Les dents présentaient une légère teinte rosée, signe d’un afflux sanguin tel qu’il avait laissé sa trace dans l’ivoire. Des ecchymoses montraient que les poignets avaient été menottés. Le commandant Alex Bruce connaissait quelques ficelles pour tenir la mort à distance. L’une d’elles consistait à se mettre d’emblée en situation d’observation fine plutôt que d’empathie. Pour l’instant, il se tenait à plus d’un mètre du corps afin de ne pas propager d’ADN étranger.
Autour de lui, en combinaisons et masques blancs, les techniciens de l’Identité judiciaire s’affairaient. Après les prélèvements vaginaux, Marceau s’occupait des résidus sous les ongles. Cressange photographiait le corps en prenant soin d’éviter une flaque de vomi. Solis scrutait le tapis au laser Crimscope à l’affût de sperme, d’urine, de sang, de poils ou de cheveux. Bello effectuait les relevés pour bâtir un plan des lieux. Il y avait de quoi faire – l’appartement de l’animatrice radio était meublé chargé dans le goût ethno-chic des gens qui ont vu du pays et aiment le faire savoir. En dernier lieu, les techniciens calfeutreraient les issues pour utiliser le cyanoacrylate, de la Superglu chauffée révélant toutes les traces papillaires en blanc, des murs au plus petit objet.
Pour autant, le commandant Bruce n’espérait pas grand-chose de ces interventions. Il était prêt à parier que le tueur se rasait le corps, portait des gants au moment de l’agression et avait pris avant de les enfiler toutes les précautions nécessaires. Il avait déversé de l’huile sur la victime – probablement alimentaire. La dernière fois, c’était une bouteille de savon liquide. Le salopard était suffisamment au fait des dernières avancées de la police scientifique pour savoir que des solutions iodées ne laissaient apparaître des empreintes sur le corps de la victime d’un viol que si elles étaient utilisées dans les toutes premières heures suivant le crime, si ses sécrétions naturelles n’étaient pas trop fortes et si un produit étranger dominant n’empêchait pas l’analyse.
Techniciens et officiers du groupe Bruce parlaient à voix basse. Marc Sanchez, le procédurier, avait mis le Requiem de Mozart. Une méthode de conjuration. Les hommes avaient du mal avec les meurtres de femmes ou d’enfants.
Tout à l’heure, c’était un autre genre de musique. Arrivé quelques minutes avant Alex Bruce, son adjoint, le capitaine Victor Cheffert, avait dit en désignant trois gardiens de la paix en uniforme :
– C’est eux qui l’ont découverte. La voisine du dessus a appelé à 1 h 40 pour se plaindre de tapage nocturne.
– Quel genre ?
– Un tube de Janis Joplin, à fond. En fait, c’est Summertime, le générique de l’émission de Castro, les Nuits Taboues. On n’a pas retrouvé la télécommande.
– Tu penses à la même chose que moi ?
– Bien sûr. Il l’a emportée après avoir balancé la musique.
– C’est une façon de nous dire qu’il a fini sa besogne et qu’on peut venir faire le ménage.
– Alex ?
– Oui.
– J’ai jamais eu affaire à un enfant de putain comme celui-là.
– Moi non plus, si ça peut te rassurer.
Maintenant, Victor Cheffert discutait avec Marc Sanchez dans la cuisine où ce dernier récupérait les verres. Il y avait un lave-vaisselle. Si l’on retrouvait des fibres, il y avait de fortes chances qu’elles proviennent d’un verre lavé, essuyé avec un torchon ou un morceau de papier ménager et rangé par le meurtrier. Ce même scénario s’était présenté lors de cinq des meurtres. À défaut de pouvoir isoler une empreinte, on en avait déduit que le tueur abordait ses futures proies sous le registre de la séduction et qu’il pénétrait chez elles avec leur autorisation. Thèse renforcée par le fait qu’on n’avait relevé aucune trace d’effraction au domicile des dix victimes pour la plupart suffisamment attirantes pour se permettre d’être sélectives quant à leurs partenaires. Isabelle Castro surtout, femme connue et sollicitée, quadragénaire épanouie, ne devait pas avoir de difficultés à trouver des amants selon ses critères.
Dès la fin de son émission – les Nuits Taboues, vingt-trois heures / minuit –, Castro avait quitté Radio France pour rentrer chez elle. Un chauffeur des Taxis Bleus l’avait déposée devant son immeuble aux alentours de minuit trente. Là encore, le commandant Bruce envisageait une entrée en douceur du tueur. Il connaissait le code. Ou elle avait répondu à l’interphone et ouvert sa porte équipée d’une solide serrure que personne n’avait forcée. Ou il l’attendait déjà chez elle et possédait un double des clés. Le tesson de bouteille, le verre et deux mégots dans le cendrier laissaient supposer que Castro et Vox s’étaient offert un moment de relaxation. Temps de latence avant que les rituels civilisés ne s’effondrent au profit de la pure sauvagerie.
Malgré les coupes opérées par le tueur qui gommait sa propre voix pour ne laisser subsister que le bruit de son souffle, l’horreur des bandes-son maintes fois écoutées avait cristallisé la scène dans l’imagination du commandant Bruce. L’homme s’isolait un instant pour enfiler ses gants, préparer son magnétophone, son arme. Toujours la même : une corde de violoncelle remportée après avoir été essuyée sur les vêtements en vrac sur le sol. Il assaillait sa victime en enregistrant ses cris et des phrases qu’il la forçait à prononcer. Il s’acharnait sur le cou avec une force peu commune, lacérant les chairs jusqu’à rompre les carotides et toucher parfois les vertèbres cervicales. Enfin, il glissait la cassette du meurtre précédent dans la gorge ensanglantée, traçant un lien sordide de crime en crime.
Le laboratoire de la préfecture avait analysé les échantillons microscopiques relevés dans le cou des victimes. Les chimistes avaient identifié des particules provenant de cordes de violoncelle. De marque Jargar, elles étaient produites au Danemark et largement commercialisées en France. Le groupe Bruce, muni de photos des victimes, avait alors enquêté auprès des luthiers parisiens. Échec sur toute la ligne. Aucun artisan n’avait le souvenir d’un client particulier, accompagné ou non par l’une d’entre elles. Les enquêteurs du groupe Bruce, alliés au groupe Logeais, s’étaient rabattus sur les conservatoires, les écoles de musique, les orchestres professionnels et amateurs de Paris et de sa région sans plus de succès.
Bruce eut soudain l’idée de jeter un œil sur la collection de CD. Plusieurs centaines de titres en vrac. Il lui fallut un certain temps pour trouver ce qu’il cherchait. Il alla voir Victor Cheffert. Son adjoint interrogeait les trois gardiens, la mine concentrée, redressant ses lunettes dans un geste familier qui lui valait d’être surnommé « l’Intello » par ses collègues. Le geste collait avec un goût prononcé pour la réflexion et un franc-parler qui passait en douceur grâce à une attitude que Bruce qualifiait de cool.
– Vous êtes arrivés combien de temps après la plainte ?
– Cinq à dix minutes, capitaine, répondit le plus âgé. On patrouillait dans le coin des ministères, derrière le boulevard des Invalides, quand on a reçu l’ordre de venir ici.
– Vous avez vu quelqu’un ?
– Un riverain avec son chien. Il n’a rien remarqué.
– Il avait l’air coopératif ?
– Un peu dépassé à cause du charivari. On avait le gyrophare et la musique faisait du boucan jusque dans la rue.
Cheffert regarda Bruce et comprit à sa mimique qu’il souhaitait que le riverain soit convoqué à la PJ pour déposer.
– Pourquoi le type promenait-il son clébard à deux heures du matin ? demanda Bruce.
– Il rentrait du restaurant et il avait du mal à digérer.
– Comme votre collègue apparemment, dit Cheffert en désignant le jeune boutonneux qui n’avait pas l’air dans son assiette.
– C’est lui qui a vomi sur le tapis ? demanda Bruce.
– Oui, commandant, c’est moi.
– Bienvenue au club, mon gars.
Alex Bruce fit signe à Victor Cheffert de le suivre vers le coin stéréo. Il désigna l’étagère à CD.
– Le disque de Joplin qui appartenait à Castro est toujours là. Je viens de vérifier.
– Ce qui veut dire que celui que Sanchez a trouvé dans le lecteur a été apporté par le tueur.
– Exact.
Bruce n’eut pas besoin de penser à haute voix pour que Cheffert puisse le suivre. Ils savaient tous deux que Vox avait apporté le CD afin de pouvoir le trouver à coup sûr le moment venu. Et rapidement.
– Méticuleux, dit Cheffert.
– Comme d’habitude, ajouta Bruce.
Ils furent interrompus par Sanchez.
– J’ai identifié ce qui est très probablement un double coup de pied au niveau du plexus, Alex.
– C’est acrobatique, ça.
– C’est martial, même.
– Kung-fu ?
– Ouais, sûrement, répondit Sanchez. Vous êtes bons pour vous farcir tous les clubs d’arts martiaux de Paris, les mecs.
– Je suis surtout bon pour me farcir Sagnac, dit Bruce en regardant le procédurier s’éloigner.
Victor Cheffert haussa les épaules d’un air compatissant et dit qu’il allait consulter les papiers personnels de la victime. Bruce précisa qu’il le rejoindrait dans quelques minutes, le temps d’une cigarette. Comme Cheffert essayait d’arrêter de fumer, Bruce attendit qu’il soit hors de vue pour allumer une blonde. Il pensa au psychocriminologue. Alain Sagnac allait savourer la touche kung-fu, lui qui avait tout récemment et sans ciller déclaré « que la violence était souvent le seul vecteur pour que s’exprime une relation improbable entre deux êtres ». Le seul profileur français, expert en portraits psychologiques de tueurs, était devenu le conseiller de la Brigade criminelle sur l’affaire Vox depuis le coup de sang du procureur Claude Vergnaux, après la montée au créneau des médias. Les journalistes n’avaient pas manqué de faire un parallèle avec l’affaire Guy Georges et les lacunes du système policier français. À l’époque, elles avaient permis au « tueur de l’Est parisien » de passer à travers les mailles du filet malgré deux empreintes génétiques et plusieurs arrestations.
Certes, les enquêteurs de l’affaire Guy Georges ne travaillaient pas sur l’ensemble des dossiers et il n’existait pas alors de fichier centralisé des empreintes génétiques. Il n’empêche que le meurtrier aurait dû être repéré en 1995, soit trois ans avant son interpellation définitive et ses aveux pour le meurtre de sept jeunes femmes. À partir de la cinquième victime de Vox, le procureur de la République avait bien fait comprendre au patron de la Crime, Mathieu Delmont, qu’il « s’agissait de mettre en place tous les moyens les plus modernes » pour éviter la médiatisation à outrance d’une nouvelle affaire Guy Georges.
Dans les couloirs revêtus de linoléum noir, changé deux fois en cinquante ans, les conversations étaient allées bon train. Fallait-il s’attendre à l’irruption des psys dans les locaux historiques du 36, quai des Orfèvres ? Jusqu’à présent, on ne leur faisait signe que pour un portrait psychologique après arrestation. Marcheraient-ils sur les plates-bandes des flics en participant aux enquêtes ? Et dans la foulée, un jour ou l’autre, des policiers psychologues du type de ceux que produisait le FBI à Quantico tisseraient-ils leur réseau d’informations à travers le monde ?
En attendant, et bien que le changement ne fasse pas peur au commandant Bruce, la seule idée de devoir collaborer régulièrement avec Alain Sagnac le mettait mal à l’aise. Le psychocriminologue ne lui était pas sympathique et avait le don d’utiliser un jargon plus qu’agaçant pour des hommes confrontés à la réalité quotidienne de la mort.
Sagnac s’accrochait à son concept favori : le mode opératoire. « C’est le meilleur paramètre pour évaluer l’intelligence du criminel », avait-il dit à Bruce en marquant de savantes pauses, doigts joints en ogive, sourire fin et regard un rien méprisant. « C’est une donnée mouvante qui change en fonction des objectifs du criminel, de son désir de brouiller les pistes. Pour moi, Vox est un virus. Il s’adapte à son environnement et mute en fonction de ses besoins. C’est sans doute un des prédateurs les plus intelligents auxquels vos hommes et vous-même ayez jamais été confrontés. Je peux vous aider à décrypter son mode opératoire mais il faudra que vous acceptiez de travailler en osmose avec moi et appreniez à partager l’information. »
Un virus ! Tu parles. Bruce n’avait pas attendu les fines analyses du docteur Sagnac pour mettre à jour ses dossiers sur les meurtriers pathologiques. Il avait passé de longues heures sur le Net et à la bibliothèque de l’Institut des Hautes Études de la Sécurité Intérieure à étudier les dernières affaires à l’échelon international et les analyses des observateurs. Tout confirmait ce qu’il savait déjà, pour avoir suivi deux affaires de crimes en série : Vox était un psychopathe organisé, au comportement tout différent de celui d’un tueur psychotique impulsif.
Alex Bruce avait noté une partie de la classification d’un universitaire français dans le carnet qui ne le quittait jamais : « Père absent, antécédents psychiatriques rares, vit en compagnie, sociable superficiellement, sadisme sexuel possible, long dialogue possible avec la victime, absence de productions mentales pathologiques, cherche à échapper à la police, utilise l’arme ou le moyen qu’il porte ou garde, suicide rare après le crime, multiplicité possible des victimes pendant des mois ou des années. »
Ses dossiers étaient dupliqués sur son ordinateur personnel et Bruce les consultait à toute heure. Il savait depuis longtemps qu’un tueur en série chosifiait toujours ses victimes, refusant de les considérer comme des êtres humains. Lui pensait très souvent à elles. À force de les côtoyer depuis de longs mois, Alex Bruce les appelait par leurs prénoms. Il finissait par les connaître mieux que tout le monde. « Quelquefois, je me sens frustré à l’idée que je ne les rencontrerai jamais, surtout Judith », avait-il avoué à Victor Cheffert.
Bruce s’était bien gardé de faire part de tout ça au psy. Tout à la fois homme d’action et de dossiers, il ne souhaitait pas justifier auprès de qui que ce soit un investissement professionnel à la limite du déséquilibre. Une limite qu’il savait mesurer et qu’un homme froid comme Sagnac n’avait pas à jauger.
Bruce vit que pour Sanchez le moment était venu de récupérer « la signature » de Vox. Le Requiem prit toute la place. Chacun s’était tu et attendait. Marc Sanchez s’agenouilla à côté du corps et enfonça une pince effilée dans la gorge. Il en retira une microcassette, lut la marque, la voix neutre :
– Sony, MC 90. Numéro de série ATAJ 721.
Bruce hocha la tête. Le tueur était un homme systématique. Même équipement, même méthode. Une marque courante qui avait laissé sur leur faim les cinq enquêteurs chargés de couvrir tous les magasins de matériels audiovisuels.
Il fallait attendre le relevé d’empreintes sur la cassette avant de pouvoir écouter et analyser son contenu mais à la brigade tout le monde savait déjà ce qu’elle recelait. Les cris d’agonie d’une femme que l’on viole avant de l’étrangler. Et ces quelques phrases étranges. Plusieurs groupes s’étaient lancés sur les traces du tueur en série. Mais parmi tous les hommes qui avaient pu mesurer au plus près l’ampleur de sa haine, Bruce occupait une place particulière. Il était celui qui l’avait nommé. Et lui avait gagné involontairement une aura médiatique.
Pour Alex Bruce, l’assassin était devenu progressivement Vox, et la trouvaille avait fait le tour de la Crime où chaque dossier portait un nom de meurtrier, de lieu ou de victime.
Le commandant avait fait un faux pas. Lorsque Judith, dix-neuf ans, avait été retrouvée par son fiancé assassinée dans son studio, Bruce avait été bouleversé de devoir le placer en garde à vue. Fou de douleur, le jeune postier l’avait prise dans ses bras, tachant de sang ses vêtements, ses mains, récupérant des caillots sous les ongles. Bruce l’avait relâché à l’aube mais les journalistes faisaient le pied de grue. Agacé, éreinté, le commandant avait lâché devant une équipe de télévision : « Ce jeune homme n’est pas Vox. » Dès le journal de treize heures, le tueur était baptisé et découvrait avec la France entière le visage de son chasseur. Un homme de trente-huit ans, aux cheveux bruns et au regard bleu.
La police avait caché à la presse l’information sur les cassettes. Après un entretien avec Mathieu Delmont, le patron de la Brigade, il avait été convenu que Bruce conserverait son rôle de porte-parole involontaire et qu’officiellement Vox serait présenté comme un tueur obsédé par un type précis de voix féminine. Bruce avait fait avaler l’information aux médias en prenant pour base le matériel sonore laissé par certaines des victimes : une plaidoirie d’Agathe G., l’avocate assassinée dans le 17e arrondissement en mars 98, une lettre-cassette adressée à ses proches par Catherine D., tuée en juillet de la même année, enfin une bande utilisée dans le cadre d’une formation par la démonstratrice Virginie D., victime de Vox en avril 99.
Depuis ces quelques mots de trop, le commandant Bruce savait qu’un lien s’était tissé entre le tueur et lui. Il avait décidé de l’accepter comme un fil d’Ariane qui le mènerait au cœur du labyrinthe.