Alex Bruce déposa Martine Lewine devant le Monoprix des Champs-Élysées pour qu’elle puisse s’acheter un T-shirt en remplacement de son chemisier noir. Elle devait ensuite se rendre dans les locaux d’Europe 1, rue François Ier, pour une dernière émission-débat à dix-huit heures qui bouclait en principe sa tournée médiatique.
Cheffert attendait Bruce à la PJ. Quand il le vit passer dans le couloir, il le suivit jusqu’à son bureau et ferma la porte derrière lui.
– J’ai trouvé du matériel porno tendance hard chez le capitaine Lewine.
Bruce encaissa sans montrer de réaction. Il se revit debout devant le miroir du Sheraton, ses mains posées sur les épaules de Lewine. Il lui avait semblé alors qu’elle s’ouvrait imperceptiblement, qu’il pouvait lire en elle au-delà de la barrière de ses yeux gris et de ses lèvres closes. Elle lui avait même raconté son agression. Il était sûr qu’à part Delcourt il était le seul à qui elle en avait tant dit. Et pourtant.
– Quel genre ? finit-il par demander.
– Cravache, bracelets de cuir avec chaînes, combinaison en latex, strings masculins en cuir, revues japonaises pornos.
– Ouais, et des mecs. Très artistique. Qu’est-ce que tu en dis ?
– Dans l’immédiat rien, Victor. Parce qu’il faut que je digère tout ça.
– Il m’a fallu un peu de temps aussi. Ensuite je suis allé à l’aéroport me renseigner sur les dates de présence en France de Bertrand Delcourt.
– Et ?
– Et ça colle parfaitement. Le steward était sur le territoire au moment des onze meurtres.
– Ça devient chaud, là.
– Pas qu’un peu.
– On prévient Delmont.
– Bonne idée, patron.
En sortant d’Europe 1, Lewine prit le métro à Franklin-Roosevelt. Elle voulait rentrer chez elle pour dormir une heure ou deux. Elle n’avait pas éprouvé un tel besoin de sommeil depuis des mois. Lewine enleva le Ruger SP de l’étui de ceinture, le posa sur la table de chevet après avoir vérifié la sécurité et s’allongea sur le dos tout habillée. Elle s’endormit comme une masse. Le téléphone la tira d’un sommeil peuplé d’ombres d’où le visage de Fred Guedj était le seul à émerger. Faisait-il partie de son rêve ou n’était-il que le souvenir d’une réalité aussi tangible que désagréable ?
– Allô ! Martine !
– Oui, Bertrand.
– Je t’appelle avec le téléphone de l’avion. C’est génial, non ?
– Qu’est-ce qui se passe ?
– Maintenant qu’on est entre nous, tu peux me raconter toute l’histoire ! Une de mes collègues m’a dit que l’hôtesse au sol avait été assassinée. C’est ton serial qui a fait le coup ?
– On n’en sait rien pour le moment.
– Le fameux secret professionnel, c’est ça ?
– Ouais, c’est ça.
– Officiellement, je rentre après-demain mais en fait, je serai là demain vers quinze heures. J’ai un battement d’une paire d’heures à Narita avant de reprendre le prochain avion. Je me suis arrangé incognito avec un autre steward. Ce sera crevant, mais j’ai une occasion super et je veux que tu m’accompagnes. On est invités à une fête dans un entrepôt à Saint-Denis. Ça va durer toute la nuit et peut-être même plus.
– Tu plaisantes ou quoi ?
– Non mais attends ! Ne te fâche pas. Écoute-moi jusqu’au bout et ensuite tu décideras. Un de mes potes m’a proposé de venir. Il se trouve que c’est dans la ZAC de Saint-Denis-La Plaine. Une maison de disques. Des mecs qui produisent des groupes très underground. Pas loin de l’endroit où… on s’est rencontrés. Moi, j’y vois un hasard magnifique.
– T’es complètement frappé.
– Mais non, Martine ! C’est un signe du destin. Je crois qu’il faut y aller. Qui sait ? Tu apprendras peut-être quelque chose sur ce qui t’est arrivé. Ou alors ça t’aidera à te libérer.
Martine Lewine songea qu’il y avait un moyen imparable de se libérer. Larguer une bonne fois pour toutes le steward. Elle réfléchit cependant et finit par se dire que le hasard magnifique était surtout une coïncidence trop étrange. Et qu’il fallait creuser.
– C’est qui ton copain ?
– C’est pas lui qui organise. Il est un invité parmi d’autres.
– Qu’est-ce qu’il fait dans la vie à part danser dans les ZAC ?
– Des petits boulots, je crois. Il rêve de devenir auteur de chansons. Oh ! il faut que je raccroche, un passager veut téléphoner. Alors, tu viendras ?
– D’accord. On se retrouve chez moi.
– Non, j’y vais directement depuis l’aéroport. Mon pote vient me chercher.
– Qu’est-ce que tu vas faire là-bas dans l’après-midi ?
– Il y aura des gens intéressants, des musicos. Je vais leur donner un petit coup de main pour la préparation. Je te téléphonerai une fois là-bas.
– Tu n’as pas l’adresse ?
– Pas encore.
– Bon. Entendu. J’attends ton appel.
– Je crois que je t’aime, capitaine Lewine. Ciao !
Martine Lewine raccrocha à son tour. La dernière phrase de Delcourt lui restait en tête. Il l’avait prononcée d’une voix particulière. Comme s’il s’agissait d’un gag. Pudeur ? Connerie ? Difficile de faire le tri. Elle s’était souvent demandé si c’était bien le hasard qui avait fait débouler la voiture de Bertrand Delcourt avenue du Président-Wilson, cette nuit de novembre 1995. Hasard magnifique. Elle en était venue petit à petit à entrer dans ses jeux sadomaso. C’était elle qui attachait, sanglait, fouettait, exigeait. Mais dans le fond qui était vraiment ligoté dans cette histoire ? Elle repensa à l’attitude de Delcourt à l’aéroport quand il avait rencontré Alex. Cette animosité presque palpable. Qu’est-ce que Delcourt n’aimait pas chez le commandant Bruce : l’homme ou le flic ?
Elle se tourna vers son radio-réveil. Elle avait dormi à peine vingt minutes. Vingt minutes de perte de conscience et le monde de ses songes semblait déjà revenir à la surface. Très lentement. C’était comme de devoir tirer sur un bout de tissu effrangé, coincé dans une porte métallique. Il fallait le saisir puis œuvrer délicatement mais avec persévérance. Elle était sûre que l’agression de Fred Guedj avait déclenché le processus. Alex l’avait peut-être senti lui aussi. La salle de bains, le miroir, leurs deux bustes l’un derrière l’autre. C’était une invitation à plonger dans le psychisme de Vox et, par la même occasion, un électrochoc. Qu’il exigeait d’elle. Le commandant Alexandre Bruce exigeait. Contrairement à Bertrand Delcourt qui ne lui avait jamais rien demandé en référence à son passé. Quelle était la meilleure attitude ?
Elle débrancha le téléphone de l’appartement, éteignit son mobile, le remit dans la poche de son blouson et décida de se rendormir en pensant au visage trop bronzé de Guedj et à celui peut-être faussement innocent de Delcourt. Elle visualisa la futaie verte du parc de Saint-Cloud et la salle organique de Saint-Denis. Réalisa pour la première fois qu’il était question de sainteté et que ce n’était pas un lien plus idiot qu’un autre. Elle se souvint du serial killer belge qui abandonnait les membres dépecés de ses victimes dans des endroits aux noms symboliques. La rue du Pêcher ? L’allée des Mensonges ? Elle ne savait plus. Martine Lewine croisa ses mains sur sa poitrine, s’imagina en gisant du Moyen Âge et laissa glisser.
Elle courait seule sur une allée brune, constituée d’une matière qui copiait la masse végétale des feuilles d’automne. Les arbres longilignes de la futaie étaient faits de cette même substance synthétique. Elle entendit des pas derrière elle, s’arrêta, se retourna. Se vit, clone d’elle-même filant sur ses propres traces, posant ses pieds dans les mêmes empreintes. Elle eut un geste vers cette nouvelle Martine Lewine. L’autre ne la voyait pas, inspirait, soufflait régulièrement. Tout à coup, le clone tourna sur la gauche, s’engouffra dans le magma brun qui l’absorba.
Lewine reprit sa course vers un horizon jaunâtre troué par les rayons d’un soleil artificiel. Allait-elle courir seule à l’infini dans le même paysage ? Fallait-il faire comme le clone et bifurquer pour sortir du jeu ? Soudain, elle vit celui qu’elle attendait. Il venait de sortir du magma et prenait la piste devant elle. Elle distinguait son dos épais, ses bras et cuisses ballottant de graisse. Il portait son bas sur la tête mais celui-ci se terminait en une longue houppelande de lutin. Elle accéléra, tendit la main pour saisir le bout de houppelande qui voletait devant elle sans jamais toucher le sol.
Sur sa droite un arbre prit feu comme une torche, puis un autre, puis un autre. Elle porta sa main à sa bouche pour ne pas respirer l’odeur de la forêt qui s’embrasait. Fumée et fleurs entêtantes mêlées. Ses yeux et sa gorge devinrent douloureux. Devant elle, le rideau de flammes avala le corps du gros porc.
Lewine ouvrit les yeux et le vit assis en face du lit. Il souriait, les avant-bras posés sur les accoudoirs du fauteuil. Les mains jointes. Une cigarette se consumant entre l’index et le majeur droits. Pas d’arme visible.
Lewine saisit son revolver, défit la sécurité et braqua Armando Mendoza.
Il ne se départit pas de son sourire, leva les mains lentement et dit :
– Hé, capitaine ! Je viens en paix. Pas d’angoisse !
– Qu’est-ce que tu fous chez moi ?
– Je vous ai vue à la télé et entendue à la radio. Ça m’a vachement impressionné. Vous arrivez à intéresser tout le monde avec cette voix que vous avez.
Elle se releva, l’arme bien droite, lui ordonna de quitter le fauteuil et de se pencher contre le mur, mains et jambes écartées. L’odeur du rêve venait de lui comme s’il s’était aspergé d’eau de toilette au jasmin. Elle le fouilla de la main gauche, souleva le coussin du fauteuil à la recherche d’une arme éventuelle puis recula. Elle lui dit de se rasseoir et de garder les mains sur la nuque.
– Et puis ce que vous dites est intéressant. Quand on sait parler, on a beaucoup de pouvoir finalement. Moi, par exemple, depuis que je me suis débarrassé de mon accent, les gens m’écoutent plus qu’avant. À quoi ça tient, hein ?
– En bidouillant la serrure.
– T’aurais pu sonner.
– J’ai sonné ! Vous étiez en train de roupiller comme une bûche. Avant j’avais même téléphoné mais ça sonnait occupé ou ça répondait pas. Au lieu de vous secouer et de risquer de me prendre une beigne ou un pruneau, j’ai préféré vous souffler la fumée de ma clope dans les bronches.
– Et tout ça pour quoi ?
– Vous vous souvenez de la fois où vous m’avez coffré ? Suite à l’histoire d’Amelia ?
Lewine se contenta de le dévisager. Le proxo maso avait plus de barbe que de cheveux et portait cette fois un costard gris en soie sur une chemise noire et une cravate chamarrée dans les tons mauves. Ses lunettes de soleil posées sur le front, il souriait toujours de toutes ses dents. Il reprit :
– Hein, vous vous souvenez ? Je vous ai toujours dit que c’était pas moi qui l’avais tabassée et je le maintiens. Bien que je passe en jugement la semaine prochaine.
– Ou justement parce que tu passes en jugement la semaine prochaine.
– J’ai pensé à une intervention de vous, j’admets, mais attendez la suite. Je me suis renseigné. C’est bien cet enfoiré de Louis, le patron du Bora Bora, qui m’a vendu. Amelia, c’est une de ses femmes. Elle a eu affaire à un drôle de client, un cinglé. Et après ça, Louis a eu l’idée de me faire mettre au trou à la place du micheton parce qu’il avait envie de faire chier Roberto depuis longtemps.
– C’est qui Roberto ?
– Un Bolivien que Louis peut pas encadrer pour des histoires dont j’ai rien à battre.
– Et quel rôle tu joues là-dedans ?
– Louis a pensé que j’avais pas de couilles et que je vous vendrais Roberto en échange de ma liberté. Il s’est gouré. Et c’est pour ça que je passe en jugement la semaine prochaine.
– Tout ça ne me dit toujours pas ce que tu fais chez moi.
– Amelia m’a appris que le type qui l’avait tabassée s’était vanté de s’être fait une femme flic un jour. Il lui a raconté que cette femme avait sauté par la fenêtre et il a dit un truc vicelard du genre : « Fais la même chose si tu veux pas recevoir une danse. » Ils étaient au quatrième, elle a préféré prendre sa dérouillée. Ensuite, Louis a forcé Amelia à aller vous voir. Une pute allant porter plainte aux flics, vous y avez cru ?
Sauter par la fenêtre. Recevoir une danse. Danser. Mourir.
– Et toi, pourquoi je te croirais ?
– Tout le monde pense maintenant que je suis un mec fier qui ne bave pas aux flics. Tant mieux. On sera les seuls vous et moi à savoir que je peux causer quand ça m’arrange. C’est tout bénéfice.
– Tu crois que j’ai besoin d’un type comme toi, Mendoza ?
– Tous les flics du monde ont besoin de types comme moi. Si Amelia retire sa plainte, je vous donne Louis. Il deale de la coke avec Roberto mais maintenant il veut faire cavalier seul. Depuis peu, il a une planque en Normandie, une baraque où il récupère la dope en provenance du Havre. Du gros business, parole d’homme.
– À quoi ressemblait le cogneur d’Amelia ?
– Pas à moi. Je vous le jure, capitaine. À part ça, c’est tout ce que je sais.
– Qu’est-ce que tu lui as fait à Amelia pour qu’elle te raconte tout ça ?
– Amelia est une fille qui a compris que son homme est un trou du cul même pas capable de la protéger. Ça lui a ouvert les yeux. Il va falloir que Louis mette le paquet s’il veut garder son personnel.
– Je parie que tu es candidat pour une création de poste.
– Ça m’est passé par la tête mais j’ai d’autres soucis en ce moment.
Alex Bruce et Victor Cheffert sortirent du bureau de Delmont avec l’ordre de ramener Lewine à la PJ, de l’interroger discrètement et de vérifier la date de retour de Delcourt. Ils tentèrent de joindre Lewine à son domicile et sur son mobile sans succès. Cheffert dit qu’il n’y avait aucun risque qu’elle ait repéré son passage rue Clapeyron. Bruce rétorqua qu’elle finirait bien par rentrer chez elle, ne serait-ce que pour y dormir. Il appela Air France et se fit confirmer que Delcourt était bien en route pour Tokyo Narita et serait de retour à Roissy après-demain vers vingt et une heures. Bruce repensa soudain à la cassette restée dans sa poche et proposa à Cheffert de l’écouter. Ils s’installèrent dans le bureau du commandant. Ce dernier enfila ses gants, sortit la cassette du sachet en plastique, la glissa dans le magnétophone et regarda Cheffert. Le capitaine soupira et dit :
– C’est la première fois qu’on sait exactement ce qu’il y a sur la bande avant de l’entendre.
Bruce hocha la tête. Il essaya de ne pas penser au visage d’Isabelle. À son corps abricot au bord de la piscine à Formentera. À son rire et à sa façon de lire les romans à haute voix. Il eut l’impression de réentendre distinctement son échange avec Maïté Joigny : « Une histoire d’amour entre une femme virtuelle et un chanteur en chair et en os, elle trouvait ça fascinant. – Un robot ? – Non, une créature cybernétique. Faite sur ordinateur à partir de milliards de données. Un ectoplasme mathématique. » Alex Bruce prit une inspiration comme Isabelle Castro avant de sauter dans la piscine et appuya sur « play » :
– L’univers… est… une machine ! L’univers est… une machine ! L’univers est une machine !