Tessa Robbins habitait un immeuble avec gardienne, odeur de vieille encaustique et tapis rouge serpentant sur un large escalier de marbre. Calme, volupté et ennui léger. À des coudées de la rue Oberkampf. Bruce prit l’ascenseur et gagna le cinquième étage. Il sonna, entendit des pas, regarda fixement l’œilleton qui s’obscurcit pendant un certain temps. La porte s’ouvrit sur Tessa Robbins en survêtement chic, noir et gris. Ses cheveux tirés en une queue-de-cheval révélaient mieux que jamais la légère dissymétrie de son visage. Elle était à peine maquillée et semblait fatiguée. Elle lui offrit tout de même ce sourire malicieux qui ne se distinguait en rien de ceux qu’elle lui servait du temps de leur vie commune.
– Je peux entrer cinq minutes ?
– Bien sûr, Alexandre.
Elle s’écarta pour le laisser passer, ferma la porte puis l’embrassa sur la joue.
– Tu t’es baladé sous la pluie ?
– Oui, avec un ami commun.
Elle haussa les épaules d’un air peu intéressé et le précéda dans un couloir équipé de natures mortes, de commodes XVIIIe et de bustes de marquises. Le salon était plus américain avec ses larges canapés en cuir fauve et son bar occupant tout un pan de mur. Une large baie s’ouvrait sur la Seine, le pont de l’Alma et les coupoles du Grand Palais. Elle lui dit de s’asseoir puis revint avec une serviette qu’elle lui tendit. Elle s’assit à l’autre bout du canapé où il s’était installé et le regarda se sécher les cheveux. Elle lui dit :
– Tu es toujours aussi beau. Même mouillé et avec cette odeur de vieux chien.
– Autant pour toi.
– Qu’est-ce qui se passe ? Rien de grave, j’espère ?
– Tu connais Alain Sagnac.
– Ce n’est pas une question alors je n’ai pas à répondre.
– Ce type travaille avec la PJ sur l’affaire Vox.
– Oui, je sais.
– Tu sais ça ?
– Oui, je l’ai rencontré parce qu’il voulait que je le renseigne à ton sujet. Il craignait que tu ne prennes ton rôle de coordinateur de l’enquête de façon trop personnelle.
– Que lui as-tu dit ?
– Des mensonges inoffensifs. Que tu aimais la campagne, la pêche au thon. Tout ce qui me passait par la tête, en fait. (Bruce haussa les sourcils. Elle reprit : ) Je n’avais pas envie de lui parler de toi. Je n’avais pas envie de lui déplaire. Il fallait bien trouver un compromis.
– Pourquoi couches-tu avec lui ?
– La première fois parce qu’il avait l’air d’en avoir terriblement envie.
– C’est peut-être aussi le cas du facteur.
– Alain Sagnac est arrivé au moment où je relisais la biographie torride de Klaus Kinski.
– Ça aurait pu être Les Aventures de Pif le chien. Quel manque de bol !
– Cette fin de siècle m’ennuie, Alexandre. Dans les années soixante-dix, on avait l’impression que tout était excitant.
– Tu étais trop jeune dans ces années-là.
– Jeune mais précoce.
– Et la deuxième fois ?
– Sagnac.
– Je crois que je trouve le sexe plus fort quand il n’y a pas d’amour.
– C’est vrai que quelquefois on peut voir ça comme deux choses différentes.
Elle lui sourit encore et haussa les épaules. Après quoi, elle alluma une cigarette. Il la regarda faire, se souvint d’autres gestes et de cette même fluidité. Il eut envie de passer sa main dans ses cheveux soyeux et de caresser la ligne de son menton. Il se dit qu’il était bon et suffisant de savoir que la grâce existait quelque part et se leva.
– Prends bien soin de toi, Tessa. Et n’ouvre pas ta porte à n’importe qui.
– J’ai un instinct très sûr.
– Même pas à Fred Guedj.
– Fred porte son désespoir comme d’autres une paire de Ray Ban. Ça lui donne un genre.
– Je pense plutôt qu’il en bave vraiment.
– Ça nous est tous arrivé un jour. Désolée, mais je ne culpabilise pas.
– Avec Sagnac, ça va continuer ?
– Je ne sais pas encore. J’aime bien sa conversation. Alain est un pervers très intelligent.
– Sa conversation ?
– Il m’a raconté des choses passionnantes sur le pouvoir du Verbe. Sur la puissance des mantras dans la plus ancienne religion de l’Inde. La plus célèbre des exclamations liturgiques est Om ! Toute prière védique commence et finit par ce monosyllabe. Elle est née seize siècles au moins avant Jésus-Christ, tu le savais ?
– Non.
– Om ! est un cri mystérieux qui dope les cérémonies religieuses. C’est le son absolu. Sagnac dit aussi que c’est le Verbe originel qui résonne à l’infini.
– À mon avis, il a dû piquer ça quelque part et si je peux te donner un conseil, reste avec ton Américain. Sa conversation est peut-être moins brillante que celle de Sagnac mais ce serait dommage de perdre une vue comme celle-là.
– Je crois que je préférerais un point de vue sur l’existence.
– Mais tu en as déjà un. Il est un peu nostalgique mais ça peut faire l’affaire.
– Je t’aime bien en philosophe dépouillé.
– Je t’aime bien en esprit libre.
– Tu crois qu’on se reverra un jour, Alexandre ?
– Il paraît que les humains vont bientôt évoluer. La prochaine étape, c’est le robot immortel. Disponible dès qu’on saura transvaser nos âmes dans les machines. Je te passerai un coup de fil à ce moment-là.
– C’est drôle, Sagnac m’a raconté aussi une histoire comme celle-là.
– Un bon truc pour emballer les filles.
– Ça ne m’a pas franchement emballée. À quoi serviront les femmes dans ce nouveau monde ? Puisqu’il n’y aura plus d’enfants.
Elle avait cessé de sourire et son visage était comme en attente. Il s’avança, l’embrassa sur le front en fermant les yeux et dit qu’il fallait qu’il s’en aille.
Alex Bruce dépassa le pont de la Concorde pour filer sur le quai Anatole-France. Il m’a raconté des choses passionnantes sur le pouvoir du Verbe. C’était peut-être ainsi que Vox séduisait ses victimes. Avec le pouvoir des mots. Il pouvait être un excellent causeur au physique passe-partout cherchant la voix qui titillait son désir tordu. Pour endormir la méfiance, il éveillait l’intérêt. Pour l’histoire, pour toutes ces histoires vraies ou imaginaires. Bruce se dit que Fred Guedj avait sans doute séduit Tessa de la même manière. En la faisant rêver avec ses phrases. Il n’avait pas tenu mille et une nuits. Tessa l’avait congédié une fois que ses anecdotes de journaliste télévisuel avaient cessé de l’intriguer.
Bruce alluma l’autoradio, chercha une station au hasard. Il reconnut immédiatement le timbre de la chanteuse de Morcheeba et fut heureux de cette respiration. Attiré par la douceur de cette voix noire, il avait acheté le disque Big Calm près de trois ans auparavant, dans les moments de sa séparation, et le réécoutait souvent ces derniers temps.
I’m so glad to have you and it’s getting worse
I’m so mad to love you and your evil curse
Un flot de guitares électriques comme dans les années soixante-dix et des bidouillages d’ordinateur savants pardessus. Il y avait un bouddha sur la couverture et une fille du genre de Tessa. Des passerelles bizarres liaient les épisodes de nos vies.
S’il devait abandonner son corps, il ferait le tri dans sa mémoire, saurait quoi emporter, ne se chargerait pas trop. Ce mouvement de transvasement de données aurait au moins l’avantage de nous permettre de jeter les souvenirs inutiles. Et Vox ? Il eut le sentiment qu’en rêvant de se désincarner, le tueur aspirait à devenir un saint. Voudrait-il emporter le souvenir de ses crimes ? Ou au contraire souhaitait-il renaître dans une peau synthétique en ne gardant que ce qu’il avait de bon chez lui ? Une parcelle de conscience non infestée. Et la possibilité grâce à sa voix reconstituée de faire résonner le monosyllabe magique à l’infini, comme dirait Sagnac. Om ! Om ! Om !
Bruce sourit puis songea qu’il lui arrivait trop rarement de réfléchir comme il le faisait à présent. En ouvrant tous les possibles, en considérant la science-fiction comme domaine du probable, en faisant se rencontrer des données étrangères. Depuis sa visite à Tessa, il avait la sensation que le temps se distendait et que passé, présent et futur n’étaient plus si dissociés.
Il fallait surtout mettre ces impressions sur le compte de sa courte nuit et des émotions fortes qui avaient jalonné la matinée. Il roulait vers la rue Oberkampf pour prendre une douche, boire un vrai café et donner rendez-vous à Martine Lewine. L’état de réceptivité dans lequel il se trouvait allait lui faciliter les choses.
En fait, elle l’appela avant qu’il n’ait eu à le faire. Bruce buvait un café quand son mobile sonna. Martine Lewine lui dit qu’elle avait eu une idée concernant la cassette. Il lui proposa de venir lui en parler rue Oberkampf. Elle précisa d’une voix hésitante que c’était justement ce qu’elle avait envisagé et ajouta qu’elle arrivait. Il avait épuisé ses réserves de café. Dans la cafetière, il ne restait que l’équivalent d’une tasse. Il se dit que Lewine et lui en auraient besoin et décida d’aller au supermarché du coin en chercher.
En chemin, le commandant fut surpris par la beauté de la fin de matinée surtout après la bouillasse des dernières heures. Une lumière automnale typique rehaussait les couronnes jaunes des quelques arbres du quartier. Il s’assit sur un banc public pour appeler Victor Cheffert à qui il demanda d’aller fouiller l’appartement de Lewine en lui assurant qu’elle ne serait pas dans les parages. Il expliqua qu’elle avait intrigué auprès de Sagnac pour obtenir le rôle de la chèvre, parla du petit ami steward et de son gros problème d’attitude. Et raconta son aventure avec Sagnac. Cheffert apprécia beaucoup. Bruce lui dit de le convoquer officiellement pour un procès-verbal et de passer au peigne fin son emploi du temps au moment des meurtres. Histoire de ne rien laisser au hasard et bien qu’il ne le vît plus dans le rôle du tueur en série.
– S’il réussit à rentrer chez lui, il aura gagné son stage de survie, dit Cheffert.
– C’était moins marrant que ce que j’aurais cru.
– Ah bon ?
– Vox est tout ce qui compte pour le moment.
– T’as foutrement raison, en fait. Et tu crois que Lewine a quelque chose à voir là-dedans ?
– Elle a été agressée par un dingue, elle aussi.
– C’est pour ça qu’elle voulait tellement en être.
– Je l’attends chez moi pour qu’elle m’explique.
Temps d’arrêt. Bruce détailla un peu les passants et les jolies filles attablées à la terrasse du Café Charbon. Il entendit Cheffert soupirer puis dire :
– C’est une drôle de nana, hein ?
– Elle est comme… un puits.
– Mais on ne sait pas s’il est asséché ou pas.
– Exact.
– Ne frappe pas trop dur !
– Je ne m’y risquerai pas. C’est une as du kung-fu.
– Et de l’embrouille, Alex.