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– On va l’attendre ici, dit Alex Bruce occupé à domestiquer la cafetière entartrée de Martine Lewine.

Elle était équipée d’un filtre en papier ménager confectionné par Victor Cheffert : bien qu’il couvât une grippe, le capitaine n’avait pas perdu toutes ses ressources.

– Tu crois ? demanda ce dernier en parlant du nez. C’est ce soir que le commandant Logeais cuisine Sagnac. Tu ne veux pas y aller ?

– Surtout pas. Il est en de bonnes mains avec Martial Logeais. Et de toute manière, Sagnac n’a pas assez de couilles pour être Vox.

– Comme tu voudras, Alex.

– On appelle Martine sur son mobile à intervalles réguliers. Malgré le fourbi dans le placard, je sens quelque chose de net chez elle, Victor.

Bruce s’interrompit, la dosette pleine de cent pour cent arabica bas de gamme en suspension dans l’air. Il venait d’entendre la voix de Martine comme si elle parlait à l’intérieur de son crâne. « Mon instinct me dit que ce n’est pas encore l’heure. » Parlait-elle vraiment de ses relations avec Delcourt, à ce moment-là ? Cheffert attendait, le regard mouillé mais neutre, une expression peu convaincue dans le dessin de sa bouche. Bruce reprit :

– On va au moins lui laisser la chance de s’expliquer avec nous avant de l’emmener voir Delmont.

– Et si ça dure des heures ?

– Soyons optimistes.

– Qui te dit qu’elle ne s’est pas barrée à l’étranger avec l’aide de son petit copain le steward ?

– Pour quoi faire ? C’est un con.

– Si tu le dis ! Admettons qu’elle soit partie acheter des filtres à café et n’en parlons plus.

– Je prendrais bien du sucre avec le café au Sopalin. Et toi ?

– Moi aussi. Manque de chance, il n’y en a pas. Lewine est une as du kung-fu et de la gâchette mais pas une fée du logis.

Au bout de vingt minutes, le mobile de Bruce sonna. Il dit que c’était sûrement Lewine, décrocha et serra le petit appareil. La voix affolée de Tessa Robbins.

– Tu es où ?

– Barricadée dans ma salle de bains. Fred est entré de force avec le livreur de pizzas à qui il a cassé la gueule. Le jeune type est parti sans demander son reste. Les voisins n’osent pas intervenir. Alexandre, il faut que tu viennes. Il a une batte de base-ball et il est en train de bousiller tout l’appartement.

 

Il était assis en tailleur dans l’entrée, dans la position du samouraï avant le seppuku, sa batte de base-ball posée devant lui comme un sabre, le dos droit, les mains à plat sur les genoux. Fred Guedj avait toujours eu un talent naturel pour le théâtre. Il ne bougea pas quand Bruce avança vers lui et le contourna. Il avait les yeux fermés et souriait. Le commandant jeta un coup d’œil à travers la porte vitrée qui menait au salon dévasté.

– Ça va te coûter chaud, Fred.

– Il y a des plaisirs qui n’ont pas de prix, dit le journaliste en ouvrant les yeux.

– J’ai autre chose à faire que du baby-sitting à cette heure-ci. Il va falloir arrêter tout ça, une bonne fois pour toutes.

– Tu es trop raisonnable. Moi, je vais jusqu’au bout. Jusqu’au bout, mon vieux !

– Eh bien, cette déclaration tombe à point. C’est le terminus.

– Terminus ! Va te faire foutre. C’est moi qui décide quand mettre un terme !

– Et tu n’es plus bourré. Tu n’as même plus d’excuses.

– Bien sûr que si que je suis bourré !

Bruce réfléchit puis haussa la voix pour demander à Tessa à travers la porte où était la deuxième salle de bains. Elle le lui dit et aussitôt Bruce balança un coup de pied ajusté dans la mâchoire de Guedj qui partit en arrière, dans les pommes. Il le tira par les pieds dans un paysage de verre et de porcelaine fracassés. Guedj n’aurait pas assez de toute sa vie de fouille-merde audiovisuel pour payer la casse.

Du marbre blanc partout, un sauna et un magnifique miroir ancien, brisé en son centre par un impeccable swing. Guedj aurait mieux fait de se mettre au golf, il en a la gueule et le talent, pensa le commandant en ouvrant les robinets de la baignoire. Une petite merveille ronde et profonde avec aquapulseurs. Il chercha la bonne température, une tiédeur suffisante pour éviter au journaliste le choc thermique. Bruce menotta Guedj les bras dans le dos et lui envoya de l’eau au visage pour le ranimer. Il revint à lui en bafouillant :

– Es-pèce de… Espèce d’en-foiré !

Bruce empoigna les menottes et tira. Il le fit s’agenouiller devant la baignoire, referma sa main sur sa nuque. Puis il appuya et lui maintint la tête sous l’eau pendant une minute complète. Il relâcha.

– Eh, mais arrête, bordel ! Qu’est-ce qui te prend ?

– Même service. Quinze secondes de plus cette fois.

– Arrête ça ! Moi qui croyais que t’étais mon ami !

– Je suis ton ami, répondit Bruce.

Mais Guedj ne put pas répliquer parce qu’il avait de nouveau la tête sous l’eau pour deux minutes pile. Le traitement s’échelonna sur un quart d’heure. Le visage de Fred Guedj virait au bleu. Le commandant laissa aller et le corps du journaliste glissa lentement sur le tapis de bain. Bruce alluma une cigarette et le laissa se remettre. Quand les yeux bleus de Guedj le fixèrent enfin, son visage était ravagé mais calme. Bruce pointa l’index à la cigarette vers lui et dit :

– Écoute-moi bien, Fred.

– Je t’écoute.

– Tessa n’aura jamais d’enfant. Jamais. Tu m’entends ?

– De quoi tu parles ? Elle n’en veut pas !

– Elle ne peut pas en avoir. Un jour, elle sera seule. Parfaitement seule. Quand elle aura vieilli. Quand les types dans ton genre auront fini de lui tourner autour. À ce moment-là, tu seras un vieux débris en train de fantasmer sur une femme presque aussi craquante qu’elle mais bien plus jeune.

– Je ne savais pas.

– Mais tu ne le sais toujours pas. Je ne t’ai rien dit et tu n’as rien entendu, Fred. Ne t’avise jamais de lui parler de ça.

Guedj plissa les yeux comme un type qui ne comprend pas. Son visage avait déjà repris une teinte normale à part le menton qui virait au rouge brique. Il hocha la tête d’un air incrédule.

– Jamais. C’est bien clair ? reprit Bruce.

– Ouais, je crois que c’est clair.

Bruce tira une longue bouffée puis regarda sa cigarette. Il finit par relever la tête et dit :

– Quand j’en aurai fini avec l’autre taré, je t’emmène à Cuba.

– Qu’est-ce qu’on ira foutre à Cuba ?

– On boira du rhum. On ira au bordel tous les deux. C’est ça l’amitié virile, non ?

– Ouais, pourquoi pas ? Ça peut avoir de la gueule, Alex.

 

Alex Bruce revint à la PJ après avoir déposé Fred Guedj chez lui. Victor Cheffert parlait au téléphone. Il avait la voix rauque et le nez rouge. Bruce attendit qu’il raccroche et dit :

– Qu’est-ce que tu fous encore ici ? Tu devrais faire du body-body à ta bouillotte à l’heure qu’il est, et dans ton état !

– On trouve toujours quelqu’un de moins bien loti que soi. Sagnac sort du bureau de Martial Logeais. Au bord de la pneumonie. Le commandant m’a demandé de vérifier quelques-uns de ses alibis. Pour Judith, l’avocate et l’hôtesse, il est déjà innocenté. Et toi, qu’est-ce que tu fais là ?

– Besoin de bouger. Je suis venu voir si quelqu’un avait reçu un appel de Martine.

– Nada ! Toujours pas rentrée chez elle et son mobile reste branché sur répondeur. En revanche, une jeune fille est venue te demander. Elle a laissé une enveloppe à ton intention qu’elle a tenu à déposer elle-même en lieu et place.

– Quelle fille ?

– Une jolie brune que tu ne m’as bien sûr jamais présentée. Elle a détaillé ton bureau exigu comme si c’était le Taj Mahal.

Bruce téléphona à son domicile afin de consulter son répondeur. Lewine avait peut-être souhaité lui laisser un message personnel. La bande ne recelait qu’une déclaration laconique mais enthousiaste de Guedj au sujet de Cuba et de ses plaisirs. Bruce raccrocha, l’air déçu, puis avisa l’enveloppe. Il l’ouvrit pour découvrir un simple bristol et un texte rédigé d’une écriture régulière :

 

« Je suis passée mais c’était une erreur. Ce poème d’Apollinaire pour te dire adieu. Je t’aime.

Nathalie. »

 

Bruce glissa le bristol dans sa poche. Il se dit qu’il pourrait inviter Nathalie à Cuba avec Guedj. Ils boiraient du rhum. Ils n’iraient pas au bordel. À la place, ils joueraient à la belote à la terrasse des cafés. Fred Guedj tomberait amoureux de Nathalie petit à petit. Et vice versa. Il les laisserait en tête à tête et rentrerait seul à Paris. Dommage pour l’amitié virile. À moins… À moins d’inviter aussi Victor Cheffert.