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Alex Bruce venait de téléphoner aux États-Unis à Jason Dougherty, un agent du FBI rencontré lors d’un congrès à Washington et avec lequel il avait sympathisé. L’agent Dougherty était un gaillard aussi volumineux que réservé. Il écouta attentivement le commandant lui parler de Michael Kassidy et des circonstances de l’enquête puis, sans faire plus de commentaires, promit de rappeler au plus vite. Bruce appela ensuite l’état civil de la ville de Créteil où était né Julien Kassidy et demanda au fonctionnaire de service de faire une recherche. Au bout d’une heure, il fallut se rendre à l’évidence. Les registres municipaux ne recensaient aucun Julien Kassidy né le 5 février 1965. Bruce faillit raccrocher puis eut soudain l’idée de demander au fonctionnaire de faxer les noms de tous les enfants nés ce jour-là à la Brigade criminelle. Quand le fonctionnaire rétorqua qu’il l’appellerait demain pour voir si c’était possible, Bruce haussa le ton pour parler d’urgence exceptionnelle. Il obtint les renseignements en deux heures et étudia la liste avec Cheffert. Il y avait cinq enfants nés à Créteil le 5 février 1965 dont trois filles qui furent éliminées d’office. Restaient en piste Bastien Vergnot, fils de Fabienne Tessard et Patrick Vergnot. Et un Jules Coignard, né à l’hôpital de Créteil, de père inconnu et dont la mère s’appelait Amélie Coignard.

– Difficile de s’appeler Jules Coignard quand on est comédien, dit Cheffert qui semblait déjà avoir repris du poil de la bête.

– C’est vrai que Julien Kassidy ça sonne mieux, surtout pour doubler des séries américaines, répondit Bruce.

L’appel de Dougherty arriva en début d’après-midi. Le professeur Michael Kassidy était né à Boston en 1952. Marié depuis 1973 à la même femme, père de trois enfants, il avait toujours résidé aux États-Unis. Kassidy avait intégré la prestigieuse Université de Californie à Berkeley en 1969, à peine âgé de dix-sept ans, grâce à une bourse octroyée par une fondation ayant reconnu sa précocité intellectuelle. Le scientifique était considéré par ses pairs comme l’un des plus éminents cognitivistes actuels et le public le connaissait via ses émissions télévisées et ses ouvrages de vulgarisation sur le fonctionnement du cerveau. Cheffert fit un rapide calcul :

– Si Michael Kassidy est le père de Jules Coignard, il n’est pas seulement précoce intellectuellement. L’année de sa naissance, il n’avait que treize ans.

– Et aujourd’hui, il n’en a que quarante-huit mais en paraît dix de plus parce qu’il est barbu, chauve et lunetté, ajouta Bruce. J’ai vu sa photo sur le Net.

– Tu avais raison, on ne peut pas tout avoir, dit Cheffert en redressant ses lunettes.

– Puisque Michael Kassidy n’est pas le père inconnu, je crois qu’on va se mettre sur la piste d’Amélie Coignard.

 

Le dernier domicile connu d’Amélie Coignard était une maison de retraite, les Grands Saules, à Franconville. Le directeur expliqua aux deux policiers qu’Amélie Coignard avait vécu trois années dans son établissement sans jamais recevoir une seule visite si ce n’était celle de l’assistante sociale. Elle était atteinte de la maladie d’Alzheimer mais n’était pas morte d’une dégénérescence du cerveau. Dans les six derniers mois de sa vie, elle avait pris la fâcheuse habitude de retourner dans son ancien domicile, une maison bordant le bois de Montigny qu’elle avait vendue à un peintre au moment de son entrée aux Grands Saules. Elle se croyait encore propriétaire et l’artiste la retrouvait régulièrement devant la télévision, installée dans son meilleur fauteuil. Elle répétait qu’elle était chez elle et voulait qu’on la laisse en paix, restait prostrée devant les Guignols et refusait de quitter son fauteuil.

Le nouveau propriétaire avait fait appel à la gendarmerie à deux reprises puis directement à l’administration des Grands Saules pour qu’on vienne déloger la vieille femme. Un jour, on avait retrouvé Amélie Coignard égorgée dans son ancienne maison. Elle était assise dans son fauteuil devant la télévision allumée. L’artiste peintre allait et venait au premier étage en riant à gorge déployée et sous l’emprise du LSD. Après une expertise psychiatrique, il avait été déclaré responsable de ses actes et emprisonné aux Baumettes où il était toujours incarcéré malgré ses dénégations constantes. Il n’avait jamais voulu admettre sa culpabilité.

L’affaire s’était déroulée il y a quatre ans. L’assistante sociale qui suivait les pensionnaires et avait connu Amélie Coignard était toujours en poste. Bruce et Cheffert retrouvèrent Marthe Lambrésie à son domicile de La Frette-sur-Seine. C’était l’heure du dîner. L’assistante sociale n’avait pas oublié la vieille dame assassinée mais gardait peu de souvenirs de leurs conversations. Les programmes télé et la vie des pensionnaires étaient apparemment les seuls sujets qu’elles avaient abordés. Amélie Coignard appréciait les ragots plus que les gens et évitait les contacts, leur préférant la solitude de sa chambre. Marthe Lambrésie était sûre d’une chose : elle n’avait jamais mentionné l’existence d’un fils. Amélie Coignard avait à peine dépassé la soixantaine mais les prémices de son mal se manifestaient déjà au moment de son arrivée dans la maison de retraite et il lui arrivait fréquemment de perdre le fil de la conversation. « Vous souvenez-vous de sa voix ? » avait demandé Cheffert. « Maintenant que vous m’en parlez, oui. Sa voix, c’était peut-être la seule chose vraiment remarquable chez elle. Avec le recul, je dois même avouer que c’est à cause de cette belle voix que je passais un peu plus de temps avec Amélie qu’avec les autres pensionnaires. Je ne m’en étais pas rendu compte jusqu’à ce soir. C’est troublant. »

Bruce avait laissé son numéro de téléphone mobile à Marthe Lambrésie, lui demandant de le rappeler si elle repérait une autre confidente de la vieille Amélie. L’assistante sociale accueillit la proposition d’un air dubitatif mais promit de faire son possible.

 

– Je suis sur les rotules, dit Cheffert en décapsulant une boîte de bière.

– Écoute ça, dit Bruce, levant le nez du procès-verbal qu’il était en train de relire : « Bertrand Delcourt m’a dit qu’il avait voulu rentrer vite à Paris pour pouvoir aller à une fête organisée par une maison de disques dans une zone industrielle. » Tu te souviens de cette déposition ?

– C’est celle d’une hôtesse qui était sur le dernier Tokyo / Paris de Delcourt.

– Je suis presque certain qu’il y a un studio d’enregistrement ou une maison de disques dans l’immeuble de la ZAC où Martine a été séquestrée.

– Comment tu sais ça ?

– Avant de casser la gueule à Sagnac, j’ai fait un peu de tourisme.

– Qu’est-ce qu’on attend, allons-y !

– Il est près de vingt-deux heures, Victor.

– Je suis trop crevé pour pouvoir dormir de toute façon.

– Et Catherine ?

– Je lui ai promis qu’après l’affaire Vox, je l’emmènerai en vacances au soleil.

– T’es déjà allé à Cuba ?

 

Bruce éteignit les phares et engagea lentement la voiture de fonction dans l’avenue du Cimetière éclairée par des lampadaires au sodium dont l’un montrait des signes de faiblesse. Il créait un effet d’intermittence donnant au lieu l’allure d’un décor vibrant, conçu sur ordinateur. Dans ces conditions, difficile de repérer une lumière derrière les hautes fenêtres de la façade. Bruce se gara devant le porche et coupa le contact.

– « Un fou se tient en haut d’une grande échelle avec un livre. « Que fais-tu ? » lui demande un passant. « Je fais des études supérieures. » » Je crois que je vais arrêter de bouffer ces machins, dit Cheffert en glissant la boulette de papier dans le cendrier.

– Elle n’est pas si mal cette blague. Elle a un côté poétique.

– Ouais, c’est comme nous. Il faut être poète pour imaginer qu’on va dénicher quelque chose ici.

– Moi, je ne crois en rien. Si ce n’est qu’il faut creuser ce qu’on a sous la main parce qu’on n’a plus le choix. Et tant que nos piles ne sont pas à plat.

– Quelquefois je crois aux signes, Alex. Les autres pensent que je suis un intello mais ils se gourent. Je suis un instinctif un poil mystique, en fait. C’est pour ça que j’ai couché avec Carla Dubrovny. Parce que j’ai senti que c’était là qu’il fallait plonger.

– Et peut-être aussi parce que t’en avais foutrement envie.

– Ouais, les deux. T’as pas une clope ?

– Non.

 

Cheffert vaporisa une solution en spray sur le digicode qu’il éclaira avec une lampe de poche. Quatre touches saturées d’empreintes digitales. 5, 8, 3, 6.

– Elles fonctionnent peut-être par paires verticales, dit-il. Un choix fréquent. Les gens aiment les mémorisations visuelles ou les dates célèbres. Je tente le coup de haut en bas et de droite à gauche : 36 et 58.

Déclic. Le porche s’ouvrit.

– Je suis ravi de faire équipe avec un instinctif un poil mystique, dit Bruce en poussant le porche.

Ils gravirent l’escalier dans le noir et sans bruit jusqu’au deuxième. Sur le palier, deux portes : celle du monte-charge et celle de Beyond Humanity. Bruce réalisa soudain que c’était le titre d’un des livres de Michael Kassidy qu’il avait enregistré inconsciemment en surfant sur le Net. Il y avait un rai de lumière sous la porte.

Cheffert éclaira son propre visage à la lampe de poche pour que Bruce puisse le voir articuler en silence : « Qu’est-ce qu’on fait ? »

Pour toute réponse, le commandant frappa trois coups sur la porte métallique. Quelques secondes de silence puis des pas qui se rapprochaient. La porte s’ouvrit sur Julien Kassidy en manteau noir et bonnet de marin. Bruce et Cheffert reculèrent d’un pas et dégainèrent leurs Manurhin en même temps. Bruce ordonna :

– Les mains loin du corps ! Tu ne bouges plus.

Kassidy leva d’abord les yeux au ciel et les bras suivirent lentement.

– Commandant, capitaine ! C’est pas vrai !

– Qu’est-ce que tu fous là, Kassidy ?

– Et vous ?

– Recule.

Il obéit, tandis que Cheffert balançait un coup de pied dans la porte. Il pénétra le premier dans le local en pointant son revolver dans toutes les directions. Bruce entra à son tour. La pièce était blanche et vide, si ce n’était un téléphone et une chaise près de la fenêtre centrale. Bruce remit son revolver dans son holster et fit signe à Cheffert de fouiller Kassidy. Le capitaine s’exécuta rapidement puis rengaina à son tour.

– Je t’ai posé une question. Tu réponds.

– Un type m’a appelé dans la soirée. Il m’a donné l’adresse de la maison de disques en me disant qu’il y avait un casting pour le prochain clip de Noir Damage. Il se trouve que c’est un groupe que j’aime bien.

– Et tu t’es rendu seul, en pleine nuit, avenue du Cimetière dans une zone industrielle déserte.

– On voit que vous ne connaissez pas ce milieu.

– Et toi ? Tu sais qui tu es ?

– Mais qu’est-ce que vous racontez ? C’est vous qui avez monté ce plan ou quoi ?

– On te demande qui tu es. Julien Kassidy ou Jules Coignard ? intervint Cheffert.

Kassidy se mit à sourire. Un sourire tordu. Il dit d’une voix blanche qui n’allait pas avec ce rictus :

– Ce que vous faites tous les deux, ça s’appelle du harcèlement.

– Tu es un suspect, Kassidy, reprit Bruce. On a le droit de soulever tous les recoins de ta vie si ça nous paraît nécessaire. On vient d’ailleurs d’y trouver un cadavre. Celui de ta mère.

Le visage de Kassidy changea d’expression pour exprimer l’offuscation la plus sincère. Bruce trouva l’interprétation magistrale et retint son envie de lui mettre une claque du même acabit. Le sourire bizarre revint et le comédien dit :

– La porte était grande ouverte. Je suis entré, il n’y avait personne. Allez-y, fouillez-moi. Cherchez une clé !

Victor Cheffert s’exécuta, récupéra un paquet de Lucky Strike, une boîte d’allumettes, un couteau suisse, un portefeuille et un trousseau de clés. Il alla les essayer une à une sur la serrure trois points. Aucune ne correspondait. Il regarda dans le paquet de cigarettes puis fouilla le portefeuille et lui rendit le tout. Kassidy prit le temps d’allumer une blonde. Bruce remarqua que ses mains ne tremblaient pas. Le comédien ajouta d’une voix calme :

– Vous brûlez d’envie de me frapper, commandant. Alors allez-y si c’est pour cette raison que vous m’avez fait venir ici. Mais avant il faut que vous sachiez une chose. (Bruce attendit, le visage imperturbable. Kassidy laissa passer un temps et ajouta : ) Mon avocat dit que j’ai de quoi vous créer des ennuis. Le capitaine Cheffert a forcé Carla à avoir des relations sexuelles avec lui. Vous êtes au courant ? Il paraît qu’à la Crime, on ne chipote pas avec les questions d’éthique. Surtout depuis que les médias se sont pris de passion pour celui que vous avez baptisé Vox, commandant.