D’où il était, couché sous l’armoire depuis plus de deux heures, il pouvait voir des moutons gris. Amassés sous le lit et la table de chevet. Accord parfait avec la pile de vaisselle puante dans l’évier et la crasse de la salle de bains. Le décor de la pute était au diapason de sa tête. En très mauvais état. Pour l’instant, occupée sûrement à chercher sa dose, elle tardait à rentrer chez elle. Mais elle y viendrait. Elle y viendrait à coup sûr. Les défoncés sont aussi répugnants que prévisibles.
Une figure lumineuse, géométrie en mouvement, dansa sur les lattes du parquet pendant quelques secondes. Le passage d’une voiture, la lumière des phares à travers les volets. Il était sept heure trente, le jour n’allait pas tarder à se lever. Vox pensa à la lumière des lampadaires qui passait par le soupirail de la cave où sa mère le forçait à dormir les nuits où son corps d’énorme salope réclamait l’aumône. Les nuits où des types innommables la faisaient parler, boire, crier, vomir sa vulgarité. Et lui, allongé sur sa paillasse, à les entendre jusqu’à chercher au plus profond de sa tête les moyens de distordre ces sons pour les vider de leur souillure. Il s’endormait toujours. Roulé en boule dans sa propre graisse. Celle qu’elle lui faisait ingurgiter jour après jour pour faire de lui un petit pachyderme domestique, une boule sur laquelle elle frappait, un tas de saindoux inoffensif sur lequel hurler sa haine de cette voix de sirène. Une magnificence qui n’allait avec rien de ce qu’elle était. Erreur cosmique, cette voix. Erreur cosmique.
Il avait pensé qu’elle était peut-être habitée par un extraterrestre ou qu’elle était un cyborg conçu dans un laboratoire. Et que sa vraie mère était morte, rayée de la carte par la fausse. Mais non. La réalité était la seule chose à accepter. Sa mère était cette créature. Cette créature était sa mère. Son père l’avait un jour engrossée par hasard. Et il était parti. Une intelligence supérieure. Un génie qui n’avait rien à faire avec la créature. Qui n’avait rien laissé, ni son nom, ni une photo. Ses gènes seulement. Cette intuition scientifique, cette fulgurance de la pensée, cette connaissance des plus grands secrets. Son héritage. Il était là, intact. Camouflé dans ce corps graisseux. Invisible, même pour la créature qui avait pour nom Amélie. A-mé-lie. Trois syllabes de douceur. Paradoxe mortel.
Il s’endormait donc, et ses plus beaux moments étaient ceux où il devenait une daurade brillante nageant dans un océan de silence. Le matin arrivait toujours et les coups et tout le reste. L’océan était alors à l’intérieur de lui. Rangé, plié, obscurci. Il se déploierait un jour. À dix ans, il l’avait parfaitement compris.
Pour l’instant, il ne fallait pas dormir. L’odeur l’aidait à tenir le coup. Et les lumières sur les lattes. Il y avait toujours dans l’univers visible des éléments utiles, des signes intéressants, de l’information en suspens. À gérer pour qui savait s’y prendre. Tout le temps.
Cliquetis des clés. Pas de client, à coup sûr, puisque avec une gueule comme celle qu’il lui avait fabriquée… Amelia, Amélie. Repérée sur son trottoir, au hasard. Une nuit, Amélie.
Même prénom, même peau blanche que la pouffiasse cosmique. Mêmes cheveux. Des serpents roux, brillants, doux sûrement. Gare aux illusions ! Une envie de la battre à mort, cette pute de la rue de Provence. Brûlé par une nécessité impérieuse, il était allé au supermarché acheter des bas. La caissière avait souri en voyant sa belle gueule et ce qu’elle imaginait être un cadeau à une fiancée. Caché dans les toilettes sur le palier, il avait attendu que la pute monte avec le client, avait attendu que la pute en finisse avec le client. Il s’était mis à rire tout seul, il sentait qu’il allait glisser comme le petit homme daurade qu’il avait été pendant des années, que ce serait facile. Facile comme tout. Quand le client avait fini sa petite affaire, il avait pénétré à son tour dans la chambre, son bas sur la tête.
Encore le cliquetis de la clé. Est-ce qu’elle allait enfin réussir à l’ouvrir, cette putain de porte ! Il avait besoin d’elle pour son histoire. Son histoire qui s’emballait. Il fallait assurer pour Bruce le flic.
Ouverture. Elle entrait enfin chez elle, la pute. Seule et peinarde pour sa dose. Elle arrivait sur ses chevilles bancales après avoir traîné sa carcasse inutile toute la nuit. Il voyait l’une de ses chaussures dont le talon chassait vers le sud, sa démarche de vieille viande et tout ça qui s’effondrait sur le lit. Les jambes écartées dans la pénombre et la main vers l’interrupteur, et très vite vers le tiroir où elle rangeait son matériel. La boîte en fer avec la seringue, le garrot, la cuillère, le briquet. Il l’entendit farfouiller, énervée.
Elle se piqua, soupira, s’allongea sur le lit sans même enlever ses chaussures.
Il attendit, regarda la jambe qui pendait et la main droite qui caressait le dessus-de-lit et s’y accrochait, s’y arrimait.
Il la laissa partir suffisamment loin pour qu’elle ne s’étonne pas de voir un homme sortir de dessous l’armoire. Il frotta son vêtement du plat de la main pour enlever la poussière tout en observant la tronche et le corps désossé de la fille. Un des yeux à moitié fermé, le nez comme une courge, une attelle au bras gauche et l’aiguille encore plantée dans le bras. Il n’avait pas de bas sur le visage cette fois. Il avança la main, lentement. Elle ne réagit pas. Il posa son doigt sur l’œil encore en état et pressa. Elle gémit, une jambe se releva mécaniquement. Retomba. Il appuya encore. Et il aurait pu lui crever l’œil sans qu’elle réagisse plus qu’une grenouille de labo à moitié morte. Il enleva sa main. Elle sourit bêtement.
– Tu es beau.
– Bien sûr, je suis ton ange gardien. J’ai plein de dope à te donner. Viens avec moi, Amelia.
Il lui tendit la main, elle la prit et se leva. Il l’attira vers lui. Il lui caressa même la joue, leurs deux têtes si proches l’une de l’autre qu’il voyait les points noirs sur son nez en courge. Et ses pupilles dilatées comme des astres. Vox ouvrit la porte, scruta le palier et tira doucement Amelia derrière lui. Ils descendirent l’escalier comme un couple d’amoureux.
Il pleuvait. Matin sale et gris. Les rares passants couraient se mettre à l’abri ou pressaient le pas. Un type attendait que ça se tasse sous un auvent de magasin et regardait ses pieds. Vox resserra la taille de la pute et ils marchèrent sur le trottoir brillant jusqu’à la rue Lafayette où il avait garé la 305 volée la nuit dernière, à Aubervilliers. Elle s’effondra sur le siège, pattes écartées encore. Mollusque sans manière, sans projet, sans intérêt. Il mit le contact, brancha les essuie-glaces qui se mirent à couiner. Ça la fit rire et elle avança la main vers le pare-brise, se mit à imiter leur mouvement.
– Avec ce que je vais te donner, tu seras heureuse pour l’éternité, dit-il en posant sa main sur sa cuisse.
Il sentit les muscles, les tendons de cette jambe. Il pensa aux cartilages, aux veines, aux articulations comme si ses doigts étaient dotés de capteurs aussi visuels que tactiles et qu’il visualisait une portion de corps de cyborg. Le futur allait être une merveille. Il lui fallait tenir le coup. Encore un peu.
Victor Cheffert venait d’ingurgiter deux comprimés d’Antigrippine avec le café de la bouteille Thermos et jouissait de la fièvre dont il avait toujours apprécié les effets. Il lui semblait alors qu’ils étaient plusieurs à partager le même corps et que ces cerveaux associés donnaient à l’existence des couleurs plus intéressantes. Il regarda sa montre : dix-sept heures vingt. Il but encore un peu de café. Garé devant l’Institut médico-légal, il attendait depuis une demi-heure que Bruce sorte de l’autopsie d’Élodie Daugier. Il était venu le chercher pour pouvoir lui communiquer de vive voix les dernières informations de Sanchez.
« Pourquoi la vie des ampoules est-elle si fragile ? Réponse : parce qu’elle ne tient qu’à un fil ! » Cheffert soupira puis fit une boulette du petit papier et la glissa dans sa poche. Dans le rétroviseur, il vit Alex Bruce qui s’arrêtait sur le trottoir pour téléphoner. Il comprit qu’il tentait encore de joindre Martine Lewine. Le commandant raccrocha après avoir composé deux fois le numéro et repéra facilement la voiture. Il prit le temps d’allumer une cigarette et lorsqu’il releva la tête, Cheffert lui trouva une gueule magnifique. Intense, amaigrie et solennelle.
Bruce s’installa dans la voiture sans un mot, entrouvrit la fenêtre à cause de la fumée et jeta un coup d’œil à son adjoint qui se mit à tousser. Le commandant écrasa sa cigarette dans le cendrier avant de remonter la fenêtre. Puis il regarda droit devant lui. Cheffert fit de même pour vérifier qu’il n’y avait rien de notable à observer et rompit le silence :
– Marc Sanchez m’a donné les résultats. Corde de violoncelle Jargar. On a aussi tracé ton appel téléphonique anonyme. Il provenait bien du Sheraton. Vox sur toute la ligne. Mais là encore, il y a une surprise.
– Laquelle ?
– Depuis le Sheraton, on a aussi appelé l’appartement de Lewine.
– Martine m’a expliqué que son numéro de téléphone était presque identique à celui d’une brasserie. Elle a cru à une erreur.
– Eh bien, ça n’en était pas une, Alex. Sagnac avait raison : Lewine et lui ont réussi à appâter Vox. Et toi, quoi de neuf ?
– Le légiste vient de me confirmer qu’il n’y a pas eu viol.
– Si le salaud se met à muter comme les virus, ça va devenir coton.
Cheffert se tourna vers la vitre pour éternuer. La sonnerie de son téléphone sembla lui vriller le crâne. Il décrocha. La voix de Delmont était aussi chaude qu’un kilo de glace pilée. Cheffert écouta puis raccrocha sans un mot. Il se dit qu’il avait peut-être bel et bien bénéficié de la révélation Carambar et qu’il s’en serait bien passé. Il se tourna vers Bruce qui le regardait d’un air intrigué :
– Tu en tires une tronche, Victor !
– Le patron vient de m’appeler parce qu’il n’arrivait pas à te joindre.
– Évidemment, j’avais coupé mon téléphone pendant l’autopsie, dit Bruce en remettant le mobile en fonction. Qu’est-ce qui se passe, vieux ?
Cheffert remonta ses lunettes sur son nez et dit en détournant la tête :
– On vient de retrouver deux restes de cadavres totalement calcinés dans une 305 fracassée contre un arbre. Dans le Parc départemental de La Courneuve. C’était une voiture volée hier à Aubervilliers. Il y avait un Ruger SP dans l’habitacle.
Victor Cheffert se tourna vers Alex Bruce et lui vit ce regard rare. Celui qu’il n’avait eu que deux ou trois fois depuis leurs six ans de cohabitation. La dernière remontait à l’inculpation du fiancé qui ne voulait pas lâcher l’ours en peluche. Il reprit :
– Après vérification, c’est l’arme de service du capitaine Lewine.