« Quel est le comble de la politesse ? Réponse : C’est de s’asseoir sur son derrière et de lui demander pardon. » Victor Cheffert jeta l’emballage Carambar à la poubelle et voyant qu’Alex Bruce suivait son geste lui dit d’une voix empâtée par le caramel :
– Ces petits papiers me font un drôle d’effet. Je ne peux pas m’empêcher de les lire. Un peu comme si j’attendais une révélation.
Bruce hocha la tête d’un air entendu. Ils avaient tous les deux les pieds sur le bureau du commandant autour duquel ils s’étaient installés pour regarder Télématin.
Lewine portait les mêmes vêtements que la veille. Et dégageait aussi la même impression de calme que lors de la réunion au 315. À croire que passer à la télé ne l’émouvait pas plus que se brosser les dents.
– Elle est vachement bonne, commenta Cheffert au bout d’un moment en déballant un nouveau caramel.
– Pas mal, admit Bruce.
Lewine répondait au présentateur en prenant son temps. L’assassinat d’Isabelle Castro avait-il fait monter la pression à la Brigade criminelle ? Comment pouvait-on être femme et flic ? Le serial killer était-il un phénomène en développement en Europe ?
Bruce devait convenir qu’elle avait bien creusé son sujet. La voix était un peu monocorde au début, cherchait son rythme. Maintenant, elle l’avait trouvé et Lewine semblait surfer sur une vague. Avec technique mais sans efforts laborieux. Claire, concise et convaincante.
– C’est curieux, dit Bruce. Avec le filtre de la télévision, sa voix commence à ressembler à celle de Castro.
– T’as raison. Les intonations qui montent légèrement sur la fin. Ces vagues. Ralentissement, accélération. Une mer de son, en fait. C’est apaisant, tu ne trouves pas ?
– Elle m’a dit que Sagnac l’avait briefée. Je comprends mieux. Je te parie qu’il lui a fait écouter les bandes des Nuits Taboues pour qu’elle pique le rythme.
– Plausible.
– Certain. On ne peut pas reprocher à ce type de ne pas avoir de suite dans les idées.
– Ça va peut-être déboucher sur quelque chose, qui sait ? Comme avec mon petit vieux grassouillet.
– Ouais, ça c’est plus intéressant. J’attendais que tu m’en parles.
– J’ai acheté le bouquin de Gibson et je l’ai lu, hier soir.
– Moi aussi, mon vieux Victor.
– Et alors ?
– Et alors, entre les phrases de Vox et celles de l’écrivain, il y a un lien.
– On peut même dire que les phrases de Vox semblent sorties d’un bouquin de science-fiction.
– Tout juste. Et tu sais ce qu’on va faire pendant que Lewine s’amuse à la télé ?
– Téléphoner à William Gibson ?
Arnaud Duquesne, critique littéraire spécialisé dans la science-fiction et ami de Guedj, demanda à Bruce de lui répéter le texte.
– « Souviens-toi de Deep Blue. / Tout est connecté. / Nous pouvons créer nos dieux. / Nous pouvons devenir des dieux. / Nous construisons ce qui va nous dominer. / C’est le calme avant la tempête. / L’intelligence n’a que faire de la conscience. / Nous vivons les derniers jours de l’humanité. / Un animal est une machine. / Les étoiles sont des machines. / L’univers est une machine. »
– Il n’y a que Deep Blue qui fasse tilt là-dedans.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Le nom d’un ordinateur conçu par IBM. Une révolution à lui tout seul.
– Pourquoi ?
– Deep Blue a battu Garry Kasparov aux échecs en 1997. Habituellement Kasparov utilisait une stratégie qui était un mélange d’intimidation psychologique et de tactiques de jeu agressives. Cette méthode s’est révélée totalement inefficace face à une machine que Kasparov lui-même a fini par appeler le monstre. À plusieurs reprises, il a lu des signes d’esprit dans le jeu de son adversaire en silicium.
Bruce pensa à l’analyse d’un psychiatre repérée sur le Net : « S’il accepte d’être un monstre pour les autres, il demeure innocent pour lui-même. » L’ordinateur comme métaphore du tueur en série. Efficace parce que expert dans son domaine, innocent parce que inhumain.
– En pensant science-fiction, on va trop vite, Alex.
– Tu parles de l’étape avant la science-fiction ?
– Exact. Je parle de spéculation scientifique.
– Et tu penses à l’ultime émission de Castro, sur les robots.
– Tout juste.
– Victor, c’est toi qui vas appeler Maïté Joigny pour lui demander les coordonnées de la dernière invitée des Nuits Taboues. Valérie Cassin, la spécialiste de la cybernétique.
– Pourquoi moi ?
– Parce que Joigny répond à tes questions beaucoup plus vite qu’aux miennes. Question de style.
– C’est vrai que j’ai beaucoup plus de style que toi, mon vieux.
Il s’était acheté la combinaison en latex à Tokyo. Quatre trous : yeux, bouche, sexe. Elle lui donnait une allure de Fantômas simplifié. Ou de Mickey géant qui aurait perdu ses oreilles. Lewine fit une moue appréciative. Couché sur le lit, jambes croisées, son sourire traçait une virgule rose dans tout ce noir brillant. Avec Bertrand le steward, on était toujours à la limite du ridicule. Mais on ne l’atteignait jamais. Ou pas encore. Une fois la limite franchie, il faudrait qu’elle songe à le foutre à la porte. Pour le moment, il avait le droit de rappliquer chez elle entre deux escales, de fumer ses cigarettes et de se faire fouetter le latex ou la peau selon son humeur. De toute façon, il n’irait pas jusqu’à lui demander de l’accrocher au plafond comme Armando Mendoza. Quoique.
– Je t’ai vue au journal télé dans l’avion, Martine. Superbe.
Elle lui sourit. Elle enleva sa veste, l’étui de ceinture garni du Ruger SP, déboutonna son chemisier. Une fois le buste nu, elle décida de garder son pantalon.
– Je n’ai pas dit aux autres membres de l’équipage que je te connaissais. Personne ne sait qu’on est ensemble.
– « On est ensemble », Bertrand ?
– Quand tu le veux bien. Tu m’as manqué.
Bertrand Delcourt était son premier amant masochiste. Jusque-là, elle avait connu une dizaine de types à peu près normaux et même trop pour la plupart. Le steward d’Air France était un beau mec – type latin, minceur sportive, vingt-huit ans – qui aimait l’idée de coucher avec une femme flic. Pas trop bavard – ce qui était tout à son avantage – et toujours de bonne humeur, il aimait l’humiliation passagère. Une fois leurs ébats musclés dégonflés, il redevenait un type au corps chaud dont le parfum lui plaisait bien, même le matin, même transpirant. Cette odeur était instinctivement ce qu’il lui fallait pour le moment. Et les circonstances de leur rencontre lui imposaient de faire un bout de chemin avec lui. Jusqu’à un croisement de routes qui n’était pas encore en vue.
Pour l’instant, il y avait ce corps déguisé dont il fallait s’occuper. Lewine ne réfléchit pas trop longtemps. Elle n’avait pas envie de monter d’un cran dans le raffinement à chaque séance. Il se mettrait à trop aimer ça et on n’en finirait plus. Autant pour elle. La seule idée d’une dépendance lui semblait insupportable. Elle qui s’interdisait la moindre boisson alcoolisée pendant un mois plein parfois, histoire de garder à distance les petites habitudes entre collègues, le demi qui mousse et la conversation qui badine. Delcourt et elle avaient atteint une vitesse de croisière. Il fallait en rester là.
Elle lui ordonna de se retourner. Il s’exécuta en silence. De dos, la combinaison lui faisait un corps de boa. Un boa noir sur une couverture marron. Elle ouvrit le placard et prit la cravache. Il la lui avait achetée pour son anniversaire. Chez Hermès. Le steward avait le sens du décorum. Elle utilisa le manche de beau cuir tressé serré pour caresser le cou et descendre le long de la colonne vertébrale. Entre les jambes. Le long des jambes. Sur la plante des pieds. Puis Lewine leva la cravache et fouetta Delcourt pendant dix bonnes minutes. Il garda le visage enfoui dans l’oreiller la plupart du temps, la levant pour s’offrir quelques gémissements plus soutenus à de rares occasions. Il savait qu’il n’avait pas intérêt à faire trop de boucan.
Elle enleva son pantalon, le plia pour le mettre sur le fauteuil et rangea la cravache à sa place. Les mains sur les hanches, elle le considéra un instant avant de lui dire que tout compte fait, elle préférait qu’il enlève son bazar en latex. Il ne protesta pas trop. L’immeuble avait un chauffage collectif et les appartements étaient étouffants à cause de la proprio qui n’était autre que la petite vieille frileuse du dessus. Autant dire que sa combinaison de Mickey mutant lui tenait trop chaud.
Elle ne l’avait pas vu depuis une semaine. Ils firent l’amour avec énergie. À la fin, elle remarqua que ses yeux étaient humides. Il se tourna sur le côté. Elle se dressa sur un coude, se pencha, vit une larme qui coulait sur sa joue et la lécha avant qu’elle n’atteigne l’arête du nez. Elle pensa qu’elle n’avait jamais pleuré en faisant l’amour. Et que ses derniers pleurs remontaient à loin. En fait, Martine Lewine se souvenait très bien du moment où elle avait pleuré pour la dernière fois. Quand elle avait dû supplier le gros porc qui la séquestrait.
Elle se réveilla vers trois heures, la tête farcie d’une réalité informe. Ses nuits étaient amnésiques mais elle pouvait, sur la base de son état psychologique au réveil, faire le tri entre le songe neutre ou agréable et le cauchemar. Elle paria sans craindre de se tromper sur un cauchemar. Du type languissant, moite, voire poisseux, enfoui dès à présent dans les replis de son cerveau.
Le corps du steward était une ombre immobile à ses côtés et elle percevait sa respiration régulière. Elle se leva pour aller boire un verre d’eau à la cuisine et ouvrir la fenêtre dans le but d’entendre passer un train éventuel. Trois blocs d’immeubles séparaient la rue Clapeyron des lignes de chemin de fer menant à la gare Saint-Lazare. D’où était situé son appartement, on ne pouvait distinguer les bruits de la vie du rail que lorsque le trafic automobile était réduit à sa plus simple expression et Martine Lewine aimait entendre ce son métallique trouer brièvement la nuit parisienne. Il évoquait un sentiment enseveli, aussi muselé que ses rêves. L’image la plus proche était celle d’une bouée au milieu d’une étendue d’eau grise à laquelle elle pouvait s’accrocher en cas de nécessité. Un épouvantail à états d’âme, peut-être. Elle se recoucha et pensa à Alex Bruce.
Calme. Sobre. C’est l’impression que vous donnez. Est-ce qu’il avait mis de l’ironie dans cette remarque ? Sûrement. Est-ce que ça cachait une enquête qu’il aurait faite sur elle ? Pas difficile. Il suffisait de demander à ses collègues. Ils savaient tous ce qui lui était arrivé.
Alexandre Bruce, officier de la Brigade criminelle. Un flic sélectionné parmi des milliers d’autres sur la base de ses capacités. Le minimum requis était déjà un palmarès en soi. Cinq années de métier et de familiarité avec la mort. Un tempérament à encaisser le stress, les coups durs, les frustrations de l’enquête qui n’en finit plus de déboucher sur des voies sans issue. L’opiniâtreté comme seconde nature. Loin de l’ambiance cow-boy de l’anti-gang. Gamberge, obstination, calme. Elle voulait en être. Elle voulait bosser avec Bruce et les autres. Elle se sentait faite pour ça après ces treize années au ciat du 8e.
En fait, en ciat, on voit plus de cadavres qu’à la Crime. Avec les enquêtes décès, les overdoses, les accidents. On se galvanise et on s’amplifie. Parce qu’on approche tous les milieux sociaux. Il fallait qu’elle soit parfaite sur l’affaire Vox. Qu’elle mette le paquet tout en restant imperturbable. « Le mieux est d’être sobre et calme. » « C’est l’impression que vous donnez. »
Ce n’était pas seulement une impression, commandant. Regardez-moi, patron. Regarde-moi, Alex.
Ses hommes le tutoient. Ils forment une équipe. Un seul corps, une seule cervelle, une seule obstination tranquille. Et je veux en être.
L’administration policière mettait le paquet en ce moment question recrutement féminin. Mais à la Crime, les femmes se comptaient toujours sur les doigts d’une main. C’était le moment de postuler. Mais il se trouverait peut-être un psy quelque part pour dénicher un creux. Il aurait du boulot. Elle avait calfeutré tout ça. Le puits noir était sous contrôle. Même s’il fallait se pencher au bord de la margelle, elle n’aurait pas peur. Quelque chose en elle s’était dissous avec le gros porc. Une carapace de corne trop sèche.
Elle n’était pas morte. Elle avait une autre peau. Un peu tendre au tout début. Avant que le temps fasse son œuvre et lui durcisse à nouveau le cuir. Il n’y avait qu’en acceptant ses béances avec lucidité qu’on devenait fort. Et en travaillant. Et si un spécialiste de la santé mentale venait rôder autour du puits noir, elle saurait y faire. Comme elle avait su y faire avec Sagnac. Calme et sobriété.
Comme d’habitude, elle s’était réveillée avant lui. Il aimait bien faire semblant de dormir et la mater pendant ses allées et venues de la chambre à la salle de bains. Sa séance d’abdos sur la machine ou sur un tapis de sol. Quand elle travaillait avec ses haltères. Il appréciait ses membres musclés, ses fesses haut placées. Elle faisait du sport à fond les manettes et ça se voyait. Une femme pas comme les autres. Jogging, kung-fu, tir, et la télé maintenant. Bien. Très, très bien. Il y avait une chanson comme ça dans le temps, se dit Bertrand Delcourt :
« Elle a les yeux revolver, elle a le regard qui tue, elle a tiré la première, m’a touché, c’est foutu… »
Bizarrement, cette chanson toute bête, c’était exactement Martine Lewine.