Yeux écarquillés de force par du ruban adhésif, ligoté à un fauteuil roulant, Mel Gibson dégringolait un escalier sous une pluie de balles en braillant comme un veau. La scène plaisait à la fille. Assise à poil au bord du lit, elle riait bêtement. Il avait eu pourtant du mal à la convaincre de se brancher sur Ciné Cinémas. Avant d’aller à la salle de bains, il avait monté le son. Il savait que contrairement aux autres, elle allait trop crier. Il supportait depuis deux mois ses conversations ineptes, sa spontanéité gluante qui faisaient d’elle un machin très moyen. Les autres étaient des salopes. Celle-ci était plutôt une dinde. Hôtesse au sol. C’était exactement ça : cette nana était incapable de décoller. Un pis-aller parce qu’il lui fallait accélérer le jeu.
Il regarda un instant son dos, ses longs cheveux noirs brillants. Comme ça, on aurait pu la prendre pour l’ex-femme de Bruce le flic. Pouliche de luxe dont le standing dépassait les émoluments d’un fonctionnaire de police. Au téléphone, la voix de Tessa avait une qualité. Même sur ces quelques mots : « Allô, allô, qui est à l’appareil ? » Mais certaines intonations étaient trop cristallines. Les phrases bondissaient comme de l’eau alors qu’il aurait fallu qu’elles glissent en coulée de boue chaude sur la fin. On était à deux doigts de la perfection. Mais deux doigts, c’était beaucoup trop. Avec l’hôtesse, on frôlait déjà la limite de l’acceptable. En tout cas, l’idée des cheveux de Tessa le stimulerait.
Allait-il attendre que l’autre dinde sente son regard et oublie le film deux secondes ? Elle se retourna justement à ce moment-là, ouvrit la bouche en O. Et fonça vers la porte. Vox fut interloqué. C’était la première qui pensait à se barrer sans demander son reste. Il l’avait mal choisie. Il l’avait mal choisie !
Il se projeta sur elle, enserra ses cuisses. Ils tombèrent. La tête de la fille cogna la porte. Elle gémit, s’affaissa. Partie dans le cirage ! Il n’avait pas prévu ça. Il voulait sa voix, la vibration de sa gorge et de sa chatte réunies. Elle était comme une chiffe sur la moquette beigeasse de l’hôtel. Une main sur son torse, il vérifia que le magnétophone fonctionnait puis s’assit à califourchon sur le ventre. Il vit son propre sexe flasque et serra les dents. Un coup de feu. Il tourna la tête vers l’écran : Mel Gibson arrachait le ruban adhésif. Vox se mit à donner des claques à la fille. Droite, gauche, droite, gauche. De plus en plus fort. Jusqu’à ce que les paupières papillonnent comme celles d’une poupée. Il plaqua sa main sur la bouche pendant que les yeux marron s’écarquillaient de terreur.
Il la tua parce qu’il fallait bien en finir mais elle ne lui avait rien donné. Une dinde de bout en bout. Elle avait prononcé les paroles mais la magie n’avait pas eu lieu. Il n’avait pas senti la membrane palpiter. L’entaille ne s’était pas ouverte sur le gouffre du temps. La solitude l’avait pris à la gorge et pendant un instant il avait senti un froid mortel bloquer sa respiration. En serrant le cou, il avait eu le sentiment qu’il n’y arriverait pas. Que le puits était trop profond. Trop haut. Trop glissant. Sa mémoire lui avait alors rendu la voix de sa mère. Intacte pendant un bref instant. Gonflée des injures qu’elle prononçait en prenant soin d’articuler. C’était la première fois qu’elle lui revenait si clairement. La première fois depuis la maison. Depuis qu’il l’avait tuée devant le poste de télévision. Elle regardait les Guignols.
Alzheimer lui avait grillé la cervelle. À soixante-deux ans, la seule précocité qu’elle ait jamais eue. Elle était morte dans une hébétude télévisuelle complète et d’une parfaite médiocrité. Comme elle avait vécu.
Sa nouvelle vie non biologique approchait. À lui d’entamer le virage. Mais il ne pouvait pas partir avant de s’emparer de la seule voix qui l’intéressait vraiment. Celle qui même lorsqu’elle prononçait des jurons gardait sa pureté. Cette voix serait celle de son Idoru. L’être suprême qui vivrait avec lui tous les siècles à venir. Ils fonderaient une dynastie de clones pour ne parler qu’entre eux le langage sacré des dieux.
Vox se dit qu’il était temps d’appeler Martine Lewine à son domicile. Elle décrocha au bout de la deuxième sonnerie. Voix cotonneuse. Moins bonne que la dernière fois à la télé. Il attendit. Ambiance silencieuse autour de la voix ensommeillée qui questionnait mollement : « Allô ? allô ? » Il l’avait réveillée ; elle ne regardait pas le film. Martine Lewine cessa de parler. Il l’écouta respirer dans le combiné puis raccrocha. Déception.
Très vite, il se ressaisit et appela Bruce le flic à son domicile. Il l’écouta dire : « Allô ! allô ? allô ? » Espace de silence. Et encore : « Allô, j’écoute, allô, parlez ! » Il put discerner le bruit de la télé cette fois, espéra qu’il s’agissait du bon film. Il monta le son du téléviseur de l’hôtel avec la télécommande : impression subtile de deux mondes sonores subitement réunis via le réseau téléphonique. « Allô, parlez ! » Vox raccrocha. Il sortit les deux bandes de ruban adhésif de sa sacoche et s’agenouilla à côté de la dinde pour lui scotcher les paupières. Le spectacle n’avait aucun intérêt pour le moment. Il n’en aurait qu’au moment où Bruce le flic et sa troupe feraient leur entrée en scène.
Alex Bruce reposa le combiné et fixa l’écran. Mel Gibson, garé sous les fenêtres de Julia Roberts, la regarde courir sur une machine de jogging d’appartement. La jeune femme ignore la présence voyeuse du taximan paranoïaque. Bruce avait déjà vu le film et appréciait ce passage qu’il trouvait à la fois pervers et tendre.
Il avait laissé sa main sur le combiné et se demanda si Guedj continuait de jouer avec ses nerfs et avait délaissé le numéro de Tessa pour le sien. Tessa. Bruce se dit que c’était peut-être elle qui venait de l’appeler avant de changer d’avis et de raccrocher subitement. Elle pouvait se sentir déboussolée et avoir envie de parler à quelqu’un qui l’écouterait sans faire trop de commentaires. Ça ne lui était jamais arrivé jusqu’à présent mais elle devait savoir que c’était un mouvement qu’il comprendrait.
Il pensa l’appeler pour prendre simplement de ses nouvelles. Pour s’assurer qu’elle savait ce qu’elle faisait en provoquant Guedj. Et aussi pour vérifier que le journaliste avait raconté la bonne histoire. De la musique montait de la rue en bouffées hétéroclites. Il alla baisser les stores électriques pour gagner un peu d’intimité, prit son agenda et composa le numéro. Tessa décrocha au bout de la deuxième sonnerie. Une voix enjouée. Et tout de suite celle d’un homme en arrière-fond. « Allô, oui ! J’écoute ! » dit encore Tessa Robbins. Bruce raccrocha.
Il alla chercher une bière dans le réfrigérateur et se concentra sur le film. Julia Roberts avait une fraîcheur émouvante mais il ne put s’empêcher de penser qu’elle collectionnait maris et amants dans une course en avant bien proche de celle de Tessa.
Bruce repensa soudain au groupe de discussion américain. Et si l’objectif ultime de Vox était de supprimer ses pulsions et ses passions ? De devenir un être non biologique libéré de ses tourments affectifs ? De ses émotions destructrices. Capable de regarder son passé et de renaître sur d’autres bases. Si la clé était là ?
Bruce songea à Sagnac. Vox veut être réintégré. Il tente d’émerger du chaos dans lequel il est plongé depuis l’enfance. Il décida de laisser son antipathie au vestiaire et d’appeler le psy pour tester sa théorie. Récupérer des bribes d’information précieuses dans un puzzle constitué de pièces minuscules mais dont certaines se révéleraient peut-être entités maîtresses. Qui sait si la confrontation de leurs deux points de vue ne serait pas profitable pour une fois ? Mais Alain Sagnac n’était pas chez lui. Bruce recomposa le numéro par acquit de conscience puis renonça. Il laissa ses pensées vagabonder tout en regardant la fin du film. L’amour gagnait du terrain entre l’avocate et le taximan parano. Pourquoi pas ?
Il n’envisageait pas de téléphoner à Cheffert parce qu’il ne voulait pas troubler sa vie familiale. Il songea soudain à Martine Lewine. Il savait peu de chose de sa vie privée hormis le fait qu’elle était célibataire et sans enfants. Comme lui finalement. Elle ne se formaliserait pas pour un coup de fil après le couvre-feu. Il trouva facilement son numéro dans l’annuaire du Net. Vit qu’elle habitait rue Clapeyron dans le 8e. Un coin qu’il connaissait bien, lui qui avait été élève au lycée Chaptal.
– Martine ? C’est Alex.
– Oui, patron.
– Ne me dis pas que je te réveille !
– Non. Le téléphone a sonné il y a cinq minutes à peu près. Ça arrive quelquefois : mon numéro est le même que celui de Charlot Roi des Coquillages, à un chiffre près. J’essayais de me rendormir. Je me couche tôt quand je peux parce que j’aime me lever à l’aube pour courir.
– T’es une vraie stakhanoviste, dis donc !
– Grâce au coup de fil de tout à l’heure, j’ai un bout de rêve en tête. Ça ne m’était pas arrivé depuis longtemps. En fait, je ne me souviens jamais de mes rêves.
Bruce pensa aux déclarations de Fred Guedj. La fêlure de Lewine. Il ferma un instant les yeux comme pour capter par télépathie le bout de rêve.
– Qu’est-ce que tu as vu ? Un homme ?
– Non, une ombre. Une présence.
– C’était un bout de cauchemar alors.
– Peut-être. Pourquoi m’appelles-tu ? Il y a du nouveau ?
– Qu’est-ce que tu penses de cette idée : Vox rêve de devenir un être immortel parce qu’il veut se débarrasser de ses passions ?
– Il rêve de décharger sa mémoire dans un robot, c’est ça ?
– Oui, c’est ça. Mais qu’est-ce que le vol des voix vient faire là-dedans, t’as une idée ?
Lewine se tut un moment. Bruce entendit sa respiration. Il guetta une voix d’homme en arrière-fond, attendant une impression de déjà-entendu. Mais rien. Lewine dormait seule, cette nuit.
– Alex ?
La nuit donnait à sa voix un velouté. Il laissa le temps couler pour qu’elle dise autre chose.
– T’es toujours là, Alex ?
– Oui, je t’écoute.
– Admettons qu’on puisse un jour décharger notre mémoire dans un ordinateur ou un bazar cybernétique quelconque, il nous faudra abandonner notre vieux corps de mortel.
– C’est ça l’idée.
– Eh bien, tout ce qui restera de ce que nous avons été, ce sera notre voix. Même si c’est un enregistrement. On fait des enregistrements parfaits maintenant. Alors dans le futur, t’imagines !
– Pas bête ça, Lewine.
– En fait, j’y ai pas mal réfléchi.
– Ce qui prouve qu’on avait raison depuis le début et que contrairement aux théories de Sagnac, ce qui branche Vox, c’est bel et bien la voix.
– Oui, mais pas seulement pour des raisons sexuelles.