Où l'on tourne la page

Nous ignorons ce qu'il advint de Mlle Laurent après la mort de Biron, tandis que nous savons qu'incarcérée pour la seconde fois en octobre 1793 à la suite de l'arrestation de son mari, la duchesse de Lauzun échappa à la guillotine. Tombée dans la misère, elle loua une pièce au cinquième étage d'un immeuble rue de Bourbon, en face du splendide hôtel de Boufflers où elle s'était installée en 1787 à la mort de sa grand-mère, la duchesse de Luxembourg. En compagnie de deux fidèles domestiques qui se chargeaient généreusement de sa subsistance, elle pouvait contempler de sa fenêtre les jardins de son ancienne demeure. Mme de Genlis, qui était allée lui rendre visite, écrit dans ses Mémoires1 que la duchesse mourut en 1827, oubliée de tous, à l'âge de soixante-seize ans.

Restée veuve en 1785, la duchesse de Choiseul avait payé de son patrimoine les dettes de son mari qui avoisinaient encore les trois millions, et s'était retirée dans un couvent. En 1793 elle fut incarcérée aux Oiseaux, où elle retrouva sa belle-sœur, la duchesse de Gramont, qui, le 17 avril 1794, après avoir refusé de répondre aux juges du tribunal révolutionnaire, affronta courageusement la guillotine. Mme de Choiseul sortit indemne de prison après Thermidor et mourut à Paris le 3 décembre 1801.

La marquise de Coigny rentra en France après Thermidor et devint une figure de la vie mondaine sous le Consulat. Admiratrice enthousiaste de Napoléon, elle donna sa fille Fanny pour épouse au général Sébastiani et assista la mort dans l'âme au retour de ces Bourbon qu'elle n'avait jamais cessé de détester. Mais elle resta, « par sa haute intelligence et par son admirable esprit, la reine de la grande société de Paris2  ». Elle mourut à Paris le 13 septembre 1832 à l'âge de soixante-treize ans.

Libérée après Thermidor, Aimée de Coigny épousa en 1795 Casimir de Montrond, dont elle divorça en 1802, après avoir dilapidé avec lui ce qui restait de son patrimoine. La prudence n'avait jamais été son fort, mais elle en balaya les derniers restes en se liant à un avocat ambitieux, Maillia-Garat (dont l'oncle avait lu la sentence de mort de Louis XVI), qui se révéla un raté doublé d'une brute et avec qui elle vécut plusieurs années dans la misère. Elle remonta la pente en nouant une relation sentimentale avec le marquis Bruno de Boisgelin et servit d'intermédiaire entre Talleyrand et lui pour préparer la chute de Napoléon et le retour des Bourbons. Elle s'éteignit à Paris, au seuil de la cinquantaine, le 17 janvier 1820, chez sa cousine, la marquise de Coigny. Deux ans avant sa mort, elle publia en vingt-cinq exemplaires seulement Alvare , un roman sur la pathologie de la passion amoureuse, qui mériterait d'être republié, et confia à Talleyrand certains passages de ses Mémoires, qui parurent en 1902.

 

Avec la fin de la Terreur, Joseph-Alexandre de Ségur retrouva toute sa bonne humeur et sut s'adapter avec beaucoup de naturel aux temps nouveaux. Aussi bien lui que son frère vivaient désormais de leur activité littéraire et c'est pendant le Directoire que le vicomte connut ses plus grands succès au théâtre. Le 17 mars 1795, il fit sa rentrée au Théâtre Feydeau avec Le Bon Fermier qui, de même que Élize dans les bois en 1797, mettait en scène la fidélité de ceux qui n'avaient pas cédé à la propagande jacobine et avaient respecté les anciens seigneurs. Il trouva la forme la plus adaptée à son talent dans le vaudeville, un genre théâtral qui connaissait une grande faveur à l'époque. Non seulement le vicomte produisit à un rythme soutenu ces comédies légères qui laissaient une large place à la chanson, mais il fut un des actionnaires du Théâtre du Vaudeville, fondé en 1792 par Barré, et participa aux dîners et concours poétiques des affiliés à la Société des dîners du Vaudeville. Il reprit aussi ses activités de journaliste en collaborant au Déjeuner , un quotidien littéraire de quatre pages dont le premier numéro parut le 1er  janvier 1797 et qui mit la clé sous le paillasson quatre ans plus tard. Omniprésent aux rendez-vous de la bonne société d'après la Terreur, imperturbable devant la vulgarité et les antécédents politiques de beaucoup de ces parvenus, veillant à ne pas prendre parti, il continua à se boucler et se poudrer les cheveux, à s'habiller à l'ancienne mode et à user du ton badin, galant et spirituel d'avant la Révolution. L'ironie lui suffisait pour tenir à distance insolents et fâcheux.

Le coup d'État du 4 septembre 1797, qui étouffa dans le sang un complot royaliste de vaste envergure, exposa de nouveau les deux frères Ségur, mais la belle Mme Tallien, amie intime de Mme d'Avaux, fit disparaître leurs noms de la liste des proscrits. À la chute du Directoire, le vicomte suivit l'exemple de son frère et se rallia à Bonaparte. Toutefois, quand le Premier consul lui offrit de reprendre le commandement d'un régiment, il répondit qu'il ne revêtirait plus l'uniforme d'avant la Révolution et que si la patrie l'exigeait, il servirait en civil3 .

Il inaugura le siècle nouveau en traduisant en vers le texte de La Création , le célèbre oratorio que Haydn avait achevé deux ans plus tôt, à la demande de son ami Steibelt, fraîchement nommé directeur de l'Opéra, qui connaissait bien sa sensibilité musicale et son expérience d'homme de théâtre. Puis, tandis que sous la poigne de fer de Napoléon une France nouvelle naissait, lui qui avait toujours vécu dans le présent, mettant sa plume au service de l'actualité, sentit la nécessité de témoigner des mœurs de la France du passé. Il reconstitua le rôle joué par les femmes au cours des siècles, en particulier en France, dans Les Femmes, leur condition et leur influence dans l'ordre social chez différents peuples anciens et modernes , et mena une réflexion pénétrante sur des concepts clés de l'esthétique mondaine classique dans L'Homme d'esprit et l'homme aimable , Des genres , Sur le style des femmes , De l'esprit et du goût , Des conteurs et de l'art de conter , Du naturel considéré dans la société et sur la scène . En 1805, il s'occupa aussi de la publication des Mémoires de Besenval, avant de se consacrer à son propre testament. Il mourut le 27 juillet 1805, dans les Pyrénées, où il était allé soigner une tuberculose, amoureusement assisté par Mme d'Avaux. Il avait quarante-neuf ans.

Julie Careau l'avait précédé dans la tombe le 9 mai et Félix de Ségur, le fils naturel né de leur relation, était mort le 7 février, tous deux emportés par le même mal. Depuis que Julie avait réalisé son rêve d'amour en épousant Talma, la chance l'avait abandonnée. Après avoir dilapidé le patrimoine de sa femme, le comédien désormais célèbre l'avait quittée et elle avait été obligée de louer sa belle demeure de la rue Chantereine à son amie Joséphine de Beauharnais, devenue la maîtresse de Bonaparte. Restée seule, elle avait vu mourir les uns après les autres ses cinq enfants et la disparition de Félix, le dernier à décéder, lui avait porté le coup de grâce. Benjamin Constant, qui avait été son ami et l'avait assistée sur son lit de mort, lui rendit un hommage posthume dans Lettre sur Julie .

 

La Terreur finie, le comte Louis-Philippe de Ségur resta dans le petit village de Châtenay avec sa femme, leurs trois enfants et son père. Tombé dans l'indigence, il réussit à survivre avec sa famille grâce aux maigres revenus qu'il tirait de ses activités littéraires. Beaucoup moins heureux que son frère comme auteur de comédies et de chansons, il gagna une réputation d'historien avec deux livres importants sur des événements dont il avait une connaissance directe : l'Histoire des principaux événements du règne de F. Guillaume II, roi de Prusse, et tableau politique de l'Europe depuis 1786 jusqu'en 1796 , qui fut jugé « l'un des premiers grands ouvrages sur la Révolution4  », et Politiques de tous les cabinets de l'Europe, pendant les règnes de Louis XV et Louis XVI , où il exploitait des documents de première main comme la correspondance du comte de Broglie. Publiés respectivement en 1800 et 1801, ces travaux lui ouvrirent les portes de l'Académie française renaissante. L'arrivée au pouvoir de Napoléon changea radicalement sa vie, donnant un nouvel élan à son ambition. Les recommandations de Talleyrand et de Joséphine – grande amie de son frère – avaient prédisposé le Premier consul en sa faveur, ainsi que le coup de tête de son fils aîné, Philippe-Paul, qui, le 18 brumaire, croisant par hasard un régiment de dragons en marche vers Saint-Cloud, sentit bouillir dans ses veines « le sang guerrier5  » de ses aïeux et s'enrôla sur-le-champ dans l'armée sans consulter sa famille. Philippe-Paul fut ainsi le premier à répondre à « l'appel de Bonaparte qui ouvrait les rangs de l'armée aux jeunes aristocrates6  », de même que son père fut parmi les premiers représentants de la vieille noblesse de cour à se mettre au service du nouvel arbitre des destinées du pays. Après avoir été député de la Seine dans le Corps législatif7 et conseiller d'État sous le Consulat8 , Ségur fut chargé par Napoléon d'organiser les solennités de son couronnement. Nommé Grand Maître des Cérémonies, revêtu du titre de comte de l'Empire et doté d'un riche apanage, Louis-Philippe vécut pendant dix ans en étroit contact avec Napoléon, jouissant de façon ininterrompue de sa faveur. Ce qui ne l'empêcha pas, après la bataille de Leipzig, de voter la destitution de l'empereur, comme la presque totalité des sénateurs. « Tout est fini, écrivait-il à son fils. Toute résistance doit désormais cesser. Il n'y a plus qu'à se résigner, à adhérer, à se conformer à l'exemple universel9 . » Néanmoins, à l'arrivée de Louis XVIII, il se présenta devant le roi, convaincu de pouvoir garder sa charge de grand maître des cérémonies. Le souverain l'accueillit très froidement en lui rappelant que cette fonction avait toujours été remplie par une autre personne, et que celle-ci était en vie10 . Il le nomma en revanche pair de France. C'est cependant avec enthousiasme que Ségur salua le retour de Napoléon. Il retrouva toutes ses charges et sut cette fois être loyal jusqu'au bout : quand son empereur partit pour Sainte-Hélène, il offrit de le suivre et, tout en déclinant la proposition, Napoléon en fut ému. Privé de sa dignité de pair, de nouveau réduit à vivre de sa plume, Ségur se transforma en infatigable polygraphe. Pour donner une idée de l'abondance de sa production, il suffit de rappeler les quinze volumes de l'Abrégé de l'histoire universelle, ancienne et moderne à l'usage de la jeunesse , les sept de l'Histoire de France et les trois des Mémoires ou Souvenirs et Anecdotes , son œuvre la plus importante. En 1819, grâce à un tournant libéral de la politique de Louis XVIII, Ségur revint comme d'autres sénateurs de l'Empire siéger à la chambre haute. Après avoir tenté en vain de prêcher la modération pendant les six années désastreuses du règne de Charles X, il eut la joie de voir Louis-Philippe monter sur le trône comme roi des Français. Il mourut dix-huit jours plus tard, le 27 août 1830, à l'âge de soixante-dix-sept ans.

 

Après Thermidor, Louis de Narbonne vécut deux ans en Allemagne, étudiant et traduisant Schiller et, en 1798, après la paix de Campoformio, put enfin se rendre à Trieste auprès de sa mère. Madame Victoire était morte, mais le comte assista aux derniers moments de Madame Adélaïde. Tout en restant royaliste de cœur, il se convainquit que le vainqueur de Marengo était le seul homme capable de pacifier la France et de lui rendre son ancien prestige, ce qui le décida à rentrer dans sa patrie. Talleyrand et Mathieu de Montmorency signèrent une pétition pour faire effacer son nom de la liste des émigrés, et Fouché, ministre de la Police, qui avait été son professeur au collège de Juilly, intervint en sa faveur. Fin 1800, le comte put donc rentrer en France où l'on reconnut ses droits à la retraite de général et où il accepta l'hospitalité de Mme de Laval, rue Roquépine, près du faubourg Saint-Honoré. Malgré des moyens désormais limités, la vicomtesse y tenait un des salons les plus recherchés et les plus brillants de la capitale, fréquenté par la vieille aristocratie libérale – les Montmorency, Choiseul-Gouffier, Jaucourt, le comte de La Marck, la marquise de Coigny et sa cousine Aimée de Coigny –, comme par les étrangers en vue et par Talleyrand, qui se disputait la vedette avec Narbonne. En 1806, le comte donna sa fille aînée, Amable-Rion-Françoise-Louise, en mariage au comte Braamcamp de Sobral, un noble portugais destiné à une brillante carrière politique dans son pays ; et deux ans après, sa deuxième fille épousa le comte de Rambuteau, qui témoigna à son beau-père une dévotion filiale11 . En revanche Narbonne sembla ignorer totalement les enfants nés de sa relation avec Mme de Staël et se limita à se montrer d'une grande courtoisie avec Auguste quand il eut l'occasion de le rencontrer. Impossible de dire si le jeune homme savait qu'il s'agissait de son père12 . Toujours avec l'aide de Fouché, Louis réussit à faire rayer sa mère, la comtesse de Narbonne, de la liste des émigrés, mais la vieille duchesse, fidèle aux Bourbons, ne se résigna à rentrer en France qu'en 1810.

C'est cependant sans succès qu'il tenta d'obtenir un poste dans l'armée ou la diplomatie. Les demandes qu'il présenta entre 1800 et 1803, comme la lettre qu'il adressa directement au Premier consul restèrent sans réponse. Talleyrand, qui grâce à Mme de Staël avait décroché le ministère des Affaires étrangères, ne l'appuya en rien et ce n'est qu'après son limogeage en mai 1809 que Napoléon rappela Narbonne pour reprendre du service avec le grade de général, lui ordonnant de le rejoindre à Vienne où, à cinquante-quatre ans, il reprit la vie militaire avec une énergie de jeune homme. Au point que l'empereur lui-même s'étonna de l'attitude de son ancien ministre : « Je crois qu'au fond il vous craignait13  », fit-il observer avec finesse à Narbonne. Nommé gouverneur de Raab puis de Trieste, et ministre plénipotentiaire à Munich – où il participa aux négociations qui allaient déboucher sur le mariage de Napoléon avec Marie-Louise –, Narbonne devint en 1811 aide de camp de l'empereur et son confident. Il fit toute la campagne de Russie à ses côtés et, pendant la tragique retraite, son courage et son stoïcisme souriant lui valurent l'admiration générale. En 1813, il fut envoyé comme ambassadeur à Vienne, puis comme plénipotentiaire à Prague, mais son habileté diplomatique n'empêcha pas l'Autriche de déclarer la guerre à la France. L'empereur exprima son mécontentement en le nommant gouverneur de Torgau, bastion français en Saxe. Malgré l'état désastreux des troupes, Narbonne ne se laissa pas abattre, mais, le 17 novembre 1813, à cinquante-huit ans, miné par le typhus, il mourut des suites d'une chute de cheval.

 

La vicomtesse de Laval survécut à Narbonne comme à son fils Mathieu et continua à recevoir un petit groupe d'hôtes triés sur le volet, devenant un emblème vivant de la civilisation mondaine de l'Ancien Régime. Sa relation avec Talleyrand dura jusqu'au bout et elle mourut à Paris le 4 juillet 1838, quelques semaines après lui.

Le meilleur et plus fidèle ami de Narbonne, le général d'Arblay, que nous avions laissé à Juniper Hall après son mariage avec Fanny Burney, célébré le 31 juillet 1793 à Mickleham, vécut neuf ans en Angleterre. Il revint en France en 1802, avec sa femme et leur fils, mais refusant de se battre contre le pays qui lui avait donné l'hospitalité il ne reprit pas du service actif et fut employé comme vice-directeur au ministère de l'Intérieur, pour réintégrer l'armée avec la Restauration. Il mourut en Angleterre le 7 mai 1818.

 

Avec l'arrivée à Rheinsberg d'un nouveau favori, le marquis de La Roche-Aymon, le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran cessèrent de jouir de l'amitié du prince Henri et, ne voulant ni paraître ingrats ni être traités en importuns, décidèrent de quitter le château. Le chevalier saisit l'occasion que Frédéric-Guillaume offrait aux émigrés de coloniser les territoires acquis par la Prusse grâce au partage de la Pologne et se fit confier une vaste propriété à Wymysłów, en Silésie orientale. Il partit pour sa nouvelle destination en mai 1797 et Mme de Sabran le rejoignit le mois suivant à Wrocław, pour être finalement conduite à l'autel après avoir attendu dix-huit ans : puisque la Révolution les avait réduits tous les deux à la misère, il n'y avait plus de raison de différer ce mariage. Mais en Pologne aussi la fortune bouda Boufflers. C'était tout sauf un homme d'affaires et son optimisme, son amour de la nature, son intérêt éclairé pour l'agriculture ne suffirent pas à lui assurer la prospérité. Il se consola en continuant à écrire et, le 9 août 1798, prononça son discours de réception à l'académie de Berlin, Sur la littérature . Au bout de trois ans, il comprit qu'il préférait mourir de faim en France plutôt que vivre en Prusse14 . Delphine de Custine obtint que les noms de sa mère et du chevalier soient rayés de la liste des émigrés grâce à l'intervention de Joséphine, avec qui elle s'était liée d'amitié pendant leur incarcération aux Carmes sous la Terreur. Et le 15 mai 1800, après huit ans d'exil, Boufflers présenta ses hommages au Premier consul qui avait déclaré : « Qu'on le fasse revenir, il nous fera des chansons15 . »

Le chevalier s'en tint à ce programme. Il retrouva son fauteuil d'académicien comme membre de la seconde classe de l'Institut, où il prononça entre autres l'éloge de son oncle, le maréchal de Beauvau, qui avait tant compté pour lui, et celui de l'abbé Barthélemy, qu'il avait fréquenté à l'époque heureuse de Chanteloup. Se souvenant de ses études au séminaire, il publia un traité sur le libre arbitre, écrivit de nombreuses nouvelles – La Mode , L'Heureux Accident , Le Derviche , Tamara  –, traduisit Sénèque, Ovide, Dante. Mais il était conscient de livrer en matière de goût et d'idées une bataille d'arrière-garde : « Le métier d'écrire, même pour vivre, serait fort joli, si l'on n'avait pas d'ordinaire encore plus d'ennemis écrivains que d'amis lecteurs16  », confiait-il à une vieille amie de sa mère.

En 1803, les Boufflers s'installèrent dans une petite propriété de campagne à Saint-Léger, près de Saint-Germain-en-Laye, où, tels Philémon et Baucis, ils vécurent en tendre symbiose. Tout en menant une vie retirée, le chevalier avait appris à être courtisan et s'était assuré la bienveillance d'Élisa Bonaparte. Ce qui se révéla fort utile quand, à l'aube du 13 avril 1813, le fils adoré de sa femme fut arrêté et incarcéré à Vincennes. Elzéar de Sabran s'était émancipé de l'influence de sa mère pour tomber sous celle de Mme de Staël, à qui il vouait un véritable culte. Leur correspondance avait été interceptée par la police et Elzéar ne fut relâché que parce que Boufflers obtint l'intercession d'Élisa.

Nommé par Louis XVIII administrateur adjoint de la bibliothèque Mazarine, Boufflers mourut sept mois plus tard, le 18 janvier 1815, à l'âge de soixante-dix-sept ans. On l'enterra au Père-Lachaise, entre Delille et Saint-Lambert. Il avait voulu pour épitaphe sur sa tombe : « Mes amis, croyez que je dors. » Après tout, étymologiquement, le terme « cimetière » ne dérive-t-il pas du grec koimáo , « je dors »17  ? Son vieil ami Ségur prononça son éloge à l'Institut. Comme les deux frères Ségur, comme Narbonne, comme son ami Ligne, le chevalier était resté jusqu'au bout, par fidélité envers lui-même, joyeux, galant et courtois : n'était-ce pas la façon la plus sûre de se renouveler constamment et d'être différent de tous les autres18  ?

Sa femme, qui lui survécut douze ans, ne fut pas en reste : « Malgré ses souffrances et son âge, madame de Boufflers toujours bonne, toujours aimable, rappellera Mme Vigée Le Brun qui avait fait son portrait dans sa jeunesse, conservait ce charme qui plaît et qui attire tout le monde19 . » Elle ne résista pas à la douleur de la mort de sa fille Delphine de Custine, amoureuse délaissée de Chateaubriand20 , et s'éteignit quelques mois après elle, le 27 février 1827.

 

Mme de Polignac décédée en décembre 1793, le comte de Vaudreuil resta encore deux ans à Vienne mais ne suivit pas les Polignac en Ukraine, où Paul Ier leur avait donné une propriété. Il décida de s'établir en Angleterre et d'épouser une cousine, fille de l'amiral Louis-Philippe de Rigaud, marquis de Vaudreuil, émigré outre-Manche avec toute sa famille. Avant même de la rencontrer, l'amant inconsolable de Mme de Polignac s'éprit de sa fiancée : « Comme cette Joséphine m'a transformé, ranimé ! écrivait-il à sa future belle-mère. Avant cette époque, je languissais, je mourais […]. À présent, j'ai un objet dont je m'occupe, à tous les instants, et quel objet ! » Leurs trente ans de différence ne le préoccupaient en rien, puisque son âme était restée « très tendre et très jeune »21 . Célébré à Londres le 8 septembre 1795, ce mariage fit du comte un mari fidèle et un père affectueux. Il s'installa à Twickenham, s'habituant à vivre avec très peu d'argent et à supporter, le sourire aux lèvres, les rumeurs sur les infidélités présumées de sa jeune épouse. Il se rendait fréquemment à Édimbourg, où résidaient Louis XVIII et le comte d'Artois, mais il ne s'occupa plus de politique et cessa d'invoquer la « vengeance divine » sur la « race infernale des athées et des régicides »22 . Il prêchait au contraire la prudence et la modération et conseillait à Louis XVIII d'encourager les royalistes et les évêques émigrés à rentrer en France pour entretenir la flamme du sentiment monarchique. Il choisit pour meilleur ami Louis-Philippe d'Orléans, son voisin à Twickenham, et fut signalé par la police française comme le royaliste « le plus aimable et le moins entiché des vieilles idées23  ». Il retrouva sa superbe ancienne quand, de retour en France à la suite de Louis XVIII, il fut couvert d'honneurs, nommé lieutenant-général, pair de France, membre de l'Institut et gouverneur du Louvre – charge qui lui permit d'habiter dans un appartement de fonction de l'ancien palais royal transformé en musée et de jouir à nouveau du contact quotidien avec les œuvres d'art qu'il avait collectionnées dans sa jeunesse. Il redevint l'Enchanteur, donnant des réceptions et des concerts en grand style, sans regarder à la dépense. Il mourut le 17 avril 1817, moins de trois ans après son retour en France, ne laissant que des dettes24 . Il avait soixante-dix-sept ans. Son éloge à l'Institut fut prononcé par ce même duc de La Rochefoucauld-Liancourt qui avait annoncé la prise de la Bastille à Louis XVI. Vaudreuil s'en alla avec le seul regret de ne pas avoir obtenu de Louis XVIII le titre de duc pour son fils aîné. En revanche, monté sur le trône sous le nom de Charles X, Artois choisit le jeune duc de Polignac comme Premier ministre. Heureusement pour lui, Vaudreuil n'était plus là pour voir son meilleur ami et le fils qu'il avait eu avec la belle Gabrielle-Yolande célébrer le De profundis des Bourbons de France.

 

Quant à Chamfort, après avoir rompu tout rapport avec Vaudreuil, il fut secrétaire du club des Jacobins, rédigea des discours pour Mirabeau et Talleyrand, collabora à de nombreux journaux et entreprit le recueil des Tableaux de la Révolution . En 1792, il fut nommé directeur de la Bibliothèque nationale par le ministre de l'Intérieur, le Girondin Jean-Marie Roland de La Platière. Dénoncé sous la Terreur au Comité de sûreté générale et surveillé par la police, il tenta de se suicider et mourut des suites de ses blessures le 13 avril 1794, l'année où son ami Ginguené publiait ses Maximes, caractères et anecdotes .

 

Dès l'ouverture des états généraux, le prince de Ligne, contrairement à beaucoup de ses amis français, prit résolument parti contre la Révolution, clamant tout son mépris pour « les trois ordres sans ordre et la constitution dont parlent tant de gens dont la tête est si mal constituée25  », se rangea du côté de l'armée des princes et prodigua son aide aux émigrés. En 1794, chassé par l'armée révolutionnaire de son bien-aimé château de Belœil et de ses propriétés dans les Pays-Bas autrichiens, il partit avec sa famille pour Vienne, où, dans un petit salon aux chaises en paille, il tint haut le flambeau de l'esprit français. Même la mort de son fils Charles qu'il adorait, à la veille de Valmy, n'entama pas son amour pour la France. Réduit à la misère ou presque, le prince connut des années difficiles au cours desquelles il se consacra entièrement à l'écriture. Mais, à partir de 1808, la chance recommença à lui sourire : il fut nommé feld-maréchal par l'empereur François Ier , récupéra Belœil et son patrimoine, et eut aussi la joie de se voir acclamé comme écrivain. Publiées à Paris en 1809 avec une préface de Mme de Staël, les Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne reçurent un accueil triomphal et furent traduites en de nombreuses langues. Ligne mourut le 13 décembre 1814, à soixante-dix-neuf ans, en plein Congrès de Vienne. Ses funérailles solennelles, qui virent défiler les régiments de tous les pays où il avait servi, furent aussi celles de cette Europe de l'Ancien Régime, dont le prince avait été le symbole.