Bruce souleva la bouteille de whisky. Fred Guedj n’avait laissé que de quoi s’offrir un dernier verre. Il se servit, mit Morcheeba en sourdine. Il était près de vingt-trois heures. Il venait juste de rentrer chez lui après avoir retourné le problème dans tous les sens avec Victor Cheffert alors que Marc Sanchez déclarait forfait dès le premier round. Ça n’avait pas été du temps perdu.
Si les deux affaires étaient liées, Vox et le gros porc devenaient en principe une seule et même personne. Et Martine Lewine n’était plus la dernière victime mais la première. À ce stade de leurs réflexions, Victor Cheffert avait émis une évidence : « Je ne comprends pas comment il a réussi à séduire ses victimes avec le physique du Bibendum. » Et c’était bien là le hic. Les deux hommes étaient repartis dans une nouvelle séance et Bruce avait fini par émettre une théorie intéressante : « Le désir profond de Vox est la métamorphose. Imagine un gros bègue qui, à force de volonté, réussit à se bâtir un physique et une voix. – Ouais, ça me plaît cette idée de métamorphose. – Son étape ultime, c’est l’androïde. Avec conscience humaine incorporée. – Alors Martine avait raison : tout ce qui restera de son ancienne condition humaine sera une vibration, celle de la voix. – Exact, Victor. La voix qui soutient le pouvoir du Verbe, lequel ouvre les portes de la connaissance. – Très joli, ce que tu viens de dire, Alex. – J’ai trouvé ça dans une encyclopédie électronique à propos de la religion védique. Om ! Om ! Om ! Tu connais ? C’est un mantra. – Vaguement. – Danse ! Danse ! Danse ! c’est un peu la même chose, Victor. – Si tu le dis, Alex. »
Alex Bruce et Victor Cheffert avaient ensuite téléphoné à une quarantaine d’orthophonistes pour en dénicher un qui aurait eu un bègue obèse comme patient ces cinq dernières années. Une piste sinueuse qui s’était interrompue en soirée faute de praticiens et reprendrait le lendemain. Il y avait eu un dernier épisode avant la levée du camp. Quand un OPJ avait téléphoné pour dire qu’on avait retrouvé la moto de Lewine à Roissy, dans le parking du Terminal 2. Cheffert avait regardé Bruce sans rien dire. Il était clair que le capitaine imaginait Lewine très loin du méridien de Greenwich.
Bruce continuait de réfléchir. Il avait ingurgité deux aspirines et le whisky répondait à une tentative de relaxation du corps et de dopage des neurones. Jusque-là, ça semblait fonctionner. Vox venait de passer à un autre mode. Il accélérait le rythme au point de ne plus choisir les voix correspondant vraiment à ses goûts. L’histoire de l’Idoru laissait supposer que s’il rêvait de se dématérialiser et de voir son esprit transféré dans un robot immortel, il désirait aussi commencer sa nouvelle existence avec une compagne digne de lui. Et si c’était Martine Lewine, elle avait toutes les chances d’être encore vivante. Jusqu’au moment du transfert des cerveaux.
Bruce avait besoin de sommeil mais se dit qu’il aurait bien du mal à fermer l’œil. Il termina son whisky et alla tout de même se coucher. Il se releva au bout de cinq minutes et se connecta sur le Net à la recherche d’informations sur l’orthophonie des bègues. Si le thème ne débouchait sur rien, il pourrait toujours se brancher sur la révolution cybernétique. Un sujet inépuisable.
« Un homme se présente chez le médecin : « Voi-voilà-doc-doc-docteur, je bébé, je bégaie. » Alors le médecin : « Bien, nous zaza, nous zalons a-a-arran, arranger ça ! » » C’était très bon cette histoire de bègue au moment où Alex en pointait un dans le décor. Victor Cheffert sourit au petit papier jaune et rouge avant de le lisser sur son genou et de le mettre dans la poche de sa veste en peau de mouton retournée. Il était garé rue du Faubourg-Saint-Denis, tout près du domicile de Julien Kassidy. Ça lui était arrivé trois fois ce mois-ci, et il n’en avait encore rien dit à Alex. Avant de rentrer retrouver Catherine et les enfants, il avait attendu dans cette rue avec en tête quelque chose qu’il n’arrivait pas bien à cerner. Le parfum de Ludivine sur la peau en sueur de Carla Dubrovny y était pour beaucoup mais pas seulement. Cette initiative instinctive avait eu du bon. Cheffert avait pu voir à deux reprises Kassidy quitter son domicile et se diriger vers le métro. Au bout d’une demi-heure, le comédien n’était toujours pas rentré chez lui. Le capitaine s’était alors dit qu’il ne pouvait pas se permettre la même chose. Contrairement à Kassidy, il avait des obligations familiales.
Cette nuit, Cheffert avait appelé Catherine pour lui dire qu’il était avec Alex et s’attarderait plus que prévu. Elle avait bien pris la chose. Catherine était une jolie femme toujours de bonne humeur. Victor Cheffert remonta le col de sa veste et dégagea l’écharpe qui lui couvrait le nez pour boire un peu de café à sa bouteille thermos. Il n’attendit qu’une quinzaine de minutes. Vêtu de noir, son bonnet de marin enfoncé jusqu’aux oreilles, Julien Kassidy sortit du passage Brady et se dirigea vers le métro Strasbourg-Saint-Denis. Cheffert le regarda s’éloigner dans le rétroviseur. Il attendit cinq minutes puis sortit de voiture.
Le passage sentait le curry. Au fond, quelques restaurants indiens étaient encore ouverts. Cheffert leva le nez vers la verrière. Elle était trouée ici et là. Sans doute l’œuvre de quelques alcooliques amateurs de lancer de bouteilles. La nuit venue, le quartier se peuplait de spécimens plus ou moins dangereux. Le jour aussi d’ailleurs. Cheffert se souvenait que c’était dans ce passage couvert qu’habitait une petite vieille, étranglée avec la laisse de son chien plus de dix ans auparavant par Thierry Paulin, le serial killer spécialisé dans la grand-mère.
Le capitaine appuya sur la sonnette. Via l’interphone, Carla Dubrovny se contenta d’un « oui ? » laconique. Voix claire, un peu traînante. Pas le genre de Vox. Cheffert déclina son nom et son grade. Elle dit : « Ah ! vous êtes le policier de la dernière fois. Celui qui m’a donné deux claques. » Puis, contre toute attente : déclic de la porte qui se débloque. Cheffert entra dans le hall, passa une main dans sa chevelure, remonta ses lunettes sur son nez et gravit l’escalier.
La nuit était froide et l’appartement mal chauffé. Elle avait troqué son peignoir années cinquante contre une robe de chambre en lainage d’où dépassait un pyjama en pilou boutonné jusqu’au cou. Il s’attendait à ce qu’elle lui parle d’heures légales et de droit des particuliers mais elle n’en fit rien. Elle se contenta de rentrer dans son appartement et de laisser ouvert. Il entra à son tour, ferma la porte. La télé marchait en sourdine. Une interview sous-titrée d’Anthony Hopkins par un barbu à lunettes. Cheffert dressa l’oreille. Il parlait de son rôle d’Hannibal le Cannibale. Carla Dubrovny éteignit la télévision et s’assit sur un fauteuil à côté d’un mannequin sans tête, revêtu de ce qui pouvait bien être une tenue de soubrette du XVIIIe siècle.
Dubrovny aurait pu lui dire qu’elle travaillait aux costumes d’une dramatique télé quelconque mais elle n’en fit rien non plus.
– Vous n’auriez pas un truc fort à boire ? s’entendit demander Cheffert.
– De la tequila ?
– C’est parfait. Vous en prenez aussi ?
– Pourquoi pas.
Oui, pourquoi pas ? se dit-il en la regardant ouvrir le bar. Elle leur servit deux rasades généreuses et but une gorgée en le fixant. Il lut quelque chose dans son regard qui n’allait pas s’éterniser. Il fit un pas vers elle, posa son verre sur la télé et la saisit aux épaules. Elle se laissa faire. Il prit donc son verre et le mit à côté de l’autre. Cette fois, il lui caressa les cheveux et posa ses lèvres dans son cou pour retrouver l’odeur de la dernière fois. Il l’embrassa tout en dénouant la ceinture de la robe de chambre. Elle l’aida à la débarrasser du pyjama en pilou et il retrouva vite ce corps blanc, ces seins en forme de pomme, ce nombril parfait, cette touffe blonde. Victor Cheffert s’agenouilla, remonta ses lunettes sur son nez et enfouit sa tête entre les jambes de Carla Dubrovny tandis qu’elle glissait sa main dans ses cheveux.
Alex Bruce éteignit son ordinateur et regarda l’heure. Minuit trente-sept. Il était trop tard pour appeler Cheffert et pourtant il fallait qu’il le joigne. Bruce se leva et alla boire un verre d’eau à la cuisine. Adossé au réfrigérateur, il alluma une cigarette puis pesa le pour et le contre. Il n’avait jamais dérangé Victor Cheffert à son domicile après vingt-deux heures. Il était très embêtant de devoir commencer. C’était comme de se mettre à fumer le matin. Un problème d’escalade. Il imagina Victor et Catherine endormis, corps en chien de fusil, quand la sonnerie de l’interphone retentit dans l’entrée. Bruce tourna la tête machinalement.
– Ouvre, Alex ! C’est Victor.
Il avait un regard inhabituel et son haleine sentait l’alcool. Il alla directement s’asseoir sur le canapé et attendit que Bruce s’installe face à lui dans son fauteuil. Le commandant lui dit :
– Tu tombes bien. Il fallait que je te parle.
– T’as appelé chez moi ? demanda Cheffert d’un air inquiet.
– Non, mais j’allais le faire.
Cheffert poussa un soupir de soulagement et enleva sa veste. Ensuite, il croisa les bras et regarda le mur.
– Je me sens sale.
– Eh bien, va prendre un bain.
– Ah oui, tiens ! C’est une bonne idée.
Cheffert alla à la salle de bains. Bruce l’entendit actionner les robinets et arriva pendant que le capitaine disposait ses vêtements en tas sur le couvercle des toilettes. Bruce constata que son dos était musclé, qu’il avait la taille fine et de très belles fesses pour un intellectuel. Pendant que le capitaine s’installait dans la baignoire, le commandant ouvrit le placard à la recherche d’un gant de toilette.
– Bleu, rose ou jaune ? demanda-t-il.
– Jaune. Ça ira bien avec mon foie de coyote, répondit Cheffert avant de se laisser glisser sous l’eau.
Bruce s’assit sur le bord de la baignoire et lâcha le gant qui sombra lentement avant de se poser sur le genou droit de Cheffert. Il se souvint que son adjoint tentait d’arrêter de fumer, noya le bout de sa cigarette dans la baignoire et la jeta à la poubelle. Le commandant se souvint aussi qu’étant petit, il demandait à son grand-père de compter pendant qu’il gardait la tête sous l’eau dans la baignoire rose. C’était les vacances d’été dans la petite maison d’Hagondange. Son meilleur score était cinquante-sept secondes. Il n’avait pas oublié ce chiffre parce que le grand-père disait que ça correspondait à l’année du lancement du Spoutnik. « Le premier satellite artificiel de la Terre et le début des emmerdements », aimait préciser le vieux sidérurgiste.
La tête du capitaine émergea, les lunettes dégoulinantes. Bruce les enleva pour les essuyer avec une serviette-éponge avant de les poser sur le lavabo. Il se dit qu’en le voyant en flou, Cheffert aurait moins de difficultés à lui raconter ce qu’il avait sur le cœur. L’intuition était bonne. Au bout d’un moment, son regard de myope dans le vague, le capitaine dit :
– J’ai baisé Carla Dubrovny. Et ça s’est passé exactement comme je rêvais que ça se passe. Fantastique.
– T’as peut-être rêvé justement.
– Malheureusement, non. C’est la première fois que ça arrive, Alex.
– T’as mis un préservatif ?
– Bien sûr, mais ils n’en font pas pour la culpabilité.
– On ne peut pas tout avoir.
– T’as pas une clope ?
– Non.
Bruce sortit de la salle de bains, alla fumer une cigarette à la fenêtre puis s’allongea sur le canapé en attendant que Victor Cheffert sorte du bain. Quand le capitaine revint au salon, il lui dit :
– J’ai trouvé un Kassidy sur le Net. Michael Kassidy, plus exactement. Spécialiste des neurosciences, employé par une firme de recherche en cybernétique implantée à Baltimore, Neutronics Entreprise. Il a une cinquantaine d’années et a rédigé une pléthore d’articles sur le fonctionnement du cerveau, les machines pensantes et l’intelligence artificielle.
– Et moi, j’ai trouvé des somnifères dans le tiroir de la table de chevet de Carla Dubrovny. Avec ça, difficile de certifier que son mec passe toutes ses nuits avec elle.