Le lendemain, place Mazas, Cheffert et Bruce écoutaient Sanchez devant la carcasse noire de la Peugeot 305.
– La seconde vitesse était enclenchée. La voiture roulait donc lentement quand elle a atteint l’arbre. Seul l’habitacle a brûlé. Or, dans l’hypothèse d’une fuite d’essence consécutive au choc de l’accident, le moteur aussi aurait dû prendre feu.
– Un accident simulé ? intervint Bruce.
– Tout juste. Il y a des traces de plomb dans les cendres. Pour moi, les corps ont été aspergés d’essence.
– Qu’est-ce qu’il en reste ?
– Cinq grammes d’os et deux dents de sagesse. Je considère qu’on a du bol vu l’intensité de l’incendie.
– Je vais demander le diagramme dentaire de Bertrand Delcourt et de Martine Lewine à leurs dentistes respectifs, dit Bruce d’une voix neutre.
– Et moi, je préviens notre expert en odontologie pour qu’il arrête tout ce qu’il a en cours et planche pour toi, répliqua Sanchez.
Cheffert et Bruce passèrent le reste de la matinée à chercher les chirurgiens-dentistes de Bertrand Delcourt et Martine Lewine. Cheffert partit donner les documents en main propre à l’expert odontologiste de l’Institut médico-légal avant d’aller dans la foulée interroger le chef de cabine de Delcourt.
Alex Bruce se rendit chez Martine Lewine. Il ouvrit la porte avec sa clé et refit le tour de l’appartement. Il s’attarda dans la salle de bains, hésita puis déboucha le flacon d’eau de toilette posé sur la vasque. Le parfum discret de Martine Lewine. Celui qui lui avait donné l’impression d’avoir affaire à une fille saine et sportive lors de leur première rencontre. Il alla ouvrir l’une des deux fenêtres du salon. Devant lui, la façade triste d’une administration. Structure en métal et verre, quelques stores tirés, gris sale. Il y avait mieux comme paysage de rêve. On voyait les employés au travail. Une réunion, un type au téléphone qui faisait des grands gestes, une femme devant un ordinateur. Bruce se pencha : un promeneur laissait son chien chier au milieu du trottoir.
Un espace vert se déployait devant l’immeuble. Des chênes montraient leurs têtes jaunes encore tachées de vert et qui bruissaient. Il pleuvait toujours. Le vent refoulait crachin et odeur végétale vers le visage du commandant. Il imagina Lewine, debout à sa fenêtre, la nuit, humant les arbres frémissants. Au loin, la circulation bourdonnait. Il regarda le feuillage bouger jusqu’à ce qu’un bruit de train l’interrompe. Une longue coulée métallique qui se dilua vers le nord et finit par mourir.
Bruce referma la fenêtre et le bruit du vent se transforma. Les rafales fouettaient les façades et s’engouffraient dans les interstices de l’immeuble. Il refit le tour de l’appartement. Pas de livres de fiction. Seuls quelques ouvrages concernant la police judiciaire et le droit pénal. Des cassettes vidéo aussi : le dessin animé South Park, les films de Bruce Lee. Et des films d’action américains de bonne qualité. Un point de plus pour Lewine ; Bruce les appréciait aussi pour leur rythme imbattable. Il alla à la chambre et s’assit sur le lit en fixant le placard. Il y avait un cendrier vide sur la table de chevet.
Bruce alluma une cigarette, en tira quelques bouffées, la posa sur le cendrier, enfila ses gants et ouvrit le placard. Il trouva le matériel dans un sac de sport : quatre bracelets en cuir noir munis de chaînes, une cravache en cuir tressé et un vêtement en latex noir. L’étiquette indiquait size XXL. Il le déplia. C’était une combinaison moulante à quatre ouvertures. Deux pour les yeux, une pour la bouche, une pour le sexe. Elle se fermait dans le dos avec un scratch.
Il tourna la tête vers le lit et imagina Delcourt allongé sur le dos, revêtu de sa combinaison, les membres écartés et enchaînés aux montants de bois. Et Martine Lewine, debout, en sous-vêtements noirs, la cicatrice rose en Y barrant son ventre plat, la cravache en main. Cette même expression vide sur le visage. Sa bouche aux lèvres pleines à peine entrouvertes comme lorsqu’il l’obligeait à le fixer dans le miroir du Sheraton.
Bruce étala la combinaison au milieu du lit pour qu’elle forme un X. Il recula pour juger de l’effet. Et si le scénario était différent ? Fallait-il imaginer Lewine nue, sanglée, et Delcourt déguisé en Fantômas d’opérette brandissant la cravache et la flagellant en cadence ? Qui était le bourreau de l’autre ? Et jusqu’où pouvait aller l’escalade dans un jeu amoureux devenu fou ? Jusqu’à l’incendie d’une voiture. Avant un parcours semé de meurtres de femmes.
Est-ce que Delcourt était Vox ? Et si oui, pourquoi avait-il appelé Lewine depuis le Sheraton ? Elle avait prétendu avoir été réveillée par quelqu’un qui voulait réserver une table chez Charlot Roi des Coquillages. Non, pas exactement en fait. Bruce se souvenait qu’elle avait dit : « Le téléphone a sonné il y a cinq minutes. Ça arrive quelquefois : mon numéro est le même que celui de Charlot Roi des Coquillages à un chiffre près. » En fait, elle n’avait jamais précisé que son interlocuteur avait parlé. Avait-elle inventé cette histoire parce qu’elle savait que l’appel depuis le Sheraton serait tracé ? Dans ce cas, son « mensonge » témoignait d’une présence d’esprit singulière puisque Bruce venait de la réveiller.
Si Vox avait éprouvé le besoin d’appeler Lewine après le meurtre de l’hôtesse, c’est qu’il avait bel et bien mordu à l’hameçon. Et entendu la voix de Lewine. Cette voix différente. Cette voix incendiaire.
Joigny avait dit quelque chose comme : Delphine Seyrig et Isabelle Castro sont mortes, il ne reste plus que Jeanne Moreau. Elles étaient capables en lisant l’annuaire du téléphone de capturer l’attention de leur auditoire. Lewine aussi. Il s’apercevait que sa voix lui manquait. Cette profondeur qu’elle avait en elle et qui contredisait le visage lisse, les yeux gris et froids. Cette force. Cette puissance qu’elle avait lorsqu’elle dressait son Ruger SP et touchait la cible dans un seul mouvement coulé. Il savait que pour y arriver il fallait des années de pratique qui vous faisaient petit à petit trouver l’équilibre parfait et subtil entre le physique et le mental. La même maîtrise que celle des pratiquants de kung-fu. Elle avait d’ailleurs réussi à envoyer Guedj au tapis. Un bon gabarit pourtant, Fred Guedj. Même saoul.
La sonnerie de son mobile l’interrompit. Victor Cheffert avait rencontré le chef de cabine de Delcourt, une femme d’une cinquantaine d’années. Le steward avait atterri à Roissy hier, par le vol de quinze heures. Soit un jour plus tôt que prévu. En fait, à peine arrivé à Tokyo Narita, il avait modifié son planning et échangé sa prise de poste avec un collègue. La supérieure de Delcourt ne semblait guère l’apprécier et le jugeait « immature ». En partie à cause d’une attitude « trop flirteuse » à l’égard des hôtesses. L’une d’elles avait eu une discussion avec le steward entre Tokyo et Paris. Le jeune homme rentrait plus tôt que prévu pour se rendre à une soirée organisée par une maison de disques.
– Tu as eu l’adresse ? demanda Bruce.
– Non, l’hôtesse n’en savait pas plus. Mais en rentrant de Roissy, j’ai réalisé que l’endroit où la voiture avait flambé était sur le trajet de l’aéroport.
– J’y ai pensé aussi, dit Bruce après un temps.
– Tu es où ?
– Chez Martine.
– Tu veux que je vienne ?
– Non, ça ira. On se retrouve demain à la PJ. Si tu as besoin de me joindre cette nuit, appelle-moi sur mon mobile.
– Pourquoi ? Tu restes rue Clapeyron ?
– N’oublie pas que le serrurier m’a confié les clés de son appartement, Victor.
– Je n’oublie pas. T’es sûr que tout va bien ?
– Mais je vais beaucoup mieux que toi, mon vieux. Ta grippe a l’air bien accrochée. Tu ferais mieux de la soigner avec autre chose que du caramel. Salut.
Bruce glissa son téléphone dans sa poche puis plia la combinaison de latex et la remit à sa place. Il tenta de repérer un numéro de série sur les bracelets. Sans succès. La cravache fut plus parlante : elle avait été achetée chez Hermès. Sellier chic, luxe absolu. Ça ne collait pas avec la déco de l’appartement, les vêtements passe-partout de Lewine, les films d’action américains et Bruce Lee. Avec South Park peut-être. Et encore. Bruce s’attaqua aux papiers d’identité. Un passeport vieux de quatre ans lui apprit qu’elle était née à Paris 12e, le 20 juillet 1964. Sur la photo, elle avait une coiffure différente et des cheveux plus clairs. Un air de terroriste allemande. Il y avait quelques diplômes de tir, un cahier de comptabilité avec les bordereaux de carte bancaire et les relevés de carnets de chèques. Le capitaine Lewine menait le train de vie normal d’une fonctionnaire de police. Aucune trace d’achat chez Hermès.
Bruce téléphona à Sanchez qui officiait chez Delcourt avec son équipe et lui demanda de chercher la facture ou le ticket de carte bancaire correspondant à l’achat de la cravache. Il reprit ensuite sa propre investigation et s’intéressa aux placards. Il trouva des sous-vêtements en coton très simples et qui sentaient l’adoucisseur à la lavande, des vêtements de sport, de bonnes chaussures de course, un lecteur de cassettes fixé à une ceinture. Lewine courait en musique. Sur de la dance anglaise essentiellement. Bruce ouvrit toutes les boîtes. Pas de trace d’enregistrement suspect. Chaque cassette correspondait à son emballage d’origine.
Il retourna au salon étudier la petite collection de CD rangée à côté de la chaîne stéréo. Vivaldi, Mozart, Jacques Brel, Miossec. Et deux autres qui tranchaient dans le lot : Kaleidoscope de Jam & Spoon et Big Calm de Morcheeba. Les deux disques qu’il écoutait tout le temps en ce moment. Bruce remarqua les étiquettes de prix qu’on n’avait pas décollées. Les deux boîtiers étaient neufs. Il réfléchit en regardant la fille blonde sur le CD Kaleidoscope. Son visage impassible avait quelque chose de celui de Lewine. Il se souvint qu’avant que Fred Guedj ne l’agresse, elle était restée seule rue Oberkampf et que les deux CD traînaient toujours sur la table basse, à portée de main.
Il ouvrit Kaleidoscope, le glissa dans le lecteur et sélectionna son titre favori : Guiding light. Un son de basse progressif. Un rythme puissant. Bruce ferma les yeux.
On the darkest night
When I’m deafened by the sound of silence
Will you be my guiding light, be my guiding light
And save me
Il rouvrit les yeux et fixa le mur blanc devant lui. Il imagina Martine Lewine dans la nuit la plus sombre, assourdie par le bruit du silence de sa geôle ventre rose et qui l’appelait au secours. Il porta machinalement sa main à son holster. Il n’avait que son Manurhin. Il n’avait que ça pour descendre les marches de l’enfer. Ça et sa cervelle. Sa cervelle qui semblait fonctionner sur un mode inconnu depuis qu’il avait vu l’habitacle ravagé de la 305. Était-ce la voix de Lewine qui l’appelait depuis l’au-delà ? Ou celle d’une femme qu’il avait toujours attendue sans le savoir. Une femme morte ou une femme vivante, prisonnière d’elle-même ou véritable séquestrée ? Il lui sembla que le visage de Tessa perdait de ses contours et que celui de Martine se substituait petit à petit à lui. S’il écoutait ses tripes, elles lui disaient que Lewine était vivante, que ses yeux brillaient de honte, de peine ou d’espoir, que ses lèvres pleines formaient les mots « Sauve-moi, sauve-moi, sauve-moi ! ». Et cette voix imaginaire de Lewine qui s’était inscrite dans sa mémoire indépendamment de sa volonté était à la fois une douleur et un bonheur.