Martine Lewine arriva dix minutes après son coup de fil à Alex Bruce. Depuis le quai des Orfèvres, la circulation avait été miraculeusement fluide. Elle gara sa moto sur le trottoir, mit l’antivol et pénétra dans l’immeuble. Lewine fut étonnée de ne pas obtenir de réponse après plusieurs coups de sonnette. Elle s’inquiéta. Et si Vox qui semblait péter les plombs en accéléré avait décidé de s’offrir le commandant Bruce ? L’histoire du coup de fil anonyme et des paupières scotchées montrait que sa fixette sur Alex n’avait jamais cessé.
Un « tonton », roi de la cambriole, lui avait appris à crocheter les serrures. Alex n’avait pas éprouvé le besoin de donner un tour de clé ; la porte s’ouvrit sans bruit. Lewine la laissa légèrement entrouverte avant de pénétrer dans l’appartement. Une odeur de café flottait dans l’air. Elle entra dans le salon, la main sur la crosse du Ruger SP dépassant de l’étui de ceinture, et fit prudemment le tour de l’appartement.
Lewine décida de rester pour attendre Alex ; elle lui expliquerait les motifs de son intrusion.
Elle enleva son blouson, qu’elle laissa sur un fauteuil. Elle repéra la minichaîne stéréo et la télé dans une armoire rouge à l’aspect chinois. Sur la table basse se trouvaient deux CD. Morcheeba. Inconnu au bataillon. Sur la pochette, un bouddha tenait compagnie à une fille coiffée comme dans les années soixante-dix et qui avait l’air défoncée. L’autre disque était de Jam & Spoon. Il y avait aussi une fille sur la pochette mais avec de très gros seins et une auréole. Lewine se demanda en souriant si le commandant Bruce achetait ses disques en fonction des pochettes puis nota les titres sur son carnet.
Lewine se dit que l’appartement lui plaisait bien. Il était plus chaleureux que le sien. Ceux de ses différentes familles adoptives n’avaient jamais eu de charme particulier. Elle croyait même se souvenir que les deux premiers étaient franchement moches. Le seul intérieur qu’elle avait jamais trouvé sympathique était celui de son instituteur de CM2. Déco virile et systématique. Diplômes encadrés, gravures d’armes anciennes, marines de toutes les époques. Elle buvait des diabolos menthe et mangeait des bretzels en l’écoutant lui dire qu’il fallait qu’elle s’accroche au tir parce qu’elle avait un vrai talent. Et qu’un vrai talent était un merveilleux cadeau de la vie. Il l’avait convaincue aussi d’autre chose : la discipline était une vertu première. Au tir, à l’école, dans le choix de ses fréquentations (avant Delcourt, elle n’avait jamais dérogé à la règle). Il avait deux enfants plus jeunes que Lewine et sa femme était gentille. En fait, l’appartement d’Alex était le seul qui lui convenait depuis celui de l’instituteur.
Elle sentit que ses paupières papillonnaient. Elle avait repéré la cafetière au voyant allumé dans la cuisine. Il n’en restait que pour une personne. Lewine hésita puis ouvrit les placards à la recherche d’une tasse et se servit. Elle chercha ensuite le café pour en refaire mais ne trouva rien. Elle pensa que Bruce était parti en chercher et revint au salon. Elle mit le CD avec la fille défoncée dans le lecteur et appuya sur « play ». Musique plaisante. La chanteuse avait une jolie voix et le café était corsé.
Une porte était entrouverte. Lewine la poussa. Sa chambre. Toute simple. Un grand lit blanc. Une autre minichaîne stéréo, un ordinateur. Une lampe en forme de lanterne japonaise. Un jean sur une chaise. Des tableaux représentant des fleurs et des fruits comme on les dessinait dans les catalogues de plantes à l’ancienne. Il y avait une orchidée blanche. Lewine pénétra dans la chambre pour la détailler.
Une ombre dans le reflet de la vitre.
En rentrant chez lui, Alex aurait fait du bruit.
Inspiration, elle banda sa ceinture abdominale. Bras d’homme l’enserrant. Épaules, poitrine bloquées. Odeur d’alcool. Elle fléchit sur ses jambes pour le déstabiliser, envoya un coup de coude et un cri concentré. Grognement. Il l’injuria : « Petite putain ! » Puis se mit à rire. Et encore : « Sale petite putain ! » Et frappa latéralement. Claque violente dans les dents. Elle sentit l’odeur du sang dans sa bouche. Il agrippa son chemisier et tira. Déchirement. Ricanement. Il lui rabattit son vêtement sur la tête.
Au fond de son ventre, une peur de mort remua, animal réveillé après une éternité. Le type sentit sa faiblesse, l’emprisonna encore de ses deux bras sous le noir du tissu. Sa respiration lâchait. Elle revit l’entrepôt. Le temps qui se diluait. La nuit comme un gouffre en spirale qui n’en finissait pas. Puis les heures de lumière électrique : murs blancs et roses, fenêtres calfeutrées. L’homme. L’homme gros. Avec le bas sur la tête. La voix maquillée par un dispositif.
Elle se vit qui sautait par la fenêtre. Et courait en sang. Cette force en elle.
Lewine se pensa tigre de lumière, retrouva le centre de gravité de l’homme, courba son corps pour le cueillir, souleva avec toute la force du ventre et du mental, balança le corps vers le lit en expirant.
Boucan de ressorts qui explosent. Atterrissage d’un type en veste de tweed froissée. Pantalon de velours, cheveux blonds comme décolorés. Elle dégaina et dit :
– Mains sur la nuque. Tu te relèves lentement.
Il se retourna en rigolant : une gueule bronzée de type bossant dans la pub ou les médias. Fatigué et en pleine forme, ivre et lucide, content et blasé. Il se laissa tomber sur le lit et rigola à gorge déployée. Saoul comme une barrique.
– Mains sur la nuque. Tu te relèves lentement, j’ai dit.
Elle recula et ajusta son angle de tir vers les couilles du gars. Ça marchait quelquefois, surtout quand elle les fixait avec son visage impassible.
– Martine Lewine ? Fred Guedj ! J’suis content de vous voir !
– Tes mains sur la nuque.
Il s’exécuta en ricanant. Elle lui dit de se pencher contre la porte et le fouilla. Pas d’arme.
– On va au salon.
– Où il est mon copain Bruce ? J’veux lui dire que j’ai rencontré Martine Lewine, celle qui veut pas que je l’interviewe.
Elle lui fit signe de se poser sur le canapé. Songea à la tasse de café qui avait sali la moquette et le dessus-de-lit. Fred Guedj rota en se frottant l’estomac.
– Vous m’avez sonné, capitaine Lewine. Quelle santé !
Silence de Lewine assise sur une chaise et qui le tenait en joue. Il s’allongea, marmonna :
– Ce con qui laisse toujours sa clé sur le compteur à gaz, elle y était plus, et je suis rentré quand même. (Il se redressa avec une grimace et parla fort : ) J’ai cru que vous étiez sa dernière conquête. J’ai voulu mettre de l’ambiance. On couchait avec la même bonne femme avant. Autant que ça recommence !
Elle vit son visage changer de couleur. Il se cassa en deux et vomit sur la moquette. Puis il tomba dans les pommes. Lewine rengaina son arme, mit Fred Guedj sur le dos et alla ouvrir la fenêtre.
Bruce entra alors qu’elle était occupée à nettoyer la flaque de vomi avec du papier ménager.
– Qu’est-ce qui s’est passé ?
– Il m’a sauté dessus par-derrière. Il est complètement bourré.
En chemisier déchiré et soutien-gorge noir, son papier souillé en main, la lèvre inférieure tachée de sang, elle gardait son calme. Il y avait une ancienne et grosse cicatrice en Y entre la bande noire du soutien-gorge et la peau blanche de son ventre ferme.
Le mobile de Bruce sonna. Le collègue de Patrick Gauvin avait l’air affolé :
– J’essaye de vous joindre depuis un moment mais votre ligne est toujours occupée. Frédéric Guedj est dans votre immeuble.
– Merci, je suis au courant.
– Je m’en doute parce que je viens de vous voir rentrer chez vous. Je vous ai couru après mais vous ne m’avez pas entendu. Franchement, je perds un peu le fil.
– Ne vous inquiétez pas, tout baigne. Vous interrompez la filature jusqu’à nouvel ordre.
Ils avaient déposé Guedj à l’hôpital Saint-Antoine et venaient de se garer sur le parking du Sheraton où se trouvait toujours la voiture d’Élodie Daugier. Sanchez effectuait les relevés en compagnie de Bello. Martine Lewine avait une intuition qui demandait vérification. Elle avait imaginé que la cassette pouvait se trouver dans l’autoradio de la victime. Ils avaient dû faire la route jusqu’à l’aéroport parce que Sanchez ne répondait pas à l’appel, son mobile ne pouvant pas capter le réseau hertzien dans un parking. Mais ce trajet ne dérangeait pas Bruce ; il lui avait même donné une petite idée.
Sanchez avait vu dans le lecteur une cassette de format standard. Bruce enfila des gants et la sortit de l’appareil : les grands tubes de James Ingram. Il trouva ce qui l’intéressait dans le réceptacle sous l’autoradio. La seule minicassette du lot et la marque habituelle.
– Brillant, dit-il en fixant Lewine.
– J’essaie de penser dans sa tête, répondit-elle.
Sanchez fit remarquer qu’il aurait fini par la trouver et que leur déplacement n’était guère nécessaire. Bruce lui donna une tape amicale dans le dos en lui disant qu’il aimait toujours revenir sur les lieux des crimes et glissa la cassette dans un sachet en plastique avant de l’empocher. Il salua les techniciens puis fit signe à Lewine de le suivre. Lorsqu’il fut certain qu’on ne pouvait plus les entendre, il lui demanda :
– Comment pense-t-on dans la tête d’un tueur de femmes quand on en est une ?
– Je suis un flic, souviens-toi.
– Je ne voulais pas être désobligeant, Martine.
Ils se regardèrent un moment puis Bruce se dirigea vers l’ascenseur. Il y pénétra, appuya sur le bouton d’ouverture jusqu’à ce que Lewine arrive, le visage plus fermé que jamais. Bruce alla à la réception demander les clés du 37. Ils reprirent l’ascenseur en silence. Le commandant ouvrit la porte et laissa Lewine entrer la première. Les techniciens de l’IJ avaient ouvert les rideaux avant de partir et un soleil rasant donnait des reflets dorés à la chambre beige qui aurait pu être agréable en d’autres circonstances. Lewine se tourna vers lui et attendit. Il referma la porte, jeta un coup d’œil aux bandes adhésives qui délimitaient l’endroit où s’était trouvé le corps et alla à la salle de bains.
Bruce posa ses mains sur la vasque de pseudo-marbre, guettant l’arrivée de Lewine dans le miroir. Elle se tint un instant dans l’embrasure de la porte. Il pensa que son visage pouvait laisser glisser toutes les émotions du monde. Il s’écarta et lui dit :
– Fais comme moi et regarde-toi dans le miroir.
Elle obéit. Il se plaça derrière elle. Il la dépassait d’une tête, alors il se pencha légèrement et posa ses mains sur ses épaules.
– Je l’imagine se tenant comme toi, dit-il doucement à son oreille. Il s’est débarrassé de ses vêtements et se prépare mentalement à ce qui va suivre.
Elle se contenta de soutenir le reflet de son regard. Il poursuivit :
– C’est sûrement un pratiquant d’art martial. (Il posa sa main sur son ventre, pas de mouvement de recul ; il remonta un peu, sentit un infime raidissement.) Il maîtrise son corps. Il maîtrise également sa colonne d’air. Il cherche en lui l’énergie nécessaire. Peut-être s’admire-t-il aussi, fier de son corps, machine à tuer.
Il leva la main et vint poser l’index sur la lèvre inférieure de Lewine, légèrement enflée grâce aux bons soins de Fred Guedj. Il attendit un peu que son regard s’humanise et reprit :
– Il parle peut-être tout seul. Il se récite une incantation. Ou répète celle qu’il va exiger de la femme qu’il compte tuer.
Martine Lewine entrouvrit la bouche. Il sentit son souffle léger malgré la tension. Il continua :
– Il pense qu’un jour tout ce que contient sa boîte crânienne pourra être transféré dans un corps artificiel. (Sa main quitta les lèvres pour remonter jusqu’à la tempe afin que l’index effleure l’endroit où la peau protège le dense réseau des nerfs.) Il se réjouit en pensant à ce moment. Et sort de la salle de bains.
Bruce recula, prit Lewine par la main et l’entraîna vers la chambre. Il la lâcha au milieu de la pièce, la fit pivoter pour qu’elle lui tourne le dos. Avant de l’empoigner brutalement aux épaules et de hausser le ton :
– Il frappe cette femme, la viole, la tue.
Elle se retourna comme une flèche, lui saisit le poignet droit. Il sentit l’étau de sa main. Il dit :
– Sagnac m’a avoué que tu avais insisté pour qu’il te sélectionne.
– C’est vrai.
– Pourquoi ?
– Parce que je veux entrer à la Crime.
Elle relâcha la pression. Il pointa l’index vers sa poitrine, un pan du chemisier noir déchiré dépassait du blouson fermé à demi.
– Tu es un bon flic, Martine. Et tu sais te battre. Tu n’avais pas besoin de fricoter avec ce mec.
– Je lui ai simplement dit que j’étais faite pour le job.
– Faite pour le job : ça veut dire quoi au juste ?
– Que j’ai les qualités requises.
– Tu ne crois tout de même pas que je t’ai fait tout ce cinéma pour entendre ça ? (Elle soupira et le fixa en silence.) Sors-toi un peu les tripes de temps en temps, Lewine. Ça te fera autant de bien qu’à moi.
– Tu sais sûrement déjà ce qui m’est arrivé il y a cinq ans. N’importe quel psy m’aurait jetée. Sagnac n’est pas comme les autres.
– En effet. C’est un joueur. Du genre malsain.
– Je l’ai vu comme mon ticket d’entrée et je n’ai pas cherché plus loin.
– Dommage.
– Qu’est-ce que tu comptes faire ?
– À propos de quoi ?
– De moi.
– Tu fais partie du groupe Bruce, Lewine. Jusqu’à nouvel ordre. Mais arrête un peu de me prendre pour un con.
– Je ne t’ai jamais pris pour un con.
– C’était une façon de parler.
Bruce alla s’asseoir sur le lit et alluma une cigarette. Il regarda l’écran gris de la télévision un moment avant de se tourner vers elle et de lui dire :
– J’ai un truc très personnel à te demander. Enfin, très personnel, au point où on en est…
– Vas-y.
– La cicatrice sur ton ventre, ça date de cette époque ?
– Oui. Et je n’ai pas que celle-ci. J’ai sauté par la fenêtre du deuxième étage. Une fenêtre fermée.
– Eh bien… je veux que tu me racontes tout.
Lewine eut une mimique fataliste, alla s’asseoir face à lui sur le fauteuil et commença. Tout au long de son récit, Bruce eut le sentiment qu’il la voyait comme dans un film défilant sur un écran. Il ne l’interrompit pas.
Elle fait son jogging dans le parc de Saint-Cloud, un dimanche matin vers sept heures. Elle compte faire ses huit à dix kilomètres habituels à un bon rythme. Croise d’autres joggeurs. Un des gardes-chasse, un gérant de la ferme rénovée et transformée en musée qui se trouve au croisement des sentiers. Des visages familiers. Lewine court à Saint-Cloud, deux fois par semaine depuis des années. Sa course s’arrête sous une haute futaie. Une piqûre brûlante dans le dos, elle chancelle et voit le sentier venir à elle, sent qu’on la soulève sous les bras. La forêt s’efface et le corps de Lewine glisse dans un gouffre. Elle en sort pour se réveiller dans une salle vide. Elle est nue.
Le lieu a été préparé pour elle. C’est un local d’environ cinquante mètres carrés. Rose et blanc tel le ventre d’un animal monstrueux. À peine chauffé. Les fenêtres sont bâchées. Des néons restent allumés en permanence. Ses mains sont emprisonnées par des menottes. Ses chevilles par des bracelets d’acier soudés à des chaînes scellées dans le mur. Les bruits sont étouffés. Elle appelle jusqu’à se casser la voix. Elle a froid et faim. Elle urine sur le sol. Des heures passent, des jours. Elle se recroqueville parfois et s’endort. Elle perd la notion du temps. À un moment donné, elle cesse d’appeler parce que sa langue est devenue sèche comme un buvard. Elle se dit qu’elle va mourir.
Elle se réveille dans le noir, se redresse, cherche le mur pour s’y coller. Écoute. Silence. Et tout à coup, elle entend des pas, appelle : « Qui êtes-vous ? Parlez ! » Tout a gagné en intensité. Même sa propre voix qui semble ne plus lui appartenir. Et la respiration de l’homme. Qu’elle perçoit comme s’il lui soufflait dans les oreilles.
Tout à coup, accélération sur elle. Des mains sur elle, qui la palpent. Elle se débat, elle frappe un corps gras qui revient sans cesse et encaisse ses coups sans réaction apparente et souffle comme si ses poumons étaient faits d’une matière nouvelle. À cette époque, elle a commencé le kung-fu mais n’a encore rien compris. Rien intériorisé. Il finit par la laisser. Elle tremble de tout son corps, a envie de vomir de dégoût et de peur. Le silence est revenu, elle reprend le contrôle de sa respiration et d’elle-même. Puis écoute, devient tout oreilles.
Soudain, elle l’entend marcher vers le fond de la pièce. Déclic. La lumière s’allume. C’est un gros porc immonde complètement nu avec un bas sur la tête. Et un drôle d’appareil autour du cou qui modifie le son de sa respiration. Il va et vient, s’arrête de temps à autre pour la regarder. Elle se décide à parler, à dire d’une voix calme qu’elle est flic. Il ne répond pas ; ça n’en finit pas. Elle parle, elle parle. Elle finit par le supplier de lui donner à boire. Il lui apporte une bouteille d’eau et des biscuits salés qui ressemblent à des croquettes pour animaux. Elle mange et boit. Il va lui chercher un pot de chambre et s’en va.
Pendant plusieurs jours, l’homme ne prononce pas une parole. Il la nourrit de temps en temps. Il lui libère momentanément les jambes. Ça lui arrive à intervalles irréguliers, une de ses habitudes incompréhensibles.
Un jour, pour la première fois, il parle. Après l’avoir détachée, il articule : « Danse ! Danse ! Danse ! » La voix est grimée. L’appareillage lui donne une sonorité métallique. Les s chuintent de manière grotesque. Elle a presque envie de lui rire au nez mais en même temps elle a peur. Peur comme jamais dans sa vie.
Elle ne l’entendra pas dire autre chose. « Danse ! Danse ! Danse ! »
Elle finit par obéir et tourne devant lui. Elle se met à accélérer ses mouvements pour calmer le froid. Petit à petit, jour après jour, elle attend ces moments où il lui rend l’usage de ses jambes et où elle peut réchauffer ses muscles par le mouvement. Quand il la fait danser, il varie la lumière comme s’il était le régisseur d’un show.
Passent les heures de nuit artificielle, en alternance avec les heures de veille forcée sous les néons. Elle ne sait jamais quand il va apparaître. Son geôlier sait déstabiliser. Elle a compris dès le début que son but est de casser les repères comme un Viêt-cong, un Khmer rouge, un nazi. Il veut briser l’ego d’une femme. En faire un jouet. Une poupée qui danse. Il ne veut rien d’autre. C’est vraiment un gros porc qui essaie de jouir d’elle après qu’elle a fini de manger, n’y arrive pas si ce n’est avec ses mains bouffies.
Un jour, il la libère une fois de plus et lui ordonne de danser. Elle fonce vers la fenêtre close. Elle met toute la gomme au risque de s’assommer contre la fenêtre bâchée. Ou bien de la défoncer et de se briser les membres, la colonne vertébrale, de sauter dans le vide et de mourir quinze ou vingt mètres plus bas.
La fenêtre explose dans un fracas. Elle se sent tomber dans le noir et hurle. Elle se fait très mal en atterrissant. Croit ses chevilles brisées. Se relève. Elle court dans une zone d’entrepôts déserts une nuit de novembre, complètement nue, en sang, ayant perdu la notion du temps, les membres ankylosés par une captivité dont elle ne peut même plus évaluer la longueur.
– C’est Bertrand Delcourt qui m’a ramenée à Paris.
– Qui ça ?
– Le steward que tu as croisé dans le terminal 2. Il revenait de l’aéroport, seul dans sa voiture. Il a d’abord accéléré en me voyant dans les phares puis il a ralenti et fait marche arrière. Il m’a emmenée à l’hôpital. Ensuite, il est revenu me voir souvent. On est restés ensemble.
– Pourquoi ?
– Ça s’est fait comme ça. Il était gentil et beau garçon.
– J’y crois pas.
– Il est fasciné par ma force. Ou ce qu’il considère comme de la force. Moi, j’avais besoin d’une béquille. Je n’ai jamais accepté de voir un psy.
– Et maintenant ?
– Et maintenant quoi ?
– Qu’est-ce que tu fous avec lui ?
– J’attends que ça s’arrête. Mon instinct me dit que ce n’est pas encore l’heure.
– La vision de l’autoradio, c’est aussi une histoire d’instinct ?
– Tu as admis que j’étais un bon flic.
– Pour l’instant, je te regarde surtout comme une femme qui en a bavé et qui s’en est sortie au-delà de toute logique.
– Quelle différence ça fait ?
– Je ne sais pas encore.
– Eh bien, tu vois, on n’est pas si différents.