Mon territoire est celui des Morts. Alex Bruce n’avait pas trouvé cette phrase chez un poète ou un philosophe grec. Elle lui était venue naturellement et il l’avait faite sienne. Depuis le début de l’affaire Vox, il avait souhaité assister à toutes les autopsies. Il fallait un flic pour jouer le rôle du représentant légal du substitut. Le commandant avait accepté cette responsabilité parce qu’il voulait percevoir la violence de Vox dans toute son intensité. Il avait choisi de devenir flic quatorze ans auparavant après des études de maths et un début de carrière dans l’enseignement qui lui avait montré qu’il n’avait pas la fibre pédagogique. Il était maintenant au cœur de la réalité du monde, simplement un peu plus près des extrémités que la moyenne des gens réalistes, et cette sensation incomparable valait de s’investir.
Vu la personnalité de la victime et la montée de la tension médiatique, l’autopsie avait été programmée au plus vite. Le surlendemain du meurtre, mais à l’aube, pour ne pas bouleverser le reste du planning. Bruce s’était installé au quatrième rang de l’amphithéâtre de l’Institut médico-légal et s’était rendu compte quelques minutes plus tard que c’était en rapport direct avec l’étage de l’appartement du boulevard de Grenelle. Un bon signe. Cet état de semi-transe était du meilleur augure. Toutes les informations, tous les mouvements extérieurs étaient passés au crible de ses réflexions et les enrichissaient. Pour s’imbriquer dans la trame serrée de l’affaire Vox. Il était un chasseur. Concentré. Tendu tout entier vers sa proie. Delmont, Sagnac et d’autres n’auraient pas aimé savoir que le commandant Bruce se percevait comme un individu en chasse plutôt que comme un élément d’un groupe. Quelle importance ? Il suivait son instinct. Et, dans le fond, il n’y avait guère que l’avis de Victor Cheffert qui importait vraiment.
Le médecin légiste venait de faire les « crevés », les incisions au scalpel sur le torse et les membres permettant de repérer les coups et blessures avant la mort. Il avait confirmé l’attaque au niveau du plexus repérée par Sanchez. La couronne de cheveux d’or d’Isabelle Castro dépassait de la table en inox. Il ne put s’empêcher de penser à leur contact forcément soyeux et la réflexion de Guedj à propos de Tessa lui revint. « Est-ce que ça t’arrive de penser à sa mort ? » Le reste suivit. L’idée de Guedj. Le contrat sur Tessa. Il suffisait de laisser la bride sur le cou à son imagination. D’imaginer Tessa à la place d’Isabelle. Corps charnu contre corps mince, cheveux noirs contre cheveux blonds. Est-ce qu’on dispensait un ex d’assister à l’autopsie de sa femme ? C’est fou comme les idées étaient insidieuses, parfois. Même celle d’un copain alcoolique porté sur la rancune. Et pourtant l’amertume n’était pas contagieuse dans cette histoire, se dit-il avant de focaliser son attention sur le légiste.
Il était occupé à la grande incision, du bas du cou jusqu’au pubis. Le moyen d’avoir accès aux organes des cavités thoracique et abdominale. Le moment où le corps se disloquait pour de bon. Bruce savait qu’il en avait pour au minimum deux heures. Des prélèvements sanguins à la pesée des organes. Puis à l’incision de la peau du crâne, le décollage du cuir chevelu rabattu sur le visage, le découpage de la boîte crânienne à la scie électrique. On tue la grâce une deuxième fois, Fred.
Le territoire des Morts. Comme à chaque fois, il repensait au mythe d’Orphée parti chercher sa bien-aimée au royaume des Enfers. Il se revoyait gamin, armé du vieux dictionnaire de son grand-père, Gérard, lorrain, ancien sidérurgiste, fou de lecture. Le vieil homme lui avait appris à voyager dans le monde imaginaire des anciens Grecs. Via la filiation des dieux et de tous leurs copains. Zeus, Athéna, Hermès, Dionysos, Io et les nymphes. C’est Hadès qui avait le plus marqué le jeune Alex. Le dieu des Enfers était le seul à qui les Grecs n’avaient pas construit de temple et pour lequel aucun hymne n’avait jamais été composé. Redouté et détesté, Hadès avait ses cérémonies particulières. Le prêtre, qui ne pouvait officier que dans l’obscurité, ouvrait le ventre d’un animal forcément noir, sacrifié avec un couteau à pommeau d’ébène. Un légiste avant la lettre. De fait, Alex avait tout de suite aimé Orphée. Le musicien qui avait défié la laideur d’Hadès et de Cerbère parce qu’il croyait l’amour plus fort que la mort. À dix ans, Alex Bruce avait trouvé l’idée splendide. Aujourd’hui, et particulièrement les jours d’autopsie, lorsqu’il fallait encaisser le sang, les chairs broyées, les odeurs et le bruit de la scie électrique, il se demandait s’il n’était pas devenu flic à cause d’Orphée.
Le commandant quitta l’institut de la place Mazas vers huit heures et demie et remit son mobile en fonction. Une sonnerie lui signifia qu’il avait un message dans sa boîte vocale. Il composa son code et entendit la voix de Sanchez : on avait retrouvé des fibres sur le verre qu’avait probablement utilisé Vox mais aucune trace papillaire. Comme d’habitude. Bruce récupéra sa voiture et prit la direction de l’avenue du Président-Kennedy. Il avait rendez-vous avec Maïté Joigny, productrice des Nuits Taboues.
L’entrée vitrée de la Maison de Radio France supportait quelques affiches avec les animateurs vedettes. Il y en avait une montrant Isabelle Castro toute blondeur déployée, regard et sourire intelligents, mains aux poignets délicats tenant les gros écouteurs ronds. Des admirateurs avaient déposé des bouquets sous l’affiche. Bruce s’arrêta pour les regarder et remarqua un bouquet de petites roses rouges. Il se pencha et vit une enveloppe blanche agrafée sur la cellophane. Il saisit le bouquet avec précaution par les tiges et souleva le rabat de l’enveloppe en prenant soin de laisser le minimum d’empreintes. Un bristol blanc. Une ligne en caractères bâton : « L’univers est une machine. »
– Qu’est-ce que vous faites, monsieur ? Ces bouquets ne vous appartiennent pas.
Bruce leva la tête et vit le visage furieux d’un gardien. Un Antillais qui faisait bien deux mètres de haut.
– Commandant Alexandre Bruce, Brigade criminelle. Vous avez vu quelqu’un déposer ce bouquet ?
– Non, commandant. Il y a eu des femmes avec leurs gamins, ce matin. Mais le dépôt de bouquets avait déjà commencé dans la nuit. En fait, je les ai remarqués en arrivant à six heures, ce matin.
– Qui fait la ronde de nuit ?
– Martin et Gérard. Ils sont rentrés chez eux à cette heure. Mais s’ils avaient vu quelque chose de spécial, ils me l’auraient dit.
– On va les appeler. L’un après l’autre.
L’Antillais fit la grimace puis prit son portable fixé à sa ceinture. Il consulta son agenda intégré et composa un numéro.
– Gégé ! Je te réveille. Pardon, mon ami. J’ai un inspecteur qui veut te parler. C’est en rapport avec…
Bruce saisit le téléphone des mains du gardien. Il voulait Gégé brut de décoffrage, avant qu’il ait eu le temps de bricoler une histoire. Au ton de sa voix, Gégé était aussi un Antillais. Un Antillais mal réveillé. Il finit par expliquer qu’il avait fait ses cinq rondes dans la nuit en compagnie de son collègue Martin et qu’ils n’avaient vu personne déposer le bouquet pendant la nuit. Martin confirma les déclarations de son collègue et précisa qu’ils n’avaient aperçu que les animateurs et techniciens de Radio France travaillant de nuit. Bruce appela Cheffert pour organiser la récupération du bouquet et du bristol. Ils convinrent d’effectuer les relevés d’empreintes, de faire photographier le bouquet puis d’envoyer cinq hommes enquêter chez les fleuristes parisiens.
Maïté Joigny était une blonde d’une cinquantaine d’années au corps lourd et à la voix rocailleuse de grande fumeuse. Elle n’était pas maquillée mais portait quatre bagues opulentes. Elle était assise dans la salle de régie déserte au milieu d’une batterie d’appareillages. Sur la droite, un petit escalier menait au studio bordé de hautes vitres. Au fond, une pendule digitale à chiffres rouges. On entendait France-Inter en sourdine. Bruce reconnut la voix de Gérard Lefort. Il se souvenait d’avoir écouté « Restons groupés » lorsqu’une femme commissaire était venue y parler de son livre et de la féminisation de la police française.
Maïté Joigny aurait voulu cacher sa tristesse qu’elle n’y serait pas parvenue. Les cheveux tirés en queue de cheval, son visage était offert. Bruce s’excusa pour son retard, elle hocha la tête et lui servit un regard dilué. Ses yeux rougis lui rappelèrent ceux de Julien Kassidy, la nuit dernière. Bruce s’assit près d’elle. Ses vêtements, un pull lâche et un pantalon noir chinois, sentaient le tabac.
– J’étais en train de réécouter la bande de la dernière émission, dit-elle en désignant un gros Nagra posé à côté d’un dossier. C’était une des meilleures qu’on ait faites avec Isa. Mais même si ça n’avait pas été une réussite, ça aurait été bon tout de même. Vous devinez pourquoi ? (Il fit non de la tête. Elle lui sourit et dit : ) Parce qu’elle avait cette qualité de voix exceptionnelle. Elle aurait pu vous lire l’annuaire et vous en auriez redemandé. Voilà pourquoi. Il n’y a plus que Jeanne Moreau maintenant. Delphine Seyrig et Isa sont mortes.
Bruce ne s’était pas attendu à une telle entrée en matière. Il décida d’aller droit au but, histoire de se frayer un chemin à peu près rectiligne dans ce qu’il pressentait comme une jungle de pathos.
– Pourriez-vous nous confier les bandes de toutes les émissions depuis six mois ?
– Ce sera prêt après-demain. Je vous les ferai déposer par coursier à la PJ. J’ai aussi un dossier pour vous. Coupures de presse, photos. Ça peut toujours servir.
– Merci. Vous connaissiez ses amis ?
– Ses amants, vous voulez dire ?
Légère amertume. Bruce continua :
– Oui, ses amants. J’en ai rencontré un. Le jeune Kassidy.
– Le comédien ? Tiens je ne savais pas qu’elle couchait avec celui-là. Il est beau et à peu près intelligent. Pourquoi pas ?
– Il prétend l’avoir rencontrée ici.
– Oui, il fait des lectures de temps en temps. Il n’est pas trop mauvais.
– Et les autres ?
– Il y a Emmanuel Schmidt, l’animateur des Forêts du savoir, une émission de vulgarisation scientifique. Mais je le connais bien. C’est un type réglo. Un très bon pro. Et Gérard Seymour de France 2, mais je sais que c’est fini depuis au moins un an avec lui.
– C’était sérieux ?
Elle sourit encore. Une espèce de grimace condescendante que Bruce commençait à trouver désagréable.
– Isa était la personne la plus libre que je connaisse. Ses nuits n’étaient pas taboues.
– Le titre de son émission, c’était un gag entre vous ?
– Oui, on peut dire ça comme ça.
– La phrase « l’univers est une machine », ça vous dit quelque chose ?
– Non, pourquoi ?
– Pour rien. Juste une idée vague.
– Vous voulez écouter la bande ? demanda-t-elle en désignant le Nagra.
Bruce acquiesça. Les yeux de Maïté Joigny se plantèrent dans les siens et le sourire grimace revint lorsque la voix d’Isabelle Castro résonna dans la salle de régie. Tout son être semblait exiger silencieusement que la police mette enfin le paquet.
« Vos nuits sont belles et elles nous intéressent. Appelez Maïté au standard et confiez-nous vos rêves, vos désirs, vos questions. Ici Isabelle Castro en direct des Nuits Taboues. Pour cette première nuit d’automne, j’accueille Valérie Cassin, professeur en sciences de l’informatique à Polytechnique. Valérie est venue nous parler d’un futur proche. Celui de la révolution cybernétique. Quelles seront nos chances de survie quand les robots seront devenus plus malins que nous ? Chacun pourra-t-il s’offrir un petit Einstein cybernétique et domestique ? Le XXIe siècle sera-t-il celui de l’avancée technologique fulgurante ? Autant de questions que vous pouvez nous poser. On est entre nous, au cœur des Nuits Taboues… »
Ils écoutèrent en silence pendant une dizaine de minutes. Isabelle Castro était effectivement une bonne professionnelle. Elle avait le don d’amener son interlocutrice à expliquer des données complexes le plus simplement possible et savait mettre à l’aise les auditeurs intimidés. Une jeune fille demanda si on pouvait envisager à moyen terme une guerre des androïdes contre l’humanité. Avant que la spécialiste en cybernétique ne lui réponde, Maïté Joigny éteignit le magnétophone.
– On pouvait aborder les sujets les plus étranges sans que personne ne vienne nous demander des comptes le lendemain. La nuit, les langues se délient. Les gens confient leurs rêves les plus farfelus. La pudeur se gomme. C’est pour ça qu’Isa voulait continuer à jouer les nocturnes.
– Certains auditeurs vous ont-ils paru étranges ?
– Personne ou tout le monde. Je ne peux pas répondre à ça. Réécoutez les bandes, c’est une bonne idée.
– Il y a moyen de tracer les appels ?
– Vous êtes bien placé pour savoir que c’est interdit. On fait un filtrage avant le passage à l’antenne pour neutraliser les plaisantins mais Isa n’attirait pas ce genre de rigolos. Elle était sexy pour les hommes mûrs, brillante pour les femmes du même âge et branchée pour les jeunes. L’idéal.
– Qui a remplacé Isabelle Castro à l’antenne, hier soir ?
– Le jeune David Chevalier. Il a eu l’idée de faire l’émission sur Castro. Tout le monde pleurait. Il aurait mieux valu passer une heure de musique classique finalement.
– Vous avez noté quelque chose de spécial pendant l’émission ?
– Non. À part la sinistrose généralisée.
– Qu’est-ce que vous avez fait après ?
– Avec David, on est allés écluser quelques whiskies au Mélusier, un bar rue du Ranelagh où on va souvent.
– Vous avez remarqué quelque chose en sortant ?
– De quel genre ?
– Des bouquets déposés sous l’affiche d’Isabelle.
– Oui. On s’est accroupis pour les regarder en silence et puis David m’a dit qu’il y avait un truc entre Isa et le public plus fort que la mort. Je n’ai pas voulu le contredire. On est romantique à cet âge-là.
– Attendez… Oui ! Un petit bouquet de roses rouges avec une enveloppe crème.
– Vous l’avez touché ?
– Non.
– Personne aux alentours ?
– Non. Vous croyez que… Vox a déposé les roses ?
– Je ne crois rien mais j’enregistre tout. En tout cas, merci pour les bandes. Si vous vous souvenez de quelque chose, n’hésitez pas à m’appeler.
Il sentait qu’elle n’avait pas envie que ça s’arrête là. Il s’attendait à ce qu’elle lui serve son sourire fatigué mais elle n’en fit rien. Elle passa la main sur le Nagra et dit :
– Vous savez comment j’ai appris sa mort ?
Il fit non de la tête.
– Au journal télévisé, hier matin. Frédéric Guedj aux bords des larmes. Un tel numéro d’hypocrisie que j’en ai été malade une partie de la matinée.
– Hypocrisie, pourquoi ?
– Parce que ce mec aurait dû avoir la décence de parler d’elle sur un ton plus neutre. Pourquoi dire d’une personne qu’elle était la grâce personnifiée si par-derrière on la déteste cordialement ? (Bruce attendit la suite sans bouger.) Guedj avait travaillé pour nous du temps où Isa faisait une émission magazine avec des reportages. C’était il y a deux ans. Ils avaient eu une engueulade magistrale. Il l’avait traitée d’hystérique. Elle l’a foutu dehors.
– Pourquoi ?
– Il avait bidouillé un reportage sur la prostitution. En donnant une fausse interview bien juteuse. On a appris par la suite que la soi-disant pute était une de ses copines. Isa était très ouverte mais inflexible sur le plan professionnel.
– Elle lui a cassé sa réputation ?
– Pas à ma connaissance. On n’a plus jamais entendu parler de lui à Radio France, c’est tout. Il a d’ailleurs bifurqué vers la télé peu de temps après.
Alex Bruce revint à la Brigade après avoir mangé des tacos et bu un jus de tomate au Mélusier faute d’avoir pu s’y faire servir un jambon-beurre. Le barman se souvenait d’avoir vu Isabelle Castro maintes fois dans son établissement. En compagnie de Maïté Joigny, de techniciens et animateurs de Radio France et d’un jeune homme dont la description correspondait à celle de Kassidy. Rien de très intéressant.
Victor Cheffert avait desserré sa cravate, retroussé ses manches de chemise et nettoyait lentement ses lunettes avec un kleenex. Un petit vieux grassouillet était assis entre lui et sa machine à écrire et parlait d’un ton excité. En voyant Bruce, Cheffert interrompit le vieux qui se retourna et eut un regard de reconnaissance. Encore un téléspectateur attentif, pensa-t-il alors que Cheffert le rejoignait dans le couloir.
– C’est le quatrième de la matinée depuis que ton copain journaleux a eu la bonne idée d’ameuter la population, dit-il à mi-voix. Le premier a vu John Travolta et Tom Cruise assassiner Castro pour le compte de l’Église de scientologie. Les deux autres avaient des voisins et copains de bistro à dénoncer. Et celui-là dit que sa sœur jumelle a fait le coup. Mais il n’en est pas très sûr. Parce qu’en fait, il n’a jamais eu de sœur. Tu suis jusque-là ?
– On fait un boulot très dur, mon vieux. Souviens-toi de ce qu’a dit Kassidy.
Cheffert redressa ses lunettes sur son nez et desserra encore un peu plus sa cravate. Bruce lui donna une tape dans le dos et alla dans son bureau. Il ouvrit le dossier récupéré auprès de Maïté Joigny. Plusieurs photos la montraient en compagnie d’Isabelle Castro. Sur l’une d’elles, la productrice tenait la journaliste par la taille et, pour une fois, cette dernière ne posait pas. Elle ne souriait pas non plus et c’est ce cliché que Bruce choisit pour son panneau de liège. Il découpa la silhouette de Joigny et épingla Isabelle Castro à côté de Judith. Puis il fit la tournée des visages comme chaque jour. S’attardant pour chercher un lien de regard en regard. Peaux lisses, peaux marquées, sourires légers, visages graves. Variations : joliesse, beauté, banalité, fraîcheur, lassitude. Rien qui parle. Pour le moment.
Bruce avait laissé sa porte ouverte. Il attendit que le faux jumeau soit parti pour appeler Cheffert.
– On fait le point ?
– OK ! Deux hommes du groupe Logeais couvrent les clubs d’arts martiaux et jusqu’ici, c’est le néant. Idem côté fleuristes. Il faudra une bonne semaine pour tout quadriller. Mais comme de plus en plus de gens commandent leurs fleurs par téléphone, on a peu de chances de gagner le jackpot. Le bristol et le bouquet sont au labo. Et moi au téléphone ou en train d’interroger des illuminés en alternance avec Raynaud. Autrement dit, pour le moment, ça patine.
– De toute façon, je ne suis pas optimiste au sujet de ces roses, répliqua Bruce. À mon avis, c’est un bouquet bas de gamme acheté à un vendeur des rues ou du métro. Intraçable.
– C’est bien ce que j’ai pensé en voyant l’emballage de cellophane miteux.
Bruce eut envie d’allumer une cigarette mais se retint. Il attendit un peu et dit :
– Fred Guedj s’était brouillé avec Isabelle Castro. Une histoire de reportage bidouillé. Il y a deux ans. Quand les médias parlaient sans arrêt de Vox.
À son regard, Bruce sut immédiatement que Cheffert appréciait qu’il lui dise la vérité sans détours même au détriment d’un de ses meilleurs copains.
– Qu’est-ce qu’on fait ? finit par demander le capitaine.
– On creuse là aussi.
– Tu préfères que je m’en occupe ?
– Non. Guedj vient souvent me souffler dans les bronches les jours de blues. Je trouverai vite l’occasion.
– Je peux te demander quelque chose de très personnel ?
– Bien sûr. D’autant que je sais déjà ce que c’est. Tu veux savoir ce que je fous avec Guedj. Malgré Tessa.
– Exact.
– J’ai besoin de Guedj. Je l’aime comme il est. Et peut-être même sûrement à cause de ce qu’il est.
– Tu sais ce que j’aime chez toi, moi ?
– Non.
– Que, quelquefois, ça ne te gêne pas de parler comme une gonzesse.
– Ah bon ?
– C’est grâce à cette souplesse qu’on a toutes les chances de l’épingler.
– C’est ce que je me dis parfois. D’autant qu’il est plutôt du genre opposé. Systématique et rigide.
– Ouais, exactement. Tu sais de quoi je rêve parfois ?
– Non.
– Je rêve qu’on l’a épinglé et qu’on le travaille pour qu’il avoue. On finit par y arriver. Il nous dit : « C’est moi qui les ai toutes tuées. » Ça dure quelques secondes seulement. Mais c’est un orgasme total.
– Dis donc, Victor, pas étonnant que les autres t’appellent « l’Intello ».