– Virez-moi ce fouille-merde.
Le visage de Mathieu Delmont n’exprimait aucune émotion mais son ton était sans appel. Le patron de la Crime s’était déplacé en personne pour Castro et le forcing de Frédéric Guedj tombait on ne peut plus mal. L’haleine du journaliste était parfumée à l’alcool fort et Alex Bruce le tira sur le palier avant qu’il ne réplique et aggrave son cas.
– Qu’est-ce que tu fous là, Fred ?
– Je t’ai suivi, pardi.
– Ouais, et qu’est-ce que tu foutais devant chez moi ?
– Je voulais te parler. Je t’ai vu sortir en trombe, monter dans ta voiture. J’ai senti le gros coup, je t’ai filé. J’ai enfin pigé pourquoi tu l’appelles Vox, mon vieux.
Bruce détailla le visage de son ami. Yeux injectés de sang, vieux cernes, barbe oubliée. Il passa un savon au planton qui l’avait laissé entrer, un jeunot bégayant, entraîna Guedj dans l’escalier. Ils traversèrent le boulevard de Grenelle et s’assirent sur un banc public, sous l’arc du métro aérien. La station La Motte-Picquet-Grenelle était à deux pas.
– Les Nuits Taboues se terminent à minuit. Imagine qu’il l’ait attendue ici. Il avait peut-être pris le dernier métro pour venir, dit Guedj.
– Mes gars ont eu la même idée mais le guichetier n’a rien remarqué de spécial.
– Depuis une rame de métro, on doit avoir une belle vue sur l’appartement, non ?
– Il n’y avait plus de métro quand il l’a agressée.
– Ne te fais pas plus con que tu ne l’es, Alex : imagine que ce soit un régulier. Imagine qu’il l’ait fréquentée un bout de temps avant de la tuer et qu’un voyageur l’ait vu, à la fenêtre, un jour, une nuit…
– Ne me dis pas que tu n’as pas remarqué les doubles rideaux rouges dans l’appartement, Fred ?
– Des rideaux, ça va, ça vient. Et j’ai surtout remarqué qu’il laissait un souvenir derrière lui. Dans la bouche de la victime. Comme dans Le Silence des agneaux ? Une cassette, hein, c’est ça ?
– Pas dans la bouche, non. Ne va pas claironner ça à la télé, mon vieux. Tu ferais obstruction à la justice. Le procureur est très remonté.
– J’en ai rien à cirer de Vergnaux. Et Castro était des nôtres. Tout le monde va s’exciter demain. Vox tue une vedette de la radio !
– Ce n’est pas en donnant à Vox ce qu’il veut que tu vengeras ta consœur. Réfléchis à ça, Fred.
– Tu me prêtes des sentiments élevés que je n’ai pas. Je veux un scoop, c’est tout. Et je l’aurai.
– Ce mec est un bon dieu de psychopathe. Il se sent exclu du système. Pour lui, tuer, c’est défier la société qui le rejette et trouver une réussite de substitution.
– T’as trouvé ça tout seul, mon commandant ?
– Il prend son pied avec toute la littérature qu’on pond sur lui. Demain matin, tu auras ton scoop. Tu seras le premier à annoncer le meurtre mais ne t’avise pas de parler de la cassette. C’est bétonné, tu m’entends ?
– Tu veux le garder pour toi, hein ?
– De quoi tu parles ?
– Tu sais bien. Vox et son flic attitré. Le mec qui l’a baptisé. Tu es son papa. S’il se sent rejeté, le pauvre chéri, tu es là, toi. Tu penses à lui. Tout le temps.
– Tu pues la gnôle, Fred, et je t’ai connu plus fin.
– Exact. Plus fin, plus jeune, plus gai, plus tout. Mais ça c’était avant que tu me la piques.
Alex Bruce se tourna enfin vers Guedj. Le journaliste avait l’air vidé. Il allumait une blonde en s’y reprenant à deux fois, essuyait un brin de tabac d’une main tremblante et se forçait à sourire. Le paquet de cigarettes tomba. Bruce fut le plus vif et le ramassa.
Le cynisme ne te va vraiment pas au teint, pensa-t-il en prenant une cigarette avant de lui rendre le paquet.
Ils fumaient la même marque. Et Tessa aussi. À moins qu’elle n’ait changé de goût depuis. Comme elle changeait d’hommes. Bruce aurait pu reprendre leur vieille discussion, interrompue, macérée, ressassée jusqu’au ridicule, dont ils n’avaient pas peur ni l’un ni l’autre. C’était sans doute ça le fond du problème. « Tu es mon pote mais ça ne t’a pas empêché de me piquer Tessa. – Elle t’avait quitté avant de me faire signe et de venir vivre avec moi. – Y a une justice, elle t’a plaqué aussi. Et à cause de toi, on est comme deux cons maintenant. – Oh ! et puis merde, Fred. »
Cette nuit, les circonstances et le lieu étaient mal choisis pour la vieille discussion. Tessa était blottie au chaud quelque part dans le cerveau de Bruce. Repliée même. Et parfaitement silencieuse. Cette nuit – et en cela Guedj avait raison –, Vox prenait toute la place. Guedj et Bruce étaient amis depuis plus de vingt ans et c’est sans doute pour cette raison que le journaliste, comme en phase télépathique, arrêta de pleurnicher et dit :
– J’ai gambergé à tout ça, en fait. Cette relation entre Vox et toi. Et j’ai pensé à un truc. Terrible mais jouissif. Du moins pour moi.
– Accouche, vieux. J’ai du boulot.
– Tu pourrais demander un contrat à Vox.
– Quoi ?
– Un contrat sur Tessa.
Bruce passa une main lasse dans sa chevelure et attendit. Guedj, l’œil allumé d’un espoir alcoolisé, reprit :
– Il ferait ça pour toi.
– Ouais, par amitié.
– Il la tue et tout le monde gobe. Le serial killer se venge du flic qui veut l’empêcher de nuire en lui tuant son ex-femme. C’est plausible.
– Oh ! mec ! Tu fais jamais prendre l’air à ta cervelle, c’est pas vrai !
– En plus, tu le tiens, après. Tu lui promets l’impunité s’il te tue ton ex. Tu l’arrêtes quand même. Il pourra toujours gueuler que tu lui as proposé un contrat, personne ne voudra gober cet aspect-là du scénario. Trop tordu.
– C’est ça. Je passe une annonce dans le journal : « Bruce cherche Vox pour travail complémentaire. Appeler après les heures de travail. »
– Il y a un cordon ombilical entre ce mec et toi.
– Chez toi, le cordon est en circuit fermé. C’est de la branlette.
– Écoute-moi. Il y a un cordon parce que dans le fond tu penses comme lui, que c’est toutes des garces.
– Ne prends pas ton cas pour une généralité, mec. J’ai pas eu de problèmes avec ma maman et si je me suis fait plaquer par Tessa, j’en fais pas une maladie.
– C’est impossible de ne pas en faire une maladie.
Bruce finit par sourire et passa son bras autour des épaules de son ami.
– J’aime pas étaler mes sentiments, Fred. Mais je crois que ce qui compte c’est que nos bons moments, elle n’a pas réussi à nous les piquer. C’est tout simple.
– Alex ?
– Oui ?
– Ça t’arrive de rêver de sa mort ? Réponds franchement.
– Pas de sa mort. Juste avant, mentit Bruce. Je la fais souffrir un peu et ensuite je la délivre. Instinct de flic.
– Et ça te fait du bien ?
– Pas vraiment.
– Comment tu tiens le coup, alors ?
Bruce se leva et dit en regardant les fenêtres de Castro :
– J’évite de trop picoler.
– C’est ça ! Et tu t’investis dans ton job.
– Oui, j’aime mon job.
– T’as de la chance d’être un mec simple, finalement.
Bruce attendit un moment et dit :
– Je te fais confiance pour la cassette, Fred ?
– Mon chef de service est justement un type à qui on ne peut pas faire confiance.
– Tu ne lui dis rien. Le moment venu, je te balance tout. À toi seul. Ça marche ?
– Et si c’était lui qui décidait de tout balancer. C’est assez son genre, non ?
– Qui ça ? Vox ?
– Bien sûr. Une des habitantes de l’immeuble m’a dit qu’il y avait eu un tapage nocturne. Le générique des Nuits Taboues. C’est lui qui a mis le disque, non ?
– Tu fais un cocu assez nul mais un bon journaliste, Fred.
– C’est tout ce qui me reste. À toi aussi, mon vieux. Malgré tes airs stoïques.
– Rentre chez toi. Je te déconseille de te mettre dans les pattes de Mathieu Delmont.
Bruce traversa le boulevard, bras levé en signe d’adieu et sans se retourner. Il n’avait pas envie que Guedj voie son visage. Un mec simple. Il jeta sa cigarette dans le caniveau et pensa au bébé qu’il n’aurait jamais avec Tessa. Il n’en avait parlé à personne. Pas même à Guedj. Il lui arrivait de penser à ce qui aurait pu se passer si elle avait eu son enfant. Leur enfant. Il y avait de l’amertume alors dans ces pensées mais pas de haine. Même pas de jalousie. Elle vivait sa vie sans lui, occupée à séduire d’autres hommes. Le dernier en date étant un Américain dans la force de l’âge. Et dans celle du pognon. Et voilà tout. S’il rêvait d’elle parfois, ce n’était pas pour la voir revenir, contrairement à Guedj. C’était pour l’entendre lui expliquer son mystère, point par point. La magie qu’elle portait en elle et qui lui avait permis de créer des souvenirs avec des riens. Une petite phrase. Un parfum. Un geste. Des riens. Si légers. Si difficiles à oublier. Avec une bonne explication, ça pourrait peut-être se dissoudre.
– Bruce, il faut que je vous parle.
Le patron de la Crime l’entraîna vers la haute fenêtre centrale qui donnait sur le boulevard. Il tira sur un pan des doubles rideaux, ouvrant la vue sur la masse sombre du métro aérien et, au loin, sur un bout de tour Eiffel.
– Vous vous souvenez de ce que je vous avais dit à propos d’une femme appât ?
Bruce hocha la tête. C’était une idée lancée à la volée par Clément Léonard, le commissaire adjoint, mais reprise et soutenue à fond par le psychocriminologue. Réappropriée même. Prendre pour base la version officielle donnée à la presse : Vox réagit à un certain type de voix, on le détermine avant de localiser une fonctionnaire de police dont le spectre vocal corresponde. Mathieu Delmont poursuivit :
– On l’a trouvée. Et, plus j’y réfléchis, plus je me dis que c’est un coup à tenter. Qu’est-ce que vous en pensez ?
La question était de pure forme. En tant que grand communicateur, Delmont savait que l’information était le nerf de la guerre pour garder ses troupes en ligne. Bruce eut une réponse à double sens, histoire de donner à son supérieur hiérarchique les verges pour le battre au sujet de Guedj ; ils n’étaient dupes ni l’un ni l’autre, mais autant régler l’épisode au plus vite :
– Je crois aussi qu’on peut tenter le coup mais qu’il s’agit d’être particulièrement vigilants sur ce qui va être lâché à la presse.
– Bien entendu. C’est une femme d’expérience. Le capitaine Martine Lewine. Vous la connaissez peut-être ?
– Le nom ne me dit rien.
– Treize ans au ciat du 8e arrondissement. Tireuse d’élite, états de service excellents. En plus, je crois qu’elle passera bien à la télé.
– Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
– Elle est très posée et ne se démonte pas facilement. Une sorte d’assurance tranquille sans une once de prétention. L’idéal. Les journalistes vont accrocher.
– Elle arrive quand ?
– Dès que possible. Je vous tiendrai au courant. Vous parliez de presse. Vous avez neutralisé ce type de la télé ? Frédéric Guedj, c’est ça ?
– Il annoncera le meurtre à la première heure. Mais j’ai bon espoir qu’il ne parle pas de la cassette.
– Bon espoir seulement ?
– C’est une quasi-certitude. Je lui ai fait comprendre que la brigade resterait muette sur le sujet. De toute façon, il ne va pas griller ses sources pour un bout d’information bancale.
– Je l’espère vivement. J’ai sanctionné le crétin qui l’a laissé entrer mais ça ne règle pas le problème pour autant. Vous connaissez personnellement ce type et dans le fond vous êtes le seul à pouvoir le contrôler. Je compte sur vous.
– Je m’en occupe, patron.
Fin du Requiem. Delmont et Bruce marquèrent un temps pendant que Sanchez sortait le CD du lecteur. Il vint dire à Delmont qu’il avait opéré les relevés sur la microcassette, qu’il n’y avait pas d’empreintes – comme à l’accoutumée – et qu’on pouvait écouter la bande dans l’appartement. Bien joué, Sanchez, pensa Bruce. Le patron peut constater la rapidité de l’IJ. Un petit regret cependant : Bruce aurait aimé que le procédurier lui fasse part de son idée avant. Mais le grand patron ne se déplace pas tous les jours sur le terrain, alors…
On avait mis les trois uniformes sur le palier. Bruce et Cheffert furent les seuls à échanger un regard. Les autres étaient rentrés en eux-mêmes. Même Delmont, qui écoutait les gémissements et les cris étouffés mains dans les poches, se forçant à se tenir droit.
« Les étoiles… sont des machines… Les étoiles… sont… des machines… Les étoiles sont des machines. »
Et de nouveaux gémissements. Grognements. Un cri rauque : celui d’une femme à qui on plaque une main sur la bouche. Du moins, c’est ce que Chansky, le professeur de l’École nationale supérieure des télécommunications, avait expliqué lorsqu’on lui avait fait écouter toutes les cassettes. Et un dernier cri. Le pire. Celui qui diminue en intensité jusqu’au silence de la mort que le tueur avait eu le raffinement d’enregistrer lui aussi. Delmont, comme les autres, venait d’entendre une mort en différé. Celle d’Émeline Dunant, vingt-trois ans, étudiante en biologie et chanteuse des rues, retrouvée morte à son domicile comme toutes les autres. C’était il y a quatre mois. Bruce se souvenait du visage d’Émeline. Des cheveux châtains, un air énergique, un sourire craquant. Vox lui avait tout pris. Jusqu’à son dernier soupir. Son meurtre était réduit à un enregistrement : des variations de pression acoustique transformées en variations de tension électrique.
Bruce fut le premier à faire un geste. Il nota la phrase dans son carnet. Mathieu Delmont le regarda faire puis s’approcha et finit par dire :
– Lisez-les-moi, vous voulez bien, Bruce ?
– « Souviens-toi de Deep Blue. / Tout est connecté. / Nous pouvons créer nos dieux. / Nous pouvons devenir des dieux. / Nous construisons ce qui va nous dominer. / C’est le calme avant la tempête. / L’intelligence n’a que faire de la conscience. / Nous vivons les derniers jours de l’humanité. / Un animal est une machine. / Les étoiles sont des machines. »
– Chaque fois que je lis ça, je pense à une incantation. À vous entendre le lire, c’est encore plus net.
– Les groupes Logeais et Hubert continuent de fouiller du côté des sectes, patron. On n’a rien jusqu’ici.
– Vous ne sentez pas la piste des sectes, vous, Bruce ?
– Un type qui dit que nous pouvons devenir des dieux refuse la religion. Même celle des sectes sataniques.
– Ce passage sur les derniers jours de l’humanité, pourtant…
– Je crois plutôt qu’il joue à Dieu. Il jouit du pouvoir de vie et de mort sur chaque victime.
– Je n’aurais pas pu mieux dire ! dit une voix suave. J’aurais simplement ajouté quelque chose comme « il va falloir arrêter Dieu ».
Bruce et Delmont se retournèrent pour faire face à Alain Sagnac qui arborait un sourire ravi. Cette nuit, il était déguisé en marin rive gauche. Bonnet jusqu’aux yeux, veste de loup de mer chic mais fatiguée, jean râpé et pompes de luxe. C’était la deuxième fois qu’il faisait irruption au beau milieu du travail de l’IJ. Bruce répondit à sa poignée de main après Delmont qui n’avait pas l’air d’apprécier plus que lui le coup de théâtre. Apparemment le substitut n’avait pas hésité à réveiller le procureur en pleine nuit.
– Commandant Bruce, vous a-t-on dit que j’avais trouvé la voix que nous recherchions depuis si longtemps ?
– On vient de me l’apprendre.
– En chemin, j’ai réfléchi et pensé qu’il serait intéressant de faire venir le capitaine Martine Lewine ici, cette nuit. Pour la… Pour la charger émotionnellement. Pour la rendre plus efficace face aux médias. Qu’en pensez-vous, Delmont ?
– C’est peut-être un peu prématuré, répondit le patron de la Crime en regardant Bruce s’éloigner vers le seuil.
– Où va le commandant ? demanda Sagnac.
– Arrêter Dieu ! dit Alex Bruce avant de quitter l’appartement.
En sortant de l’immeuble, il demanda au planton de l’appeler sur son mobile une fois que Sagnac aurait dégagé le terrain.