Nu devant le miroir, il enfila les gants de chirurgien et fixa sur son torse la sacoche contenant le matériel. Menottes, magnétophone, cassettes, préservatif, corde de violoncelle. Prêt à montrer son âme noire à la femme qui l’attendait dans le salon, Vox se sentait l’esprit au plus clair. Un circuit neuronique fluide à l’image du corps de guerrier qu’il s’était fabriqué. Il ferma les yeux un instant pour sentir son énergie qui palpitait, ramassée, à son service.
Il tapota l’extrémité du micro de danseur afin de vérifier son fonctionnement, sortit de la salle de bains, apparut dans l’embrasure de la porte et détruisit le sourire de Castro. Elle recula dans le canapé, se redressa, dos et paumes poussant le mur. Absurde. Comme si un mur pouvait se gommer.
Une pensée simple et magnifique s’imposa à Vox : nos deux systèmes nerveux sympathiques produisent de la noradrénaline au même instant. Mais pour des raisons différentes. Beauté de l’instant. Tension.
Un verre de scotch posé sur l’accoudoir en bois, à côté d’une bouteille de soda. Elle saisit le verre. Il se demanda si elle allait lui jeter l’alcool au visage ou tenter de parler.
– Qu’est-ce que tu fabriques ?
Sa voix partait dans tous les sens. Lui se maîtrisait. Une inspiration profonde venue du ventre et il dit doucement :
– J’aime pas les devinettes !
– Déshabille-toi.
– Mais qu’est-ce qui te prend ?
– Je suis Vox.
– Quoi ?
– Tu as entendu.
– Si c’est une blague, c’est nul. Tu ramasses tes affaires et tu te casses !
Elle haletait, resserrait les cuisses alors qu’elle était prête à les ouvrir cinq minutes avant, tout ça parce qu’elle le trouvait beau. Isabelle Castro, star de radio. Vox sentit qu’il bandait. La pression sanguine qui augmente, le sang qui afflue, gonfle la verge. Toute cette force, lame de fond surgie des profondeurs de l’être.
– Arrête tes conneries. Si tu aimes les sensations fortes, on peut trouver mieux.
– Pas moi.
– Eh ! Attends ! Il faut que je te dise quelque chose.
Il croisa les bras sur son torse musclé. C’est ainsi qu’elle le voyait : biceps durs, ceinture abdominale en acier, énergie contenue, prête à jaillir en salves dosées au millimètre. Glabre : visage, poitrine, aisselles, pubis rasés. Attendre, c’était bon. Vas-y, parle puisqu’on t’a appris qu’il fallait parler avec les dingues. Dire n’importe quoi mais dire, pour gagner du temps.
Il ne regrettait qu’une chose. Qu’il soit trop tard pour le métro aérien. Une mise à mort derrière des tentures rouges et des centaines de voyageurs n’ayant pas la moindre idée de ce qui est en train de se passer. Une métaphore, dans le fond. Personne ne sait grand-chose.
– Écoute, écoute ! Je peux comprendre. Je n’ai pas de barrières !
La peur troublait sa belle voix mais ne l’abîmait pas. Celle qui avait gagné un physique depuis l’émission de télé. Épaisse chevelure blonde, visage plein de morgue, corps encore ferme d’une excitante garce de quarante ans.
– Avec mon métier, on apprend beaucoup mais on ne sait pas tout. L’esprit reste ouvert. Pour des expériences. Avec toi, je suis d’accord.
Comme les autres. Rien compris. Il lui suffirait d’ameuter les voisins. À pleins poumons. Femelles solides. Elles veulent tenir pour réfléchir à une issue, se préparer à se battre ou à fuir. Mauvaise analyse. Ceux qui n’ont pas la bonne information doivent mourir parce qu’ils ne sont pas adaptés à leur environnement. Darwinien.
– Je te comprends vraiment, en fait. Plus que tu le penses.
Elle avait une mimique engageante qui voulait dire : « On est pareils toi et moi, non ? » Pauvre stratégie alors qu’elle quittait le canapé, le verre toujours en main.
Elle l’étonna. Eut une petite idée. Plutôt que de balancer le scotch, elle le but, d’un trait. Nerfs effrités, alcool qui dégouline, sale fille qui s’essuie le menton avec son pull. Elle se força à sourire. Elle avait des tripes. On ne devenait pas ce qu’elle était devenue sans ça. Mais ça n’avait aucune importance. Ils étaient dans le cercle. Ici et maintenant.
– Fais ce que je te dis.
– Attends ! En fait, ça me plaît. J’ai toujours rêvé d’un homme qui me dominerait.
Parfait. Elle avait repris la maîtrise de son souffle, trouvait ses meilleures intonations. Vox inspira profondément. Il fallait qu’il garde le contrôle. Cette voix le tordait de désir. Cette voix fouettait sa haine. Il devait résister à ses intonations, elles venaient de loin, comme un tourment qu’il fallait anéantir jusqu’à ce qu’il se reforme. Cycle. Il connaissait la procédure.
Castro se déshabillait d’une main en gardant le verre dans l’autre. Il paria qu’elle allait le briser sur l’accoudoir ou la table basse. Ou utiliser la bouteille de soda. Meilleure prise, gros tesson. Elle se tortilla pour enlever sa jupe fendue sur le côté, son pull moulant. Son soutien-gorge qui s’ouvrait sur le devant. Matériel de salope. Mais bien pratique. Elle se débarrassa de son string en collant un nouveau sourire tout de travers sur son visage moite.
La bouteille de soda éclata dans un bruit que Vox fut content de capturer. Il porta machinalement la main à sa sacoche, tâta le magnétophone, sentit son petit moteur qui vibrait. Castro recula vers la porte, visage rétréci, le tesson qui zigzaguait.
Immobile, il calculait sa trajectoire. Il inspira, le corps de Castro devint ligne d’horizon.
Projection à l’horizontale. Gueulement bref. Elle et lui. Synchro. Pied droit pile dans le plexus, à un dixième de seconde du pied gauche.
Elle tomba en grognant. Il jouit du souvenir musculaire de l’attaque, anticipa le plaisir de ce qui allait suivre quand il redeviendrait pure action.
Dans un très court instant. Maintenant !
Clouée au sol. Il sortit les menottes de la sacoche. Poignets emprisonnés, serrés, il n’y aurait pas de résidus sous les ongles. Préservatif, corde.
Elle hurla enfin. Trop court pour les voisins, suffisant pour l’enregistrement. Il plaqua sa main sur sa bouche, joua avec l’ouverture de ses doigts pour que les cris deviennent des modulations. La corde de violoncelle emprisonna le cou. Il la pénétra tout en commençant à serrer, enivré de l’odeur de sa terreur. Il serrait et desserrait en cadence, récoltant gémissements, gargouillis, et encore des mots, de pauvres mots dans cette gorge perdue, cette voix au bord de l’extinction. Voix de pythie à l’arraché. Cycle à finir. Prière à prononcer. Prière à PRONONCER !
Il relâcha sa pression un très court instant, lui murmurant dans l’oreille ce qu’il voulait qu’elle dise. Elle le dit.
– L’univers… est… une machine !
– L’univers est… une machine !
– RÉPÈTE !
– L’univers est une machine !
Action, pure action, action, pure action. Temps allongé et le cou qui rétrécit.
Qui éclate !
Puis délivrance, si longue, si pleine, si blanche. Mourir, se détendre, soupirer, revenir à la vie biologique. Avant de trouver mieux. Pour l’éternité. Vox posa sa tête sur la poitrine immobile et s’endormit une vingtaine de secondes.
Cette fille qui jadis s’appelait Castro avait changé. Il avait enlevé les menottes, mis les bras en croix, patiemment dégagé la corde de violoncelle des chairs du cou, arrangé les cheveux pour qu’ils forment des serpents. Les orbites jaillissaient des paupières. La gorge renfermait une autre voix. Bonsoir Medusa, moi c’est Vox, ravi de te rencontrer. Effet saisissant. Il se demanda qui verrait ça avant Bruce le flic. Un habitant de l’immeuble, un coursier, un amant, un gardien de la paix ?
Il prit son verre resté sur la table basse, alla le laver à la cuisine, l’essuya avec un torchon et le rangea dans le placard. Puis il chercha une bouteille d’huile et revint au salon déverser son contenu sur le corps. Avant d’aller à la salle de bains se préparer et enfiler ses gants, il avait touché son visage et son avant-bras, passé sa main sous son pull pour effleurer son ventre. Le jet d’huile obéissait à un impératif technique mais faisait aussi beaucoup de bien. Il eut la sensation que les derniers restes de tension disparaissaient avec le flux.
Il retrouva le CD sur le lavabo. Dimanche dernier, protégé par l’anonymat citadin, il l’avait acheté chez Virgin. Voix rocailleuse qui se donnait en pâture, cassait la barrière de la pudeur pour un public de voyeurs. Dope et confusion. Il s’était renseigné sur elle avant de la faire entrer dans sa mise en scène. Janis Joplin disait des trucs du genre : « Je me sentais seule et je n’arrivais pas à me débarrasser de ce sentiment malgré tous les gens que je rencontrais. » Gentille Janis. Brave fille qui avait préféré se foutre en l’air plutôt que de vouloir contrôler le système. On la disait rebelle. Encore une mauvaise analyse. Janis était une paumée.
Peu étaient capables de travailler en profondeur pour nourrir les sources du contrôle de soi et de l’acceptation de sa vraie nature. En maîtrisant ces sources, on appréhendait son passé, on préparait son futur, on choisissait sa fin. Et avec un peu de chance question timing, la fin serait le début. L’être humain pourrait bientôt faire basculer les données de son cerveau dans une entité cybernétique et devenir immortel. Plus de souffrance, plus de sexe, plus de morale, plus de mort. Et plus jamais de mère porteuse. Vox était prêt autant qu’on peut l’être. Prêt à basculer dans ce nouvel âge de l’humanité pour faire le grand bond vers la conquête spatiale, les espaces infinis, la liberté absolue, le désir immaculé de la connaissance.
Il avait laissé ses vêtements sur le couvercle des toilettes – une surface lisse qui ne risquait pas d’emprisonner des fibres. Il enfila son survêtement dissimulant le micro et la sacoche, laça solidement ses baskets, se redressa pour faire face une dernière fois au miroir. Vox aima la paix qui l’emplissait, cette paix qu’il fallait payer au prix de toute cette violence. Pour pouvoir attendre. Attendre le jour de la révolution et de la renaissance. Il s’approcha pour distinguer les variations infinies de l’iris, les quelques veinules dans les globes parfaitement blancs, pensa à une planète en formation et hocha la tête d’un air satisfait.
Il revint au salon, glissa le CD dans le lecteur, tourna le bouton du son au maximum et prit la télécommande. Il alla jusqu’à la porte, y colla l’oreille, l’ouvrit doucement pour scruter le palier et le bout de cage d’escalier. On entendait le ronronnement des télévisions. Vox se retourna, dirigea la télécommande vers le lecteur et appuya sur « play ». Premières mesures lourdingues, ambiance pleurnicharde des années soixante-dix. Il glissa la télécommande et les gants chirurgicaux dans sa poche avant de s’engouffrer dans l’escalier. Le bruit de ses pas avalés par le tapis rouge. Sa respiration contrôlée. Son corps rapide. Troisième étage, deuxième…
Summertime
an’the livin’is easy
Janis Joplin pleurait sur le monde. Mais le monde n’en avait plus rien à foutre. Vox releva la capuche de son survêtement sur sa tête, actionna la commande du porche d’un coup de coude, vérifia que le boulevard était dégagé. Quelques voitures qui passaient vite. Au loin, un riverain promenait son chien. Drôle d’heure. Pas grave. Trop loin pour Joplin, trop loin pour Vox, se dit-il en se mettant à courir pour devenir un joggeur de nuit. Autrement dit, un crétin invisible.