Un club où passe de la techno japonaise. Le lieutenant Dan Rogers, un faux air de Brad Pitt, danse face à une rousse sculpturale. Une mer de têtes balayée par des faisceaux laser. La caméra filme du dessus avant d’opérer une plongée. Rogers embrasse la fille puis murmure à son oreille. Elle se recule et le gifle. Rogers se frotte la joue et émet un sifflet d’admiration, s’en va sur un sourire. La fille danse frénétiquement puis s’arrête. Immobile au milieu de la foule en transe. Gros plan sur ses yeux pleins de larmes. Plan américain sur Rogers vu de dos qui salue la physionomiste du club et sort. Une horloge indique cinq heures trente.
Dan Rogers dans sa voiture. Il prend son holster dans la boîte à gants, le fixe sur son torse, met son blouson, démarre. La voix off d’un Asiatique permet de comprendre qu’il a rendez-vous avec un collègue dans une maison de thé à Chinatown.
Rogers se gare, gravit un escalier au-delà duquel clignote une enseigne à néon : Bird Paradise.
Rogers pénètre dans une vaste salle où ne sont attablés que des Chinois. Ambiance paisible : les joueurs de mahjong boivent du thé. Plans sur des oiseaux dans des cages d’osier accrochées au plafond. Des consommateurs entrent avec leurs cages, les installent sur leurs tables. Rogers s’avance vers un métis imperturbable.
– Je parie que tu t’es jamais levé aussi tôt, Rogers.
– T’occupe ! On en est où ?
– Demande au canari.
Rogers fait la grimace. Le métis sourit, désigne la cage d’un geste discret. Rogers repère le petit miroir incrusté à la base. Il s’en sert comme d’un rétroviseur vers un groupe d’hommes attablé. L’un d’eux tend une enveloppe à un quadragénaire lunetté qui la glisse dans sa veste, se lève en saisissant une cage.
Rogers fixe le métis et dit :
– Je parie que tu t’es jamais levé aussi vite, Lee !
Main de Rogers vers son holster. Yeux écarquillés de Lee. Rogers se lève, pivote, son revolver à bout de bras.
– LAPD ! On ne bouge plus !
Le quadragénaire jappe un ordre en cantonais. Deux comparses dégainent. Rogers tue le premier d’une balle en plein front, plonge sur le côté. Échange de regards avec Lee sous la table. Cris, bousculades. Gros plans sur des oiseaux affolés. Rogers fait une roulade, tire une deuxième fois, tue l’autre comparse.
Visage en sueur, chemise mouchetée du sang du Chinois, Rogers hurle :
– Couchez-vous ! Couchez-vous !
Coups de feu. Une nouvelle vague de clients se disperse en hurlant.
Le quadragénaire ouvre sa cage. Dans le double fond, un sachet de poudre blanche qu’il fourre dans sa veste et une arme. Le troisième Chinois sort un pistolet-mitrailleur de l’arrière de la banquette. Rafales, trois consommateurs abattus. Au sol, Lee et Rogers tirent. Fin du troisième Chinois.
Le quadragénaire dans l’escalier. Rogers à sa poursuite. Dans la rue, halos rouges des lanternes chinoises accrochées aux lampadaires. L’homme court vers le soleil levant. Dan Rogers tire. Le Chinois chancelle en tenant sa cuisse droite avec sa main armée, s’affale sur une table de mangeurs de nouilles. L’homme lève son arme vers Rogers qui l’abat.
Le lieutenant s’agenouille, ouvre la veste de l’homme. La poudre tachée de sang. Puis gros plan sur une main posée sur l’épaule de Rogers.
– Tu ne seras jamais qu’un cow-boy, mon pauvre Rogers, dit Lee avec une moue de philosophe écœuré.
Il rit à gorge déployée. Étrange, car sa bouche est fermée.
– Stop ! cria le directeur de studio. Qu’est-ce qui te prend, N’Guyen ?
– Cette réplique est nulle à chier, répondit le comédien asiatique en continuant de s’esclaffer.
– Peut-être, mais c’est exactement ce que dit l’acteur qui fait Lee.
– « Tu ne seras jamais qu’un cow-boy, mon pauvre Rogers », minaude N’Guyen. On peut pas l’arranger un peu ?
– Oui, c’est vrai, c’est assez niais, renchérit Julien Kassidy.
– Tu t’y mets aussi, Kassidy !
– Écoute, se glisser dans la peau de Dan Rogers dans ces conditions, c’est un peu dur !
– On fait la synchro d’un feuilleton TV, les gars. C’est pas le dernier Robert De Niro.
– Bah ! C’est complètement pompé sur les films de John Woo, dit N’Guyen.
– Pompé ou pas, les dialogues sont très durs à faire vivre, insista Kassidy.
– Eh bien, demande donc un avis technique aux policiers venus t’interroger, ma puce, dit le directeur de studio qui enleva son casque et ralluma la lumière.
Alex Bruce et Victor Cheffert, immobiles de part et d’autre de la petite salle de régie, fixaient Julien Kassidy. En arrière-plan, le film continuait de défiler en silence avec la rythmo qui balançait le texte en sous-titre : Dan Rogers faisait face à un type suralimenté et surexcité. Son supérieur probablement dont la bouche mâchait des blocs de silence.
Ils lui faisaient le « coup de la moquette ». Kassidy avait été introduit dans le vaste bureau moquetté du patron, sommé de s’asseoir face à lui sur l’antique fauteuil de cuir. Il était moins décontracté que le psychocriminologue. Décroisait et recroisait ses jambes, ses bras, laissait rouler son regard de la Seine aux yeux de Delmont, s’attardait sur la tête de mort pied de lampe et le magnétophone. Le duo Bruce / Cheffert allait et venait à bonne distance, tenant la base d’un triangle qui emprisonnait le comédien et dont le sommet était le visage impassible du patron de la Crime.
– On te retrouve trop souvent dans nos jambes pour que ce soit une coïncidence, Kassidy, commença Cheffert.
– Expliquez-moi ce qui se passe et je pourrai peut-être vous répondre.
Delmont appuya sur le bouton « play », déclenchant la bande préparée par Genovesi. Quand ce fut terminé, il appuya sur « stop », alluma une cigarette. Le couvercle de son Zippo claqua sec dans le silence du bureau.
Kassidy finit par soupirer, passa une main sur sa nuque et dit :
– J’avais gardé tout ça pour moi parce que la réputation des Nuits Taboues en dépendait.
– Tout ça quoi ? intervint Bruce.
– Je chauffais l’émission pour Maïté Joigny depuis un bout de temps. J’intervenais en changeant ma voix. Quelquefois, si ça tardait à démarrer, je jouais plusieurs auditeurs différents.
– Qu’est-ce qui nous prouve qu’elle te l’avait demandé ?
– Des fiches de paye plus élevées que ce que valent mes lectures de roman. Et son témoignage, si elle veut bien vous le donner.
– Pourquoi : « si elle veut bien » ?
– Je la vois mal admettre qu’elle maquillait les interventions.
– Quels étaient ses motifs ?
– Isabelle avait commencé à bifurquer vers la télé. Joigny avait peur qu’elle quitte la radio et l’abandonne. Elle voulait que chaque émission soit plus réussie que la précédente. C’était une course contre la montre et elle ne voulait rien laisser au hasard.
– Comment te préparais-tu pour les émissions ? Tu lisais des livres ? questionna Bruce.
– Maïté me donnait de la documentation et on parlait de ce qu’elle attendait.
– Idoru, ça te dit quelque chose ?
– C’est un roman anglo-saxon. C’est Isabelle qui me l’avait prêté.
– Pour quelle raison ?
– Parce qu’il lui avait plu. Elle aimait bien discuter bouquins avec moi.
– Vous avez parlé du livre ?
– J’ai évité le sujet parce que le bouquin m’avait ennuyé.
– Pourquoi ?
– Dans le fond, j’aime pas la science-fiction.
– Revenons aux émissions. Maïté Joigny avait des idées précises ?
– Oui, toujours.
– Tu n’as pas eu envie de lui proposer des thèmes ?
– Non. Le patron, c’était elle.
– Et l’émission sur la cybernétique ?
– La dernière. Eh bien quoi ?
– Elle t’a inspiré plus que les autres.
– Pas vraiment. Je suis intervenu en me mettant dans la peau de l’auditeur potentiel comme à chaque fois.
– Non, pour celle-là, c’était plus fort.
– Peut-être. Ces gens qui espèrent que le futur sera plus intéressant que ce que nous vivons ont une dimension supplémentaire.
– Décode, Kassidy, dit Cheffert. Ça veut dire quoi, en clair ?
– Ce sont des rêveurs. Ils sont touchants, je trouve.
– Tu rêves, toi aussi ? continua Cheffert.
– J’ai pas le temps, inspecteur. Il y a quatre-vingts pour cent de chômage dans ma profession.
– Eh bien justement, Kassidy, j’ai un rôle pour toi, dit Cheffert en lui tendant un papier. Déclame-le avec émotion, tu veux bien ?
Kassidy prit la feuille et lut en silence sans montrer de réaction particulière. Bruce eut une idée. Il avança vers le bureau et appuya sur la touche « play ».
– Pourquoi est-ce que vous m’enregistrez ?
– Une vague idée, répondit Bruce.
Kassidy regarda ostensiblement Delmont et se mit à lire comme s’il était son partenaire. Il sembla à Bruce que la voix du comédien partait à l’assaut de l’espace du bureau. Il n’était plus ni Dan Rogers, ni Julien Kassidy :
– « Souviens-toi de Deep Blue. / Tout est connecté. / Nous pouvons créer nos dieux. / Nous pouvons devenir des dieux. / Nous construisons ce qui va nous dominer. / C’est le calme avant la tempête. / L’intelligence n’a que faire de la conscience. / Nous vivons les derniers jours de l’humanité. / Un animal est une machine. / Les étoiles sont des machines. / L’univers est une machine. »
– Encore une fois, ordonna Delmont.
Kassidy lui jeta un regard étonné mais reprit posément. Il attendit ensuite qu’on lui demande de recommencer mais face au silence du trio, il posa la feuille sur le bureau. Une minute pleine s’écoula, Kassidy finit par demander :
– C’est quoi, ce texte ?
– À ton avis ? intervint Cheffert.
– Un poème traduit de l’anglais ?
– Pourquoi de l’anglais ?
– Ça sonne comme un poème mais ça ne rime pas. Alors j’ai pensé que ça pouvait être une traduction.
– Ça ne rime pas non plus en anglais, dit Bruce. J’ai essayé. Tu aimes la poésie ?
– Bien sûr. Et tous les grands textes. Et même les petits dialogues des feuilletons dans le fond. L’essentiel, c’est de travailler. Il ne faut pas cracher dans la soupe.
– Tu semblais pourtant d’accord avec ton collègue asiatique quand il disait que les dialogues étaient nuls.
– J’y suis allé en douceur et, de toute façon, ça fait partie du folklore. C’est une manière de dire au milieu de la post synchro : rendre intelligents des dialogues cons, c’est dur. Donc ça vaut de l’argent. Il ne faut jamais hésiter à se vendre comme des spécialistes.
– Pour un spécialiste, tu nous les avais bien cachées tes activités de doublage, dit Cheffert.
– J’ai eu beaucoup de mal à pénétrer le monde fermé de la synchro mais je ne m’en vante pas pour autant.
– On est pourtant pas des agents ! ricana Cheffert. De la circulation de temps à autre. Mais ça s’arrête là.
Kassidy sourit de l’air du type poli mais navré par une blague affligeante.
Martine Lewine arriva vers dix-sept heures. Bruce expliqua qu’ils avaient déniché les studios assurant le doublage des Trottoirs de Los Angeles en quelques coups de fil. Ils évoquèrent le nouvel interrogatoire de Kassidy qui débouchait sur une impasse supplémentaire malgré le rituel de la moquette et l’implication de Delmont. Lewine leur narra sa journée médiatique : Canal +, FR3 et RTL. Elle précisa qu’elle avait refusé de son propre chef le portrait que proposait Frédéric Guedj pour France 2. De son point de vue, une guignolade : il voulait la filmer chez elle, pendant son jogging, faisant ses courses et mimant une arrestation. Bruce lui demanda si elle n’avait pas envisagé d’en parler d’abord à Sagnac, et Lewine répondit qu’elle avait préféré utiliser ses propres méninges. Victor Cheffert lui dit qu’elle avait gagné un point dans la cote établie secrètement par le commandant Bruce et ce dernier proposa d’aller boire une bière à la brasserie Duguesclin. Devant des demis à la pression, Cheffert raconta que la prestation médiatique de Lewine avait fait doubler le nombre des appels à la PJ relatifs à l’affaire Vox. Deux personnes étaient mobilisées à plein temps pour répondre aux questions et trier les appels intéressants. Malheureusement, ceux-ci tardaient à se présenter. Bruce insista pour régler l’addition et le trio se rendit au parking de la PJ où il se sépara. Bruce s’attarda tout de même un peu pour voir comment Lewine se débrouillait avec sa grosse cylindrée. Aussi vite et bien qu’un homme mais avec un petit quelque chose en plus. « Une sorte d’assurance tranquille », avait dit Delmont. Le commandant admit que le grand patron n’avait pas tort.
Une odeur de cigarette flottait dans l’entrée. Bruce trouva Guedj au salon, installé devant la télévision. Posés sur la table, une bouteille de whisky et un verre presque vide. Un ramequin rempli de bretzels. Une bande-annonce défilait avant le vingt heures : celle d’une nouvelle série française. L’histoire d’une femme mûre, commissaire de police et syndicaliste, affublée de deux jeunes godelureaux agités du bocal en guise de lieutenants et d’un fils ingrat de trente ans en crise d’adolescence attardée. Guedj saisit la télécommande, éteignit le poste et dit d’une voix haut perchée :
– Tu rentres bien tard, chéri !
– Salut, Fred, soupira Bruce (en regrettant le jour où il avait confié au journaliste qu’il laissait un double de ses clés au-dessus du compteur de gaz sur le palier). Il ne te manque plus que les charentaises à carreaux.
– Tu en as à me prêter ?
– Qu’est-ce qui me vaut l’honneur ?
– La nouvelle recrue ne veut pas m’accorder d’interview. C’est grâce à toi ?
– Figure-toi qu’elle est assez grande pour flairer les coups pourris.
– C’était pourtant une excellente idée. J’estime que quand on jette une peau de banane sous les pattes d’un serial killer, il ne faut pas lésiner.
– Elle a refusé et je ne peux rien y changer.
– Permets-moi d’être sceptique.
– Permis accordé, Fred.
Le journaliste se resservit une rasade et but une copieuse gorgée en faisant la grimace. Il reprit :
– C’est peut-être parce qu’elle a des choses à cacher.
Bruce prit un verre dans le bar et se servit une petite dose d’alcool. Il s’assit, enleva ses chaussures et son blouson, posa ses pieds sur la table basse, but une gorgée et attendit la suite.
– J’ai un très bon pote qui a travaillé au commissariat de l’avenue du Général-Eisenhower. Martine Lewine a été agressée par un dingue il y a cinq ans de ça. Il l’a séquestrée et affamée pendant plusieurs jours avant qu’elle ne réussisse, on ne sait trop par quel miracle, à mettre les bouts. (Il se tut, attendant une réaction. Bruce le fixait sans rien dire. Guedj reprit : ) Ça s’est passé avenue du Cimetière à Saint-Denis. Elle était tombée sur un poète, du même genre que le Belge qui dépeçait ses victimes et disséminait les sacs-poubelle dans des lieux évocateurs comme le chemin de la Haine ou la rue de l’Inquiétude.
– Oui, le dépeceur de Mons, je connais. Et alors ?
– Elle y est retournée plusieurs fois mais elle n’a vu que des entrepôts abritant un tas de sociétés respectables.
Bruce but une nouvelle gorgée en étudiant le visage de Guedj. Une bouche et un ton revanchards mais un regard direct. Celui du fouille-merde sachant qu’il tient quelque chose, dirait Delmont.
– C’était il y a cinq ans et elle a l’air d’être en un seul morceau, dit Bruce.
– T’en es sûr ?
– Qu’est-ce que tu insinues ?
– Que vous envoyez au baston une nana couturée de partout. Deux scénarios : elle craque ou elle massacre. Personnellement, je préfère la deuxième solution. Lewine est une tireuse d’élite, elle pratique le kung-fu à haut niveau et ne lâche jamais le morceau malgré ses airs bonasses. Dixit un de ses petits copains de la flicaille que j’ai dû payer grassement. Il m’a dit qu’elle était bizarre. Qu’elle avait jeté les fringues d’un souteneur à la poubelle et que ça avait déclenché une course-poursuite avec le type qui cavalait à poil sur le boulevard Haussmann. Bref, on frise le délire. Et ça amène une question que tu dois déjà te poser : comment se fait-il qu’un psy comme Sagnac n’ait pas flairé la fêlure de Lewine ?
– Et toi, Fred, comment se fait-il que tu viennes me faire respirer la tienne si souvent ?
– J’entretiens la flamme, mon vieux.
– Quelle flamme ?
– Celle des soldats plus ou moins connus, morts dans les tranchées de la passion. Les victimes de Tessa.
– J’ai eu un rude week-end et un gros lundi, Fred.
– Tu sais qu’elle s’est déjà trouvé un nouveau jules ?
– Tessa ?
– Oui. L’Américain peut se faire du mouron. Surtout depuis le début de la saison des voyages d’affaires.
– Et comment sais-tu tout ça ?
– J’ai la mauvaise habitude d’appeler Tessa de temps en temps. J’écoute sa voix et je raccroche au bout d’un moment. Quelquefois, je recommence jusqu’à ce qu’elle envoie paître ma voix anonyme avec une insulte quelconque. J’aime bien son timbre quand elle est en colère. La dernière fois, je me suis fait piéger. Elle a rappelé immédiatement après mon appel. J’ai eu beau jurer que ce n’était pas moi, elle m’a insulté avant de me saigner à blanc. Elle m’a balancé qu’elle avait rencontré un mec avec qui elle s’envoyait copieusement en l’air.
– Mon pauvre vieux.
– Quand tu essaies de me faire croire que tu planes au-dessus de tout ça, tu n’es pas très bon, Mister cool.
– Je ne peux pas t’empêcher de croire ce que tu veux.
– C’est comme ton whisky, d’ailleurs. Il n’est pas bon non plus, Alex.
Après le départ de Guedj, Bruce éprouva le besoin impérieux d’une douche. Il la prit très chaude, laissa l’eau ruisseler longtemps sur ses épaules, ses mains en appui sur le carrelage. Il passa un peignoir de coton blanc et s’assit sur le couvercle des toilettes pour réfléchir. Il arriva à la conclusion qu’il fallait mettre un homme en filature sur Fred Guedj et sortit de la salle de bains pour téléphoner à Patrick Gauvin, une des dernières recrues de la brigade. Il lui donna les adresses du journaliste et de Tessa Robbins et lui demanda de se trouver un équipier pour filer Guedj jour et nuit.
Alex Bruce s’installa devant son ordinateur et consulta le Net à la recherche d’informations sur la révolution cybernétique. Il trouva un groupe de discussion américain dont les protagonistes extrapolaient sur ce que pourraient être des mondes super-réels où l’art, l’aventure, le sexe prendraient une dimension d’infinie complexité et de réalisme. Le débat roula gentiment jusqu’à ce qu’un négationniste se glisse dans le jeu. La discussion tourna vinaigre.
« – La technotransmutation est notre avenir incontournable. L’évolution biologique a perdu sa place de système leader. L’être humain va continuer à évoluer mais ça n’aura plus rien à voir avec ses gènes.
– Vous rêvez d’annihilation ! C’est complètement dingue.
– L’évolution de l’ADN est extrêmement lente. Les systèmes artificiels peuvent évoluer des millions de fois plus vite que les entités biologiques.
– Évoluer à toute allure mais pour quoi faire !
– T’as pas remarqué que l’évolution est un processus inéluctable ? Que rien ne s’arrête et surtout pas l’étrangeté de notre monde ?
– Et si, ça s’arrête puisque vous rêvez tous de suicide collectif.
– Mais justement, mec ! Il ne faut pas rêver. L’économie, la culture et la foi ne sauveront probablement pas l’humanité ou les âmes humaines. En revanche, la technologie pourra permettre de sauver les esprits humains.
– Et qu’est-ce que tu feras avec ton corps de robot ? Fini l’amour charnel.
– Parlons-en de l’amour. Un phénomène chimique aujourd’hui parfaitement connu et donc reproductible et améliorable. Parlons plutôt du plaisir ! Avec une peau synthétique sensible, tu pourras t’envoyer en l’air sans problème dans un monde où l’imagination sexuelle sera infinie. Avec un homme, une femme, dix, vingt partenaires ou ton propre clone, avec autant d’orgasmes multisensoriels que tu voudras et dans des paysages inouïs. »
Bruce suivit encore un peu le débat puis se déconnecta. Il glissa le CD de Morcheeba dans le lecteur et alluma une cigarette. Un avenir incontournable. Il tenta d’imaginer un monde où chacun se suffirait à lui-même, où la frustration cesserait d’exister. Le moindre de nos désirs serait exaucé instantanément. Nos passions mourraient de leur belle mort. Dans ce monde parfait, des êtres immortels en évolution constante et exponentielle mettraient au jour tous les secrets de l’univers. On oublierait jusqu’au nom d’Orphée. Le charme de Tessa Robbins ou le mystère de Martine Lewine n’auraient pas plus de valeur qu’une cosse de cacahuète. Et les serial killers seraient au chômage. Comme les flics.