitant à l'aimer « sans aigreur » et « sans regrets »413 . Mais, plongé dans de tout autres préoccupations, Biron n'avait plus envie de jouer avec « la fille du Soleil » et surtout, en tant que général de la République, il ne pouvait pas se risquer à porter un faux témoignage ou à cacher des suspects chez lui. Il préféra lui laisser croire qu'il n'avait pas apprécié sa désinvolture sentimentale et ne répondit pas à ses requêtes.
Aimée et Montrond réussirent à échapper au danger jusqu'en février 1794. Puis, de nouveau arrêtés à Melun alors qu'ils tentaient de faire perdre leurs traces, ils furent transférés à Paris et internés à Saint-Lazare. Quatre jours plus tard – le 19 mars –, le registre d'écrou signalait l'arrivée d'« André Chénier, âgé de trente et un ans, natif de Constantinople, citoyen […] en vertu d'un ordre du Comité révolutionnaire, commune de Passy-les-Paris, pour être détenu par mesure de sûreté générale »414 : les communards de Passy, qui l'avaient arrêté comme simple suspect, ne s'étaient pas aperçus qu'ils avaient mis la main sur un individu activement recherché. Contrairement à son frère Marie-Joseph, qui avait rejoint les rangs des Jacobins, André avait été feuillant et avait cru en une Révolution qui, sous la bannière de la raison et de la légalité, déboucherait sur une monarchie constitutionnelle. La campagne de presse acharnée qu'il avait menée au nom de ces principes dans les pages du Moniteur et du Journal de Paris 415 en fit un ennemi déclaré de la Montagne. Après le 10 août, réduit au silence, le poète se cacha à Versailles, jusqu'au moment où, en visite chez des amis à Passy, il tomba par hasard dans une rafle. Son père, resté sans nouvelles, découvrit en faisant le tour des prisons que son fils se trouvait à Saint-Lazare et demanda à Marie-Joseph, étroitement lié au groupe dirigeant jacobin, de défendre la cause de son frère avec qui il était brouillé. Ce dernier tenta en vain de le convaincre que toute intervention aurait pour effet d'attirer l'attention du tribunal révolutionnaire, qui encore l'ignorait, sur sa présence à Saint-Lazare. La stratégie la plus sage était donc le silence et l'attente. Marie-Joseph prévoyait-il que les excès de la Terreur mèneraient à la chute de Robespierre et essayait-il de gagner du temps ? Ou abandonna-t-il lâchement son frère à son destin, comme le soutinrent ses ennemis ? Dans tous les cas, son père ne l'écouta pas et fit appel à Barère – « le sot Barère416 » des Iambes –, lequel l'aurait assuré que sous trois jours son fils « serait sorti », mais en omettant de préciser : pour être exécuté. Il est plus probable que la commission instituée pour enquêter sur le « complot des prisons » découvrit la présence d'André Chénier parmi les très nombreux détenus en attente de connaître leurs chefs d'accusation et le signala au tribunal révolutionnaire417 . Transféré à la Conciergerie le 24 juillet – 6 thermidor – le poète fut jugé et condamné à mort comme ennemi du peuple. Il alla à la guillotine avec Roucher, le 25 juillet – 7 thermidor –, quarante-huit heures avant la chute de Robespierre.
Pendant les quatre mois qu'il passa à Saint-Lazare, le poète de l'innocence, de la beauté, de l'harmonie se voua à la vengeance et sacrifia les anciens dieux aux nouveaux – « fiel, bile, horreur418 » –, revitalisant avec violence la poésie française. Mais dans ses Iambes , son indignation ne se déchaîne pas seulement contre les bourreaux – Marat, Collot d'Herbois, Robespierre, Danton419 –, ces « vils scélérats », « monstres », « infâmes », « vampires », « noirs ivrognes de sang, lâches bourreaux des femmes » et « ces juges, ces jurés qui frappent l'innocence »420 . Le regard qu'il porte sur ses compagnons d'infortune ne pourrait être plus impitoyable. L'humanité qui peuple les « longs corridors sombres421 » de Saint-Lazare est peureuse, égoïste, insensible, amorale. Le comportement de la noblesse en prison, vite devenu légendaire, n'est pas moins irresponsable que celui qu'elle avait eu sous l'Ancien Régime :
On vit ; on vit infâme. Eh bien ? il fallut l'être ;
L'infâme après tout mange et dort.
Ici même, en ses parcs, où la mort nous fait paître,
Où la hache nous tire au sort,
Beaux poulets sont écrits ; mari, amants sont dupes ;
Caquetage, intrigues de sots.
On y chante ; on y joue ; on y lève les jupes ;
On y fait chansons et bon mots ;
L'un pousse et fait bondir sur les toits, sur les vitres,
Un ballon tout gonflé de vent,
Comme sont les discours de sept cents plats béli[tres],
Dont Barère est le plus savant.
L'autre court ; l'autre saute ; et braillent, boivent, rient
Politiques et raisonneurs ;
Et sur les gonds de fer soudain les portes cri[ent].
Des juges tigres nos seigneurs
Le pourvoyeur paraît. Quelle sera la proie
Que la hache appelle aujourd'hui ?
Chacun frissonne, écoute ; et chacun avec joie
Voit que ce n'est pas encor lui :
Ce sera toi demain, insensible imbécile422 .
Seule Aimée de Coigny trouva grâce à ses yeux et le ramena le temps d'une ode dans le monde de l'espérance et des illusions fécondes. Elle était pourtant la quintessence de la légèreté et de la désinvolture morale d'une caste privilégiée que Chénier détestait. Il n'est pas improbable que le poète ait eu l'occasion de faire sa connaissance précédemment, puisque le château des Coigny à Mareuil était proche de celui de son ami François de Pange où il était souvent invité, et il en savait assez sur elle pour la juger. Mais il fut conquis par sa beauté et son refus de céder au désespoir. Déjà l'année précédente, quand elle s'était retrouvée brièvement en prison423 , le comportement de Nigretta n'avait pas manqué d'étonner. Walpole parlait dans une lettre à Mary Berry d'« une jeune étourdie, qui ne fait que chanter toute la journée », en lui demandant : « Qui penses-tu que ce puisse être ? Nulle autre que notre jolie petite méchante Duchesse de Fleury !424 » Et Aimée ferait de même à Saint-Lazare. Abandonnant un instant « le triple fouet, le fouet de la vengeance425 », Chénier répondit au chant de la jeune captive, qu'il érigea en symbole de la jeunesse innocente et du droit de vivre la vie dans sa plénitude, et aussi en allégorie de l'inspiration poétique et de la foi dans l'idéal426 . Justement célèbres, les vers qui lui sont consacrés donnent la mesure du poète que Chénier aurait été s'il avait eu le temps d'« ouvrir [s]a ruche tout entière427 ». Comme l'écrirait Leconte de Lisle, « André, en montant à l'échafaud, savait seul qu'un grand poète allait mourir428 ».
« L'épi naissant mûrit de la faux respecté ;
Sans crainte du pressoir, le pampre tout l'été
Boit les doux présents de l'aurore ;
Et moi, comme lui belle, et jeune comme lui,
Quoique l'heure présente ait de trouble et d'ennui,
Je ne veux point mourir encore.
Qu'un stoïque aux yeux secs vole embrasser la mort :
Moi je pleure et j'espère. Au noir souffle du nord
Je plie et relève ma tête.
S'il est des jours amers, il en est de si doux !
Hélas ! Quel miel jamais n'a laissé de dégoûts ?
Quelle mer n'a point de tempête ?
L'illusion féconde habite dans mon sein.
D'une prison sur moi les murs pèsent en vain,
J'ai les ailes de l'espérance.
Échappée aux réseaux de l'oiseleur cruel,
Plus vive, plus heureuse, aux campagnes du ciel
Philomène chante et s'élance.
Est-ce à moi de mourir ? Tranquille je m'endors
Et tranquille je veille ; et ma veille aux remords
Ni mon sommeil ne sont en proie.
Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux ;
Sur des fronts abattus, mon aspect dans ces lieux
Ranime presque de la joie.
Mon beau voyage encore est si loin de sa fin !
Je pars, et des ormeaux qui bordent le chemin
J'ai passé les premiers à peine,
Au banquet de la vie à peine commencé,
Un instant seulement mes lèvres ont pressé
La coupe en mes mains encor pleine.
Je ne suis qu'au printemps, je veux voir la moisson,
Et comme le soleil, de saison en saison,
Je veux achever mon année.
Brillante sur ma tige et l'honneur du jardin,
Je n'ai vu luire encor que les feux du matin ;
Je veux achever ma journée.
Ô mort ! Tu peux attendre ; éloigne, éloigne-toi ;
Va consoler les cœurs que la honte, l'effroi,
Le pâle désespoir dévore.
Pour moi Palès encore a des asiles verts,
Les Amours des baisers, les Muses des concerts.
Je ne veux point mourir encore. »
Ainsi, triste et captif, ma lyre toutefois
S'éveillait, écoutant ces plaintes, cette voix,
Ces vœux d'une jeune captive ;
Et secouant le faix de mes jours languissants,
Aux douces lois des vers je pliai les accents
De sa bouche aimable et naïve.
Ces chants, de ma prison témoins harmonieux,
Feront à quelque amant des loisirs studieux
Chercher quelle fut cette belle.
La grâce décorait son front et ses discours,
Et comme elle craindront de voir finir leurs jours
Ceux qui les passeront près d'elle429 .
Aimée, à qui le poète remit l'ode qui lui était dédiée, ne dut pas lui accorder beaucoup de considération si, comme il semblerait, elle offrit le manuscrit à un des moutons de Saint-Lazare, l'archéologue Millin de Grandmaison430 . Mais en prison les mauvaises fréquentations pouvaient se révéler utiles. Montrond réussit à corrompre Jaubert, un médiocre comédien belge qui préparait la liste des prisonniers appelés à comparaître devant le tribunal431 . Pour cent louis, il fit effacer le nom de sa maîtresse et le sien et, en effet, on les oublia, mais ils ne quittèrent la prison que le 8 octobre 1794, deux mois et demi après la fin de la Terreur. Dans les Mémoires qu'elle écrivit au début de la Restauration, Aimée ne dit rien de ses six mois de détention ni de Chénier et se limite à commenter la mort de Robespierre d'un simple « Ouf432 ! ».
Joseph-Alexandre de Ségur aussi dut son salut à un comédien raté, mais sans avoir à le payer. Transféré à Port-Libre – l'ancien monastère de Port-Royal qui passait pour être la prison la plus aristocratique de Paris –, le vicomte y vécut les derniers mois redoutables de la Terreur. La loi du 10 juin 1794 avait légalisé les exécutions de masse et il voyait tous les jours partir pour la guillotine amis et connaissances sans que son tour vienne jamais. Il ne pouvait certes pas imaginer qu'il disposait d'un saint protecteur parmi les employés du Comité de salut public. C'est là en effet, très exactement au bureau des détenus, qu'était entré comme copiste au début du printemps Charles La Bussière, un personnage digne de figurer dans un roman picaresque. Cadet de la noblesse pauvre, il avait abandonné le régiment où il servait et, attiré par le monde du théâtre, était monté sur les planches. Sa spécialité était le rôle du simplet et il s'y adonnait dans le petit théâtre Mareaux de la rue Saint-Antoine. Mais c'est dans les assemblées populaires qu'il dépoya le mieux son talent : il pouvait y donner libre cours à son goût pour la provocation en se jouant sans vergogne de la rhétorique révolutionnaire. Il s'amusait à interpréter le rôle de l'extrémiste, recueillant des vivats pour « une parodie de discours enflammé que terminait une tabarinade, au risque de se faire assommer sur place433 ». Pour lui éviter une triste fin, ses amis lui avaient procuré un emploi qui constituait en soi une garantie de patriotisme et La Bussière se retrouva au cœur même de la machine de la Terreur. Sa tâche consistait à numéroter et enregistrer les documents que le Comité de salut public collectait sur tous les suspects en attente de jugement, pour les communiquer ensuite au tribunal révolutionnaire. Il s'aperçut vite que la procédure se déroulait de façon chaotique et approximative : les documents étaient transmis sans accusé de réception, les noms des accusés déformés et les accusations souvent infondées. Début mai, La Bussière détourna des dossiers concernant des personnes de sa connaissance puis, constatant que la chose passait inaperçue, il n'hésita plus et mit au point la farce la plus audacieuse et la plus géniale de sa vie. Le jour, il cachait les dossiers qu'il avait sélectionnés dans un tiroir, puis, imitant le zèle de ses supérieurs qui travaillaient jusqu'à l'aube, il retournait à son bureau le soir et plongeait les feuilles dans un seau d'eau pour en faire des boules qu'il mettait dans sa poche. Tôt le matin, il se rendait aux bains publics où il traitait encore le papier, obtenant des boules plus petites qu'il jetait dans la Seine. Grâce à la complicité tacite de ses collègues, qui fermèrent les yeux sur son petit manège, La Bussière sauva des centaines de gens, privilégiant les membres de la bonne société qu'il avait croisés dans les théâtres et les comédiens qu'il avait le plus admirés sur scène. Parmi eux, le vicomte de Ségur et son père : il connaissait bien Ségur pour l'avoir souvent rencontré à la Comédie et avoir même joué avec lui dans le théâtre privé de Mlle Guimard434 , et il savait qu'une grande amitié le liait à Mlle Contat. Il joua le tout pour le tout quand il tomba sur les dossiers des anciens membres de la vieille Comédie-Française – Dazincourt, Fleury, Raucourt, Mlle Contat et sa sœur Émilie – coupables d'avoir donné une énième preuve de leurs sentiments antirévolutionnaires en montant une comédie, Paméla de François de Neufchâteau, qui osait prêcher la modération. C'est Collot d'Herbois qui réclamait leurs têtes, à commencer par celle de Mlle Contat : ayant tenté la carrière d'acteur, il n'avait jamais pardonné aux sociétaires d'avoir repoussé sa candidature. Le dossier sur lequel ressortait un G – guillotine – à l'encre rouge et qui était accompagné d'un billet de Collot d'Herbois à Fouquier-Tinville où il lui ordonnait de les juger au plus vite finit promptement à la Seine. Dix jours plus tard, ne voyant pas arriver le dossier, Fouquier-Tinville écrivit une lettre menaçante au Comité de salut public où il dénonçait l'inertie coupable du bureau des détenus composé « de royalistes et de contre-révolutionnaires qui entravent la marche des affaires435 ». La lettre arriva aux Tuileries le 6 thermidor. La Bussière continua à faire mine de rien, mais la panique fut générale. Assurément, sans le 9 thermidor, rien n'aurait pu sauver de la guillotine les comédiens et leur fervent admirateur.
Nous ignorons quand La Bussière trouva les dossiers de Ségur et du vieux maréchal, mais il ne dut pas hésiter un instant à les faire disparaître aussi. Non seulement grâce à lui Joseph-Alexandre eut la vie sauve, mais il sortit de prison en même temps que Mme d'Avaux et son père, tout de suite après Thermidor. C'est alors seulement qu'il comprit qu'il devait son salut à sa passion pour le théâtre. Libéré, le comte sentit le devoir de témoigner sur ses nombreux compagnons de réclusion qui, moins chanceux que lui, n'avaient pas échappé à la guillotine. La même année il publia un poème de quatre cent vingt-deux vers, Ma prison 436 , qu'il avait commencé derrière les barreaux, où il rendait hommage à la dignité et à la force morale de la noblesse française, confrontée à la plus rude et inattendue des épreuves. Outre le souvenir du grand Malesherbes montant sur l'échafaud avec sa fille, son gendre et ses petits-enfants, Ségur évoquait dans les notes de son texte quelques-uns des plus beaux noms de l'aristocratie française. Des noms féminins surtout – les citoyennes Stainville de Monaco, Noailles, Périgord, d'Ossun, Luc, Berenger, Chimay, Ayen, Gramont –, toutes représentantes de ce « sexe adoré » dont le vicomte avait célébré le « doux attrait » et qui devenait maintenant objet de l'admiration générale pour son « brillant courage »437 . Le vicomte ne manquait pas de rappeler aussi les deux poètes qui avaient été ses compagnons de détention à Saint-Lazare : « Quoi ! Chénier, quoi ! Roucher, vous périssez ensemble !… / Mais l'immortalité tous les deux vous ressemble ; / Comment espériez-vous éviter votre sort ! / Les talents, les vertus sont des arrêts de mort438 . » Ségur avait-il eu l'occasion de rencontrer André Chénier à Saint-Lazare ? Même si celui-ci n'avait publié jusque-là que quelques poèmes, le vicomte connaissait bien son frère, Marie-Joseph, et avait certainement entendu parler de lui. Ce qui frappe, si on se limite à lire les Iambes et Ma prison comme de simples documents historiques, c'est la différence entre les témoignages des deux écrivains sur une même expérience. Si, pour stigmatiser la dictature jacobine, l'habile versificateur mondain se servait souvent d'un répertoire d'images semblables à celle du grand poète – « brigands », « tyrans », « tigres », « infâmes délateurs », « ministres de mort », « messager de mort », « la hache » qui « a moissonné tant d'êtres innocents » –, loin de mépriser comme Chénier une société qui avait perdu toute morale, il célébrait un héroïsme de caste. La noblesse française en tirerait dorénavant un titre de gloire et une rédemption.
Avec le 9 thermidor, la guillotine ralentit son rythme et Paris put respirer. Vingt jours après la chute de Robespierre, les sociétaires réintégrèrent leur théâtre, rebaptisé Théâtre de l'Égalité, avec Les Fausses Confidences de Marivaux : l'entrée en scène de Mlle Contat fut saluée par une ovation439 . On imagine mal que le vicomte de Ségur n'ait pas été présent pour l'applaudir. Les acrobaties verbales raffinées du plus aristocratique des auteurs français de comédie annonçaient la fin d'un long cauchemar, mais tout le monde savait qu'il n'existait aucun passé auquel faire retour et que rien n'était joué pour l'avenir.