Une fois chez lui, Bruce déposa son blouson sur le canapé et alluma la cigarette dont il avait eu envie pendant tout le trajet avec Cheffert. Il resta planté au milieu du salon en pensant à Martine Lewine. Puis il alla à la cuisine, ouvrit le réfrigérateur, prit une boîte de bière et la décapsula. Il était si tard ou si tôt que même sa rue dormait à poings fermés. Bruce se dit qu’il n’avait jamais bu de bière à quatre heures du matin. Elle avait d’ailleurs un goût bizarre ; il en avala encore une gorgée puis abandonna la boîte-boisson sur le lave-vaisselle.
Après le départ de Julien Kassidy, il avait appelé Marc Sanchez pour lui demander de venir faire les relevés. En arrivant, le procédurier l’avait regardé comme s’il venait de lui servir une blague de potache : faire des relevés dans une pièce parfaitement blanche et presque vide. Une chaise, un téléphone. Pas besoin de faire chauffer la Superglu. Les techniciens s’étaient tout de même mis au travail. Ça n’avait pas duré longtemps. Bruce avait demandé à Sanchez de bloquer la serrure trois points pour que l’on puisse tirer la porte du local sans la refermer. Sanchez avait utilisé une matière synthétique bleue à l’aspect de pâte à modeler.
Bruce avait déposé son adjoint chez lui après un trajet presque silencieux. Quand le capitaine était descendu de voiture en lui offrant son regard d’intello, le commandant avait failli lui dire : « Hé, Victor, ça te dirait d’aller au bordel à Cuba quand toute cette histoire sera finie ? » Mais il s’était contenté de lui sourire et c’était bien mieux comme ça. En garant la voiture dans le parking de la PJ et avant d’appeler un taxi pour rentrer chez lui, Bruce avait trouvé un emballage Carambar sur le siège où était assis Victor. « En 1940, on ramena les cendres de Napoléon II, raconte l’instituteur. – Ah bon, dit Nicolas, je ne savais pas qu’il était mort dans un incendie. » Dommage, s’était-il dit. Ça aurait eu beaucoup de gueule si Cheffert l’avait déballé juste avant la découverte de la 305 et des cadavres carbonisés.
Le commandant avait consulté sa messagerie électronique. Un appel alambiqué de Nathalie. Un court message d’un orthophoniste signalant l’existence d’un institut toulousain spécialisé dans les problèmes vocaux, ceux des chanteurs notamment. L’orthophoniste avait laissé un téléphone. Bruce le composa à tout hasard et écouta un répondeur annoncer des horaires d’ouverture normaux. Il raccrocha, alla à la salle de bains dans l’intention de prendre une douche et se rendit compte qu’il avait toujours son blouson sur le dos comme s’il n’était qu’en transit chez lui et attendait un appel et l’occasion de se remettre en mouvement. Alors qu’il se débarrassait de son blouson d’un geste brusque, son téléphone mobile s’échappa de la poche pour sombrer dans la cuvette des toilettes. Bruce tenta de lui redonner vie avec un séchoir à cheveux mais le petit appareil avait rendu l’âme. Il se surprit à éprouver une très légère tristesse. Incongrue mais bien réelle. Elle tenait sans doute au fait que l’appareil était programmé pour afficher « au revoir ! » chaque fois qu’on le déconnectait.
En se déshabillant, Bruce repensa au chien robot inventé par les Japonais et à l’affection possible pour une machine cybernétique. Il y pensa encore sous la douche mais la chaleur finit par l’assommer. Le commandant enfila son pyjama dans un état de demi-conscience et s’endormit comme s’il glissait sur un toboggan de glace noire.
L’assistante sociale appela alors qu’il était en train de se raser. Elle venait de retrouver une pensionnaire qui affirmait avoir fréquenté Amélie Coignard. « Mais elle prétend connaître tout le monde, même Patrick Poivre d’Arvor. À vous de faire le tri. » Il y eut un blanc comme si Marthe Lambrésie attendait plus que des remerciements, une invitation à dîner par exemple. Avant de raccrocher, elle lui dit de ne pas hésiter à la rappeler, à n’importe quelle heure, pour les nécessités de l’enquête. Bruce essuya la mousse à raser qui maculait le combiné et termina sa toilette en vitesse avant de téléphoner à l’administrateur des Grands Saules. Ce dernier l’avait mis en contact téléphonique avec sa pensionnaire.
La vieille dame lui raconta une bonne partie de sa vie dont certains passages plusieurs fois. Elle avait un fils de son âge qui habitait à l’étranger. Une île équatoriale où on avait l’impression de respirer du coton humide. Elle ne pouvait pas s’y rendre par peur de ne pouvoir supporter ce climat. Les détours furent nombreux jusqu’à Amélie Coignard.
« Il n’y a que moi qui lui causais, les autres ne l’aimaient pas. Moi, ça m’était égal. Je m’entends bien avec tout le monde. – Comme vous, elle avait un fils, je crois ? – Ah, non. Pas comme moi. Pas du tout comme moi, monsieur l’inspecteur. – Comment, alors ? – Mon fils est gentil comme tout. On s’entend très bien. Mais entre Amélie et le sien, c’était autre chose. Le gosse lui créait des problèmes. Et j’ai mon idée là-dessus. – Quelle idée, Madame ? – La vieille Amélie n’aimait personne. Personne, vous m’entendez ? Son fils, elle m’a dit qu’il mangeait comme quatre, qu’il avait du mal à parler. Un jour, des gens de la mairie sont venus le chercher. Elle a été soulagée. Oui, elle m’a dit qu’elle avait été soulagée, inspecteur. La vieille Amélie n’aimait personne et personne ne l’aimait mais moi, ça m’était égal. Je m’entends bien avec tout le monde. Et l’écouter parler, ça me passait le temps. »
Il était plus de neuf heures. Le commandant appela l’institut de Toulouse. On le mit en relation avec un oto-rhino-laryngologiste spécialisé dans le traitement des troubles du langage. Il expliqua que ces problèmes étaient avant tout liés à l’audition. Des techniques de rééducation appropriées pouvaient rendre une voix normale à la plupart des bègues. Ceux capables de parler normalement à voix haute lorsqu’ils étaient seuls étaient cependant les plus favorisés. Le spécialiste lui cita le nom de plusieurs comédiens célèbres, affligés au début de leur carrière d’un bégaiement qu’ils avaient appris à surmonter grâce « à un entraînement de maîtrise corporelle globale ». Bruce évoqua alors le rôle de la voix maternelle. Le spécialiste déclara :
– Quand il ne baigne plus dans le liquide amniotique, le bébé est encore immergé dans son souffle. Plus tard, la mère le nourrit de lait mais aussi de sons. La voix maternelle a une influence considérable sur son développement. Une maladie, une perturbation peuvent bloquer l’épanouissement de la phonation de l’enfant. Dans notre institut, nous pouvons faire des prodiges pour rendre une voix à un handicapé du langage en lui faisant prendre conscience de son corps, mais cela exige de lui une discipline de fer.
Il était déjà dix heures quarante-cinq. Bruce appela Cheffert à la Brigade et lui demanda d’interroger tous les notaires de la région entre Saint-Denis et Pontoise pour dénicher celui d’Amélie Coignard. Le commandant joignit la mairie de Saint-Denis et obtint le numéro de téléphone de la société qui gérait la location du local de Beyond Humanity.
En l’absence de son patron, la secrétaire de l’Agence de l’Est Parisien se montra hésitante avant de parler de la maison de disques. Bruce réussit à lui faire dire que le propriétaire dont elle ne connaissait pas l’identité s’était désintéressé de son local au fil des années jusqu’à oublier de régler les quittances de gérance. Il devait avoir une « belle force d’inertie » parce que le directeur de l’agence avait fini par lâcher l’affaire. Plus tard, on avait reparlé du local de la ZAC, lorsque des inspecteurs s’étaient présentés « pour l’histoire du kidnapping de la femme policier ». Suite au scandale, un adjoint au maire était venu voir le directeur pour exiger une solution et éviter l’installation de squatters. La secrétaire ignorait comment son patron s’y était pris avec le propriétaire mais la location avait redémarré. Le local avait été loué pendant deux ans à une société informatique puis, après leur départ pour Pontoise, à Beyond Humanity. La secrétaire se souvenait du nom du collaborateur de l’agence qui avait signé le contrat de location : Jean-Max Batisti. Il avait démissionné récemment de son poste parisien pour retourner en Provence.
Bruce retrouva Jean-Max Batisti dans une agence immobilière de Gardanne. « Un gars typique du music business, blond décoloré, diamant à l’oreille, vêtements si larges qu’on aurait pu en mettre deux comme lui dans son pantalon. » L’agent immobilier se souvenait du jeune homme de Beyond Humanity, mais son patronyme lui échappait et il n’avait pas conservé de photocopies. Quant au propriétaire, c’est un « petit vieux de Saint-Denis qui n’avait pas l’air bien futé » et qui était décédé un mois avant que Batisti n’émigre vers le Sud. Apparemment, il n’avait pas d’héritier ou avait déshérité sa progéniture puisque la mairie avait repris la gestion du local. Bruce se souvint des propos du commissaire Dantrenave : le patron de Lewine qualifiait, lui aussi, le propriétaire de petit vieux.
Le commandant appela ensuite le tribunal de commerce. Peine perdue, le nom de Beyond Humanity n’apparaissait dans aucun registre. Au moment où il raccrochait, le téléphone sonna. Cheffert parla de l’étude de maître Éric Sfaz, installé à Enghien. Le notaire avait compté Amélie Coignard parmi ses clients mais son clerc ne souhaitait rien révéler par téléphone. Bruce dit à Cheffert qu’il se rendait sur place et lui téléphonerait dès qu’il aurait du nouveau.
Maître Sfaz était en rendez-vous. Bruce fut accueilli par le clerc. Ce dernier accepta d’ouvrir le dossier Coignard après que le commandant eut précisé le rapport avec l’affaire Vox. La vieille Coignard avait bien vendu sa maison de Cormeilles-en-Parisis, à l’orée du bois de Montigny, à un artiste peintre du nom de Damien Roque. Elle n’avait jamais fait mention d’un héritier.
– Vous souvenez-vous de quelque chose de particulier à propos de cette transaction ?
– L’aspect un peu particulier, c’est que l’acheteur a fini par trucider l’ex-propriétaire.
– Bien sûr, mais à part ça ? Réfléchissez. N’importe quel détail peut avoir son importance.
– Non, je ne vois pas.
– Dites ce qui vous vient sans filtrer. Tout ce qui vous vient.
– Eh bien, des détails cocasses, il y en a beaucoup parce qu’elle était déjà malade et tenait quelquefois des propos étranges. Je devais lui répéter les textes plusieurs fois. C’était assez laborieux.
Le commandant réfléchit un moment. Le clerc le regardait aimablement en tapotant un maroquin de beau cuir avec un stylo Mont-Blanc. Il semblait satisfait de l’intermède mais guère prêt à lui accorder une réelle importance. Bruce lui demanda soudain :
– Elle était seule à décider malgré son état ?
Le clerc avala sa salive. Bruce comprit qu’un détail cocasse remontait. Comme une claque en pleine figure. Il rougit légèrement et dit :
– En effet, quelque chose me revient. Elle avait signé une procuration. Sur la fin.
– À qui ?
– À un cousin. Il portait le même nom qu’elle mais son prénom m’échappe. Désolé.
Le ton du clerc devenait plus sec. Il n’appréciait pas de se faire épingler. Bruce adopta aussitôt une attitude décontractée et conciliante. Il abaissa les épaules, s’enfonça un peu plus dans son siège, sourit et dit :
– Ce que vous venez de m’apprendre est très important. Mais encore une chose. Est-ce que vous décririez cet homme comme un petit vieux qui n’avait pas l’air bien futé ?
– Je n’aurais pas osé. Mais maintenant que vous le dites : oui ! sans hésitation. Entre nous, il n’était pas atteint par Alzheimer, celui-là. Mais plutôt par la dive bouteille. Si vous voyez ce que je veux dire. Et, si vous voulez mon point de vue très personnel…
– Oui, allez-y.
– Cette famille Coignard, je la qualifierais de dysfonctionnelle comme disent les psys.
– À part le cousin et Amélie, vous aviez rencontré d’autres Coignard ?
– Non, mais la façon dont ces deux-là se parlaient était assez éloquente. Une espèce de brutalité primaire…
Ils furent interrompus par l’arrivée de maître Sfaz. Le notaire serra la main du commandant avec empressement et lui dit qu’il l’avait vu plusieurs fois à la télévision. Bruce voulut savoir si Amélie Coignard possédait d’autres biens immobiliers. Le notaire lui apprit qu’au moment de la vente de la maison et de son entrée aux Grands Saules, il lui avait demandé si elle envisageait d’autres ventes. Elle avait évoqué un local commercial lui venant de son père. En location depuis sa mort, plus de quarante ans auparavant. Amélie Coignard avait dit qu’elle réfléchirait mais sa maladie avait rapidement limité leurs contacts. Bruce demanda au notaire de vérifier l’adresse du local et Sfaz lui confirma qu’il s’agissait d’un vieil entrepôt à Saint-Denis-La Plaine.
En sortant de l’étude, Alex Bruce prit la direction de la ZAC et décida d’appeler Victor Cheffert une fois sur place. Il dut se garer sur l’avenue du Président-Wilson. Deux camions bloquaient la rue du Cimetière. Des hommes déchargeaient des caisses de meubles en provenance de Jakarta. Bruce put pénétrer dans l’entrepôt sans composer le code : la porte était grande ouverte et un homme calait des caisses dans le monte-charge. Bruce faillit lui donner la description de Kassidy et lui demander s’il l’avait aperçu mais le déménageur se mit à enguirlander deux jeunots qui n’allaient pas assez vite à son goût. Le commandant monta au deuxième étage. Il poussa la porte qui résista. On avait enlevé la pâte bleue de Sanchez.
Bruce alluma une cigarette en regardant la pancarte à lettres dorées clouée au-dessus de la porte. Beyond Humanity. Au-delà de l’humanité. Il avait lu des passages des ouvrages de Michael Kassidy sur le Net et des extraits de ses conférences. Le spécialiste des neurosciences était probablement un adepte du great breakthrough. En tout cas, il faisait dans la prospective. Dans sa conception d’un futur relativement proche – une trentaine d’années – on retrouvait tous les thèmes évoqués par Valérie Cassin.
Dans des laboratoires souvent guère plus grands qu’une cuisine, des hommes cherchaient les secrets de la vie artificielle. Pour Michael Kassidy, les récents progrès de la médecine laissaient présager qu’ils défrichaient une voie prometteuse. Les prothèses connaissaient des progrès remarquables : on évoquait déjà des cornées synthétiques reliées au cerveau qui permettraient aux aveugles de discerner les formes. Un chercheur américain avait réussi à greffer un implant sur un paralytique et l’homme pouvait par la force de la pensée inscrire de courtes phrases sur l’écran d’un ordinateur. Le cerveau était encore l’objet le plus complexe du monde. Mais plus pour longtemps. Les fondations étaient prêtes pour des machines assemblées molécule par molécule grâce au développement des nanotechnologies. Et pour ce qui était d’abandonner nos pauvres corps de mortels, tout n’était finalement qu’une question de perception.
Michael Kassidy était formel : « Tout ce que vous voyez, touchez, ressentez n’est que ce que votre cerveau perçoit. La réalité est tout autre. » Nous croyons voir des objets. En fait, ce sont les photons projetés ou reflétés par ces objets que nous voyons. En touchant notre rétine, ce flux de lumière provoque des réactions chimiques permettant à notre cerveau de décoder l’information et de la recomposer pour former une image. Une image entièrement fabriquée. Et il en va de même pour ce que nous sentons et entendons. Nous ne sommes pas en contact direct avec le monde réel mais avec celui de nos sensations. Michael Kassidy l’affirmait : « Notre cerveau peut être considéré comme une machine de réalité virtuelle. »
Photons, rétine, perception. Alex Bruce réalisa qu’il venait justement de capter un détail insolite. Le point sur le i de Humanity semblait sortir du panneau. Il leva le bras pour l’atteindre et extirpa un cylindre de bois creux qu’il retourna. Il contenait une clé. Bruce enfila un gant pour la récupérer. Il se pencha au-dessus de la rampe afin d’écouter ce qui se passait au rez-de-chaussée. Les livreurs travaillaient toujours mais la querelle avait cessé. Bruce glissa la clé dans la serrure et la porte se débloqua. La même pièce immaculée. Meublée d’un téléphone et d’une chaise. Bruce referma la porte et avança. Ses pas résonnèrent bizarrement. La dernière fois qu’il avait interrogé Kassidy avec Cheffert, la porte était grande ouverte et l’appel d’air modifiait l’acoustique. Le commandant alla se placer au centre du local et prononça la première phrase qui lui passa par la tête : « Ne regarde pas le visage de l’Idoru. » Sa propre voix lui sembla étrangère.
Il observa les murs et le plafond à la recherche d’une faille, d’une crevasse. Rien. La salle était une perfection blanche. Le sol carrelé renvoyait une lumière pâle sous les halogènes en verre opaque. Bruce s’assit et alluma une autre cigarette. Intensité du grésillement de la flamme. Il éteignit l’allumette et la posa au centre d’un carreau. Il observa le contraste entre le petit corps calciné et la pureté de la céramique puis il laissa son cerveau sonder le monde. Son téléphone en panne n’était pas une si mauvaise nouvelle.
Seul au milieu d’une pièce vide, on ne percevait pas l’extérieur comme lorsqu’on était accompagné de trois techniciens de l’IJ et d’un adjoint. Bientôt, quelque chose se dénoua. « Quand son geôlier fait danser Martine Lewine, il varie la lumière tel le régisseur d’un show. » Le variateur était visible comme le nez au milieu de la figure. On n’avait pas fait tant de travaux que ça dans ce local depuis cinq ans : à croire que les informaticiens puis les propriétaires de Beyond Humanity avaient apprécié les effets de lumière choisis par le « gros porc ». Bruce actionna le variateur, essaya plusieurs ambiances, s’arrêta sur un éclairage feutré qui transformait les effets de brillance en aplats. Un peu comme des flaques de pluie fraîche sur un sentier forestier, entre chien et loup.
Bruce alla se rasseoir au centre de la pièce. Il se tourna tour à tour vers les quatre points cardinaux et scruta tout ce qu’il y avait à voir en essayant de gommer l’analyse rationnelle. Il se voyait un peu comme un type dans un musée étudiant avec passion un de ces tableaux monochromes et leur profond mystère. Il refit le même mouvement rotatif plusieurs fois et finit par discerner un effet de brillance moins soutenu dans le coin opposé au duo chaise / téléphone. Il se leva, jambes engourdies, esprit toujours flottant, mit le variateur sur la position maximale et s’agenouilla au-dessus de l’endroit repéré. Rien qu’un beau carrelage bien posé.
Bruce sortit son stylo-bille de la poche de son blouson et tapota les carreaux, les uns après les autres puis un peu plus loin du point central. La différence de son était subtile. Pour la percevoir, il fallait s’attarder dans le local, s’habituer à son étrange acoustique. Bruce enleva le capuchon de son stylo et le fit glisser sur le joint gris pâle du carrelage. Il repéra une brisure. Posa la pointe du stylo, appuya. Le joint bougea. Il put l’extirper délicatement comme une baguette. Il continua le travail et dégagea quatre dalles. Un carré de quatre-vingts centimètres de côté. Autant dire un passage pour un corps svelte. Bruce souleva les carreaux sans bruit. Un fin treillage métallique posé sur des chiffons tassés. Il enleva le tout.
Les chiffons se révélèrent être des polochons. Apparut un étroit passage tapissé de linoléum et qui allait en ligne droite vers la cloison, sur à peu près deux mètres cinquante. Le commandant n’avait pas de lampe de poche. Il alla à la porte, la referma et descendit l’escalier à la recherche des livreurs. Le chef avait réussi à doper la cadence à tel point que les deux camions étaient déjà repartis. Il vit un homme en vêtement de travail dans une camionnette qui démarrait en marche arrière. Il lui fit signe, appela. L’homme freina et Bruce lui demanda s’il avait une lampe de poche. L’homme fit signe que non et redémarra. Bruce hésita puis retourna dans le local.
Il s’agenouilla au bord du trou, puis se pencha, pensa appeler. Mais Martine était peut-être à l’intérieur, en vie, avec ou sans Vox, et la situation pouvait basculer d’une minute à l’autre. Il avait fait très peu de bruit en dégageant le passage. Il décida d’être aussi silencieux en s’y engageant.
Alex Bruce passa les bras, la tête puis les épaules. Il y avait juste assez de place pour ramper, le dos frottant, les coudes glissant lentement sur le linoléum. Bientôt le passage devint un boyau noir. S’il avançait d’une vingtaine de centimètres, son corps tout entier passerait sous la cloison. Il prit une inspiration et s’enfonça encore. Ses mains heurtèrent une paroi. Il la palpa. Une plaque de métal lisse. Il poussa aussi fort qu’il put mais la plaque resta bloquée. Bruce se dit qu’il aurait mieux fait de passer pieds en avant pour se donner plus de chances de défoncer l’obstacle. Il glissa la main à droite. La plaque était plus large que le boyau. À sa base, il sentit qu’elle coulissait dans un rail. Il allongea le bras le plus possible, palpa, trouva enfin une prise, sûrement un crochet soudé et tira fort vers lui. La plaque finit par coulisser dans un bruit léger. Il écouta. Le silence lui sembla soudain affaire d’épaisseur. Puis une odeur fétide lui fouetta le visage. Pendant une seconde, il pensa à ce qu’il ferait s’il la découvrait morte. Via le nerf optique et au-delà des émotions, son cerveau recomposerait automatiquement une image. Réalité virtuelle, réalité cruelle. Et Bruce avança.